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Le mythe démocratique / Alain Brossat

« Be nice to America, or we will bring democracy to your country » (sticker humoristique arboré par certains automobilistes new-yorkais en réponse aux plus massifs « Support our troops in Afghanistan ! »)
La difficulté majeure de la « question démocratique » aujourd’hui ne se situe pas au plan des appellations, elle ne se laisse pas réduire à celle de sa définition adéquate (qui propose la meilleure définition de « la démocratie » – Karl Popper, Pierre Rosanvallon ou Jacques Rancière ?). Elle est, au fond, celle de la saisie du plan de réalité dans lequel cette question fait sens – et donc de ce qui en constitue le milieu effectif. C’est donc, à ce titre et en toute simplicité, une question ontologique.
Toutes les approches de « la démocratie » en général et de la démocratie contemporaine en particulier formulées en termes d’institution, de système de mœurs (« culture »), d’historicité, se référant à des conditions axiologiques (les fameuses « valeurs » démocratiques) ou encore à une axiomatique philosophique et politique (la démocratie, c’est le champ où fait rage la bataille pour l’égalité) – toutes ces approches sont non seulement « falsifiables », mais, plus grave, constamment récusées par ce que l’on pourrait appeler l’empiricité démocratique, un champ pratique sans cesse renouvelé et constitué par l’ensemble des décisions, gestes, routines, dispositifs, technologies constituant la supposée réalité démocratique du présent. Ceux qui, globalement, récusent cette empiricité, la définissant comme fausse démocratie, démocratie illusoire ou mensongère se condamnent à un platonisme de commodité : gardiens intransigeants de l’Idée démocratique contre toutes ses mauvaises imitations ou falsifications, ils réactivent l’opposition classique forgée par ce pastorat philosophique qui, veillant à l’intégrité des « belles » idéalités, fait de son conflit avec le réalisme politique le fondement de sa légitimité.
Si donc le plan de réalité dans lequel peut être saisie la démocratie, non comme substance ou « réalité » sur un mode naturaliste ou vériste, mais bien philosophiquement comme question, n’est ni celui de l’institution, ni celui des mœurs (usages), ni celui de la scène ou l’opération qui « vérifie » l’Idée – quel est-il donc ? Il est, aurait pu dire Foucault, s’il s’était jamais intéressé à cette question (qui, à l’évidence ne lui inspirait rien en particulier, ce que ses détracteurs s’empresseront d’inscrire à son passif, sans s’interroger plus avant sur les raisons de cette indifférence…) de deux ordres : celui des rapports de force(s) (des relations de pouvoir) et celui des discours. En d’autres termes, il n’y a rien dans la démocratie de substantiel qui ne s’effectue dans ces relations, ces interactions et ces « jeux ». Son « essence », c’est ce devenir perpétuelle, sans fond, cette mobilité infinie, ces déplacements et transformations constants que supposent les jeux de force(s) qui lui donnent consistance et l’établissent dans la durée.
La démocratie, tout particulièrement la démocratie contemporaine, ne s’identifie pas, contrairement à ce qu’affirme l’ensemble de ses thuriféraires, à la production d’éléments de réalité spécifiques, irrécusables – l’Etat de droit, les libertés publiques, le pluripartisme, les élections libres… – le propre de l’Etat démocratique étant, précisément, de disposer de la capacité illimitée, en tant que puissance incontrôlée, de suspendre, au nom de la nécessité (l’interprétation de celle-ci étant laissée à la guise de ses « décideurs ») tel ou tel de ces éléments réputés constitutifs de l’ordre et de la civilité démocratiques. La démocratie contemporaine s’identifie plutôt à son tracé, à ce qui l’apparente à une boule de feu ou une matière en expansion : elle est une « force qui va », sans pilote, sans finalité autre que le déploiement, l’expansion de sa puissance, l’impossible réalisation de ses fins – la conquête du monde.
Peut-on imaginer une machine qui ne serait pas un moyen en vue de réaliser telle ou telle fin, mais pur et simple système dynamique dont l’unique finalité (« autotélique ») serait de « continuer », poursuivre son chemin en augmentant sa puissance ? Si oui, ce serait la démocratie contemporaine, plutôt que Frankenstein ou tel automate ayant échappé au contrôle de son présomptueux inventeur.
Pour autant qu’elle est un bloc dynamique de puissance, en constante expansion jusqu’à ce qu’une puissance supérieure l’arrête et la disloque, une machine à construire des rapports de force(s), la démocratie contemporaine est strictement égale à ses pratiques et à ce qui en découle dans le monde en général et la société humaine en particulier. L’idéologie démocratique, elle, commence très précisément là où les penseurs libéraux (dans le sens anglo-saxon du terme) les mieux intentionnés tentent de nous convaincre que « la démocratie » comporte ce trait singulier qui la caractériserait en propre : elle recèlerait toujours une sorte d’excédent incalculable, de supplément d’âme éthique qui, demeurant irréductible aux imperfections de la « démocratie réelle », de l’institution démocratique (source, pour le public, de toutes les désillusions et désaffections), agirait constamment comme élément de relance de l’espérance et du programme démocratiques. Au fond, ce « plus » idéel de la démocratie contemporaine, cette écharde messianique fichée dans la chair de la grise quotidienneté démocratique, diraient nos benjaminiens, constituerait, du côté du Bien et du Juste, le symétrique exact et le contrepoids de ce qui constitue, du côté du Mal et de l’inique, la production du déchet humain, de l’en-trop, de l’humanité-jetable – les SDF, les sans-papiers, la population pénitentiaire etc. – qui sont le hors-champ rigoureux, rigoureusement inarticulable, de la vie démocratique dans les sociétés occidentales et assimilées.
Mais à l’examen, il apparaît surtout que ce supplément impalpable, ineffable et sublime, de la démocratie d’institution, quelle que soit la source ou la généalogie à laquelle on le réfère (« l’héritage des Lumières », la passion de l’égalité, la civilité démocratique, les racines chrétiennes ou juives de la démocratie occidentale…) en est surtout l’habit de lumière destiné à rendre l’intolérable supportable aux yeux du public démocratique – cela fait un certain temps déjà que, dans nos sociétés (par opposition à d’autres, régentées par des régimes dit sobrement autoritaires quand ils sont « amis » ou clients des démocraties occidentales et autocratiques, despotiques, tyranniques lorsqu’ils sont en délicatesse avec celles-ci), les Droits de l’homme sont un motif et un enjeu discursif destinés avant tout à asseoir et raffermir la légitimité du système et des élites gouvernantes, dans un subtil jeu de confrontation/dénonciation de ces « autres » qui les maltraitent ; les Droits de l’Homme, donc, comme matériau des rapports de force(s) et moyen de conduire la bataille perpétuelle (qui est la réalité effective de cette création continuée qu’est la puissance démocratique)… On pourrait désigner ce phénomène sous le nom de paradigme du Dalaï Lama – la bonne cause (les droits et libertés du peuple tibétain) et la bonne mine du saint homme, dieu vivant et politicien roué, comme moyens de poursuivre « par d’autres moyens, moins violents » (pour parodier Clausewitz) la lutte pour l’hégémonie, contre l’augmentation rapide de la puissance chinoise.

L’Un démocratique
La réalité démocratique contemporaine est égale à ce que sont les pratiques des Etats démocratiques contemporains, dans leur pure et simple effectivité, qui est dynamique et non statique, et dont l’élément (non institutionnel, prompt à se dérober à toute saisie intellectuelle et à toute description, à ce titre) est l’expansion de l’énergie, le jeu ou flux de puissance sur un mode toujours relationnel – dans le rapport à d’autres forces, à d’autres puissances dynamiques. La réalité démocratique contemporaine, et ce point est capital, « n’existe pas en premier lieu » sur un mode « interne », comme espace d’inclusion ou champ intégré plus ou moins clos, établissant sa normativité propre et exemplaire, nécessairement exemplaire face à tout ce qui en constitue l’extérieur ou l’« autre » déficient et coupable (les « dictatures arabes », par exemple).
La réalité démocratique contemporaine se manifeste et se décèle en premier lieu dans la relation qui s’établit entre l’Un démocratique et tout ce qui en est désigné, décrété, institué, pourrait-on dire, comme l’autre. L’ordre/désordre (le « chaos organisé » dans la langue du Monde diplomatique) du monde contemporain n’est pas tissé en premier lieu dans le lin blanc de l’ « exemplarité démocratique », la supposée salutaire pandémie démocratique qui attesterait la constance, envers et contre tout, l’existence d’un progrès historique et moral de l’humanité (Kant), cet ordre par antiphrase est fait du combat perpétuel pour l’hégémonie que livre la machine démocratique à cet « autre » multipolaire qu’elle s’invente tous les jours. Inversement, donc, tout ce qui s’énonce en termes de « supplément d’âme » démocratique, généralement formulé en termes axiologiques (les fameuses « valeurs ») est rigoureusement égal, comme le remarquait déjà l’historien italien Luciano Canfora, à l’idéologie du système (du bloc de puissance) démocratique. Par idéologie, nous entendons ici cet élément stratégique que constitue la mobilisation auto-légitimante du public, agencée sur toutes sortes de pratiques discursives ; la légitimation, comme enjeu idéologique, est toujours l’élément d’un combat : c’est toujours contre un autre, plus ou moins explicitement désigné, que se légitiment les démocraties – au temps de Périclès comme à celui des Bush. Le « nous, Athéniens », « nous seuls » que Thucydide fait entendre de façon lancinante dans le fameux discours de Périclès énonce ici clairement la donne.
Le régime intérieur modéré, tempéré et réputé tolérant des démocraties contemporaines doit être compris à cet égard comme un facteur essentiellement fonctionnel. Ce n’est pas « l’attachement aux valeurs » ni aucune espèce d’héritage en quête de fidélité qui ont pour effet que, dans les démocraties contemporaines, les modes de gouvernement traditionnels à l’injonction, à l’intimidation ou à la terreur ont massivement cédé la place à la consultation, la concertation, la suggestion, l’incitation, l’explication, l’optimisation, etc. Comme l’a démontré à satiété l’échec, en Europe de l’Est, du « communisme de caserne » d’inspiration stalinienne, des sociétés complexes, dotées de circuits d’intégration toujours plus allongés et différenciés ne peuvent être durablement gouvernées sur un mode autoritaire. Dans ce type de configuration, le gouvernement des vivants, pour atteindre son niveau d’efficience maximale, doit mobiliser et stimuler le consentement des gouvernés, passer par des formes d’adhésion massives, faire appel à leur discernement et à leur intelligence et ne pas spéculer pour l’essentiel, comme le fait le gouvernement traditionnel, sur leur crainte, leur ignorance et leurs divisions.
Il importe donc de bien comprendre que le supposé trait de moralité propre au gouvernement démocratique est indissociable des conditions de la gouvernementalité contemporaine – pour que des sujets modernes soient gouvernables sur le long terme et sans irrégularités majeures, il importe qu’ils le soient plutôt au consentement qu’à la contrainte, aux mécanismes de sécurité davantage qu’aux disciplines dures, voire à la terreur, etc. Ce n’est donc pas dans le domaine éthique ou sur un plan axiologique que se fait le départ entre les pouvoirs démocratiques et les « autres », ceux qui, génériquement, constituent leur « grand Autre » – c’est sur le terrain de l’efficience, du renforcement, du resserrement et de l’intensification de la relation gouvernants/gouvernés. En fin de compte, comme on l’a bien vu avec les dites « révolutions arabes » récentes, le partage ne se fait pas entre des pouvoirs moraux et des pouvoirs immoraux – un énoncé qui s’effondre de lui-même, puisque les supposés pouvoirs moraux ont soutenu avec une constance rare les supposés pouvoirs immoraux – jusqu’à l’instant de leur effondrement. Le partage effectif s’opère plutôt entre le gouvernement démocratique, comme mode de gouvernement, pastorat du vivant humain, fonctionnel et adapté aux configurations sociales, culturelles, historiques du présent, gouvernement intelligent et sophistiqué à ce titre et dans cette mesure seulement, et toutes ces formes de pouvoir bête, mimétique, cramponnées au plus obscur immémorial d’un pouvoir de prédation qui ne pourrait s’exercer que par la force brutale, la production de l’effroi perpétuel auprès des gouvernés, la « terrorisation » de la population…
Le gouvernement « intelligent » (démocratique) n’a rien de particulièrement moral, dans la mesure même où il est la condition de l’entretien de cette machine hégémonique qu’est elle-même, en acte, en situation, la puissance démocratique. Du point de vue de l’élaboration des conditions contemporaines du gouvernement humain, les démocraties sont simplement infiniment plus retorses que les plus rouées et impitoyables des tyrannies. Leur disposition première n’est pas le désir insatiable du Bien (des populations, de l’humanité…) mais un cynisme sans rivage. Le trafic constant qu’elles exercent avec la fausse monnaie des « valeurs » en dit suffisamment long à ce sujet. L’alliage unique de bavardage moral-humanitaire et d’actes de brigandage et de destruction à grande échelle (comme lors des campagnes successives des deux Bush en Irak) dont elles conservent jalousement le secret de fabrication est leur image de marque exclusive. Pour autant que les démocraties occidentales sont toujours davantage des démocraties du public et toujours moins, à rigoureusement parler, des régimes représentatifs, la dimension « éthique » de la mobilisation de leurs opinions joue un rôle toujours plus décisif, de même que la capacité de prendre l’ascendant sur les autres, sur l’Autre, en faisant valoir la supériorité morale du système démocratique sur tout ce qui ne l’imite ou s’y rallie. Les principes universels, les actions humanitaires, les Droits de l’homme se trouvent ainsi « embarqués » dans les jeux de force(s) au même titre que les moyens militaires, les pressions économiques et le reste. Parmi les composants de la puissance démocratique aujourd’hui (son hégémonie), l’idéologie est assurément le plus solide et le plus performant – dans le temps où, à l’évidence, les moyens traditionnels de la puissance occidentale sont sur le déclin.

Des mots puissants
Résumons. L’énoncé princeps du mythe démocratique aujourd’hui, comme mythe occidentaliste, est le suivant : les régimes démocratiques sont imparfaits, les puissances démocratiques se rendent coupables de bien des actions litigieuses voire criminelles. Mais la démocratie, comme idée, ayant scellé un pacte perpétuel avec l’Universel et les valeurs fondatrices de toute humanité, se tient hors de portée de ces défauts, mieux, elle est dotée d’une capacité infinie, inépuisable, de les corriger et de rétablir la légitimité de tout ce qui se trouve agencé sur son nom.
De ce jeu entre le sensible, le multiple, d’un côté, et l’intelligible, l’Un, de l’autre (le facteur constitutif de la réalité démocratique aujourd’hui) sa situation hégémonique sort toujours gagnante. Une vraie martingale philosophico-éthico-politique, tout comme le pro-videntialisme leibnizien avait sa martingale théologico-politique.
Au cœur de cette opération se détecte la captation par l’idéologie démocratique de tous les mots puissants et les grands noms que la modernité associe à sa supposée « sortie » (Kant) de la condition d’hétéronomie qui était celle des peuples et des sujets individuels dans les mondes traditionnels, dans les sociétés d’Ancien régime – humanité, liberté, égalité, dignité, droit(s)… Il s’agit bien de susciter auprès du public désormais mondialisé des jeux d’association, tels que tout se passe comme si, désormais, ces mots ne pouvaient faire sens qu’à la condition d’être associés à l’institution démocratique, à la démocratie-à-l’occidentale, et à quelques-uns des « signes particuliers » de celle-ci – le pluripartisme, les élections « libres », la « liberté de la presse » notamment. Or, à l’évidence, au fil de ces jeux d’association, ces mots magiques subissent des torsions, des formes de déperdition qui les rendent méconnaissables – il suffit de voir de quoi est fait le conseil d’administration et la composition du capital des grands quotidiens français, britanniques, états-uniens (etc.) pour savoir à quoi s’en tenir sur la qualité de cette tant vantée « liberté de la presse ». Il suffit de voir l’usage que font les gouvernements néo-libéraux d’aujourd’hui et leurs inspirateurs de motifs comme ceux de l’« équité » ou de la « dignité » pour se convaincre que, comme disait Paul Valéry, un mot devient « détestable », dans de telles circonstances, à avoir « plus de valeur que de sens » (il pensait en l’occurrence à l’usage inflationniste du mot « liberté »).
Et pourtant, rien n’est plus difficile aujourd’hui que d’émanciper des vocables comme ceux de liberté, égalité, communauté, fraternité… de leur mise aux normes par la machine démocratique. Un « apprivoisement » de ces notions en forme de rapetissement, une déperdition, un devenir-médiocre programmé de ces mots – n’est-il pas courant d’entendre aujourd’hui les gouvernants, les idéologues du régime démocratique contemporain soutenir que « la première de nos libertés, c’est la sécurité » ? Une inflexion est donc donnée à la notion de liberté (associée en premier lieu à l’expansion d’un sujet, son émancipation, son autonomie…) qui la redéploie tout entière du côté de la protection et de l’immunisation ou en termes plus concrets, dans les programmes politiques, de défense sociale face à l’ensemble des périls auxquels est censée être exposée la population. Il n’y a rien de surprenant à ce que, lorsque des notions fondatrices de la subjectivité collective des citoyens font l’objet de tels détournements, l’homme ordinaire en vienne à éprouver une véritable allergie et à manifester une hostilité ouverte vis-à-vis des usages de la liberté échappant à cette normalisation – ceux qui s’incarnent par exemple dans le mode de vie des Roms. La liberté du Rom se déplaçant des Balkans vers la France et manifestant une admirable capacité à reconstituer des îlots d’existence dans les conditions les plus précaires et souvent les plus menacées, se situe en effet aux antipodes de la « liberté » de l’homme de la foule de nos sociétés, une liberté toute entière faite de tutelles, d’assurances et d’enveloppes protectrices, et pour lequel l’idée même de se retrouver dans la situation du Rom migrant ne s’associe nullement à la liberté ou à l’autonomie, mais au contraire au pire des scénarii d’abandon et de déchéance qu’il puisse imaginer… De la même façon, lorsque les médias et les gouvernants célèbrent, à l’occasion des soulèvements dans les pays arabes, l’appétit de « liberté » retrouvé par ces populations, ils ont distinctement en vue ce qui, pour eux, constitue le maximum acceptable d’une telle notion : des libertés en forme de meilleures garanties contre la violence et l’arbitraire des puissants, mais certainement pas la pleine capacité, constitutive de la puissance d’un peuple, d’exercer son autonomie sur un mode collectif sans remettre son destin entre les mains des élites légitimées… par les chancelleries occidentales et le capital international, d’inventer de nouvelles formes politiques, etc. Cette liberté-là s’appelle, en effet, pour ces maîtres de la langue, anarchie.
L’acharnement avec lequel les élites démocratiques s’établissent dans la position de gardiennes de toutes les grandes « valeurs » (issues, généalogiquement des séquences révolutionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles dont ils condamnent, par ailleurs avec constance, la « violence sanguinaire ») en dit long sur l’importance de cet enjeu. Du coup, il devient très difficile de délier ces mots enchantés de la normativité démocratique et de les restituer à la multitude des contextes historiques, culturels et politiques dans lesquels ces notions trouvent des conditions d’intensification particulières. Il devient bien difficile à l’apprenti philosophe de comprendre que les Confessions de Rousseau sont, d’un bout à l’autre, un manifeste en faveur de l’égalité, quand bien même une lecture superficielle du Contrat social nous convainc aisément du fait que les démocraties contemporaines sont tout, selon la définition rousseauiste de la souveraineté populaire, sauf des démocraties. Il devient tout aussi difficile à l’homme démocratique ordinaire de nos pays de comprendre que le sentiment de la dignité du citoyen et de ses droits élémentaires sont, dans la Chine d’aujourd’hui, le ferment d’une lutte perpétuelle des gens d’en bas contre les accapareurs, d’une démocratie vive et de terrain si l’on veut, dont on chercherait vainement l’équivalent sous nos latitudes. Bien difficile à l’homme démocratique occidental, constamment conditionné par le détournement et la perversion de la notion de communauté (lorsque ont force de loi des expressions absurdes comme « communauté internationale » ou « communauté universitaire ») de saisir encore ce que sont les formes de vie communautaire et la « liberté sauvage » d’une tribu amazonienne ou d’un squat de longue durée, de comprendre quoi que ce soit à ce qu’étaient les communautés paysannes dans l’Espagne en révolution de 1936, etc.
La promotion, dans le grand récit qui a pris corps à la fin du siècle dernier après la chute du système soviétique, des démocraties contemporaines au rang de conservatoire de toutes les « valeurs » cardinales associées à la politique et la vie commune a pour effet un véritable arasement de celles-ci, évidées de toutes leurs puissances émancipatrices. Littéralement parlant, le mot de fraternité ne « dit » rigoureusement plus rien aux élites politiques d’un pays comme la France, ceux et celles qui les composent n’en ont plus aucune espèce d’intuition, individuellement et collectivement, et si ce vocable se rencontre encore à l’occasion dans leurs discours, généralement à l’occasion d’échéances électorales, c’est par une sorte d’automatisme et pour l’unique raison que, figurant au fronton des mairies, il vient leur rappeler le caractère obligatoire de son emploi dans l’espace du rite républicain. Pour le reste, la fraternité, comme sentiment ou affect politique, moteur d’action, s’est réfugiée aux marges de l’institution démocratique ou dans ses catacombes – là où, par exemple, des militants de RESF incitent des élus locaux à effectuer des « parrainages républicains » d’étrangers sans papiers ou déboutés du droit d’asile.
Pour le reste, les « gardiens » par fonction et destination des « valeurs » dites républicaines et démocratiques se font une idée de celles-ci qui est entièrement surdéterminée par les calculs gestionnaires appliqués aux populations, les attentes supposées du public (les sondages) et, naturellement, les « intérêts supérieurs » de l’économie et des puissances financières. Dans toutes les démocraties occidentales ou à l’occidentale qui se donnent constamment en exemple au monde entier, les libertés publiques (dont la promotion est pourtant l’enjeu majeur, la « conquête » décisive, depuis la Révolution anglaise – Habeas corpus) sont constamment mises à mal au nom d’un « état de nécessité » perpétuellement réajusté en fonction des opportunités du moment – les « bavures » policières qui se sont accumulées au Royaume Uni ces dernières années, la justice au hachoir destinée à remettre la plèbe à sa place, après les émeutes de l’été 2011 sont des illustrations probantes de cette évolution.
Une partie variable mais jamais négligeable du public partage avec les gouvernants cette perte, cet « oubli » radical du sens élémentaire des libertés publiques, alors même que celles-ci constituent en principe, dans « nos » démocraties, le vivier, le terreau élémentaire de la liberté du citoyen ordinaire – son droit à agir, se déplacer, communiquer, parler sans se heurter constamment à des dispositifs policiers. Tel est le paradoxe de la situation actuelle : plus « nos » démocrates » affichent leur vocation de champions des « valeurs » associées aux mouvements d’émancipation qui ont accompagné, en Europe et en Amérique, la chute des mondes anciens, et plus les démocraties réelles en sont, effectivement, les musées, voire les instituts funéraires.

Démocratie de papier
Toute approche de la démocratie spéculant sur une substance propre de celle-ci, de quelque espèce que ce soit, est vouée à l’échec ; une démocratie pouvant être, dans le monde contemporain, chaque chose et son contraire – dans la « démocratie la plus peuplée du monde » (l’Inde), le pluripartisme fait bon ménage avec les discriminations traditionnelles frappant les catégories situées en bas de la hiérarchie sociale. La « seule démocratie du Proche-Orient » (Israël) pratique un apartheid sournois mais persistant vis-à-vis de la partie arabe de sa population et impose à la population des territoires qu’elle annexe et occupe un état d’exception permanent. Dans plus d’une démocratie de papier, une partie variable de la population vit en dessous du seuil de pauvreté fixé par les organismes internationaux. Certains des grands Etats dits démocratiques de la planète ont la laïcité pour credo, et d’autres n’ont jamais pratiqué la séparation de l’Etat d’avec une Eglise ou des Eglises ; certains sont républicains et d’autres non. Dans nombre de ces démocraties, les élections donnent lieu à toutes sortes de manipulations, y compris en Europe (Albanie…) ; dans certaines d’entre elles, l’avortement, considéré ailleurs comme un droit des femmes fondamental continue d’être criminalisé (Philippines…), idem concernant l’homosexualité… Et, partout, dans toutes les démocraties occidentales et à l’occidentale, comme on l’a bien vu après le 11 septembre, le respect des libertés publiques est à géométrie variable et suspendu à l’appréciation de la situation générale par les gouvernants – Patriot Act, Guantanamo, vols « noirs » de la CIA, prisons et centres de torture clandestins établis dans des démocraties patentées comme dans des non-démocraties, sous-traitement de prisonniers « islamistes » à des tyrannies amies (à l’époque, y compris la Libye ! ) etc.

Lutte pour l’hégémonie
La seule chose qui soit donc constante dans l’objet « démocratie » aujourd’hui, c’est son caractère d’enjeu, c’est-à-dire sa dimension stratégique. S’il s’agissait donc d’ébaucher à tout prix une réponse à la question de rigueur – « qu’est-ce que la démocratie ? » –, il s’agirait de dire : « la démocratie », c’est ce dont il est question dans la « guerre des communiqués » qui oppose la puissance hégémonique à ses autres et son Autre, c’est ce grâce à quoi et autour de quoi il est question de prendre l’ascendant sur l’adversaire que l’on se donne, c’est, plus que l’objet du litige, le moyen par lequel l’affrontement est cultivé et poursuivi, de bataille en bataille et selon les modalités les plus variées. La politique de la « canonnière » démocratique contemporaine emprunte les moyens les plus variés : en son cœur, l’ « ordre des discours », il est vrai, la bataille pour non pas « les idées » mais le formatage de la pensée, les énoncés « corrects », les normes idéologiques ; mais aussi bien,la guerre économique (la libre circulation des marchandises) et, à l’occasion, l’exportation impériale de la démocratie à la pointe des drones US (Irak, Afghanistan) ou des porte-avions de l’OTAN (Libye). Ainsi définie en termes stratégiques, la démocratie sera désignée comme ce dont l’hégémonie légitime doit être reconnue en toutes circonstances par le plus grand nombre possible, dans le présent.
Ou inversement : ce dont les « ennemis » doivent être constamment repoussés et combattus – comme l’étaient les Scythes et les Parthes pour et par la puissance romaine.
Dans la mesure même où le combat pour « la démocratie » est indissociable de cette lutte constante pour l’hégémonie, pour la prévalence des « énoncés corrects », dans la mesure même où, dans notre présent, « la démocratie » est constamment référée à des « foyers » et des origines (« territorialisée » et « racinée »), le centaure démocratique (combinaison retorse de réalité sensible et d’idéalité) est une construction occidentale et occidentaliste. Les gens ordinaires (paysans, ouvriers, résidents…) spoliés par l’appétit féroce des nouveaux capitalistes et des bureaucrates locaux qui, en Chine continentale, luttent pied à pied contre les spoliations et les dénis de justice ne se mettent pas en mouvement pour « la démocratie » ( le bipartisme états-uniens n’est pas leur aspiration la plus pressante, et pour cause) mais bien pour faire valoir des revendications spécifiques et faire connaître au pouvoir, local et central, que « quand c’est insupportable, on ne supporte plus » – un énoncé qui ne figure dans aucune des constitutions des grandes démocraties occidentales. Ce n’est qu’au prix d’un constant, d’un acharné recodage que ces luttes (dont la variété et la massivité atteste une vitalité politique populaire, voire plébéienne infiniment plus grande que sous nos latitudes) deviennent la vitrine de ce discours occidental, des médias et chancelleries d’Occident où il n’est question que de vaillants combattants et martyrs des « Droits de l’Homme » dressés contre l’une des dernières (!) grandes autocraties de notre monde en voie de globalisation démocratique… Dans ce monde même, une formule lancinante et rituelle comme « le combat pour la démocratie » porte sa marque de fabrique occidentale et occidentaliste puisqu’elle ne peut être prononcée sans que s’ouvre le tiroir-caisse idéologique de la machine hégémonique de pouvoir.
Tout se joue en ce point où un discours (hégémoniste, hégémonisé) rencontre une lutte, un soulèvement, une résistance. C’est un fait : les gens, la masse, les hommes et les femmes d’ « en bas » se soulèvent lorsqu’ils n’en peuvent plus – c’est le « printemps arabe », après tant d’autres scènes et séquences historiques fugitives ou durables, en forme d’instant de grâce, depuis la chute de l’Empire soviétique… Mais ces soulèvements n’ont pas de modèle(s), ils ne procèdent pas par imitation, ils ne sont pas des révolutions de « rattrapage » (où la tortue du monde arabe s’évertuerait à « rattraper » le lièvre des démocraties occidentales), ils sont, par définition des événements sans destination portés par une énergie propre, des affects collectifs spécifiques – fureur, haine, fierté, enthousiasme, etc. Ils sont surrection pure, déploiement d’une puissance propre et non pas action ou suite d’actions mises en route par un discours et résultant d’un calcul.
Tout se joue donc dans la mise en place du dispositif de capture de ces événements par le discours et le système d’interprétation qui est supposé les doter de leur sens pour le public mondialisé. Tout se joue dans l’enclenchement de ce processus qui est celui de leur formatage démocratique aux conditions du discours hégémonique et dont le message rapidement explicite est le suivant : sans doute les spasmes, les concours de foule, les moments de violence même de ces soulèvements étaient-ils inévitables pour que le tyran, l’autocrate soit mis au rebut ? Mais n’est-il pas d’ores et déjà temps d’en venir à l’inéluctable – la formation de partis de pouvoir, la préparation d’élections générales, l’adoption d’une constitution démocratique… ?
La validation des soulèvements par le discours démocratique globaliste a pour condition absolue la mise en mouvement accélérée de ce processus de normalisation. En bref : soit vous jouez le jeu du dispositif général de la globalisation démocratique (ce qui, sur le terrain, signifie l’interruption de tout processus révolutionnaire et l’acceptation des conditions d’une « stabilisation » qui, en Egypte, va prendre sur le terrain la forme du durcissement de l’état d’exception imposé par la caste militaire), soit vous êtes mis hors jeu et vous devrez vous attendre à être traités comme des parias de l’ordre démocratique mondial ce qui, par les temps qui courent, est l’équivalent rigoureux de l’ostracisme des Grecs anciens ou de la mise au ban pratiquée par les tribus germaniques…
La capture des soulèvements arabes par le discours démocratique occidentaliste est donc le processus même par lequel les maîtres (les servants de la machine impériale, plutôt, de pauvres maîtres, donc) dessinent les lignes à l’intérieur desquelles doit demeurer confiné le mouvement qui s’est amorcé avec les soulèvements : l’acceptable, c’est une forme d’ajustement, de mise en conformité des régimes arabes avec la normativité démocratique mondialisée, et dont la validation de ce qui, de ce point de vue, peut aisément être relaté rétrospectivement comme une choquante anomalie – l’éternisation au pouvoir de cette caste de satrapes dont le contrat avec les puissances occidentales était clair et distinct : servez-vous, leur avait-il été signifié une fois pour toutes, servez-vous sans limite, aussi longtemps que vous nous servez – sans limite.
Le risque est grand aujourd’hui que les soulèvements arabes aient été cela : non pas des révolutions annonçant un changement de donne historique à court ou long terme, affectant non pas seulement une « région » toute entière, une aire culturelle, mais aussi (et surtout) remettant fondamentalement en question la relation entre la puissance hégémonique et les peuples en soulèvement – en bref réactivant la dispute autour de la relation post-coloniale considérée comme l’un des enjeux majeurs de la discorde perpétuelle autour de l’impérialisme « démocratique » ; bien plutôt, donc, une gigantesque émeute surgie en de nombreux points du monde arabe, un soulèvement quasi généralisé contre l’insupportable de la brutalité et de la bêtise des pouvoirs en place – une déflagration, une libération d’énergie d’une puissance rarement égalée… mais un mouvement qui, aussitôt saisi par le dispositif impérial, se trouve absorbé, récupéré (Deleuze-Guattari), optimisé (Foucault) par les mécanismes de sécurité de la machine globale aux fins d’une « modernisation » limitée, molle des rapports de pouvoir dans cette aire. Bref, la « démocratisation » comme antidote au mal absolu – la révolution… Tout est en place aujourd’hui, après le succès de la campagne morale de l’OTAN en Libye, pour que s’intensifie l’action de ce dispositif récupérateur, régulateur.
Persévère, au demeurant, ce qui persiste à être le dehors incalculable de cet appareil de capture : la rétivité populaire à toute espèce de restauration ou de reconduction de la violence du pouvoir. Lorsque les peuples ont fait l’expérience de la mortalité de ce qu’ils s’étaient accoutumés à voir comme l’immémorial, l’inébranlable, l’indéracinable, ils tendent à devenir eux-mêmes ingouvernables.
Alain Brossat
le Mythe démocratique / 2012
Texte publié sur Ici et ailleurs le 3 janvier 2012
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The Prisoner / 1967

Règles pour le parc humain / Peter Sloterdijk / Le cheval de Turin / Béla Tarr

« Les livres, observa un jour le poète Jean Paul, sont de longues lettres adressées à des amis ». On ne saurait définir avec plus d’élégance la caractéristique et la fonction de l’humanisme : il est, dans sa quintessence, une télécommunication, une façon de créer des amitiés à distance par l’intermédiaire de l’écriture. Ce que Cicéron a appelé humanitas est l’une des conséquences de l’alphabétisation. Depuis que la philosophie existe en tant que genre littéraire, elle recrute ses partisans par des écrits contagieux sur l’amour et la sagesse. Elle n’est pas seulement un discours sur l’amour de la sagesse – elle a pour but de susciter cet amour. La raison pour laquelle la philosophie est restée virulente depuis ses débuts, il y a plus de 2 500 ans, tient à sa faculté de créer des amitiés par le texte. Elle s’est transmise de génération en génération, telle une lettre-relais, en dépit des erreurs de copie, et peut-être même grâce à elles, captivant copistes et interprètes. Le maillon le plus important de cette chaîne de correspondance a sans doute été la réception par les Romains de la missive des Grecs. Car ce n’est qu’à partir du moment où les Romains se sont approprié le texte grec que celui-ci est devenu intéressant pour l’Empire et, par delà la chute de l’empire romain d’Occident, accessible à la future culture européenne. Les auteurs grecs auraient certainement été étonnés s’ils avaient su quels amis répondraient un jour à leurs lettres.
Que ceux qui expédient des messages ne soient pas en mesure de prévoir qui en seront les réels destinataires fait partie des règles du jeu de la culture écrite. Les auteurs s’embarquent dans l’aventure, pourtant, et mettent en circulation leurs lettres à des amis non identifiés. Sans la codification sur des rouleaux de papier transportables, jamais ces courriers que nous appelons la tradition n’auraient pu être envoyés. Et sans les lecteurs grecs qui les aidèrent à déchiffrer les missives en provenance de Grèce, jamais les Romains n’auraient pu se lier d’amitié avec leurs expéditeurs. Une amitié à distance suppose donc d’une part les lettres elles-mêmes, et d’autre part des distributeurs et des interprètes. A l’inverse, si les lecteurs romains n’avaient pas été ouverts aux messages des Grecs, il n’y aurait pas eu de destinataires. Sans l’excellente réceptivité romaine, les écrits grecs n’auraient jamais atteint l’Europe occidentale où résident encore aujourd’hui les adeptes de l’humanisme. Il n’y aurait pas eu l’apparition du phénomène humaniste, ni d’aucune autre forme sérieuse de discours philosophique d’origine latine, ni – ultérieurement – de culture philosophique en langue nationale. Si l’on parle aujourd’hui en allemand des choses humaines, c’est en grande partie grâce au fait que les Romains ont reçu les écrits rédigés par les maîtres grecs comme des lettres à des amis d’Italie.
Au vu des conséquences de cette correspondance gréco-romaine à l’échelle historique, la rédaction, l’envoi et la réception des écrits philosophiques revêtent à l’évidence un caractère particulier. Il est clair que l’auteur de ces lettres amicales les envoie dans le monde sans en connaître les destinataires – et même s’il les connaît, il est conscient du fait que son envoi peut aller au-delà, et provoquer un nombre indéfini d’occasions de se lier d’amitié avec des lecteurs anonymes – voire encore à naître. Du point de vue érotologique, cette amitié hypothétique entre ceux qui rédigent des livres ou des lettres et ceux qui les reçoivent représente un cas d’amour à distance – tout à fait dans l’esprit de Nietzsche, pour qui l’écriture a le pouvoir de transformer l’amour du prochain – et du proche – en amour pour une vie inconnue, lointaine et future. Non seulement l’écriture jette un pont entre des amitiés déjà établies bien que géographiquement éloignées, mais elle lance une opération vers l’inconnu, actionne la séduction sur le lointain, ce que dans le langage de la magie de la vieille Europe on appelle actio in distans visant à reconnaître l’ami inconnu et à l’inviter à se joindre au cercle. Car le lecteur peut voir dans ces lettres volumineuses un simple carton d’invitation : si leur lecture attire son attention, il prendra la parole dans le cercle des destinataires pour en accuser réception.
On pourrait ainsi ramener le fantasme communautaire qui sous-tend tous les humanismes au modèle de la société littéraire, dont les membres découvrent, par la lecture de textes canoniques, leur amour pour des inspirateurs communs. Cette interprétation de l’humanisme révèle une vision fantasmée de sectes ou de clubs – le rêve d’une solidarité entre ceux que le destin a élus pour savoir lire. Pour les Anciens, et même jusqu’à l’aube de l’État national moderne, savoir lire revenait de fait à être membre d’une mystérieuse élite – à cette époque, la connaissance de la grammaire était souvent assimilée à une incarnation de la magie.
Au Moyen Âge, du mot anglais grammar découle celui de glamour : on prête à celui qui sait lire de merveilleuses facilités dans les autres domaines. Dans un premier temps les « humanisés » ne sont autres qu’une secte d’alphabétisés. Et comme beaucoup de sectes, elle nourrit des projets expansionnistes et universalistes. Quand l’alphabétisme fantasmé perd toute modestie, il devient mystique grammaticale et littérale, telle la Kabbale qui se passionne pour l’étude du style de l’auteur du monde (1). En revanche, là où l’humanisme est devenu pragmatique et programmatique, ce qui est le cas des idéologies éducatives caractéristique des États nationaux bourgeois des XIXe et XXe siècles, le modèle de la société littéraire a évolué en principe de société politique. Dès lors, les peuples se sont organisés en groupes entièrement alphabétisés, de force si besoin était. Chaque nation s’ancrant sur les lectures de référence de sa propre culture.
C’est pourquoi, outre les auteurs antiques appartenant au patrimoine commun des Européens, on mobilise les classiques nationaux dont les lettres au public – qui prennent une place démesurée grâce au marché du livre et de l’éducation secondaire – deviennent un puissant ferment pour la création des États.
Que sont les nations modernes sinon d’efficaces fictions nées d’une opinion lettrée rassemblée grâce à la lecture des mêmes auteurs ? La conscription pour les hommes et la lecture obligatoire des classiques pour les jeunes des deux sexes caractérisent l’époque bourgeoise, celle d’une humanité à la fois armée et lettrée. C’est vers elle que se tournent aujourd’hui anciens et nouveaux conservateurs, nostalgiques et désarmés, totalement incapables de justifier le sens théorique ou médiatique d’un quelconque canon de lecture. Il n’y a qu’à voir les résultats déplorables du débat qui a eu lieu récemment en Allemagne sur la nécessité supposée de nouveaux canons littéraires.
C’est entre 1789 et 1945 que les humanismes littéraires nationaux ont connu leur apogée. Les philologues, anciens ou nouveaux, y formaient une caste imbue de son pouvoir et satisfaite de sa réussite, consciente du devoir d’initier la génération suivante afin qu’elle rejoigne le cercle des destinataires des lettres jugées essentielles. Le pouvoir des maîtres d’école et des philologues se fondait non seulement sur leur connaissance privilégiée de la littérature, mais aussi sur leur aptitude à choisir parmi les correspondants du passé ceux qui auraient une influencé sur la création de la communauté. L’humanisme bourgeois reposait en substance sur le pouvoir d’imposer à la jeunesse les auteurs classiques afin de maintenir la valeur universelle de la lecture nationale (2). En conséquence, les nations bourgeoises allaient devenir, jusqu’à un certain point, des produits littéraires et postaux – fictions d’une amitié inéluctable entre compatriotes, même éloignés, et entre lecteurs enthousiastes des mêmes auteurs.
Si cette époque paraît irrévocablement dépassée, la raison n’en est pas que les gens seraient aujourd’hui trop décadents pour remplir leur devoir littéraire. L’ère de l’humanisme bourgeois national a pris fin parce que l’art d’écrire des lettres propres à inspirer une nation d’amis, même exercé avec le plus grand professionnalisme, ne parvient plus à créer ce lien de communication à distance entre les membres de la société de masses moderne. À cause de l’évolution des médias dans la culture de masse à partir de 1918 (radio) et après 1945 (télévision), et plus encore aujourd’hui avec la révolution des réseaux, la coexistence dans les sociétés actuelles se construit sur de nouvelles bases. Ces bases sont, on peut sans peine le démontrer, résolument post-littéraires, post-épistolaires et, par conséquent, post-humanistes.
Ceux qui trouveraient le préfixe « post » trop dramatique peuvent le remplacer par l’adverbe « marginalement ».
Notre thèse est donc la suivante : la littérature, la correspondance et l’idéologie humaniste n’influencent plus aujourd’hui que marginalement les méga-sociétés modernes dans la production du lien politico-culturel.
Ce n’est nullement la fin de la littérature. Mais elle s’est marginalisée en une subculture sui generis et le temps où elle était surestimée comme vecteur de l’esprit national n’est plus. De même, le lien social n’est plus principalement un produit du livre et de la lettre. Depuis, de nouvelles formes de télécommunications politico-culturelles ont pris le dessus, et ont presque anéanti le principe de l’amitié née de la correspondance. L’ère de l’humanisme moderne en tant que modèle scolaire et éducatif s’est éteinte en même temps que l’illusion que des structures de masses, tant politiques qu’économiques ; pouvaient être organisées sur le mode amiable d’une société littéraire.
Cette désillusion, mise en suspens au moins depuis la Première Guerre mondiale par les érudits de la culture humaniste, connaît une histoire bizarrement contorsionnée, pleine d’allers et retours et de déformations. Car c’est justement vers la fin de l’ère national-humaniste, dans les années d’une noirceur sans exemple de l’après-1945, que le modèle humaniste connaîtra une reviviscence ; cette renaissance est à la fois réflexe et organisée, et servira de modèle à toutes les petites réanimations de l’humanisme qui ont eu lieu depuis. Si le contexte n’avait pas été aussi sombre, on serait bien obligé de parler d’une compétition entre l’enthousiasme et la tromperie. Dans l’ambiance fondamentaliste de l’après-45, il est évident que pour beaucoup de gens il ne s’agissait pas seulement de sortir des horreurs de la guerre pour retrouver une société où ils puissent de nouveau apparaître comme un public pacifié d’amateurs de livres – comme si la jeunesse goethéenne pouvait faire oublier la jeunesse hitlérienne. Nombreux étaient ceux qui pensaient convenable non seulement de reconsulter les textes romains qu’on rééditait, mais aussi les écrits bibliques – lecture de base des Européens – parce qu’ils aspiraient à une résurrection de l’Occident dans l’esprit de l’humanisme chrétien.
Ce néo-humanisme, le regard tourné vers Rome via Weimar, rêvait d’un salut pour l’âme européenne par le biais d’une bibliophilie radicale, d’une exaltation nostalgique et optimiste du pouvoir civilisateur de la lecture classique – si nous nous accordons un instant la liberté de placer Cicéron et le Christ, côte à côte, parmi les classiques.
Ces formes d’humanisme d’après-guerre, aussi illusoires qu’elles puissent être, apportent pourtant un motif sans lequel il serait impossible de comprendre la tendance humaniste dans son ensemble, qu’il s’agisse de l’époque romaine ou des États bourgeois modernes. L’humanisme – le mot comme la chose – se construit toujours contre, du fait qu’il s’engage à sortir l’homme de son état barbare. On peut aisément comprendre que ce soit justement dans les époques où le potentiel barbare se déchaîne en interactions particulièrement violentes entre les hommes, que l’appel à l’humanisme est le plus fort et le plus exigeant. Celui qui s’interroge aujourd’hui sur l’avenir de l’humanité et des moyens de l’humanisation, cherche à savoir s’il peut espérer surmonter les tendances actuelles à l’ensauvagement. L’inquiétant, ici, c’est que l’ensauvagement va depuis toujours de pair avec les plus grands déploiements de pouvoir, qu’il s’agisse de brutalité guerrière ou de l’abêtissement quotidien de l’homme par le divertissement désinhibant que sont les médias. Dans les deux cas, les modèles qui ont marqué l’Europe viennent des Romains. D’une part celui du militarisme expansionniste, et de l’autre, celui des jeux sanglants, une industrie du divertissement promise à un bel avenir.
Le thème latent de l’humanisme est donc le désensauvagement de l’homme, et sa thèse latente est la suivante : de bonnes lectures adoucissent les mœurs.
Le phénomène de l’humanisme mérite attention parce qu’il rappelle, de façon peut-être troublée et floue, que les hommes sont en permanence soumis à deux formes différentes d’éducation, que nous appelons, pour des raisons de simplicité, les influences inhibantes et désinhibantes. Penser que les hommes sont des « animaux sous influence » fait partie du credo de l’humanisme, d’où l’importance de les soumettre à de bonnes influences. Les règles du comportement humaniste rappellent – avec une fausse innocence – que la bataille pour l’homme est permanente, et qu’elle se déroule comme une lutte entre la bestialisation et la domestication.
À l’époque de Cicéron, les deux influences se distinguaient encore facilement, chacune disposant d’un moyen d’expression. Pour ce qui est de la bestialité, les Romains, avec leurs amphithéâtres, leurs jeux de gladiateurs, leurs combats à mort et leurs exécutions à grand spectacle, ont inventé le réseau de mass-media le plus performant de l’Antiquité. Dans les stades déchaînés de la Méditerranée, l’homo inhumanus désinhibé se voit récompensé comme rarement avant ou après dans l’histoire (3). Sous l’Empire, flatter l’instinct bestial des masses romaines était une technique de domination essentielle et routinière, qui nous est restée en mémoire grâce à la formule de Juvénal « du pain et des jeux ».
On ne peut comprendre l’humanisme antique que si on le considère aussi comme partie prenante d’un conflit de médias, à savoir, comme la résistance du livre contre le cirque, comme l’opposition entre la lecture philosophique qui humanise, rend patient et suscite la réflexion, et l’ivresse déshumanisante des stades romains. Ce que les Romains cultivés appelaient humanitas serait impensable sans la volonté de se distinguer de la culture vulgaire des jeux du cirque. L’humaniste lui-même, perdu dans cette foule hurlante, se rend compte que lui aussi, en tant qu’homme, est exposé au danger contagieux de la bestialité. De retour chez lui, plein de honte d’avoir pris part directement à ces transes, il est donc enclin à admettre que rien d’humain ne lui est étranger ; mais que l’humanité consiste à choisir ; pour développer sa propre nature, les médias qui domestiquent plutôt que ceux qui désinhibent. Ce choix signifie le sevrage de sa probable bestialité et sa volonté de se mettre à distance de l’avilissement déshumanisant de la foule hurlante du cirque.
C’est à l’automne 1946, au plus bas de l’histoire européenne d’après-guerre, que le philosophe Martin Heidegger a écrit sa célèbre Lettre sur l’humanisme. Un texte qui, au premier regard, pourrait passer pour une longue lettre destinée aux amis. Mais la notion d’amitié revendiquée par cet envoi philosophique mémorable n’était plus simplement celle de la communication entre belles âmes bourgeoises, elle n’avait plus rien à voir avec la communion entre un public national et son écrivain classique. Lorsque Heidegger rédigeait cette lettre, il était conscient d’avoir choisi de parler d’une voix cassée, d’écrire d’une main hésitante, il savait que l’harmonie préétablie entre l’auteur et ses lecteurs n’était absolument plus un fait accompli. À cette époque. il ne savait plus s’il avait encore des amis, ou même si des liens d’amitié restaient possibles.
Les bases de l’amitié, les valeurs communes entre érudits européens de différentes nations étaient à redéfinir. Une chose au moins est évidente : ce que le philosophe a jeté sur le papier au cours de l’automne 1946 n’était pas un discours destiné à sa propre nation, ni à une Europe future. C’est dans un esprit à la fois polysémique, prudent et courageux que l’auteur s’est efforcé de concevoir la probabilité de trouver un destinataire adéquat pour son message. Et il a su créer, chose étrange chez un homme d’une disposition aussi régionaliste que lui, une lettre destinée à un étranger. Cet ami potentiel à l’étranger, c’était un jeune penseur qui s’était accordé la liberté, dans la France occupée, de s’enthousiasmer pour un philosophe allemand. Était-ce donc une nouvelle technique pour se lier d’amitié ? Un nouveau style de courrier ? Une manière différente d’unifier les gens de même opinion autour d’un même écrit envoyé au loin ? Une autre recherche d’humanisation ? Un autre contrat social entre les porteurs d’une réflexion sans domicile fixe, qui n’est plus influencée par les idéologies national-humanistes ? Les adversaires de Heidegger n’ont pas omis de remarquer que le petit homme rusé de Messkirch avait su saisir la première chance de réhabilitation offerte après la guerre, profitant, selon eux, de la bienveillance d’un de ses admirateurs français pour échapper à l’ambiguïté politique et pouvoir se réfugier dans les sphères supérieures de la réflexion mystique. Ces soupçons peuvent sembler plausibles, mais ils passent à côté de l’événement – dans le domaine de la pensée comme dans celui de la stratégie de communication – que constitue cette recherche sur l’humanisme, d’abord adressée à Jean Beaufret à Paris, et par la suite publiée et traduite.
En s’interrogeant sur les conditions de l’humanisme européen dans un écrit présenté dans un premier temps sous forme de lettre. Heidegger a créé un espace de réflexion trans-humaniste ou post-humaniste (4), dans lequel se meut depuis une part essentielle de la réflexion philosophique sur l’homme. En répondant à une lettre de Jean Beaufret, Heidegger reprend surtout la formulation suivante : « comment redonner un sens au mot « humanisme  » » ?
Dans sa réponse adressée au jeune français, Heidegger se permet une discrète correction, qui se dévoile le plus clairement dans les deux répliques suivantes :
« Vous demandez : comment redonner un sens au mot « humanisme » ? Cette question dénote l’intention de maintenir le mot lui-même. Je me demande si c’est nécessaire. Le malheur qu’entraînent les étiquettes de ce genre n’est-il pas encore assez manifeste ?
« Cette question ne présuppose pas seulement que vous voulez maintenir le mot « humanisme » ; elle contient encore l’aveu qu’il a perdu son sens. »
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Ici se manifeste un des éléments de la stratégie de Heidegger : il faut abandonner le terme d’humanisme si l’on souhaite retrouver dans sa simplicité et son inéluctabilité initiales le véritable devoir de pensée, question qu’on pensait résolue dans la tradition humaniste ou métaphysique. Sur un ton grave : pourquoi vanter encore comme solution l’homme, placé philosophiquement au centre de la pensée humaniste, si le problème est justement l’homme lui-même, avec sa surévaluation et ses éternelles explications métaphysiques ? La reformulation de la question posée par Beaufret n’est pas exempte de cruauté magistrale, car elle met en évidence la mauvaise réponse incluse dans la question, tout à fait à la manière socratique. On y trouve en même temps une réflexion sérieuse sur les trois remèdes les plus courants à la crise de 1945, le christianisme, le marxisme et l’existentialisme, présentés côte à côte comme des variantes de l’humanisme ne se différenciant que par leur structure superficielle – ou de façon plus crue encore, comme trois manières d’éluder la question radicale de la nature humaine.
Heidegger propose, de la seule manière qui lui semble adaptée, de mettre un terme à l’omission incommensurable dans la pensée européenne, à savoir la question non posée sur la nature humaine : celle qui est existentielle et ontologique. L’auteur se montre toutefois disposé – bien que ce soit à travers les formulations provisoires – à apporter son aide pour faire enfin apparaître la question correctement formulée. En utilisant ces formulations, qui semblent modestes, Heidegger ouvre des conséquences déconcertantes : il caractérise l’humanisme – qu’il soit antique, chrétien ou des Lumières – comme l’agent de la non-pensée depuis deux mille ans. Il lui reproche d’avoir fait barrage à l’émergence de la véritable question sur la nature humaine, en se contentant d’interprétations rapides, en apparence évidentes et inévitables. Heidegger explique pourquoi il pense contre l’humanisme dans son œuvre Être et Temps : non parce que l’humanisme aurait surestimé la notion d’humanitas, mais justement parce qu’il n’a pas visé suffisamment haut.
Mais que veut dire placer la nature humaine suffisamment haut ? Premièrement, cela signifie renoncer à l’habituelle fausse dépréciation. La question de la nature humaine ne serait jamais correctement posée tant qu’on ne prendrait pas de distance par rapport à l’exercice le plus ancien le plus obstiné et le plus corrupteur de la métaphysique européenne : la définition de l’homme en tant qu’animal rationale. Dans cette interprétation de la nature humaine, on définit la nature de l’homme à partir de son animalitas, enrichie par des additifs intellectuels. L’analyse existentielle-ontologique de Heidegger se révolte contre cette idée, car pour lui la nature humaine ne saurait être définie dans une optique zoologique ou biologique, même en y ajoutant régulièrement un facteur intellectuel ou transcendant.
Sur ce point, Heidegger demeure inflexible, tel un ange en colère brandissant des épées croisées, dressé entre l’homme et l’animal afin de repousser toute ressemblance ontologique entre les deux. Sous le coup de l’émotion antivitaliste et antibiologique, il va jusqu’à prononcer des propos presque hystériques comme par exemple, « C’est comme si le divin nous était plus proche que la vie déconcertante. »
Au fond de ce pathos antivitaliste il parvient à la conclusion que la différence entre l’homme et l’animal serait ontologique et non spécifique ou générique, raison pour laquelle on ne peut en aucune circonstance définir l’homme comme étant analogue à un animal doté d’un avantage culturel ou métaphysique. La façon d’être de l’humain serait essentiellement, et surtout du point de vue ontologique, différente des autres espèces végétales ou animales, parce que l’homme possède le monde et se trouve dans le monde, tandis que la végétation et les animaux sont intégrés seulement dans leurs environnements respectifs.
S’il existe une raison philosophique au discours sur la dignité de l’homme, elle trouve son fondement dans le fait que l’homme lui-même est visé par l’Être et, comme Heidegger se plaît à le formuler – en sa qualité de philosophe pastoral, parce que l’homme aurait été appelé pour veiller sur lui-même. C’est pourquoi les hommes posséderaient la langue. Mais selon Heidegger, cette faculté leur sert non seulement pour communiquer et s’apprivoiser ainsi mutuellement, mais aussi :
« Le langage est bien plutôt la maison de l’Être en laquelle l’homme habite et de la sorte « ek-siste », en appartenant à la vérité de l’Être sur laquelle il veille. Il ressort donc de cette détermination de l’humanité de l’homme comme ek-sistence que ce qui est essentiel, ce n’est pas l’homme, mais l’Être comme dimension de l’extatique de l’ek-sistence. »
Lorsqu’on étudie de près ces formulations qui ont au premier abord une connotation hermétique, on commence à comprendre pourquoi la critique contre l’humanisme de Heidegger se sent protégée contre le danger d’aboutir à l’inhumanisme. En repoussant la thèse, revendiquée par l’humanisme, que la nature humaine aurait été suffisamment étudiée, tout en y opposant sa propre onto-anthropologie, Heidegger reste pourtant indirectement fixé sur la fonction la plus importante de l’humanisme classique, à savoir : l’amitié que l’homme éprouve pour les mots de l’Autre. Il va jusqu’à radicaliser le mobile qui pousse vers l’amitié, il le transpose du domaine pédagogique au centre de la réflexion ontologique.
Ici le discours, souvent cité et moqué, sur l’homme en sa qualité de gardien de l’être trouve son sens. En se servant d’images pastorales et idylliques, Heidegger parle du devoir propre à l’homme, et de la nature humaine d’où naît ce devoir : garder l’Être et rester analogue à l’être. Certes, l’homme ne surveille pas l’Être comme le malade les symptômes de sa maladie, mais plutôt comme le berger ses troupeaux dans la clairière. Avec cette différence cruciale qu’il n’est pas question ici de garder des troupeaux de bétail mais de concevoir le monde comme une circonstance ouverte, et plus encore que garder ne signifie pas ici un devoir de surveillance de ses propres intérêts, choisi en toute liberté, mais que c’est l’être lui-même qui emploie les hommes comme gardiens. Le lieu propice à cet emploi est la clairière, l’endroit où l’Être se révèle en tant que ce qui est.
Ce qui rassure Heidegger dans sa certitude d’avoir grâce à ces formulations, repensé et surenchéri sur l’humanisme, est le fait qu’il englobe l’homme, considéré comme la clairière de l’être, dans l’apprivoisement et dans une école de l’amitié qui iraient bien plus loin que tout effort humaniste pour « débestialiser » l’homme, et que tout amour cultivé pour le texte qui parle de l’amour. En définissant l’homme comme gardien et voisin de l’Être, et en désignant la langue comme maison de l’Être, il oblige l’homme à être analogue à l’Être, ce qui lui impose un recueillement radical et qui l’expose, en sa qualité de gardien – près de sa maison -, à une réflexion qui exige d’avantage de calme et de placidité que l’éducation la plus complète ne pourrait le faire.
L’homme est soumis à une retenue extatique plus significative que l’observance civilisée du lecteur dévot des classiques. Le séjour immanent heideggerien dans la maison de la langue est considéré comme une attente de ce que l’être lui-même a à dire. Il affirme une sensibilité à ce qui est proche qui rendrait l’homme plus calme et plus docile que l’humaniste lisant les classiques. Heidegger exige un homme plus domestiqué qu’un simple bon lecteur. Il veut susciter un processus amical dans lequel il ne serait plus accueilli comme un simple auteur classique parmi d’autres. Dans un premier temps, il faudrait que le public, qui par nature se compose d’un cercle réduit de personnes conscientes, se rende compte que l’être a repris la parole à travers lui en tant que mentor de la question de l’être.
De cette manière, Heidegger fait de l’Être l’unique auteur de toutes les lettres essentielles et se positionne lui-même en tant que secrétaire actuel. Celui qui adopte une telle position a le droit de noter des balbutiements et de publier des silences. C’est donc l’Être qui émet les lettres déterminantes, plus précisément, il donne des signes à des amis dotés de présence d’esprit, à des voisins réceptifs, à des gardiens silencieux et recueillis. Et pourtant, aussi loin que nous voulons tourner nos regards, à partir de ce cercle de co-gardiens et d’amis de l’être, nous ne pouvons ni créer des nations, ni même fonder des écoles alternatives. Et cela surtout parce qu’il ne peut exister de canon public des signes de l’Être, à moins de considérer pour le moment les opera omnia de Heidegger comme la norme et la voix de l’hyper auteur anonyme.
Face à ces communions obscures, comment constituer une société de voisins de l’Être demeure incertain. Cette société devrait sûrement, avant que quelque chose de plus clair ne se décide, apparaître comme une église invisible de particuliers dispersés, parmi lesquels chacun prête à sa manière attention à l’apparition du monstrueux (des Ungeheuren), en attendant les propos qui expriment ce que la langue impose à celui qui reçoit et prend la parole (5). Il n’est pas utile de décrire ici en détail le caractère crypto-catholique des symboles de méditation heideggeriens.
Ce qui est crucial ici, c’est que grâce à la critique sur l’humanisme de Heidegger, se propage un changement d’attitude qui voue l’homme à une ascèse réfléchie bien au-delà de tous les objectifs d’éducation humanistes. Et ce n’est que grâce à cette ascèse qu’une société de personnes réfléchies, au-delà de la communauté humaniste et littéraire, pourrait se former. Il s’agissait ici d’une société qui saurait repousser l’homme du centre car elle aurait compris que les hommes n’existent qu’en qualité de « voisins de l’être », et non comme des propriétaires de maisons obstinés ou les seigneurs d’une location principale sous contrat non résiliable. L’humanisme ne peut rien apporter à cette ascèse tant qu’il vise l’idéal de l’homme puissant.
Les amis humanistes d’auteurs humains passent à côté de la bienheureuse faiblesse à travers laquelle l’Être se montre à ceux qui sont sensibles et qui se sentent concernés. Dans l’optique de Heidegger, l’humanisme ne conduit pas à une accentuation du sentiment de l’humilité ontologique, c’est plutôt dans l’humanisme qu’il pense voir fonder une contribution à l’histoire de reconstruction de la subjectivité. En effet, Heidegger étudie l’histoire européenne en tant que théâtre des humanismes militants. Elle sert de terrain à la subjectivité humaine qui se défoule avec des conséquences fatales dans sa domination de l’étant. Dans cette perspective, l’humanisme est le complice naturel de toute horreur commise sous le prétexte du bien-être de l’humanité. Dans ce combat de titans tragique entre le bolchévisme. le fascisme et l’américanisme au milieu du siècle s’étaient affrontées – selon l’opinion de Heidegger – trois variantes de la même violence anthropocentrique (6), trois candidats pour un règne mondial enjolivé par des idéaux humanitaires. Le fascisme s’est singularisé en démontrant plus ouvertement son mépris des valeurs inhibantes que sont la paix et l’éducation.
Le fascisme est effectivement la métaphysique de la désinhibition, peut-être même une figure de la désinhibition de la métaphysique. Du point de vue de Heidegger, le fascisme représentait la synthèse de l’humanisme et du bestialisme – à savoir la coincidence de l’inhibition et de la désinhibition.
Face à de tels rejets et de telles transformations, il s’apprêtait à reposer la question fondamentale de l’apprivoisement et de la formation de l’homme. Et même si les jeux de réflexion ontologiques de Heidegger sur l’homme en tant que gardien – qui en son temps firent scandale – paraissent aujourd’hui totalement anachroniques, ils ont pourtant le mérite d’avoir articulé la question sur l’époque, en dépit de leur extraordinaire maladresse : par quels moyens pourrait-on apprivoiser l’homme si même l’humanisme, véritable école de domestication de l’homme, a échoué ? Qu’est-ce qui pourrait apprivoiser l’homme si tous ses efforts pour se domestiquer lui-même l’ont surtout conduit à dominer l’étant ? Qu’est-ce qui pourrait apprivoiser l’homme si malgré toutes les expériences d’éducation de l’espèce humaine, il n’est toujours pas clair qui forme les éducateurs à enseigner quoi ? Ou serait-il possible que l’on ne puisse plus poser de manière compétente la question sur la formation de l’homme dans le cadre d’une simple théorie de la domestication et de l’éducation ?
Nous allons maintenant dériver des notions de Heidegger, dans lesquelles il nous ordonne de nous arrêter sur la pensée méditative, en essayant de jeter un regard historique sur la clairière extatique dans laquelle l’être s’adresse à l’homme. Il s’avère que, concernant le séjour de l’homme dans la clairière – ou pour citer Heidegger, le se-placer ou se faire-porter dans la clairière de l’Être – il ne s’agit pas du tout d’une condition ontologique et qui pour cette raison ne vaudrait pas l’interrogation. Il existe une histoire où l’homme entre dans la clairière, que Heidegger avait résolument ignorée – et c’est l’histoire sociale de l’homme touché par la question de l’Être, et le remous historique dans la béance de la différence ontologique.
C’est le moment d’aborder d’une part l’histoire naturelle du détachement (Gelassenheit) de la placidité grâce auquel l’homme a pu se développer en animal ouvert sur le monde et capable d’exister dans le monde, et d’autre part l’histoire sociale des domestications, par lesquelles à l’origine les hommes en tant qu’êtres se rassemblent afin de correspondre au tout (7). L’histoire réelle de la clairière – qui est nécessairement l’origine d’une réflexion profonde sur l’humanité au-delà de l’humanisme – est donc composée de deux grands récits, convergeant dans une perspective commune, à savoir, l’explication pour l’évolution de l’animal sapiens à l’homme sapiens.
Le premier de ces récits démontre l’aventure de l’homination. Il rapporte comment pendant les longues périodes de la préhistoire pré-humaine et humaine s’est créée, à partir de l’homme, mammifère vivipare, une espèce de créatures nées trop tôt, qui – si l’on peut utiliser des termes aussi paradoxaux – ont occupé leur environnement avec de plus en plus d’imperfection animale.
C’est alors qu’intervient la révolution anthropogénétique – l’éclatement de la naissance biologique en un acte de venir-au-monde. Dans sa réserve entêtée contre toute anthropologie et dans son zèle de préserver le point de départ à l’existence et à l’être-dans-le-monde de l’homme dans une idée purement ontologique, Heidegger n’a pas prêté suffisamment d’attention à cette explosion. Car la raison pour laquelle l’homme a pu devenir une créature qui existe dans le monde, a ses fondements dans l’évolution de l’espèce, qu’on pourrait évoquer à travers les termes insondables de naissance précoce, de néoténie et d’immaturité animale chronique de l’homme. On pourrait aller jusqu’à définir l’homme comme une créature qui a échoué dans sa tentative de garder son animalité.
Dans son échec à exister en tant qu’animal, la créature indéfinie échappe à l’environnement et gagne ainsi le monde au sens ontologique. Ce venir-au-monde extatique et cette dédication à l’être est l’héritage de l’évolution de l’homme. Si l’homme est-dans-lemonde, c’est parce qu’il appartient à un mouvement qui le met au monde et qui l’expose au monde. Il est le produit d’une hypernaissance qui fait du nouveau-né un habitant du monde. Cet exode ne produirait que des animaux psychotiques si, en même temps qu’il apparaît dans le monde, l’homme n’emménageait pas dans ce que Heidegger appelait la maison de l’être. Les langues traditionnelles de l’espèce humaine ont rendu vivable l’extase de l’être-dans-le-monde en montrant aux hommes comment leur être-au-monde peut en même temps être vécu comme être-en-accord-avec-soi. Sur ce point la clairière présente un événement à la limite de l’histoire naturelle et culturelle, et le venir-au-monde humain prend très tôt des traits d’un accès au langage (8).
L’histoire de la clairière ne peut pourtant pas être développée comme un conte sur l’emménagement des hommes dans les maisons de la langue. Car aussitôt que les hommes dotés de la parole vivent en communauté en se liant non seulement à des maisons de langage mais aussi à des maisons construites, ils sont attirés par la sédentarité. A partir de là. ils ne se laissent plus seulement abriter par leurs langues mais aussi apprivoiser par leurs habitations. Les maisons des hommes (y compris les temples de leurs dieux et les palais de leurs rois) sont les marques les plus frappantes qui s’élèvent dans la clairière. L’histoire culturelle a clairement montré qu’en même temps que la sédentarisation, les rapports entre l’homme et l’animal se sont métamorphosés. A partir de l’apprivoisement de l’homme par l’habitation, commence parallèlement l’épopée des animaux domestiques. Leur intégration aux maisons des hommes n’est cependant plus une simple histoire d’apprivoisement mais aussi de dressage et d’élevage.
L’histoire monstrueuse de la cohabitation entre l’homme et les animaux domestiques n’a pas encore été présentée d’une manière adéquate : jusqu’à nos jours, les philosophes se sont refusés à concevoir leur propre rôle dans cette histoire (9). Le voile de silence que les philosophes ont jeté sur l’ensemble biopolitique que forment la maison, les hommes et les animaux, n’a été levé que par endroits et les observations vertigineuses qui ont été faites soulèvent des problèmes bien trop compliqués pour les hommes. Le plus simple est encore celui du rapport entre la sédentarisation et l’aptitude à théoriser – car on peut avancer que la théorie est une variante des tâches domestiques.
Pour les Anciens, la théorie est comparable à un regard serein jeté par la fenêtre – elle est d’abord principe de contemplation, avant que les temps modernes n’en fassent un principe de travail, depuis que le savoir prétend être un pouvoir. En ce sens, les fenêtres sont comme les clairières des murs derrière lesquels les hommes ont évolué en êtres capables de théoriser. Les promenades, pendant lesquelles se crée une symbiose entre le mouvement et la réflexion, sont un prolongement de la vie à la maison. Les fameuses « promenades de pensée » heideggeriennes par les champs et les chemins qui ne mènent nulle part sont typiquement l’exercice d’un homme qui a sa maison derrière lui.
Considérer la clairière comme un principe qui naît de la sédentarité ne touche qu’à l’aspect bénin du développement de l’homme dans la maison. La clairière est à la fois un champ de bataille et le lieu de la décision et de la sélection. A cet égard les formulations d’une philosophie pastorale ne sont plus adaptées. Là où se situent les maisons, il faut décider de ce que doivent devenir les hommes qui les habitent. C’est l’action qui détermine lesquels des constructeurs seront dominants. Au moment où les hommes apparaissent comme bâtisseurs de villes et créateurs d’empires, c’est dans la clairière que sont révélées les missions pour lesquelles ils se battent. Grave sujet que Nietzsche, le maître de la pensée dangereuse, décrit en termes oppressants dans la troisième partie de Ainsi parlait Zarathoustra :
« Car il voulait apprendre ce que dans l’intervalle était devenu l’homme, s’il avait grandi ou bien rapetissé. Et, une fois, il vit un alignement de maisons neuves lors s’étonna et dit : que signifient ces maisons ? En vérité ne les bâtit une grande âme, à son image ! »
« Et ces chambres et ces réduits ! Se peut-il qu’en sortent et qu’y entrent de vrais hommes ? »
« Et Zarathoustra demeurait immobile et il réfléchissait. Dit enfin, chagriné : « Tout a rapetissé !
Partout je vois portes plus basses ; qui est de mon espèce encore y peut passer – mais il lui faut courber l’échine ! »
« J’avance parmi ce peuple et tiens les yeux ouverts : ils ont rapetissé et toujours davantage rapetissent ; – et c’est à cause de ce qu’ils enseignent sur le bonheur et la vertu. »
« Certains d’entre eux veulent, mais la plupart ne sont que voulus. »
« Tout ronds, loyaux et complaisants, entre eux tels sont les gens, comme des grains de sable ils sont avec des grains de sable tout ronds, loyaux et complaisants.
Modestement embrasser un petit heur – c’est ce qu’ils nomment « résignation » ! »
« Au fond, bien simplement, ils veulent une seule chose avant tout : que personne ne leur fasse du mal. »
« Leur est vertu ce qui rend modeste et docile ; ainsi du loup ils firent le chien, et de l’homme même la meilleure bête domestique au service de l’homme. » (Ainsi parlait Zarathoustra. Folio, p. 209).
Dans cette rhapsodie se dissimule sans nul doute un discours théorique sur l’homme comme puissance capable d’apprivoiser et de faire de l’élevage. Aux yeux de Zarathoustra, les hommes contemporains sont principalement des éleveurs performants, puisqu’ils ont réussi à faire de l’homme sauvage le dernier homme. Il va de soi que cela n’a pu se faire par de simples moyens humanistes de domptage, de dressage et d’éducation. La thèse de l’homme comme éleveur d’homme fait éclater l’horizon humaniste, dans la mesure où l’humanisme n’a ni la capacité ni le droit de penser au-delà de la question du domptage et de l’éducation. L’humaniste se sert de l’homme comme prétexte et le soumet à domptage, dressage et éducation, convaincu du rapport essentiel entre la lecture, la station assise et l’apaisement. En revanche, Nietzsche, qui a étudié Darwin et Paul avec la même attention, perçoit, derrière l’horizon serein de la domestication scolaire de l’homme, un second horizon, plus sombre. Il subodore un espace dans lequel commenceront inévitablement des luttes à propos des variantes de l’élevage de l’homme – et c’est là que se révélerait la face cachée de la clairière. Lorsque Zarathoustra se promène à travers cette ville où tout est rapetissé, il voit le résultat d’une politique d’apprivoisement réussie et incontestée : il lui semble que les hommes ont réussi à élever une nouvelle variante humaine, plus petite de taille, en mélangeant habilement l’éthique et la génétique. Ils se sont librement soumis à la domestication et au choix d’élevage qui mène à un comportement domestique. L’étrange critique de l’humanisme à laquelle se livre Zarathoustra vient de ce qu’il a pris conscience de la fausse innocence dont s’entoure l’homme moderne prétendument bon.
On ne saurait pourtant parler d’innocence si les hommes choisissent délibérément de s’élever eux-mêmes pour être innocents. La prévention nietzschéenne envers toute culture humaniste repose sur la découverte du secret de la domestication humaine. Il souhaite dénoncer et révéler la fonction secrète de ceux qui se sont approprié le monopole de l’élevage – les prêtres et les professeurs qui se présentent comme amis de l’homme – afin de pouvoir lancer une controverse, nouvelle dans l’histoire du monde, entre les différents éleveurs et leurs programmes.
Nietzsche postule ici le conflit de base pour l’avenir : la lutte entre petits et grands éleveurs de l’homme – que l’on pourrait également définir comme la lutte entre humanistes et super-humanistes, entre amis de l’homme et amis du surhomme. Contrairement à l’interprétation qu’en firent, dans les années 30, les mauvais lecteurs de Nietzsche bottés et casqués, l’emblème du surhomme n’est pas un rêve de désinhibition brutale, ou de défoulement dans la bestialité. L’expression ne renvoie pas non plus à l’homme dans son état originel, avant qu’il ne devienne un animal domestiqué et dévot. Lorsque Nietzsche parle du surhomme, il pense à une époque bien au-delà du présent (10), il prend la mesure du processus millénaire au long duquel s’est opérée la production de l’homme au moyen d’un entrelacs d’élevage, d’apprivoisement et d’éducation, dans une usine qui a su se rendre presque invisible et qui, sous prétexte d’éduquer, ne visait qu’à domestiquer.
Avec ses allusions – et dans ce domaine seules les allusions sont possibles et justifiables – Nietzsche esquisse les contours d’un gigantesque terrain : le destin de l’homme futur ! Peu importe le rôle du concept du surhomme. Il est possible que Zarathoustra soit le porte-parole d’une hystérie philosophique dont l’effet contagieux s’est dissipé, peut-être pour toujours. Le discours sur la différence et le rapport entre l’apprivoisement et l’élevage cependant, et évidemment toute intuition concernant l’existence d’une production de l’homme ou d’« anthropotechnique » dans un sens plus général, sont des exemples que la pensée actuelle doit prendre en considération, à moins qu’elle se concentre de nouveau sur la minimisation du danger.
Nietzsche est probablement allé trop loin en suggérant que la domestication de l’homme serait l’œuvre calculée d’éleveurs cléricaux, suivant ainsi l’instinct paulinien qui, pressentant le risque de l’évolution d’un caractère obstiné et autonome chez l’homme, y oppose immédiatement ses techniques d’extinction et de mutilation. C’est là, certes, une pensée hybride, d’une part parce qu’elle conçoit ce processus d’élevage sur une période trop courte – comme si quelques générations de domination des prêtres suffisaient pour faire des loups des chiens, et de créatures primitives des professeurs de l’université de Bâle (11), et d’autre part, plus important encore, parce qu’elle présume un responsable conscient tandis qu’on s’attendrait plutôt à un élevage sans éleveur, à un dérivé bioculturel sans sujet.
Et pourtant même en mettant de côté l’exaltation anti-cléricale, la pensée de Nietzsche conserve un fond suffisamment puissant pour permettre d’aller plus loin dans la réflexion sur l’humanité, au-delà de la notion humaniste de l’innocence.
Le sujet de la domestication de l’homme est le grand impensé dont l’humanisme, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, n’a jamais tenu compte. Jusqu’à ce que cela devienne intenable et que nous soyons submergés par cette évidence : ce n’est pas avec des lettres que nous aurions pu ou pourrions arriver à apprivoiser et éduquer l’homme. À l’évidence, la lecture a été le grand pouvoir éducateur des hommes – et dans une mesure plus modeste, elle l’est toujours. La sélection en revanche – peu importe la manière dont elle s’est développée – a toujours été un pouvoir occulte. « Leçon » et « sélection » ont plus en commun que ne saurait l’admettre n’importe quel sociologue, et même en tenant compte du fait que, pour le moment, nous sommes incapables de reconstruire de façon précise le rapport entre la lecture et la sélection, nous pouvons cependant imaginer qu’il y a du vrai.
Jusqu’à la généralisation de l’alphabétisation, la culture lettrée a exercé une influence très sélective sur les sociétés. Elle créait entre lettrés et illettrés un fossé si infranchissable qu’il en faisait presque des espèces différentes. Si l’on voulait, en dépit des rappels à l’ordre de Heidegger, parler à nouveau anthropologie, on pourrait définir les hommes des temps historiques comme des animaux parmi lesquels certains savent lire et écrire, et les autres pas. Dès lors, nous ne sommes plus qu’à un pas, certes audacieux, de la thèse selon laquelle les hommes sont des animaux parmi lesquels certains sont éleveurs et les autres élevés – une pensée qui fait partie du folklore pastoral en Europe depuis les réflexions de Platon sur l’éducation et sur l’État. La phrase de Nietzsche, citée ci-dessus, comporte une allusion à cette idée lorsqu’il dit que parmi les gens qui se trouvent dans les petites maisons, quelques-uns seulement exercent la volonté, ils veulent, tandis que les autres ne font que la subir, ils sont voulus. Être seulement voulu signifie exister comme objet et non comme sujet de la sélection.
C’est la signature de notre époque technologique et anthropo-technologique : de plus en plus de gens se retrouvent du côté actif et subjectif de la sélection, sans avoir volontairement choisi le rôle de sélecteur. On ne peut que le constater : il y a un malaise dans ce pouvoir de choix, qui deviendrait bientôt une option de non-culpabilité si les hommes refusent explicitement d’exercer leur pouvoir de sélection (12). Quand les possibilités scientifiques se développent dans un domaine positif, les gens auraient tort de laisser agir à leur place, compte s’ils étaient aussi impuissants qu’avant, un pouvoir supérieur, que ce soit Dieu, le destin ou les autres. Mais on sait que les refus, les démissions sont condamnés à la stérilité : il faudrait donc, à l’avenir, jouer le jeu activement et formuler un code des anthropo-technologies. Un tel code modifierait rétrospectivement la signification de l’humanisme classique, car il montrerait que l’humanitas n’est pas seulement l’amitié de l’homme avec l’homme, mais qu’elle implique aussi – et de manière de plus en plus explicite – que l’homme représente la vis maior pour l’homme.
Tout cela est déjà en partie présent chez Nietzsche, lorsqu’il osait se décrire comme une force majeure en imaginant les influences à long terme de ses idées. L’embarras causé par ces propos tient au fait qu’il faudrait attendre des siècles ou des millénaires avant de pouvoir juger de telles prétentions. Qui a le souffle suffisamment long pour être en mesure d’imaginer une époque dans laquelle Nietzsche serait aussi loin dans l’Histoire que Platon l’était pour Nietzsche ? Il suffit qu’il soit bien clair que les prochaines longues périodes seront pour l’humanité celles des décisions politiques concernant l’espèce. Ce qui se décidera, c’est si l’humanité ou ses principales parties seront capables d’introduire des procédures efficaces d’auto-apprivoisement. C’est que la culture contemporaine est elle aussi le théâtre du combat de titans entre domestication et bestialité, et entre leurs médias respectifs. Dans un processus de civilisation qui doit affronter une vague de désinhibition sans précédent, il serait bien surprenant que l’apprivoisement enregistre des succès (13). Savoir, en revanche, si le développement va conduire à une réforme génétique de l’espèce ; si l’anthropo-technologie du futur ira jusqu’à une planification explicite des caractères génétiques ; si l’humanité dans son entier sera capable de passer du fatalisme de la naissance à la naissance choisie et à la sélection pré-natale, ce sont là des questions encore floues et inquiétantes à l’horizon de l’évolution culturelle et technologique.
Le propre de l’humanitas est que les hommes se trouvent exposés à des problèmes trop compliqués pour eux sans qu’ils puissent pour autant décider de ne pas y toucher. Cette provocation, pour l’être humain, de se voir confronté à la fois à l’inévitable et à l’insurmontable qui en résulte, a marqué la philosophie européenne dès ses débuts, et petit-être en est-elle elle-même la trace. Après tout ce qui a été dit, il n’est pas surprenant que cette trace se manifeste dans le discours sur la surveillance et l’élevage de l’homme.
Dans son dialogue Le Politique (Politikos), qu’on traduit volontiers par l’homme d’État, Platon a présenté la Magna Charta d’une politologie pastorale européenne. Ce texte a deux significations importantes : il démontre clairement l’idée que se faisait l’Antiquité de la pensée (l’établissement de la vérité par une classification et une décomposition scrupuleuse des notions et des faits) ; cependant sa valeur incommensurable dans l’histoire de la pensée est due au fait qu’il est présenté comme une conversation professionnelle entre éleveurs (et ce n’est pas par hasard que Platon choisit des personnages atypiques : un étranger et Socrate, comme si les Athéniens ordinaires n’avaient pas le droit d’y participer), mais aussi parce ce dont il s’agit, c’est de sélectionner un homme d’État comme il n’en existait pas à Athènes, et d’élever un peuple comme aucune ville n’en avait jamais connu. L’étranger et Socrate le jeune vont donc tenter d’établir la politique future, ou l’art des gardiens de la cité, sur des règles transparentes et rationnelles.
Ce projet de Platon a suscité dans le « zoo humain » une inquiétude intellectuelle qui n’a jamais pu être apaisée. Depuis le politikos et depuis la politeia il existe des discours qui parlent de la communauté comme s’il s’agissait d’un parc zoologique, qui est en même temps un « parc à thèmes ». À partir de là, l’entretien des hommes dans des parcs – et des villes – peut apparaître comme une tâche zoo-politique. Ce qui se présente comme une réflexion politique porte en réalité sur les règles d’un fonctionnement des parcs humains. S’il existe une dignité de l’homme qui mérite l’attention philosophique, c’est surtout parce que les hommes ne sont pas seulement entretenus dans les parcs à thèmes politiques, mais s’ y entretiennent eux-mêmes. L’humain est une créature qui se soigne et qui se protège. Peu importe où il habite, il créera un parc autour de lui. Que ce soit dans les parcs urbains, nationaux, régionaux ou écologiques, partout l’homme tient à dire son mot sur les règles par lesquelles il s’auto-régit.
En ce qui concerne le zoo platonicien, il lui importe surtout d’apprendre si la différence entre la population et la direction est seulement de grade ou bien d’espèce. Dans le premier cas, la distance entre les protecteurs et leurs protégés serait simplement pragmatique et due au hasard (on pourrait donc attribuer aux troupeaux la faculté de réélire leur protecteurs). Si, cependant, il s’agit d’une différence d’espèce entre les directeurs du zoo et les habitants, elle serait si fondamentale qu’une élection ne serait pas conseillée, le pouvoir serait le résultat d’une prise de conscience. Et seuls les mauvais directeurs de zoo, les pseudo-hommes d’État et les sophistes politiques feraient leur publicité avec pour argument qu’ils seraient de la même espèce que les troupeaux. Le véritable éleveur, lui, miserait sur la distance et ferait discrètement comprendre que son action consciente le rapproche davantage des Dieux que des créatures confuses placées sous sa protection.
L’intuition dangereuse de Platon pour les sujets dangereux rencontre le point aveugle de tous les systèmes politiques et pédagogiques civilisés : l’inégalité des hommes face au savoir qui donne le pouvoir. Sous la forme logique d’un exercice de définition grotesque, le dialogue de l’homme d’État développe les préambules d’une anthropotechnique politique. Il ne s’agit plus seulement de diriger en les apprivoisant des troupeaux déjà dociles, mais d’élever systématiquement des exemplaires humains plus proches de leur état idéal. Cet exercice a un début si drôle que même sa fin qui l’est beaucoup moins pourrait susciter des rires. Quoi de plus grotesque que définir l’art de l’homme d’État comme une discipline qui s’occupe, parmi les créatures vivant en troupeaux, de celles qui marchent sur leurs pieds ?
Les leaders des hommes ne font quand même pas l’élevage d’animaux qui nagent. Parmi les animaux terrestres, il faut ensuite distinguer ceux qui ont des ailes et ceux qui n’en ont pas, pour arriver à des populations qui n’ont ni ailes ni plumes. L’étranger, dans le dialogue de Platon, ajoute que ce peuple doté de pieds est lui aussidivisé : « une partie serait sans cornes et l’autre avec ». Un interlocuteur vif comprend rapidement que les deux entités correspondent à deux formes de l’an pastoral : il faudrait donc des protecteurs pour les troupeaux à cornes, et d’autres pour les troupeaux sans cornes. Et l’on prend vite conscience du fait que pour trouver les véritables leaders, il faut éliminer ceux qui s’occupent des troupeaux à cornes. Car si l’on décidait de mettre les hommes sous la protection de gardiens formés pour le bétail à cornes, il faudrait s’attendre aux débordements que provoquent les gens non qualifiés.
Il arrive aux bons rois ou basileoi, explique l’étranger, de garder des troupeaux sans cornes (Le Politique, 365 d). Mais ce n’est pas tout, leur tâche consiste aussi a garder des créatures non-mélangées, c’est-à-dire de celles qui ne s’accoupleront pas en dehors de leur espèce, comme le cheval et l’âne. Ils sont donc obligés de veiller sur l’endogamie et d’essayer d’empêcher les abâtardissements. Si l’on ajoute que ces êtres sans ailes et sans cornes qui s’accouplent au sein de leur espèce ont pour caractéristique d’être bipèdes, l’art pastoral se référant aux bipèdes sans ailes, sans cornes et non mélangés serait le véritable choix contre mille pseudo-compétence. Ce type de pouvoir doit à son tour être subdivisé entre formes violentes-tyranniques et formes volontaires. Et si on élimine la variante tyrannique comme fausse et trompeuse, il reste le véritable art politique, défini comme « celui qui prend soin d’un troupeau de bipèdes quand il est aussi volontairement exercé qu’accepté », (Le Politique, 276 e) (14).
Jusqu’à ce point, Platon a su parfaitement décrire sa théorie sur l’art de l’homme d’État en se servant des métaphores du gardien et de son troupeau. Parmi des douzaines d’illusions, il a choisi l’unique image, l’unique idée valable de la chose en question. Mais alors que cette définition semble aboutie, le dialogue saute tout d’un coup vers une nouvelle métaphore. Non dans le but de confirmer ce qui a été atteint, mais dans l’optique de ressaisir avec plus d’énergie et un regard critique la partie la plus difficile de cet art, le contrôle de la reproduction par le biais de l’élevage. C’est l’occasion d’évoquer la parabole célèbre du tisserand sur l’homme d’État. Ce qui fait véritablement la valeur de l’art royal, ce n’est pas, selon Platon, le vote des citoyens qui, selon leur humeur, accordent ou refusent leur confiance. Elle n’est pas non plus le produit d’un privilège hérité ou une forme de prétention nouvelle.
Le seigneur platonicien trouve sa raison d’être seulement dans sa connaissance royale de l’élevage, savoir de spécialiste d’une forme rare et réfléchie. Ici émerge le fantôme d’une royauté d’élite qui se base sur ses connaissances en matière de sélection et d’organisation de l’être humain, sans pour autant toucher à son libre choix. L’anthropotechnique royale s’attend donc à ce que l’homme d’État sache associer les qualités les plus favorables pour le fonctionnement d’une communauté en vue d’une homéostasie optimale, en sélectionnant des volontaires qui acceptent de se laisser diriger. C’est possible, si on introduit à quantité égale dans le tissu de la communauté les deux qualités principales de l’espèce humaine : son courage guerrier d’un côté, sa réflexion humano-philosophique de l’autre.
À cause du manque de diversité, ces deux qualités comportent cependant un danger, celui de la création d’espèces dégénérées : primo, l’esprit belliqueux peut conduire à des conséquences dévastatrices pour la patrie : secundo, le retrait dans le silence de ceux qui se targuent de spiritualité, peut les rendre si mous et si indifférents à l’État qu’ils pourraient être entraînés dans la servitude sans s’en rendre compte. C’est pourquoi l’homme d’État doit sélectionner les natures non-appropriées avant de commencer de construire l’État à l’aide des êtres appropriés. L’État-modèle a besoin pour sa construction de natures honorables et volontaires, de courageux qui s’occupent des dures tâches, mais aussi de ceux qui s’adonnent à la réflexion, au « tissu plus doux et plus gras ». Si on voulait parler d’une façon anachronique, ce sont alors ceux qui réfléchissent qui entreraient dans le business culturel.
« Nous voilà au terme de l’entrelacement royal : l’achèvement, par un tissage régulier, du tissu que produit l’action politique entre les caractères portés au courage et ceux qui inclinent à la modération, est atteint lorsque l’art du roi rassemble leurs deux existences en un tout unifié par la communauté de pensée et l’amitié, et lorsque, après avoir réalisé, en vue de la vie commune, le plus magnifique et le meilleur des tissus, et y avoir enveloppé toute la population de la cité, mes esclaves comme les hommes libres, il lui donne par cet entrelacement, une ferme cohésion… » (311,b, c)
Le lecteur moderne qui tourne son regard tout à fois vers l’éducation humaniste de l’époque bourgeoise, vers l’eugénisme fasciste, et vers l’avenir biotechnologique, reconnaît inévitablement le caractère explosif de ces réflexions. Ce que Platon exprime par l’intermédiaire de l’étranger est le programme d’une société humaniste incarné par le seul à qui il soit possible d’être pleinement humaniste : le seigneur de l’art pastoral royal. Le devoir de ce sur-humaniste serait en somme la planification des caractéristiques de l’élite, que l’on devrait reproduire par respect pour le tout.
Il existe pourtant une dernière complication qu’on devrait soumettre à la réflexion : le gardien platonicien est véritable parce qu’il incarne l’image terrestre de celui qui est unique et naturel ; du Dieu originel qui, sous le règne de Chromos, avait directement les hommes sous sa protection. On ne doit pas oublier que chez Platon aussi il est question de Dieu seul comme gardien et éleveur originel de l’être humain. Lors du grand bouleversement (métabole) sous le règne de Zeus, les Dieux se retirèrent en laissant aux hommes la tâche de se garder. Elle revint naturellement au savant, en sa dignité d’éleveur et de gardien : car c’est lui qui sait préserver la mémoire des Dieux. Cette passion humaine qui veut que l’homme se garde par ses propres moyens resterait un vain effort sans ce modèle du sage.
2 500 ans après le retrait des Dieux, il semble que les sages aient suivi leur exemple, nous laissant seuls dans notre ignorance et neutre pseudo-savoir. Ces textes que les sages nous ont laissés luisent d’un éclat qui devient de plus en plus sombre. Ils sont toujours disponibles en éditions plus ou moins accessibles. On pourrait les consulter à nouveau, si seulement on avait une raison. C’est leur destin de finir dans des bibliothèques silencieuses, tels des courriers abandonnés par leur destinataires : ils sont les images ou simulacres d’une sagesse qui a perdu sa valeur pour nos contemporains, émis par des auteurs dont on ne sait plus s’ils peuvent encore être nos amis.
Les courriers que l’on ne distribue plus perdent leur fonction de missives à d’éventuels amis, ils se transforment en objets d’archives. Ce qui a en grande partie brisé l’élan du mouvement humaniste, c’est le fait que les livres, déterminants autrefois, ne jouent plus leur rôle de lettres adressées à des amis, ils ne se trouvent plus au chevet des lecteurs ou sur leur table de travail. Ils ont disparu dans l’éternité des archives. Les archivistes descendent de moins en moins consulter les ouvrages paléographiques pour chercher des réponses anciennes à des questions modernes. Il se pourrait que pendant ces recherches dans les caves d’une culture morte, ces lectures oubliées depuis longtemps commencent à trembloter, comme touchées par un éclair ressurgi du lointain. La cave aux archives pourrait-elle se transformer en clairière ? Tous les signes indiquent que ce sont les archives et leur personnel qui ont pris la succession des humanistes. Le petit groupe, toujours intéressé par ces écrits, prend conscience que la vie peut être la réponse sybilline à des questions dont l’origine est oubliée.
Peter Sloterdijk
Règles pour le parc humain / 1999
traduction Christiane Haack / le Monde des Débats / octobre 1999
Règles pour le parc humain / Peter Sloterdijk / Le cheval de Turin / Béla Tarr dans Cinéma caro
1 Que le secret de la vie soit étroitement lié au phénomène de l’écriture est l’intuition importante de la légende du Golem. (Moshe Idel, le Golem, Paris, 1992). Dans l’introduction de ce livre, Henri Atlan se réfère au rapport d’une commission engagée par le président des États-Unis sous le titre : Splicing Life. The Social and Ethical issue of Genetic Ingeneering with Human Beings, 1982, dont les auteurs se réfèrent à la légende du Golem.
2 Et bien évidemment aussi la valeur nationale de la lecture universelle.
3 Ce n’est qu’à partir du genre des films de Massacre à la tronçonneuse que la culture de masse moderne se place au même niveau que la consommation bestiale antique. Marc Edmundson, Nigthmare on Mainstreet, Angels, Sadomasochism and the culture of the American Gothic, Cambridge,Mass.,1997.
4 Ce geste est manqué par ceux qui veulent voir un « antihumanisme » dans l’onto-anthropologie de Heidegger, formule stupide qui suggère une forme métaphysique de la misanthropie.
5 Il serait également difficile d’imaginer une société composée seulement de déconstructivistes, ou celle des « autres qui subissent », qui, chacune dans la manière de Levinas, accorderait la priorité à « l’autre »
6 Silvio Vietta, Heideggers Kritik am Nationalsozialismus und derTecknik (la Critique de Heidegger du national-socialisme et de la technique), Tübingen, 1989.
7 Concernant le motif de cette « collection », comparez Michael Schneider, Kollekten des Geistes, Neue Rundschau, 1999.
8 Dans mes derniers livres, j’ai essayé de démontrer que à côté du venir-au-langage, il existe aussi le venir-à-l’image. Peter Sloterdijk, Sphären l., Blasen ; Sphären II, Globen, Francfort 1998-99.
9 Une des rares exceptions est la philosophe Élisabeth de Fontenay dans son livre le Silence des bêtes, la philosophie face à l’épreuve de l’animalité, Fayard, 1998.
10 Les lecteurs fascistes de Nietzsche se sont obstinés dans leur méconnaissance : dans leur cas, comme partout ailleurs il ne s’agissait nullement de la différence entre homme et surhomme, mais de la différence entre l’humain et le trop humain.
11 Sur la genèse du chien, la néotonie, etc, voir Dany-Robert Dufour, Lettre sur la nature humaine à l’usage des survivants, Calmann-Lévy 1999.
12 Peter Sloterdijk, Euratoismus, Zur Kritik der politischen Kinetik : des exposés sur les éthiques des comportements omis, et le « freiner » en tant que fonction progressive.
13 Ici je fais référence à la violence, comme par exemple celle qui envahit actuellement les écoles, tout particulièrement aux États-Unis ou les professeurs installent des systèmes de protection contre les élèves, etc. Comme le livre avait perdu la lutte contre les cirques pendant l’Antiquité, l’école pourrait aujourd’hui échouer face aux forces d’éducation indirectes : par exemple la télévision, à défaut d’une nouvelle structure éducative.
14 Les interprètes de Platon comme Popper ont tendance à négliger ce « volontaire » répété à deux reprises.

Plongée dans le maelström / Jean-Clet Martin

Il y a quelque chose de bien plus profond que les nombres, plus terrible que ces belles unités dont on se sert comme d’un outil en oubliant leur nature d’outil pour les prendre comme des choses. Pour Riemann, nos calculs sont basés sur une qualité moins prévisible que les nombres. Qu’est-ce que cette qualité plus profonde ? Riemann dira que c’est un embryon, un embryonnement de l’espace, comme lorsque vous considérez le siphon de la baignoire où l’eau se soumet à un tourbillon au lieu de laisser compter son volume. Calculer le rapport de deux points sur ce tourbillon, ce n’est pas la même chose que de le mesurer sur la surface plane du bain. Nous voilà donc en pleine descente, devant une espèce de Vortex ou de Maelström dont, vous le savez, la science fiction raffole depuis la nouvelle qui s’intitule Descente dans un maelström.
Au cœur du tourbillon décrit par Poe, le navire qui dévale cet espace circulaire, ce cercle vicieux, prend une vitesse et rencontre des objets qu’on ne peut plus mesurer, évaluer avec les mêmes nombres que sur une mer calme. Il y a une distorsion affolante des distances qui deviennent incalculables si on se sert des nombres habituels. Le maelström que nous décrit Poe est une espèce d’entonnoir où, comme pour le pavillon d’un saxophone, se dessine un espace dont la courbure est négative. Il s’agit d’un immense gouffre, d’un abime sur lequel le navire pénètre dans les tréfonds des mathématiques. Je me permets si vous voulez bien de citer quelques phrases de Poe pour entrer dans cet art de compter qui est aussi un art de conter, ou de raconter une histoire. Voici ce qu’il dit : « Au-dessus et au-dessous de nous, on voyait des débris de navires, de gros morceaux de charpente, des troncs d’arbres, ainsi qu’un bon nombre d’articles plus petits, tels que les pièces de mobilier, des malles brisées, des barils et des douves ». Voici donc fixée une espèce de rubrique dont les éléments sont en déroute. Dans l’urgence de cette situation, au lieu d’agir le narrateur, atterré, se perd dans une étrange forme de suspens ou de « supense », un étrange délire dont voici la formulation : « je commençais dit-il à épier avec un étrange intérêt les nombreux objets qui flottaient en notre compagnie. Il fallait que j’eusse le délire, car je trouvais même une sorte d’amusement à calculer les vitesses relatives de leur descente vers le tourbillon d’écume ».
L’impossibilité physique d’agir se trouve détournée par la frénésie de penser. On bascule ainsi vers un art de calculer, vers un plan très spécial, un plan de stupeur qui suspend toutes les appréciations normales, l’évaluation naturelle des distances. S’en suivent des remarques, une série de considérations sur la géométrie, une étrange réflexion sur la vitesse et la forme des objets, Poe découvrant que la mesure, la métrique, les nombres pour évaluer tout cela dépendent d’autres choses que des règles de la géométrie classique, à savoir de l’incurvation du plan, de la courbure de l’entonnoir et de la vitesse des flux induisant autant de déformations de l’espace. En faisant ces réflexions, le narrateur va comprendre qu’il peut se tirer de là, sautant vers des objets dont la trajectoire était susceptible de remonter le cours de la gravitation comme certains filets d’eaux nappés de petits ballons rouges montrent des flux qui remontent le fleuve à contre-courant. On passe ainsi d’une mathématique abstraite à une mathématique vitale, d’une géométrie immobile à une géométrie fluviale.
On tout cas, on verra immédiatement par là que les nombres, un peu comme les ballons rouges sur l’eau ne fondent rien. Ils sont eux mêmes l’expression d’un autre principe, d’autres forces dont ils dépendent. Ce qui est premier, ce n’est pas le nombre, ce n’est pas le mathème mais le lieu : une espèce d’incurvation sur laquelle les nombres vont pouvoir se développer, une qualité de l’espace, une torsion qui fonde la quantité, qui gouverne le mètre. Et ce qui s’appelle normalement un mètre sur un plan, cela n’aura pas la même expression sur les pentes courbées du maelström. C’est comme si l’on abandonnait des barres parallèles du boulier pour un ordre spiralé de la répartition des nombres. Jetez ce boulier dans l’eau, avec les billes en bois numérotées et voyez l’ordre des nombres, la suite des entiers naturels entrer dans un autre groupe. Riemann sous ce rapport soumet la géométrie à la topologie et redécouvre la notion grecque du lieu que Descartes avait éliminée au profit du point, rencontre de y et de x. En renouant avec l’intuition des lieux, par l’analyse de sites, Riemann découvrira en effet que la mesure d’un triangle sur un plan ne correspond pas aux mêmes dimensions que sa mesure sur un entonnoir. Je ne sais s’il a lu Poe, mais sa dissertation sur les Hypothèses qui servent de fondement à la géométrie doit être parcourue comme une espèce de conte mathématique, même si la chose est évidemment bien ardue.
C’est étrange, les hommes n’ont pas eu à attendre la perception des trous noirs pour en imaginer la turbulence. Avant de songer au cœur de nos galaxies, notre imagination s’est emballée déjà autour de tourbillons océaniques, de typhons qui changent toutes les donnes pour autant que je me rappelle l’horreur de la nouvelle de Conrad au sujet d’un Typhon. Mais pour corser un peu la chose, ou pour accélérer encore un peu la vitesse de ce manège, il faudrait renouveler la perspective océanique de Poe ou de Conrad, la projeter au cœur des galaxies, au centre d’un trou noir aspirant tous les points par une force vertigineuse qui dérègle la sévérité des mathématiques mises en demeure de penser tout autrement, ou de penser vraiment, de se mettre à penser ce qui les fonde. C’est-à-dire l’enfer !
Riemann est donc, dans l’histoire des mathématiques, un étrange magicien, quelqu’un qui a d’abord beaucoup effrayé ses collègues. C’est un étranger, immigré des mathématiques ou peut-être une espèce de barbare dont la réflexion ne sera prise au sérieux que par Einstein, renouvelant ainsi sa vision de l’espace. Riemann était aussi révolutionnaire que Galois bien plus jeune, jeune homme qui meurt à 17 ans avec une manière très féconde de grouper les équations. Mais Riemann sera autrement inventif, ouvrant partout des bifurcations, des cercles infernaux dont il montre la disproportion, l’excentrement. C’est un être aux propositions obscures qui fait trembler le système grec, la beauté grecque, celle apollinienne d’Euclide. Et il va montrer qu’on peut contester Euclide dont la manière de penser la géométrie était bien commune, trop commune.

Du mathème, il n’y a rien à attendre si on ne cherche pas un plan plus méphitique, plus grave qui n’a rien à voir d’abord avec les mathématiques et qui intéresse surtout les logiciens. Alors, quand le démon de la logique bouleverse les planifications des idéalités mathématiques, le mathématicien devant le siphon d’une baignoire, plongé dans ses sulfures, se verra appelé par une expérience, une expérience qui lui apprend que l’espace est un labyrinthe. Du boulier aux lignes équidistantes, on passe à un vertige dont les nombres vont sentir l’affolement en entrant dans un nouveau « groupe de transformation ». Voilà donc une expérimentation fort dangereuse des cercles de l’enfer, mettant à mal la logique classique et en premier lieu le principe de contradiction.
Je ne vais pas parler du principe de contradiction inventé par Aristote pour le plaisir de faire montre d’un savoir. Simplement, je dirais que pour Riemann dire que « A n’est pas égal à non A », un tel principe n’est valable que sur la place d’un général quelconque comme Kléber à Strasbourg, quand on ne peut pas en même temps discuter avec tous les passants, sauf à imaginer un gueuloir, ce brouhaha que Flaubert aura expérimenté d’ailleurs en écrivant vraiment pour sentir la sonorité de son récit. Le principe d’Aristote, hostile aux interférences des voix est valable seulement dans un monde ordonné où les choses ne mettent pas en péril le rapport des éléments et des pensées, monde militaire des parallèles, monde des commandements incontestés, sauf sous la défaite d’une bataille.
Riemann prend me semble-t-il la peine de descendre dans le gueuloir évoqué à l’instant. Il s’engage dans un espace saturé où s’affrontent des propositions contradictoires sans que nous puissions déterminer a priori laquelle est la bonne. La vérité axiomatique et générique, vérité de général, reste pour Riemann une plaisanterie pour des étudiants en mathématique. La vérité, les splendides vérités ne font pas du tout un événement pour Riemann, elles ne sont que des opinions qui s’ignorent comme opinion. En-dessous des vérités caporalisées, on ne peut pas ne pas entendre des cris sauvages comme ceux que Lovecraft expérimente en bravant les ténèbres. Partout la science doit recourir à la fiction pour entendre les clivages qui empirent et les chaines de raison qui éclatent, le boulier qui cède et dont les tiges se tordent en tous sens.
Voilà, c’est de ce côté-là que se tient ce que j’appelle le plurivers, c’est dans ces ténèbres que ma pensée de logicien chemine en se méfiant de la splendeur des beaux événements qui ne font rien arriver d’autres que des vérités trop Platoniques, trop cristallines comme une guillotine pour géométriser les hostilités. Je ne suis donc pas du tout Platonicien et refuse le réalisme qu’il impose aux Idées mathématiques. Souscrire à Platon, c’est entraîner les mathématiques sur un chemin où l’on ne pense plus que sous la juridiction d’un ordre sectaire comme celui qui règne dans la cité idéale autour de laquelle s’organise la République. Riemann quand à lui revendique une autre expérience du partage, un autre rapport des nombres que celui de la mesure et de la distinction en classes.
Pour Riemann, les nombres ne sont que des expressions, pas des principes. Ils sont comme les boules en bois qui flottent sur le maelström et dont le cadre des tiges métalliques aura cédé. Autant de propriétés dérivées d’un fond larvaire qu’il nous faudra bien investir. On peut dire que les nombres sont seulement des mécanismes utiles et non des axiomes sublimes. Riemann procède à une déconstruction du mathème au non d’une région obscure où circulent des lignes dangereuses qui font tout chavirer, y compris les principes les plus évidents comme ceux d’Euclide sur les parallèles. C’est pour cet affront non-euclidien que Riemann est célèbre. Ce penseur des mathématiques est un sorcier extraordinaire qui nous entraine dans un monde où les parallèles se rencontrent. Cela peut prendre un tour complexe à démontrer mais on peut très bien l’imaginer.
Tracez des sillages parallèles sur la surface d’une baignoire avec des fils de peinture blanche et vous verrez bien que dans le tourbillon elles vont se mélanger et se rapprocher à partir du point de vidange. C’est ce genre d’espace qui impose sa loi, pas les nombres ! Ce sont les turbulences qui gouvernent et non les régularités. Quoi qu’il en soit, vous pourrez comprendre aisément qu’un monde où les parallèles se rencontrent sera de nature à déstabiliser toutes nos habitudes, procédant à une véritable réduction de nos croyances, une « réduction transcendantale » pour prendre un mot de Husserl. Et si je traduis un peu cet horrible barbarisme, je dirais que penser avec Riemann, c’est réduire les parallèles figées, c’est penser dans un monde peuplé de lignes au comportement aberrant vis à vis de nos certitudes séculaires, mais pour découvrir progressivement que ce monde pluriel, c’est le nôtre.
Platon avait besoin d’un autre monde pour parler des mathématiques. Riemann, lui, nous apprend que les mathématiques, c’est ici et maintenant, dans la caverne, dans le trou, dans le vortex d’une baignoire cosmologique où il engendre des cônes, des variétés d’espaces. Riemann trouve les Idées non pas dans le ciel éternel, il découvre l’Idée dans la caverne, dans la chute. L’événement n’est pas dehors, là bas, au-delà, transcendant. Il est immanent à l’espace sensible dans lequel nous sommes perdus. Il s’agit alors de prendre le navire, de partir avec Poe, sur le radeau qui tourne et se déplace dans le vertige d’un univers qui ne possède en réalité aucune unité. Le mot univers ne saurait sans doute convenir à décrire ce vertige. Il n’y a pas d’univers, pas de monde. Voilà pourquoi on pourrait dire que la modernité s’effondre avec Riemann à la fin du XIXe en même temps que la croyance à l’universalité d’un monde.
Pour le dire mathématiquement, l’espace que conçoit Riemann est « un espace à n dimensions ». Chacune de ces dimensions fonctionne selon des lois propres qu’on ne peut pas exporter ailleurs, à moins de les traduire dans un dialecte très compliqué, une intrication plurielle. Le réel c’est comme un mille-feuille. Sur chaque feuillet émerge un ordre, une organisation des parties qui ne doit rien à ce qui se passe sur un autre feuillet. Ils sont tous autonomes. Comme sur un bloc-notes dont les pages se vrillent en adoptant chaque fois une métrique propre, une géométrie singulière. Du coup, la distribution des nombres sur ce mille-feuilles, ne composera pas la même suite sur l’une des couches que sur les autres. Sur l’un des feuillets « deux » pourra suivre « un », tandis que sur l’autre « un » sera immédiatement suivi par « trois ». Chaque feuillet formera un groupe numéraire, une meute dont il y aurait chaque fois un poème particulier à construire. Je le dis rapidement en passant, c’est Galois qui au début du XIXe travaillera avec de tels groupes qu’on appelle des groupes de transformation. Il faudra ensuite attendre que les choses se décante jusqu’au tournant du XXe siècle.
Au carrefour des deux siècles, la croyance au monde perd son contour comme pour une variation de Mahler ou un dessin de Kandinsky. Malher et Riemann habitent une même contrée agitée, tout à fait folklorique où les étoiles sont en guerre, où le chaos gronde de partout. La cinquième de Malher n’est pas loin de ce folklore, de cette créolisation des espaces. Il y a là, véritablement ce que j’appelle une fin du monde, une fin du monde au profit d’un plurivers qui appelle une pensée du chaos plutôt que de l’événement ou encore l’assomption de certains principes surnuméraires.
Les mathématiques se sont beaucoup trop intéressées à l’infini et Cantor lui-même invente des nombres transfinis, pour ainsi dire surnuméraires, plus grands que tout nombre. Mais pour Riemann compter des transfinis ce serait encore une pensée organique, celle de la progression d’une suite, enchainement « moderne » qui veut que l’infini on peut le sommer pour un, même dans les excès qu’il provoque par des nombres comme « Aleph » qui enchainent des infinis au lieu de compter des unités simples. Mais c’est là une vieille habitude platonicienne qui veut que l’infini, on peut s’en accommoder en y esquissant des événements idéaux. Alors l’infini n’est plus qu’un tour de dialecticien, une opération à la mesure de notre humanité trop humaine. C’est une volonté mathématique d’épuiser un dénombrement énorme selon une opération idéale, abstraite. Les infinis ne peuvent pas vraiment faire peur aux mathématiciens platoniciens, toute la fortune des mathématiciens provenant de la certitude de parvenir au bout de l’infini. Mais qui nous dit que l’espace se soumet à l’infini dénombrable des mathématiciens ?
Il me semble que le monde contemporain a perdu cette illusion. Vous avez sans doute entendu parler des mathématiques du chaos, notamment Mandelbrot qui vient de mourir et auxquels je voudrais rendre hommage. Le chaos, c’est bien autre chose que l’infini, l’un est un ordre, l’autre une turbulence. On ne peut pas le traverser dans l’abstrait. On ne tient pas vraiment de compte quand on est dans le chaos, on ne peut compter sur lui, il fait exploser nos métriques, nos moyens de mesurer, sachant qu’il est la démesure elle-même, une démesure hylétique, infranuméraire, inframince, fractale. Sur le dos du chaos, il y a une chute des nombres plus qu’une élévation. Et c’est là que se joue aujourd’hui la véritable bataille des mathématiques plutôt que du côté de Cantor
Le livre que je nomme Plurivers, et cela vous rassurera peut-être, n’est pas un livre de mathématiques sauf un chapitre sur Galois eu égard à la théorie des groupes que j’évoquais à l’instant. Plurivers a été pour moi une excursion tout autant artistique que politique. Il en va comme des carrés de Kandinsky. Ils s’effeuillent en parfaite connaissance des géométries non-euclidiennes qu’ils illustrent. On les sent qui dérivent sur un bloc-notes dont chaque page marque d’autres propriétés géométriques. C’est une époque où la peinture rêve d’une quatrième dimension de l’espace. C’est encore le cas de Klee et la construction chancelante des couleurs qu’il organise. C’est la notion de période qui m’intéresse chez Klee. Il développe tout cela par l’idée d’un pavage périodique du plan. Mais cette idée de période est très littéraire également comme je vais essayer de le montrer.
Une période est l’organisation d’une séquence constructible dans le chaos. Par exemple, on peut empiler des morceaux de sucre jusqu’à un certain point. Vous en ajoutez un et tout s’écroule. Comment compter un tel équilibre ? C’est tout à fait délicat a priori ou sans passer par l’expérience. Période est un mot qu’on peut décomposer en deux composantes. Il y a d’une part le préfixe « péri », qui donne la périphérie et l’ «ode» qui produit un certain rythme ou un retour. « Périodique » sera donc le mouvement d’une ode, une ode qui est odyssée, toute ode étant odysséenne. Nous voilà au cœur du vortex avec lequel j’avais débuté, un éternel retour qui ne charrie jamais les mêmes événements. Cette ode est en effet sur la limite du péri, du péril, du périphérique. Elle sera sujette à une force centrifuge qui déplace le tout lorsqu’on dépasse un certain point ou un seuil de vitesse. Il y a là disais-je grand péril… C’est que le péril est l’affect même du périodique, le péril vient du péri, de ce qui advient sur la périphérie et qui demande une certaine prudence. Comme le dit quelque part Jean-Luc Nancy Le mot expérience est lui-même construit autour de ce péril, péril de l’ « experiri », de l’empirisme qui empire, qui met le cap au pire. Il y a un mouvement d’empirer du péril sur lequel on trouve encore le « peirates », le pirate, le piratage de l’ode. « Périr, périphérie, période, expérience, piratage.. » sont un seul mot, une créolisation pour dire le chaos, pour construire la séquence fragile d’une régularité périodique dans le plurivers.
J’ai tout au long de mon livre cherché de telles séquences entre philosophie, art, mathématique et politique. C’était pour moi, reprenant un mot de James, une leçon d’empirisme radical parce que tout pluralisme nécessite de longer une période sur un pourtour chaotique. Il m’a semblé que le monde contemporain, c’était cette expérimentation périlleuse du chaos par rapport à la modernité qui se contentait de jouer sur des infinis dénombrables et, par conséquent, sur des événements qui ne pouvaient pas induire de véritables ruptures dans l’histoire de la modernité, une histoire sans cesse poussée par l’espoir d’une progression régulière. Le geste par lequel je rencontre les plurivers est donc diamétralement opposé à la tentative de la modernité ou de la postmodernité pour restaurer le compte total en formation au sein d’une histoire ou d’une structure. Deleuze et Derrida sous ce rapport sont plus proches des temps contemporains, de la contemporalisation des temps qui fait la figure de l’immonde dans laquelle nous sommes rentrés depuis Riemann, Malher ou Kandinsky, très éloignée d’une « logique des mondes ».
Jean-Clet Martin
Plongée dans le maelström / 2011
Publié sur Strass de la Philosophie
Voir également :
Plurivers, Du jour au lendemain, France-Culture
Extrait de l’entretien pour Chimères n° 75, Devenir-Hybride
Plurivers sur Intercessions
Plongée dans le maelström / Jean-Clet Martin dans Flux pdf unedescentedanslemaelstrompoe.pdf
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