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Une philosophie plébéienne / Centre de réflexion et de documentation sur les philosophies plébéiennes / Atelier du 2 novembre 2013, ferme Courbet de Flagey

La philosophie, comme le reste des activités créatrices, est largement embourbée dans le marécage de la « culture ». Comme telle, elle se résume à produire des marchandises qui possèdent une (petite) valeur d’échange sur le marché culturel. Ses produits sont pourtant particuliers en tant qu’ils prétendent toujours être aussi tout autre chose que des marchandises : une voie vers le salut, la sagesse, la révolution ou le bonheur (comme bien-être essentiellement). Or, c’est précisément cette prétention qui produit leur valeur d’échange, le « supplément d’âme » philosophique comme facette originale du divertissement. On consomme de la philosophie pour prendre plaisir à une suspension illusoire du cycle de production-consommation aliéné qu’est notre existence. Le point d’extériorité transcendant à partir duquel parle la philosophie mainstream, que ce soit la Vérité, le Bien, l’Homme, la Nature, la Vie, l’Événement, toutes ces superstitions, produit un plaisir particulier d’inquiétude-réassurance : inquiétude face aux turpitudes du présent, réassurance dans la contemplation dernière qui l’explique et le justifie. Elle reste de ce point de vue une philosophie patricienne en tant qu’elle justifie l’état de choses actuel, ou suspend sa critique à la contemplation d’un état futur, de toute façon elle légitime des positions sociales supérieures, au nom de transcendances inaccessibles, comme l’ont toujours fait toutes les « noblesses ».
Face à cette figure, par ailleurs très ancienne, de la philosophie, il faut réactualiser, partout où c’est possible, un geste de sécession à l’image du « camp sans général » de la plèbe romaine en 494 avant J.-C. La multitude rejette alors le principe d’autorité théologique et traditionnel qui la prive de parole et démontre ainsi sa capacité d’autonomie. Son horizon n’est, ni un système social séculaire qui détermine le présent, ni le rêve d’une société future qui devrait guider pas à pas un processus révolutionnaire. C’est une position d’extériorité critique qui témoigne du caractère « politique relatif » et non « naturel absolu » de l’ordre du présent et donc de la possibilité indéterminée de le modifier. La seule conséquence réellement prescriptive de ce geste, c’est que désormais tous les citoyens ont droit à la parole, pas à n’importe quelle parole, à une parole de mise en question effective de la validité et de la légitimité des discours de commandement. Le vrai et le juste sont sur la table.
Ce geste, on le retrouve sans difficulté dans la vie et les engagements de Courbet : influencé jeune par le fouriérisme, toujours pacifiste, contre l’Empire et contre l’Empereur, militant pour une autonomie régionale démocratique incluse dans une Europe fédérale, élu de la Commune, condamné pour avoir eu le projet du « déboulonnement » de la Colonne Vendôme, il doit ensuite partir en exil. Ces engagements ne peuvent pas être détachés du travail de Courbet, véritable « peinture socialiste » selon Proudhon, parce qu’il a intégré le social et le politique dans son art. Sans se faire le messager d’une cause dite avant son art, il a fait du geste de peindre un geste politique.
En suivant cette inspiration, une philosophie plébéienne repose sur un geste de critique radicale, permanente et indéfinie. Son but n’est pas de retrouver un fondement mais de supprimer la possibilité de penser tout fondement de vérité ou d’autorité. Elle est donc farouchement anti-théologique. Elle joue Socrate contre Platon. De même l’œuvre de Courbet ne fait pas parler une « divinité rageuse », pas de Liberté à la Delacroix ou d’allégories à la Papety, tout juste en 1848 un homme sur une barricade. La politique n’est pas ici une présence massive, elle est l’affaire des hommes, elle est immanence. Le spectateur ne contemple pas l’aliénation, il y pénètre, enfoncé avec les personnages dans une terre qui n’a pas de sol. Sur le sol marchent des sujets, pris par la terre, il n’y a plus de sujet, mais un être en proie à sa finitude, à la dureté de sa condition, à une fragilité qui déjoue toute certitude de la maîtrise.
Inévitablement, une pratique plébéienne de la philosophie refuse les dignités académiques nécessaires pour obtenir les « biens et les honneurs » sur le marché officiel. Dignité qui permet également de rendre prégnante la ligne imaginaire entre « philosophe » et « non-philosophe ». Elle s’adresse à tous autant qu’elle peut être produite par tous. De même, elle ne repose pas sur le commentaire de la tradition sacralisée. Son but n’est jamais d’expliquer un texte par un autre texte (au final de commenter le commentaire d’un commentaire d’un commentaire…) mais de disséquer une situation présente dans laquelle elle est prise. Elle enquête sur les conditions de possibilité de notre actualité. Même inspiration dans le projet de Courbet, avec Claudet et Buchon, de reprendre l’art populaire, de le faire reconnaître comme art, de constituer des passages d’un art populaire à l’autre, d’entrer dans les vies du peuple en s’incorporant dans ce qui est peint. Tendre à une forme d’engagement dans un lieu qu’il ne s’agit pas seulement de décrire mais où il est question d’introduire de la démocratie tout en le décrivant, « si vous voulez que le peuple vous comprenne, endossez vite sa blouse bleue, dans vos œuvres ; enfoncez-vous vite son casque à mèche jusque sur la nuque, chaussez vite ses gros souliers » écrit Buchon.
Finalement, la philosophie plébéienne est une analyse critique du présent, en particulier des prétentions de vérité et de légitimité des différentes formes d’exercice du savoir et du pouvoir, afin d’en démontrer les contradictions, lacunes, tours de passe-passe, mécanismes de domination, effets de pouvoir inaperçus. Son but n’est pas de retrouver l’Un qui se perdrait dans les ramifications chaotiques d’un présent en manque de repères, mais de faire bouger les lignes qui structurent ce présent, en trouvant des marges de manœuvre de pensée, et donc d’action, dans les relations entre la multiplicité des éléments qui le constituent.« En concluant à la négation de l’idéal et de tout ce qui s’ensuit, j’arrive en plein à l’émancipation de la raison, à l’émancipation de l’individu, et finalement à la démocratie. Le réalisme est, par essence, l’art démocratique. » (Courbet au Congrès d’Anvers en 1861).
Un Centre de réflexion et de documentation sur les philosophies plébéiennes ne serait donc pas un lieu où l’on vient se cultiver, mais où l’on vient produire des outils pour démonter les agencements de pensée du présent. Il ne s’agit pas d’éducation populaire ici, mais de rendre possible un geste artisanal et commun de critique radicale. Or, face à l’hégémonie académique et médiatique de la philosophie patricienne, nous avons d’abord besoin d’un travail de réappropriation et de consolidation théorique de la démarche d’une philosophie plébéienne, vouée sinon à l’invisibilité et à la dissémination. Un séminaire annuel de réflexion sur les philosophies plébéiennes permettrait d’en clarifier les enjeux conceptuels et méthodologiques. Cette élaboration appuierait le repérage et le recueil des discours et des gestes qui donnent corps à cette pratique plébéienne de la philosophie. Un centre de documentation dépassant de loin les limites de la philosophie universitaire et des seules ressources textuelles permettrait de réunir autour de ce fil directeur des formes de pensée et d’action qui se vivent aujourd’hui largement sur le mode de la dispersion et de l’isolement. Il donnerait certainement à voir des liaisons inattendues et fertiles entre des démarches théoriques, artistiques, politiques hétérogènes. Enfin, un colloque annuel relayé par des publications dédiées permettraient d’ouvrir le débat et d’en permettre la publicité. Il reste qu’un défi majeur de ce qui reste de l’ordre de la production et de la transmission d’un savoir, sera la capacité de dépasser la relation pédagogique en permettant la participation active du plus grand nombre. Non pas dans l’idée d’une « vulgarisation » de la connaissance, mais avec l’obsession de l’utilité épistémologique, éthique et politique de ces outils de pensée critique.

Atelier du 2 novembre :

10h -12h30 « Dans la glèbe ou sur le terrain : de CoriolanL’Établi »
Christiane Vollaire

Le Coriolan de Shakespeare oppose, à la plèbe considérée comme un simple ventre affamé, l’héroïsme des guerriers. A ceux qui ne sont pas véritablement sortis de la glèbe, ceux dont le corps s’offre aux blessures pour la défense du territoire. La tradition philosophique, vouée depuis Platon à la contemplation, s’abstrait autant de l’un que de l’autre. Ce faisant, elle méconnaît le rapport au terrain comme part nourricière de l’activité intellectuelle. On veut promouvoir ici l’oxymore que semble constituer une philosophie de terrain, à travers des figures telles que celles de George Orwell, de Simone Weil ou de Robert Linhart. Un terrain qui n’est ni celui de la sociologie, ni celui de l’anthropologie, mais fait de la pensée un lot commun, enraciné dans les pratiques et la pluralité des expériences qu’on interroge. Faire un entretien, ce n’est pas considérer l’interlocuteur comme ce « témoin » en position d’infériorité qu’un juge met à la question, mais comme le sujet d’un discours réflexif et nourricier, indispensable à l’usage affûté des concepts.

12h30- 14h Buffet (gratuit)

14h-16h30 « Rendre visible, faire du bruit » Noël Barbe
Courbet envoie Une Après-dinée à Ornans au Salon en 1849 ; entre 1955 et 1957 Bernard Clavel écrit Vorgine, premier roman publié ; Maurice, son homonyme, fait paraître en 1974, les Paroissiens de Palente ; Armand Gatti tourne à Montbéliard Le Lion, la cage et ses ailes entre 1975 et 1977 ; François Bon, en 1982, publie Sortie d’usine. Souligner la grandeur, lutter contre l’effacement, faire entendre des voix inaudibles ou œuvre polyphonique, réaliser avec, produire des éclats de réalité, se faire ou non porte-parole. Figurer ou représenter ceux qui ne le sont pas, et pour cela entretenir avec eux des rapports différenciés, tel est l’un des points communs de ces différentes œuvres – peinture, littérature, cinéma. C’est aux différents dispositifs qu’elles construisent pour ce faire que nous nous intéresserons.

Ferme Courbet de Flagey
28 grande rue 25 330 FLAGEY
Depuis Besançon, suivre Ornans puis Chantrans
Possibilités de transport depuis les gares de Besançon
Inscription et renseignements :
crdpp25@gmail.com ou Philippe Roy 06 51 38 43 45

http://centre.philoplebe.lautre.net/
Une philosophie plébéienne / Centre de réflexion et de documentation sur les philosophies plébéiennes / Atelier du 2 novembre 2013, ferme Courbet de Flagey dans Dehors bartok-pirate

Lectures de Foucault / Alain Brossat

La réception longuement contrariée de Foucault dans l’espace de la philosophie universitaire produit, depuis quelques années, un intense effet de rattrapage : les travaux savants se multiplient, les thèses en premier lieu, s’attachant pour les unes à élucider telle partie ou dimension de l’œuvre, pour les autres à en proposer une lecture plus ou moins novatrice. Faire en sorte que Foucault, désormais, ne puisse plus être lu comme il l’était jusqu’alors – c’est au fond l’ambition ouverte ou rentrée de tout jeune « foucaldologue » qui publie sa thèse aujourd’hui.
Une relation tendue s’établit entre les exigences normalisatrices et disciplinaires de l’institution universitaire qui président à la réception d’un philosophe contemporain (ceci d’autant plus que celui-ci a longtemps été catalogué comme atypique, indocile, voire « dangereux ») et le geste qui inspire la pratique de la philosophie mise en œuvre par Foucault, les différentes stratégies qui ont inspiré son travail dans ses différentes époques ou chantiers. Pour autant que ce geste (et le style qui l’accompagnent) font référence, d’une part à la discontinuité et de l’autre à la recherche d’un point d’extériorité (en relation à la philosophie comme discipline et champ d’inclusion), sont posées les conditions d’un litige durable sinon perpétuel entre ce qui s’est publié et continue de se publier sous le nom de Foucault et les réquisits de la philosophie comme institution et qui tiennent autant à des exigences d’unité de l’œuvre (et, autant que possible, de « systématicité ») que de docilité aux taxinomies en usage (la place de tout ce qui se subsume sous le nom de cet auteur dans le tableau général de la philosophie contemporaine, européenne, occidentale, française, etc.).
Cette tension « travaille » dans le dos des chercheurs qui s’activent aujourd’hui à faire valoir leurs propres lectures de Foucault : ils sont établis sur une ligne de front, pris sous les tirs croisés d’une pensée dont la puissance de perturbation et de dissolution ne se dément pas et d’une institution ou d’un dispositif (la philosophie universitaire) qui ne saurait transiger avec ses règles et ses normes : pour qu’un auteur puisse être enseigné et utilisé comme moyen de validation des connaissances (car c’est bien de cela qu’il s’agit, en premier lieu), il convient qu’il ait un « état civil » philosophique, que certaines conditions d’homogénéité de l’œuvre et d’adéquation entre un corpus de textes et un nom propre soient remplies. La façon dont nos foucaldologues plus ou moins aguerris vont faire face (ou non) à cette difficulté constitue généralement un excellent test de qualité de leurs recherches.
Dans l’immense majorité des cas, ce qui se soutient et se publie aujourd’hui dans l’espace universitaire français à propos de Foucault est inspiré par une position empathique, si ce n’est un parti de « fidélité ». Une telle posture suscite, tout naturellement, ses exigences propres : elle suppose que le commentateur ne s’inscrive pas en faux contre le geste et la pratique de recherche de l’auteur de référence. Or, on le sait, le « genre » de Foucault, ce n’était pas l’histoire des idées, ce n’était pas la biographie des grands hommes qui ont changé le cours de l’histoire du monde, ce n’est pas cet usage autarcique de la philosophie qui revient sur elle-même et se mire, inlassablement, dans son propre commentaire. Le genre de Foucault, ce serait plutôt les découpes dont l’effet est de produire un trouble radical dans tout ce qui s’impose à nous comme l’a priori (ordre des discours, savoirs, conduites formatées par les disciplines, etc.). Le propre des découpes est de rendre friable et douteux ce qui s’impose à nous dans la tiédeur familière des systèmes d’évidence constitués : dangers de la folie et de la délinquance, impartialité de la Justice, répression de la sexualité, etc. Pour Foucault, il s’agit toujours moins de « faire le tour » d’une question que de réaliser une percée – en prenant les choses « de biais » (j’avance en crabe, disait-il) plutôt qu’en tentant une vaste synthèse. Cet art de « problématiser » impose, en principe, un certain nombre d’obligations pour ceux qui entendent travailler sur Foucault en respectant, voire en prolongeant ce que son geste présente de singulier.
C’est bien ce dont se souvient, me semble-t-il, Philippe Chevallier lorsqu’il nous livre, après son essai remarqué sur Foucault et la bataille (Editions Pleins Feux, Nantes 200 ), son Foucault et le christianisme. L’exercice va consister, pour l’essentiel, à montrer que les termes mêmes qui sont posés dans cet intitulé, doivent être fracturés et rendus problématiques : existe-t-il quelque chose comme un Foucault qui, continûment aurait élaboré avec esprit de suite une notion unitaire du christianisme, ou bien sa théorie propre du christianisme ? Existe-t-il, se demande d’emblée Philippe Chevallier, « quelque chose comme ’le christianisme’ chez Foucault ? » – et nous voici déjà dans le vif du sujet : pour autant que le philosophe refuse de placer son intérêt pour cet objet (immense, diffus) sous le signe d’une « science » destinée à l’enfermer dans un concept synthétique (histoire des mentalités, typologie des religions, tableau des idéologies…), le christianisme va se présenter comme un champ de dispersion et surtout, dans la dynamique et l’ « histoire » du travail de Foucault, comme un espace, une topographie où se produisent des rencontres et des points d’intensification, des occurrences de problématisation. Philippe Chevallier en dresse l’inventaire avec précision, mettant en évidence l’élément de discontinuité marquée qui ressort de ce que l’on pourrait appeler ces rencontres en série avec « le christianisme » : le compagnonnage avec les écrivains qui explorent les limites de l’écriture sous le signe de la « mort de Dieu » et de l’a-théologie post-chrétienne (Flaubert, Bataille, Klossowski, Blanchot…), la découverte de l’immense continent du pastorat chrétien et l’étude du christianisme comme gouvernement des vivants (les techniques d’aveu, d’examen, de direction de conscience) et enfin, l’étude du christianisme comme « régime de vérité », le christianisme « non seulement comme une nouvelle éthique, mais également comme une nouvelle ontologie de soi ».
Du coup, cette recherche porte bien au delà de l’inventaire et de la présentation de ce que Foucault a dit du christianisme, de la façon dont celui-ci entre en composition dans nos identités ou nos subjectivités (moderne, occidentale, sexuelle, familiale, politique…). Elle expose exemplairement la façon dont se déploie le travail de Foucault – en s’arrêtant sur un problème : comment faire de la (supposée) mort de Dieu « l’espace constant de notre expérience » ? Comment saisir la confession chrétienne comme un laboratoire de la constitution des individus en sujets de leur propre existence ? Comment lire les Pères de l’Eglise sans les passer à la moulinette de l’herméneutique ? Comment saisir l’avènement du motif de la chair (Tertullien) dans la discursivité chrétienne ? Comment prendre acte de la singularité absolue de ce pastorat qui prétend au gouvernement des hommes dans leur vie quotidienne « à l’échelle de l’humanité toute entière » ?, etc. Autant de questions spécifiques relevant d’une « manière » propre, laquelle consiste (Foucault dixit) à « découper un objet et [à] forger une méthode d’analyse » et donc à dissoudre, chaque fois, à faire voler en éclat la notion a priori de l’objet compact et insécable – « le christianisme » ; il s’agira ainsi de faire apparaître que, comme le dit Philippe Chevallier, « le terme ’christianisme’ n’est pas exact, il recouvre en vérité toute une série de réalités différentes ».
Mais en même temps, au fil de ce parcours, à défaut du christianisme comme idéalité, c’est bien chaque fois, quelque chose comme un domaine ou un continent « christianisme » qui est rencontré, mis en question, interrogé à l’occasion, pourrait-on dire, de la confession, du pastorat, des disciplines monastiques, du pouvoir ecclésial, de la production du sujet docile et gouvernable, du discours de la chair… Ces traversées qui, itérativement, correspondent à un point de problématisation font revenir dans le champ du questionnement philosophique non pas le christianisme comme grande forme définie a priori mais ce « quelque chose » d’indépassable, d’obsédant, de récurrent qui entre en composition dans ce qui nous constitue comme ce que nous sommes et qui fait non pas que l’Occident serait tout uniment chrétien, que notre culture serait intrinsèquement chrétienne, mais bien que l’élaboration de notre actualité propre (de nous-mêmes dans l’horizon du présent comme ce qui est en question) ne saurait faire l’économie de la rencontre avec cette dimension de notre culture – pour employer une formule convenue. Ce n’est pas pour rien que, dans la continuité discontinue du travail de Foucault, le christianisme survient sur ce mode de l’éternel retour - dans une succession de métamorphoses où il est, en même temps, toujours question de la même chose au bout du compte (c’est le « dernier » Foucault : le fait avéré que « la subjectivation de l’homme occidental est chrétienne, elle n’est pas gréco-romaine ». Mais, bien sûr, avec ce retour des « gros mots » (« l’homme occidental »…), l’énoncé visant à définir quelque chose comme un aboutissement ou un point final du parcours de Foucault expose toute sa fragilité – le dernier énoncé ne dit la « vérité de l’oeuvre » qu’aux conditions d’une convention finaliste plus ou moins inavouable.
L’enquête conduite par Philippe Chevallier se déploie alors sur deux plans : sur le premier, il s’agira d’évider et invalider toute la série des fausses questions – trouve-t-on chez Foucault une théorie ou une doctrine, un concept du christianisme, voire jusqu’à quel point Foucault est-il lui-même un penseur chrétien ? Ce travail de destruction (déconstruction) porte bien au delà de l’enjeu spécifique que constitue la relation entre notre philosophe et l’objet « christianisme ». Il vise aussi et sans doute surtout à nous rendre sensible à ce que la méthode (ou ce que j’appelais plus haut le geste) de Foucault a de singulier : le rejet des abstractions généralisantes, le balisage de l’espace propre d’un « problème » (un chantier de recherche) comme condition de la production des concepts.
La seconde dimension de l’enquête va donc se déployer dans cette direction : il s’agira de visiter successivement les différents chantiers ouverts par Foucault dans lesquels le christianisme est, par quelque biais, en question. Il s’agira de tenter de cerner la relation qui s’établit entre chacun d’entre eux et tous les autres, sans jamais postuler l’existence d’un unique fil rouge qui conduirait de l’un à l’autre et dont l’existence livrerait le secret de la cohésion synthétique de l’ensemble. L’auteur va être amené ainsi à mettre l’accent, en spécialiste averti, sur un certain nombre de points clés sur lesquels s’illustre le risque de la pensée tel que le cultive Foucault.
Premièrement, si le christianisme est bien, tout d’abord, un « ensemble de faits » subsumés sous cette appellation, il est aussi une inépuisable machine discursive, une machine dont la puissance est de faire valoir interminablement les jeux d’oppositions et les séparations qu’il promeut (Occident chrétien, Orient…), de baliser le champ de toute expérience et de toute production de subjectivité dans nos sociétés, de créer les conditions d’une dramaturgie spécifique et dont notre rapport au langage, à la loi, à la vérité porte constamment la marque. Rien n’expose mieux la puissance de cette machine discursive que le motif – on pourrait dire le test – de la mort de Dieu : plus ce motif va se trouver intensifié, dans la littérature, et plus prévaudront les droits d’une théologie masquée ou inversée, chez Bataille par exemple, toute entière soumise aux conditions de cela même dont elle entend se désamarrer. Le domaine sans frontières déterminées du post-christianisme se présente ici comme une modalité exemplaire du post-moderne : une reprise par déplacement, un redéploiement spectral du même. Le premier Foucault est amplement placé sous le signe de la fascination, via la littérature, pour cette figure spectrale d’un christianisme rêvé (une machine à fantasmes) agencé sur les motifs de la disparition de Dieu, de celle du sujet, de la pure immersion dans le langage ou l’écriture…
Deuxièmement, le christianisme est ce milieu dans lequel, par le biais de techniques d’aveu, d’examen et de direction de conscience, s’est inventé, expérimenté un mode de gouvernement du « troupeau » humain en général et de chaque individu en particulier, un mode de gouvernement des conduites dont on peut dire qu’il est unique, sans équivalent dans l’histoire humaine. On a là une matrice et un champ d’expérimentation étendu sur des siècles et des siècles (depuis les IIème et IIIème siècles) d’une technologie du gouvernement des vivants sans le substrat desquels les pouvoirs modernes n’auraient pu se dégager de l’emprise du modèle de la souveraineté classique, de la Raison d’Etat. Cette matrice, c’est celle de la gouvernementalisation des populations qui passe par la constitution des individus en sujets de leur existence propre et une observation constante de leurs dispositions, elles mêmes destinées à s’énoncer à travers un certain nombre d’actes de parole ou de « publications de soi » (en ce sens, ce n’est pas le divan de l’analyste mais bien l’isoloir qui, généalogiquement, se rattache au confessionnal). L’originalité de la position présentée par Foucault est double : il s’agit d’une part de soutenir que la ligne de force des pouvoirs modernes est davantage celle du pastorat que celle de la souveraineté : leur élément est davantage « le bienfaisant et le médicinal » que l’exhibition de la force et la conquête de la supériorité. Mais d’un autre côté, les pouvoirs modernes ne sont pas un pur et simple décalque du pouvoir pastoral qu’invente le christianisme. Le pasteur chrétien guide la brebis vers son salut, sans l’assurer, celui-ci n’appartenant qu’à Dieu. Les pouvoirs modernes n’inscrivent plus la conduite des gouvernés dans l’horizon d’un quelconque « bonheur public » qui serait susceptible de passer pour une version laïcisée du salut. Le « faire vivre » très imparfait dont ils s’efforcent de proroger les conditions suffit à leur peine.
Troisièmement, il s’agit de tenter de comprendre « dans quel domaine à la fois pratique et réflexif le christianisme a (…) innové – en quoi et dans quelle mesure il s’est progressivement arraché à l’Antiquité gréco-romaine ». Ici, la grande innovation de Foucault va consister à envisager cette question non pas sous l’angle historiciste de la succession des âges et des époques identifiés à de grandes formes culturelles, politiques, sociales, mais sous celui des conditions de possibilité de l’existence des sujets dans leurs rapports à la vérité, au pouvoir, aux conduites, au présent…
La recherche conduite par Philippe Chevallier doit ici franchir une porte étroite : d’un côté, il convient de se rappeler constamment que « le terme ’christianisme’ n’est pas exact, [qu’]il recouvre en vérité toute une série de réalités différentes », de l’autre que des motifs comme le pastorat, la chair, la rechute, jalonnent des pratiques discursives et des formes du souci de soi qui n’appartiennent qu’au christianisme et qui font que l’on peut opposer un modèle chrétien du rapport à soi à d’autres – un modèle « platonicien », un modèle « hellénistique », un modèle « confucéen », etc. Foucault insiste constamment pour attester non pas en général et comme une évidence établie à priori la réalité d’une rupture par paliers entre monde gréco-romain et monde chrétien en référence à des notions, des pratiques, des enjeux discursifs spécifiques : baptême, seconde pénitence, pratiques de l’examen de conscience, de l’aveu et de l’obéissance, etc. Il note, dans Du gouvernement des vivants : « L’idée même de rechute était une idée (…) étrangère aussi bien à la culture grecque, héllénistique et romaine qu’à la culture hébraïque ». Si, donc, « la subjectivation de l’homme occidental est chrétienne », c’est toujours sur un mode relatif à des pratiques, discursives et autres, et donc conditionnel, variable : à chacun de se montrer plus ou moins docile ou indocile, porté à l’examen de conscience ou non, soucieux de la vérité ou pas, inquiet de son salut ou indifférent à lui, etc.
Aux antipodes de ceux qui glosent sur « les fondements chrétiens de notre civilisation » (en vue de proscrire tout rapprochement de la Turquie avec l’Union européenne ou justifier un traitement de défaveur de l’Islam en France, par exemple), Foucault explore ce que l’on pourrait appeler des points de spécificités du christianisme engageant aussi bien la constitution éthique des sujets que les modes de gouvernement, les formes de pouvoir, etc. Le christianisme étant une religion du salut dans la non-perfection, il se pose la question (en forme de prosopopée – ce n’est pas lui, mais son chrétien imaginaire qui parle) : « Par quelles techniques vais-je pouvoir continuer à vivre alors même que la vérité n’est pas ce que je découvre sans cesse un peu plus tous les jours mais ce que je manque constamment ? » . Ou bien, insistant une nouvelle fois sur la « spécificité » de la forme de pouvoir qui se dégage du christianisme non pas comme système idéologique mais comme champ pratique et stratégique : « Le pastorat est bien la traduction, en termes de relations concrètes de pouvoir, de ce processus spécifique au christianisme par lequel une religion s’est constituée en Eglise, c’est-à-dire comme une institution prenant en charge la vie quotidienne de chacun de ses membres pour les mener au salut ». Sur tous ces points, le livre de Philippe Chevallier enchaîne sans défaillance sur le geste de Foucault. Il fait mieux que restituer avec scrupule et précision les articulations des rencontres de l’analytique foucaldienne avec le « christianisme », il les prolonge et les enrichit.
D’une toute autre tournure est l’essai de Diogo Sardinha Ordre et temps dans la philosophie de Foucault.
D’emblée, l’auteur en énonce le dessein : reconstruire « une architectonique intérieure de la pensée de Foucault », comme le dit Etienne Balibar qui préface le livre et fut le directeur de thèse de l’ouvrage, restituer le sens fondamental de l’oeuvre tel qu’il a jusqu’alors échappé aux spécialistes, lequel s’agence autour de la notion d’une « systématicité libre ». A l’encontre de ceux qui placent la recherche de Foucault sous le signe de la discontinuité, voire de la dispersion et du « décousu », et qui, selon l’auteur, représentent le mainstream des études foucaldiennes, Diogo Sardinha entend mettre en évidence ce qui ne se détecte que dans les profondeurs de l’œuvre et se dérobe au regard exclusivement fixé sur son contenu manifeste ou sur les déclarations d’intention de l’auteur – une « cohérence synthétique » de l’œuvre qui ne se comprend bien que si l’on établit un parallèle entre les topiques de la recherche foucaldienne et l’architectonique de l’œuvre kantienne – les trois Critiques. C’est ce rapprochement qui permet de faire émerger la notion d’une « systématicité sans fin » du travail de Foucault, laquelle, certes, récuse la notion d’une œuvre qui doive se concevoir comme totalité close ou « tout sans fissure », mais doit s’entendre comme déploiement d’un même sens, d’oeuvre en œuvre et sans rupture fondamentale. Même si, dit l’auteur, l’appréhension de la forme de systématicité qui se dégage de l’œuvre de Foucault « met en cause les concepts classiques de la systématicité », elle n’en demeure pas moins la condition pour que soit (enfin…) produite une intelligence vraie de cette philosophie originale, de sa dynamique et de son intention « profonde ». Le moins que l’on puisse dire est que cette thèse ne manque ni d’originalité ni d’ambition. Pour aller à l’essentiel, disons que pour Diogo Sardinha, toute la recherche de Foucault converge vers la dernière partie de l’œuvre, celle qui met en évidence la qualité propre du sujet éthique, qui est de ne pas être inclus dans un événement et un dispositif général à son corps défendant, comme le sont les sujets du savoir et du pouvoir. « Dans l’éthique, écrit l’auteur, aucune instance ne joue un rôle semblable à celui de la disposition épistémologique ou du dispositif politique ». Dans l’élaboration du rapport de soi à soi et de soi aux autres est à l’œuvre un élément de liberté qui était radicalement absent dans la relation du sujet aux substrats épistémiques du savoir ou aux rapports de pouvoir – lesquels reposent sur des conditions de possibilité renvoyant à un événement antérieur qui se tient hors de sa portée.
Le sujet du savoir et le sujet du pouvoir sont captifs d’éléments de discontinuité (ceux qui président à la constitution de topographies déterminées du savoir et du pouvoir – epistémè, dispositif…) sur lesquels il est sans prise. Même quand il entre dans des conduites de résistance, il demeure inclus dans le champ de rapports de pouvoir qui limitent d’emblée la portée de l’effort qu’il produit pour contrarier le dispositif. « La résistance, écrit Diogo Sardinha, est encore trop proche du pouvoir pour ne pas entretenir avec lui des affinités équivoques ». Tout se passant comme si « à l’intérieur d’une époque, le temps n’existait pas », aucune révolution que ce soit dans l’ordre politique ou dans celui du savoir n’y est possible.
Dans le domaine éthique, par contraste, ces conditions draconiennes de radicale discontinuité (découlant du primat absolu du spatial sur le temporel décrété par Foucault) sont levées. Le sujet libre se trouve établi dans une continuité au fil de laquelle il élabore ses conduites sur un mode qui s’apparente de façon saisissante à ce que Kant nomme héauto-assujettissement et dans l’horizon de la question : « que suis-je aujourd’hui ? » dans ce présent, tel qu’il est. Le sujet éthique dispose de la capacité de s’affecter soi-même, d’établir un « rapport de (la) force avec soi » qui lui permet de « trouver le lieu à partir duquel le regard de l’âme peut embrasser tous les endroits » (Foucault, avec Sénèque).
Pour Diogo Sardinha, il ne fait aucun doute que le dernier chantier de Foucault, tout entier voué à l’élaboration des conditions dans lesquelles le sujet éthique eut exercer sa liberté, constitue le point d’aboutissement de toute la recherche de Foucault, ce lieu de la pensée où se dévoile, dans sa substance intime, la logique et la cohérence de l’œuvre : « Foucault invite à saisir après coup [ je souligne, AB] et comme un ensemble structuré ce qui tout au long du chemin n’est apparu que comme des inflexions et des détours ». L’auteur fait ici référence à l’autorité de Pascal : « Pour entendre le sens d’un auteur, il faut accorder tous les passages contraires (…) Tout auteur a un sens, auquel tous les passages contraires s’accordent, ou il n’a point de sens du tout » (Pensées et opuscules, fragment 684).
La thèse, explicitement présentée par Diogo Sardinha comme destinée à faire date et à jeter un éclairage inédit sur la philosophie de Michel Foucault, a le mérite de la clarté. Elle est exposée avec un allant qui ne se dément à aucun instant. Elle met l’accent à bon escient sur l’importance chez Foucault du motif de la critique, sur le fil kantien de sa pensée – se détachant à bon escient des approches défiantes et péjoratives qui ont longtemps contribué à faire du contempteur de l’idéologie humaniste le tenant d’un néo-nietzschéisme en forme de machine de guerre contre la pensée des Lumières. Mais c’est, du même coup, une lecture qui s’expose à toutes sortes d’objections. La première d’entre elle aurait trait à la façon dont, de manière toute subreptice, ses présupposés, affichés comme audacieuse conceptualisation ou mise en forme du travail de Foucault ne font que reproduire les conditions tout autant implicites qu’implacables de la normalisation universitaire d’un auteur, de tout auteur philosophique : le primat de l’unité sur la dispersion, la coïncidence optimale entre un nom et une œuvre, le culte du profond ou du fondamental par opposition au visible ou au superficiel, etc. A l’aide de termes ou d’énoncés aussi flous que « projet » (ce qui envers et contre tout unifie l’œuvre en dépit des ruptures st disparités béantes qui la scandent), « systématicité sans fin », « jeu libre », « sens fondamental », « systématicité synthétique »… se construit une tenace téléologie fondée sur l’évidence indiscutée selon laquelle le sens d’un travail philosophique agencé autour d’un nom propre ne peut se dévoiler à la fin que dans l’apparition terminale du sens d’une œuvre, indissociable de son unité envers et contre tout. Le fait est qu’une telle lecture ne peut imposer son dogme qu’au prix de l’oubli, voire du déni de nombre d’énoncés dans lesquels Foucault se prononce sur les dispositions qui inspirent son travail, sur les gestes qu’il met en œuvre dans sa pratique intellectuelle : la critique en règle de la notion d’auteur et de celle d’œuvre (Qu’est-ce qu’un auteur ?), le jeu perpétuel de désassujettissement par rapport aux conditions de la philosophie entendue comme champ institutionnel (« Je ne suis pas philosophe… »), la validation de la qualité heuristique des discontinuités (la « discontinuation » comme déploiement d’une puissance propre au chercheur – « J’écris pour oublier… »), etc. La quête éperdue et impensante de ses propres conditions d’une vérité affichable de l’œuvre est fondée sur un ensemble de présomptions qui, toutes, renvoient à l’autorité du penser/classer : la prévalence du continu sur le discontinu, de l’homogène sur l’hétérogène, du même si le disparate… (si le caractère de champ de dispersion de l’ensemble des écrits assignables au nom de Foucault demeure irréductible, quel casse-tête pour les historiens de la philosophie et les profs de philo !). Ainsi se trouve éludée la question pourtant primordiale ici : et si c’était précisément aux seules conditions de cet état de dispersion et de discontinuité que se déployaient les pleines puissances de la pratique philosophique et du geste intellectuel de Foucault ? Et si la déconstruction de la monarchie de l’auteur et de la tyrannie de « l’oeuvre » étaient la condition expresse d’une lecture émancipée de ses textes ? La tentative de faire entrer le parcours proliférant de Foucault dans le schéma rigide d’une copie conforme de l’architectonique rigoureuse de la pensée kantienne conduit inéluctablement à simplifications et des distorsions de sa pensée – dont certaines ne sont pas négligeables. Ainsi : pourquoi porter exclusivement l’accent sur la qualification du marxisme par Foucault comme se trouvant dans la pensée du XIXème siècle « comme un poisson dans l’eau » et éluder l’énoncé non moins mémorable, et prononcé dans d’autres dispositions, selon lequel Marx compte, avec Nietzsche et Freud, parmi les « fondateurs de discursivité » de notre époque ? On entend bien : il s’agit de démontrer que pour le Foucault de la « Première Critique » (Les mots et les choses…), nul n’échappe, en son temps, aux « systèmes de positivité » établis. Mais du coup, avec l’élimination des écarts, de l’indice de la différence d’avec soi qui travaille sans relâche au cœur de la pensée de Foucault, n’est-ce pas constamment la variabilité (et donc la complexité) de ces flux de pensée qui se trouve éliminée au profit des conforts de la domestication d’un auteur ? Plus fâcheux encore me paraît être le forçage que subit la pensée de Foucault au chapitre des relations de pouvoir. Après avoir rappelé à bon escient que « société disciplinaire ne veut pas dire société discipliné », que « le pouvoir peut bien être producteur d’ordre, cela n’empêche qu’à tout moment il se heurte aux résistances qui brisent ses rêves et démasquent ses projets », Diogo Sardinha va rabaisser brutalement le motif de la résistance, affectant de considérer que, pour le Foucault des années 1970, il s’agissait surtout de montrer qu’en toutes circonstances le dernier mot revient au pouvoir : « Le signe du statut mineur des résistances actives, c’est qu’elles ne suffisent jamais à provoquer un changement d’époque (…) tout renversement des positions par l’effet d’une auto-inclusion violente des exclus tend avant tout à reconduire les technologie du pouvoir déjà en fonctionnement (…) l’analyse des liens entre le pouvoir et la résistance nous fait comprendre le plan du pouvoir comme le seul qui mérite d’être considéré comme une base qui demeure et sur laquelle des résistances peuvent se produire ». On en vient alors à se demander ce qui a bien pu inciter Foucault à mettre l’accent sur des motifs comme les résistances de conduite, les contre-conduites, les insurrections de conduite, tout au long de cette séquence, en relation avec des enjeux aussi divers que les révoltes dans les prisons françaises, le soulèvement iranien contre le Shah, les luttes des dissidents en Europe de l’Est, les grèves polonaises, etc. La dénaturation de la position que Foucault occupe alors aussi bien dans le champ de la pensée (l’inversion de l’énergie du pouvoir) que dans celui de l’action politique (le GIP, l’expertise psychiatrique devant les tribunaux, les bavures policières…) devient tout à fait manifeste lorsque l’auteur du tranchant « Inutile de se soulever ? » (en contrepoint des reportages sur l’Iran) se transforme en spectateur passif du cours répétitif de l’Histoire : « Peut-être devrait-on dire que si, pour Foucault, il n’y a pas de projet substantiel d’avenir, c’est que l’avenir n’est que la répétition inlassable du même (…) Dans l’histoire spatialisée, le temps se présente comme un calendrier où l’on pourrait inscrire les moments d’un retour interminable dont on connaît pourtant, dès le départ, le résultat ». Et comme pour enfoncer le clou : « Ici comme ailleurs, l’action est entachée d’impuissance, comme si une certaine dimension lui restait interdite, comme si elle n’était jamais radicale ». Les dispositifs de pouvoir enveloppant toujours l’action des individus, surdéterminant toutes leurs velléités de se dégager de l’emprise des rapports de pouvoir, toute espèce de résistance, de lutte ou d’action de déprise, de la simple rétivité d’un sujet individuel au soulèvement de tout un peuple est vouée à s’échouer sur cet inflexible a priori : « Seul demeure le pouvoir ». Et tant pis si des centaines de pages des Dits et écrits inscrivent noir sur blanc la trace de l’éloignement radical de Foucault d’une tel fatalisme (le chapitre que Diogo Sardinha consacre à ce motif s’appellerait sans dommage « Michel le fataliste »…). Au fond, et sans que cela fasse l’objet d’une distincte explicitation, l’approche du travail de Foucault qui nous est ici proposée relève d’une parfaite orthodoxie marxiste : constamment, la méthode généalogique et archéologique sont rabattues sur la bien connue « détermination en dernière instance », comme si tout l’objet de la recherche consistait à détecter, en partant de la surface des choses (l’apparent, le visible, le manifeste) le substrat, « la région fondamentale », l’événement enclencheur à partir duquel tout s’élucide et s’explicite : « Comment Foucault conçoit-il l’aménagement intérieur du savoir, du pouvoir et de l’éthique ? – la réponse est désormais claire : lisant les ouvrages majeurs, on retrouve toujours l’idée d’une surface visible et peu importante qui dissimule un fond déterminant de l’ordre des choses ». Ce n’est pas le moindre inconvénient de cette formule péremptoire que l’impasse qu’elle fait sur le soin avec lequel Foucault s’est attaché à combattre la religion des « déterminations » (causales) et celle de l’origine au profit d’un travail de fouille et d’enquête destiné à exhumer et exposer des éléments de provenance (Herkunft) de ce qui constitue le tissu d’un « à présent » dans sa spécificité. L’archéologie et la généalogie ne sont pas la religion des causes cachées ni la quête infinie de la détermination première, mais la méthode d’explicitation (de démystification), par forage, plongée, prélèvement et exploration des strates composant ce présent, de ce qui en fait la singularité effective. Il n’est pas question ici de « fond [qui] détermine la surface », mais de ce qui s’explicite par le truchement des gestes propres à la généalogie (identifier des éléments de provenance) et l’archéologie (identifier des sites en traversant des strates). Pour le reste, Foucault est un immanentiste convaincu : tout est là, dans les objets du présent, la capacité de détecter le stratifié est une question de regard : pour qui sait voir, ce n’est pas un « vestige moyenâgeux » qui se détecte dans la prison pénitentiaire d’hier et d’aujourd’hui, mais bien un dispositif d’ordre, un outil politique, destiné à exposer la perpétuelle dangerosité de la plèbe délinquante.
L’étrangeté de la situation présente des études foucaldiennes, en France, est que leur croissance exponentielle présente un contraste saisissant avec une rigoureuse absence de débats sur le fond ou tel aspect particulier de ce travail qui, dans le temps de sa publication, n’a cessé de soulever les plus vives controverses. Tout se passe aujourd’hui, à l’heure où l’ostracisme s’est retourné en unanimité (ou presque), comme si la philosophie de Foucault, ayant cessé d’être cette agora où tous s’empoignent, était devenu la place du marché où chacun vient se servir – à chacun selon ses besoins, ses goûts, ses usages disciplinaires et ses appétits. Et pourtant… avec toutes leurs respectives qualités, les essais de Philippe Chevallier et Diogo Sardinha montrent que les temps sont encore bien éloignés, où nous nous entendrons sur une lecture moyenne, savante et patrimoniale, de Foucault. Dieu (qui n’existe pas) fasse que la croissante prospérité de la foucaldologie et de la foucadocratie ne supplante de sitôt le salutaire « grondement de la bataille » autour de Foucault !
Alain Brossat
Lectures de Foucault / septembre 2012
Philippe Chevallier : Michel Foucault et le christianisme, ENS Editions, Lyon, 2011
Diogo Sardinha : Ordre et temps dans la philosophie de Foucault, avec une préface d’Etienne Balibar, L’Harmattan, « La philosophie en commun », 2011.
Publié sur Ici et ailleurs
Lectures de Foucault / Alain Brossat dans Brossat cattelan

La part de la plèbe / Alain Brossat (entretien avec Alexandre Costanzo et Daniel Costanzo)

Dans ta démarche, la politique est la catégorie centrale, et on la retrouve problématisée entre le carnaval des Tondues au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, – ces femmes sur lesquelles s’acharnaient les foules après la Libération pour avoir couché avec l’occupant allemand –, d’ouvrages sur le stalinisme, la mémoire des camps ou encore le territoire de la prison, cette étrange institution saisie comme une survivance de barbarie… Mais aussi au détour du serviteur qui ira vérifier face au maître le principe d’égalité et du « corps de l’ennemi » où tu suis les déplacements des discours portant sur la figure paradoxale du monstre politique dans nos sociétés. Aussi, en y regardant de plus près, on dira que le principal sillon semble être celui la « violence » cartographiée au détour de termes qui reviennent sans cesse (barbarie, désastre, sauvagerie, plèbe). Or cette « sauvagerie » est déployée entre d’un côté une déconstruction de la fable démocratique qui cherche à immuniser la société contre des figures de la violence ou de la souffrance et, de l’autre, dans un appel à une « résistance infinie » comme le portrait des contours incertains et parfois sauvages de la « politique qui vient ». Pourrais-tu dans un premier temps revenir sur cette tension ou du moins définir la singularité de ta démarche ? Mais aussi préciser ce qu’il en est des figures de l’ennemi qu’une société se fabrique ? Car au fond, il y a toute une série de personnages qui circulent dans ton œuvre entre les tondues, le prisonnier ou le criminel, le fou et la maladie, la plèbe, le terroriste ou le monstre politique, et ces personnages sont bien souvent les épouvantails que notre monde se donne comme les figures de l’ennemi.

J’ai l’impression que nous tournons un peu en rond, que nous ne sommes jamais vraiment sortis de ce qui a formaté nos premières indignations et nos premiers pas de côté, à l’adolescence, à savoir cette « idée », mais qui n’en est pas vraiment une, qui est plutôt une sensation première qui n’a jamais cessé de nous envelopper et qui adhère à nos méninges comme une espèce de glu, cette « idée », donc selon laquelle les sociétés dans lesquelles nous vivons, les régimes politiques qui y sont, semble-t-il, solidement établis sont (seraient) fondés sur un mensonge constitutif, constitueraient tout un domaine d’apparence ou plutôt un mode d’apparition et même d’auto-affirmation qui serait intrinsèquement et constamment fallacieux, abusif, illusoire. Que ces sociétés, ces régimes se définissent, se présentent, se légitiment en mettant en avant un certain nombre de positivités et que la charge de la posture critique ou des pôles de radicalité (que nous nous attribuons d’office) s’épuiserait au fond à détecter les éléments de négativité que recèlent, cachent, refoulent ces prétendues positivités.
Je dis que nous tournons en rond, parce que j’ai l’impression que, d’une génération à l’autre (une génération nous sépare), nous recommençons le même geste, avec des outils différents : avec Sartre et Marx, nous démasquions, dans les années 1960-70, pêle-mêle, la double morale de la bourgeoisie et le misérable miracle de la modernisation capitaliste ; avec Rancière et Badiou, vous vous êtes activés, au tournant du siècle dernier, à arracher le masque de la démocratie de marché ; vous avez dit, avec Rancière notamment : la vraie démocratie, ce n’est pas ça, c’est tout autre chose – bref, le présent politique est fondé sur l’entretien de ce mensonge perpétuel consistant à « nous » faire prendre des vessies pour des lanternes, un régime aux traits oligarchiques irrécusables pour la démocratie.
La question pour moi n’est pas tant de savoir si cette « idée » du mensonge constitutif sans cesse reprise par un nouveau bout est vraie, si elle permet des descriptions probantes et vérifiables d’un état de réalité – elle le permet assurément à plus d’un titre –, mais plutôt si elle n’appartient pas au registre de ces vérités qui enferment et qui empêchent la pensée de se renouveler, de se déplacer et de déployer de nouvelles puissances… Cette idée/sensation du mensonge originaire est-elle vraiment aussi forte qu’elle en a l’air, et n’y aurait-il pas moyen de s’en émanciper pour tenter de penser le présent sous d’autres conditions ? – voilà la question que je me pose.
Mais quel rapport, me direz-vous, entre cette question très générale et les questions plus circonstanciées que vous me posez à propos de mon travail ? Pour moi, ce rapport s’établit tout naturellement : l’habileté avec laquelle vous parcourez mes différents chantiers en les jalonnant à l’aide de quelques mots clés et motifs récurrents me conduit sans coup férir à cette question désolante : et si mon travail n’était pas, précisément, enfermé dans quelques présupposés jamais interrogés, dans quelques gestes devenus compulsifs et automatiques à force d’être répétés ? En effet, les personnages saillants que vous mentionnez – la tondue, le plébéien, le terroriste, l’émeutier, le migrant clandestin, etc., – sont, dans tous mes essais, les truchements, voire les otages, d’une présentation, plus ou moins dramatisée, de l’envers violent du décor qui entoure et met en valeur les positivités évoquées plus haut. Ils désignent un dehors constamment litigieux et énigmatique car toujours pris dans un agencement complexe d’exclusion et d’inclusion. L’idée étant au fond, et elle me vient entre autres de Foucault, que c’est paradoxalement sur les marges que se montre le cœur des choses, ou bien encore, dans ces « gestes obscurs » qui enferment le fou, criminalisent le clandestin, humilient la tondue que se dévoile l’effectivité du pouvoir ou le secret d’une situation. Et donc, on est toujours pris dans ce geste consistant à se déplacer vers les bords, vers les marges, à inverser l’angle de vue sur telle ou telle séquence passée ou présente pour arracher le masque, organiser la résistance dans le discours, perforer l’ordre des discours, dénoncer le tour fantasmagorique du « parler correct » dans nos sociétés pour produire des effets de vérité, des effets de retour du vrai faisant brèche dans la cuirasse du grand mensonge qui enveloppe toute réalité perçue aux conditions des positivités accablantes… Telle est donc la question toute bête que je me pose – le geste critique ne subit-il pas un appauvrissement singulier, en référence au programme de « la critique » qu’esquisse Kant, lorsqu’il s’épuise pour l’essentiel à débusquer le mensonge et la violence du « système » – sous quelque angle que ce soit ? Ne sommes-nous pas trop exclusivement « critiques » en ce sens de la dénonciation et insuffisamment « artistes » au sens de l’affirmation pure ou de la création – de la présentation de nos propres positivités, là où nous aurions établi entre nous et le « grand mensonge » quelque chose comme une distance souveraine ?

En effet, notre description de ton œuvre était bien générale, et elle proposait un décor schématique en guise d’introduction pour te demander de fixer quelques gestes qui caractérisent ta démarche. Et tu indiques ces chemins, ces sillons, en effectuant un pas de côté, en écartant du moins ce que tu caractérises comme le thème du « mensonge constitutif » dans lequel se verrait piégée une adolescence de la pensée tournant à vide. On pourrait revenir sur cette appréhension des choses, mais tu parles de ce qui permet à la pensée de se renouveler, de se déplacer, de déployer de nouvelles puissances. Tu proposes de penser le présent sous d’autres conditions, d’inverser l’angle de vue sur telle ou telle séquence pour appréhender l’effectivité d’une situation, mesurer ces gestes obscurs, de se déporter vers les marges. Et ce seraient là des gestes humbles qui viendraient perforer l’ordre des discours, ouvrir des brèches. Mais précisément pourrais-tu nous donner des exemples de ces brèches dans ton œuvre, et du coup de ce qu’elles affirment comme puissances nouvelles ?

A vrai dire, puisqu’il était question de retravailler la question de la violence, je voulais essayer d’envisager sur de nouveaux frais la question de savoir à quel titre et sous quelle forme ce monde du présent dans lequel nous sommes immergés nous fait violence. Je voulais questionner cette sorte d’évidence molle selon laquelle la première des violences que ce monde nous ferait subir tiendrait au fait qu’il nous ment constamment et depuis toujours, ce monde, sur sa constitution, qu’il ne cesse, dans toutes ses dimensions, de se parer de titres qu’il n’a pas, d’usurper des mots glorieux ou puissants, de développer tout un théâtre de la représentation dont il nous faudrait, en bons platoniciens, dénoncer les illusions, les abus et les subterfuges. C’est bien cela, me semble-t-il, le paradigme négatif de cette démocratie planétaire contemporaine qui tenterait d’imposer ses titres à gouverner le monde et à être l’horizon indépassable de notre temps avec d’autant plus d’intolérance qu’elle serait le tout autre de ce qu’elle affirme être – une oligarchie réelle costumée en pouvoir du peuple. Telle serait donc la première des violences que nous ferait subir ce monde-là, une violence qui, en vérité, recèlerait en puissance toutes les autres. Et telle serait, du coup, la situation originaire qui nous assignerait le rôle, je n’ose dire la mission ou le sacerdoce, de vouer nos forces à déchiffrer cette imposture et à la dénoncer. Mais le risque n’est-il pas alors que, nous attachant à cette position, nous entrions de notre propre gré dans un agencement où nous ne ferions que tenir notre rôle, celui de l’opposant ou de l’imprécateur, du rebelle, dans un dispositif général qui, quoique nous en ayons, nous aurait de toute éternité programmés à l’avance et inclus ? La question posée est assurément deleuzienne, elle est celle de savoir comment différer vraiment, et casser la machine « dialectique » qui assigne d’emblée sa place au négatif, à l’intérieur du système et à ses conditions. L’incapacité des protagonistes les mieux renommés de la critique contemporaine du « total-démocratisme » (Rancière, Nancy, Balibar…) à différer dans la langue d’avec cette violence que fait subir le régime oligarchique contemporain au mot démocratie, la condition un peu pathétique à laquelle ils se trouvent réduits de se présenter (se subjectiver ?) comme les promoteurs de la vraie démocratie contre ses usurpateurs n’est-elle pas le symptôme de cette difficulté à s’arracher à la force d’attraction de ce champ hégémonique dans lequel, disons, tout usager du mot « démocratie » a sa place – fût-il un contempteur véhément de la démocratie de marché et de ses horreurs ? La question est donc tout à fait distincte : dans le contexte présent d’occupation du mot démocratie, au sens le plus violent du mot occupation, est-il bien sûr que nous n’ayons d’autre choix que de résister jusqu’à sa « libération », comme on résiste pour libérer un pays, un territoire occupé ? Est-ce bien ainsi que les choses se passent, lorsque des enjeux se cristallisent à la jointure du politique et du linguistique ? Ayant été longtemps un trotskiste de stricte obédience, je suis porté à oser ici une comparaison : des décennies durant, nous nous sommes battus pour disputer le nom du communisme aux staliniens qui l’avaient accaparé et le déshonoraient. L’issue de cette bataille où plus d’un a laissé sa peau n’a pas été celle que nous escomptions : si le destin a tranché, ce n’est pas en accordant sa faveur à l’un ou l’autre camp mais plutôt en dissolvant la situation sur le terreau de laquelle cette dispute faisait rage, en pulvérisant la question elle-même. Aujourd’hui, le mot communisme est un peu désoccupé, désœuvré, dépeuplé autant au moins que le mot démocratie est surpeuplé, occupé à mort et surinvesti. Pourquoi n’en irait-il pas de même de la bataille qui fait rage aujourd’hui entre les défenseurs de la démocratie contre l’idéologie du « démocratisme » (Rancière, en écrivant la Haine de la démocratie, défend la démocratie authentique contre les imposteurs de la démocratie de marché comme Trotsky faisait rempart de son corps devant Marx en écrivant Défense du marxisme où il dénonce les falsifications staliniennes) ?
A moins d’attribuer au mot démocratie un statut équivalent à celui du corps impérissable du roi (celui d’une substance suprasensible, une et indivisible, corps sacré de toute politique), on peut raisonnablement imaginer que, une nouvelle fois, c’est la configuration même de l’affrontement mettant aux prises des promoteurs du Nom de la Démocratie à d’autres, comme aux plus beaux temps de la Réforme, qui volera en éclats, le signifiant maître de toute cette empoignade devenant tout à coup indistinct, ayant perdu toute puissance et toute aura… Ce modèle du changement de terrain (Althusser) substitué à celui de la résolution d’un « problème » (au règlement d’une querelle) dans les termes où ils sont posés est familier aux épistémologues. Il s’applique aussi à la sphère des débats politiques et les discontinuités qui s’y constatent ont pour corollaire la subite désaffection de mots puissants qui, la veille encore, apparaissaient comme d’incontournables opérateurs de toute pensée ou action politique.
Il me semble bien que ceux qui considèrent que la démocratie présente une unité substantielle et que celle-ci est de nature juridique (un corps de lois) et institutionnelle et que ceux qui se font les défenseurs de la démocratie contre ses détracteurs (supposés, en l’occurrence, dans l’essai de Rancière susmentionné) dont l’unité s’énoncerait en terme d’opération – une seule et même opération de présentation de l’égalité au rebours des « comptes » inégalitaires, indéfiniment réitérable au gré de l’hétérogénéité des situations – ont davantage en commun qu’ils ne divergent sur le fond. Ils pensent la politique en général sous le couvert et aux conditions de l’Un indivisible, d’une idéalité sans alternative, d’un concept dont la compacité efface les puissances du moléculaire et les virtualités du multiple. De ce point de vue, les soulèvements arabes récents ont été un test probant. Face à la normalisation démocratique (ici aussi, le mot normalisation doit être entendu dans toute sa violence – les militaires égyptiens de l’ère post-Moubarak sont des Husak à la puissance 10) que les chancelleries et les supposées élites occidentales appellent de leurs vœux, toutes sortes de flux d’aspirations populaires, plébéiennes, juvéniles, féminines, d’intensités utopiques, hétérotopiques, millénaristes, etc., se sont manifestées, qui sont entrées en conflit plus ou moins frontal (violent, sanglant en Egypte, en tout cas) avec les visées des normalisateurs plus ou moins adoubés par les puissances occidentales. Dans ce contexte, le Nom de la Démocratie appartient à ceux qui organisent les élections générales, à ceux qui les emportent (les Frères musulmans !), à ceux qui entreprennent d’aligner la vie politique et institutionnelle de leur pays sur le supposé « modèle » de la démocratie occidentale, en y intégrant les particularités locales. Le Nom de la Démocratie appartient à ceux qui font profession de se mettre en conformité avec la normativité d’une politeia dont tout, dans le présent et le destin en Occident clament la crise et la déréliction. Tel est bien le piège implacable dans lequel les logiques du présent tendent à enfermer les énergies formidables qui se sont libérées, dans les pays arabes, au cours de l’année 2011.
Dans un tel contexte, n’est-il pas évident que le pur et simple Nom de la Démocratie échoue à nommer l’ensemble de ces gestes, mouvements, actes, paroles, affects qui constituent la part ingouvernable et adversative à la normalisation de ce processus ? Faire des jeunes révolutionnaires de la Place Tahir qui ont immédiatement discerné dans l’opération électorale une tentative d’interrompre le mouvement, un geste thermidorien, des « démocrates radicaux », voire des démocrates qui s’ignorent, n’est-ce pas passer radicalement à côté de ce que ces intensités comportent de diversité, d’indétermination, de variabilité ? La vie politique, lorsqu’elle comporte un élément de nouveauté, lorsqu’elle produit des déplacements effectifs, lorsqu’elle fait événement bouscule aussi les nomenclatures les mieux assises. C’est dans l’après-coup que l’événement reçoit son nom pour l’Histoire. Et donc décréter qu’envers et contre tout, les jeunes de la place Tahir, composition multiple d’énergies irréductibles les unes aux autres, « font de la démocratie », sans le savoir ou en le sachant, ce n’est pas rendre justice à leur capacité de réinventer le monde laquelle est, selon Hanna Arendt, le propre de la politique vive. C’est reprendre, sur un mode mineur, certes, mais avéré, le geste violent de la normalisation. Et donc, pour boucler la boucle de cette partie du questionnement, le geste philosophique à promouvoir aujourd’hui serait plutôt celui qui consiste à se rendre disponible à ces poussées de réinvention du monde plutôt que de persévérer dans la posture de la dénonciation des impostures ou de propagation de la vraie foi. Ce qui suppose une capacité effective de se déplacer, de creuser des écarts, de différer – d’avec soi notamment. J’aime assez, de ce point de vue, et même si la chose peut paraître anecdotique, la façon dont les inculpés de Tarnac, plutôt que devenir les administrateurs perpétuels de leur martyrologe, se sont métamorphosés en scieurs en long. C’est assez nietzschéen, à l’aune des temps actuels…

Ton propos polémique tourne autour de la dispute qui se joue autour du nom « démocratie », telle du moins que tu la reconstruis, et de la manière dont Jacques Rancière, entre autre, aura conceptualisé la chose politique. Cette approche semble par moment enfermer ces pensées dans une alternative un peu trop schématique (la fonction critique et le gardiennage de ce qu’est l’événement de la politique) en oblitérant au passage ce qu’elles ouvrent comme puissances chacune à leur manière. On a du mal à souscrire à bien des expressions, des tournures et parfois aux contours du tableau général que tu présentes, cependant il ne s’agit pas pour nous ici de rentrer dans cette discussion mais d’essayer de saisir le chemin que tu proposes. Dans ton tableau, tu nous dis au fond deux choses nouées. D’un côté, toute une génération aura finalement enfermé ou rétréci ce qu’est la « vie politique » : il y a des angles morts, des champs aveugles et des territoires oubliés… Et, de l’autre côté, cette dispute portant sur ce qu’est le réel de la démocratie est de toute manière perdue d’avance. Aussi le chemin que tu esquisses ira croiser au fond ce que Foucault pointait comme la « part de la plèbe » en identifiant des énergétiques de l’échappée ici ou là. Ce serait ces « lieux » aux contours improbables dans lesquels on pourrait indexer ces gestes obscurs, ces déplacements, ces « poussées », ces « capacités de réinvention du monde » propres à la singularité de chaque situation. On aurait aimé là encore que tu explicites cela avec les personnages qui circulent dans ton œuvre : les tondues, les monstres politiques, les émeutiers, les migrants, les malades, les plébéiens ou les criminels qui sont bien souvent les « figures de l’ennemi »… Mais on voulait surtout revenir pour avancer autrement à la manière dont tu définis notre régime comme « démocratie immunitaire » dont l’injonction subjective serait celle d’un noli me tangere. Pourrais-tu revenir sur cette conception du « ne me touche pas » ? Car au fond qu’est-ce que c’est cette chose qu’il ne faut pas toucher ?

Je vois bien que la pacification des mœurs continue à faire ses victimes collatérales et qu’en bons sujets de la démocratie immunitaire, vous êtes portés à rabattre le débat sur la polémique, dans son sens le plus péjoratif, dès lors qu’il trouve une certaine vivacité à tenter de s’émanciper de la codification habermassienne des procédures correctes de la « discussion ». Si vous aviez vu sur quel ton se menaient les débats, y compris entre amis politiques, dans les années 1970 ! Votre hyperesthésie à l’affect (à peine) passionné qui soutient l’argumentation est à sens unique. Ce que vous oubliez volontiers, c’est qu’il est ici le contrechamp de la morgue et du mépris si souvent rencontré au détour de ces phrases où est écarté d’un geste dont la tournure aristocratique n’échappe qu’aux distraits, « le bavardage inconsistant de la plèbe ». Bref, vous me voyez, avec cette discussion, englué dans les idées fixes, ressassant de vieilles rancunes intempestives, et vous en êtes bien fâchés, tant vous préféreriez que la paix et l’harmonie règne parmi ceux qui sont convoqués à composer l’Académie des philosophes dangereux et indomptés. Mais permettez-moi de voir les choses autrement : de la même façon que la politique vive est rare et intermittente, les vrais débats cristallisés à la jointure du philosophique et du politique, les points de discorde où se discernent des enjeux qui fassent époque et ne soient pas destinés à amuser la galerie ne sont pas légion. Notre capacité de porter des diagnostics sur le présent est évidemment tributaire de la façon dont nous saurons ou non saisir ces points de cristallisation et les expliciter. Une fois qu’une conviction est arrêtée sur ce point, c’est non pas vaine obstination mais suite dans les idées que revenir sur ces points de friction. La rhétorique élusive des questions qui fâchent, consistant à les décrier comme des « obsessions », des « marottes », m’est très familière – ceux qui se battent sans relâche contre le droit de conquête concédé à l’Etat d’Israël par les grandes puissances et une bonne partie des opinions occidentales en connaissent bien la tournure, qui se font traiter tous les jours d’ « obsédés » de la question palestinienne, d’anti-sionistes obsessionnels, etc. Il en va ici de même, toutes choses égales par ailleurs, naturellement : considérer que le partage du signifiant-maître de la politique (« la démocratie ») entre nos amis et nos ennemis politiques est une des apories majeures qui grèvent notre propre constitution politique et celle de ceux avec lesquels nous sommes appelés à former du « commun », du collectif, du « nous » politique – ce n’est pas là le symptôme d’un tempérament obsessionnel mais plutôt la manifestation d’une volonté qui s’attache à ne rien céder sur ce qui fait litige et qui, pour ce motif même, ne rechigne pas à remettre toujours les questions qui fâchent sur le tapis.
Dans la guerre des discours qui fait rage, depuis le tout début du soulèvement tunisien, le slogan de la normalisation escomptée par cet Occident que ces mouvements ont non seulement pris de cours mais souffletés a été, constamment : démocratisation. Or, ce que nous avons vu, c’est que ces mouvements étaient traversés par toutes sortes de flux hétérogènes, des flux égalitaires, anti-autoritaires, féministes, de spiritualités diverses, des flux anarchistes, pan-arabes, révolutionnaires, des flux de toutes sortes informant des pratiques et des actions, nourrissant des espérances sans dénominateur commun. C’est ce signe du multiple et de l’indéterminé, de l’éternel retour dans l’inédit même que je serais porté à retenir ici, plutôt que celui de l’ « autre démocratie » qui ne fait pas justice à la puissance de descellement de ce soulèvement par vagues. La recherche d’un principe unificateur, d’un concept unique (et présentable) sous lequel se subsume cette multiplicité porte la marque d’une hésitation à larguer les amarres de pensée encadrée et légitimée par la tradition. Au fur et à mesure que s’accumulent les phénomènes et événements, que s’épaissit le trait des processus indiquant que le cours de l’Histoire vivante se désoccidentalise, que les points de cristallisation et les lieux où « les choses se décident » se déplacent vers d’autres espaces, notamment les post-colonies (un « paysage » nouveau dont les soulèvements arabes sont une saisissante manifestation), la question de la faculté de nommer, de trancher sur la nomenclature destinée à désigner ce qui advient, ce qui est en cours, ce qui constitue l’enjeu de la lutte et le but de l’espérance devient toujours plus sensible – et litigieuse. La violence normalisatrice et hégémoniste avec laquelle le discours des médias, des élites, des gouvernements et des organisations humanitaires occidentaux place l’auto-activité protéiforme de ces multitudes qui, en Chine continentale, affrontent l’autorité autour de questions salariales, environnementales, sanitaires, liées aux croyances et aux opinions (etc.) sous le double signe de la « lutte pour la démocratie » et du « combat pour les droits de l’homme » (produisant des effets de colonisation idéologique à l’intérieur même de cet espace), est une manifestation saillante de la lutte pour la maîtrise des discours, du récit de l’Histoire contemporaine dont l’Occident s’est toujours considéré comme le détenteur naturel. La projection de catégories dans lesquelles se trouve concentré à haute dose notre propre héritage culturel sur ces mondes autres engagés dans des processus de mutation sans précédent, où surgit un champ d’expérience politique inédit, où émergent des subjectivités politiques nouvelles est ce qui appelle de notre part davantage d’écoute que d’acharnement à nommer. Or, sur ce point, nos démocrates radicaux ne font guère entendre de différence par rapport aux démocrates institutionnels : ils pensent les uns et les autres que les ouvriers et les citoyens chinois qui se heurtent au pouvoir autoritaire sont en lutte pour « la démocratie », condition absolue pour que leurs revendications et leurs espérances soient homologables. La violence cachée de ce qui se tapit ici dans la lutte pour la dénomination et la perpétuation des récits occidentalocentriques est, proprement, infinie. Le maintien de l’hégémonisme occidental sur la conduite des récits passe par de tels décrets à propos du « nom de la chose ».
Au demeurant, il est bien évident que tout ce qui contribue à l’unification des discours sur la politique autour d’un unique signifiant a partie liée avec la désintensification de la vie politique, avec son évanescence croissante. Il ne s’agit pas de dire qu’il suffirait de faire rentrer dans leurs droits des mots ou syntagmes naguère puissants comme « révolution », « prolétariat », « lutte des classes », « communisme », pour assurer la renaissance du politique ; mais, à l’évidence, la raréfaction de la vie politique entretient un rapport étroit avec sa tendance actuelle à s’effectuer sous le signe compact d’un seul maître-mot – démocratie. Cette situation de quasi-monopole fait violence à la vie politique (dont le multiple est l’élément) et tout ce qui tend à donner force de loi et à asseoir l’autorité de ce régime discursif contribue, quel que soit le chemin qui y conduit, à renforcer cet effet. Je nomme plèbe, flux plébéiens ce qui résiste à cette unification et ne se décline, par définition, qu’au pluriel. Je nomme rétivité, déprise, soulèvement (surrection) les modalités selon lesquelles se manifestent des sujets plébéiens, ou plutôt se compose une subjectivité plébéienne, s’agrège un corps plébéien de la lutte. L’expérience historique contemporaine, au temps du libéralisme enragé (wildgeworden, Marx), c’est que le peuple ne retrouve ses capacités adversatives face à ses ennemis et face à l’Etat que sous la forme elle-même ensauvagée d’une plèbe sans statut de légitimité autre que celui qu’elle construit dans la lutte, qu’elle impose à l’ennemi – je veux dire : un peuple sans arrières, sans patrimoine historique, sans inscription dans quelque grande tradition que ce soit. Un peuple surgi de rien d’autre que de sa propre exaspération, laquelle peut bien être aussi sa propre intelligence. Ce peuple né de ces conditions où tous ceux qui le composent ont été poussés à bout par l’hybris contemporaine du Capital et de ses marionnettes – la Trinité « emblématique », comme on dit, DSK, Berlusconi, Ben Ali – est aujourd’hui le tout autre du peuple du suffrage universel, celui auquel il ne saurait sous aucune condition se superposer. Mais il est également, aussi massifs que soient les rassemblements qu’il forme à l’acmé de son soulèvement, bien différent du peuple de la grève générale appelé de ses vœux par l’aile radicale de la Seconde Internationale. Car c’est un pur et simple peuple de l’instant du soulèvement, le rien devenu tout, dans le pur éclat, la pure fraction de temps où prends corps l’événement. Un peuple (celui de la place Tahir) condamné à être stigmatisé, réprimé, criminalisé comme plèbe aussitôt qu’apparaissent les premiers signes d’affaiblissement du souffle qui l’a porté.
Tout conspire en ce sens, dans les conditions actuelles où les « prolétaires » à statut de naguère tendent à être traités par le Capital comme l’étaient, hier, les sujets coloniaux, à rendre floues les frontières entre plèbe et peuple – j’entends le peuple de l’événement, le peuple de la politique vive qui, en prenant corps, déplace les limites du possible. Cette transformation des conditions de la politique a son importance, si on la réfère, par exemple, à l’opposition que théorisait Foucault entre le peuple des organisations, de la mémoire collective, de la légitimité institutionnelle (le peuple de Charonne) et la plèbe des sans noms (les massacrés du 17 octobre 1961).

Quand il s’agit d’égalité, de liberté ou d’émancipation, nous devons tout aux soulèvements populaires disait Marat. On pourrait mettre ces propos en exergue de notre entretien avec l’embarras qu’ils suscitent. Car voilà ce que sous-tendait notre question : si le noli me tangere décrit le principe subjectif caractérisant nos sociétés, on comprend intuitivement ce qu’il y a parmi ces choses un peu effrayantes auxquelles il ne faut pas toucher. Et c’est précisément ce qui se joue sous les termes de « soulèvements populaires », de « peuple », de « plèbe ensauvagée », ce qui déborde ici ou là et que tu présentes comme des flux hétérogènes, multiples et indéterminés. C’est ce qui advient dans des mouvements de déprise, des échappées, des gestes irréductibles ou lorsque tu parles aussi d’un peuple sans arrière, sans statut de légitimité autre que celui qu’il se construit ici et maintenant dans la lutte : le peuple de l’événement. On ne peut que souscrire à ces mots, on entend également, contrairement à ce que tu penses, parfaitement les antagonismes que tu fixes en déconstruisant le régime discursif dont « démocratie » serait l’opérateur – ou l’emblème pour le dire à la manière d’Alain Badiou. Et on ne peut que souscrire aussi à cet écart pointé entre un « peuple des organisations » et l’émergence d’une « plèbe des sans noms »… Ceci dit, tu nommes au fond « plèbe » ce qui vient embarrasser, bouleverser l’ordre des choses aussi bien qu’un ensemble de traditions politiques ou la pensée, de sorte que tu assumes un gardiennage de ce « dehors » dans sa singularité. Mais on sait que le problème est également de savoir ce qui advient de ces « purs éclats », de ce « peuple de l’événement » ? Ou comment établir ce « commun » qui aura inventé ici et maintenant des possibilités inouïes ? L’autre manière de poser la question est au fond celle-ci : comment une philosophie l’accueille ? Qu’en a-t-elle fait ? Ou comment elle l’affirme ? Par exemple, si Jacques Derrida invoque une « démocratie à venir » qui tomberait sous le coup de tes critiques, il a surtout construit une pensée pour appréhender des points de fuite dont « différence », « trace », « possible impossible » pourraient être les noms. C’est ce que l’on pourrait appeler également « de l’hétérogène » ou du « dehors » chez Michel Foucault ou encore le présupposé de l’égalité dans la démarche de Jacques Rancière… Alors pour reprendre le fil de notre discussion, on dira que ton objet est, parmi de nombreuses figures, cette chose embarrassante, la « plèbe ensauvagée » comme le creuset d’une triple opération. D’une part, elle exige une translation vers les marges comme un déplacement des perceptions, des angles de vue, des affectivités, et elle devient du coup l’opérateur d’un éclatement d’un certain ordre des discours figeant entre autre ce qu’est la politique. De sorte qu’elle est enfin le site de l’événement, du multiple, du pluriel, de la « vie politique » dont tu assumes le gardiennage.

J’entends bien qu’il y aurait quelque chose de profondément ridicule à s’établir dans la position du « gardien de la plèbe » comme d’autres s’auto-instituent dans celle de gardiens légitimes et étatiques du peuple républicain. Ce dont je suis convaincu, c’est que la politique doit être placée sous le signe de la multiplicité des référents et des signifiants et non pas sous celui de l’unification autour d’un signifiant-maître ou d’une Idée, de son effectuation sous le signe et dans l’horizon de l’Un-seul. Or, dans les conditions présentes où la désintensification de la vie politique, la désertification du champ politique entretiennent évidemment des relations étroites avec la tendance massive à l’unification de la sphère politique autour du mot puissant Démocratie, le nom de la plèbe survient en premier lieu comme ce qui rappelle la condition première de la vie politique, la pluralité et le conflit des référents. Le nom de la plèbe vient nommer la possibilité quand même de différer, dans ce champ, il est le signifiant de l’hétérogène et la marque de l’impossibilité d’achever la clôture sous le signe de l’Un. Le nom des « points de fuite », comme vous dites. Il sera aussi peut-être (dans la situation actuelle où le chaos organisé de l’économie néo-libérale produit une dérégulation massive des rapports sociaux et introduit dans les relations entre gouvernants et gouvernés, employeurs et salariés, riches et pauvres, un élément de brutalité sans précédent) ce qui aide à nommer tout ce qui vient, en quelque sorte, en supplément de l’exploitation capitaliste, du conflit entre capitalistes et salariés – tout ce qui, de l’immémoriale relation entre maîtres et serviteurs, se trouve réveillé par cet élément de violence innommable qu’introduit le capitalisme contemporain dans les rapports sociaux.
On voit bien comment, de plus en plus, le vocabulaire marxiste traditionnel au cœur duquel se trouve installé le motif de l’exploitation, de l’irréductible conflit qui oppose les capitalistes aux producteurs salariés, se trouve débordé par le retour de cette langue immémoriale où il est question de riches et de pauvres, de milliardaires en dollars et de sans- (papiers, domicile fixe, ressources, etc.), de maîtres et de serviteurs. Où la brutalisation des rapports sociaux trouve son expression dans la montée de motifs comme le mépris, l’humiliation, la dignité (bafouée), l’indignation, la fureur, la révolte, l’émeute – ceci sur fond de ce que l’on pourrait appeler une crise généralisée des formes de reconnaissance mutuelle qui se trouvaient établies au fondement des équilibres instables mais durables et des configurations où la complémentarité conflictuelle réglait les relations entre organisations patronales et syndicats, entre l’Etat-patron et les fonctionnaires, etc.
Ce qui est entré dans une crise durable, signe d’une « maladie » irréversible et incurable, avec la montée en puissance de l’économie liquide et du capital financier, ce sont toutes les formes d’institutionnalisation de la lutte des classes qui, en Europe notamment, s’étaient développées par paliers successifs depuis la fin du XIXe siècle. Le syndicalisme de masse, le réformisme de type social-démocrate et l’Etat social en étaient les piliers apparemment indestructibles. Or, en peu de décennies, tout ceci a été saisi d’une sorte de tremblement généralisé au point de perdre toute capacité de baliser, étayer et agencer le monde social et politique dans lequel nous vivons.
La tendancielle destruction de l’ensemble des dispositifs qui appareillaient la lutte des classes et agissaient à ce titre dans le sens de la modération des conflits a des conséquences incalculables. Sous nos latitudes mêmes, où prévalent encore des normes immunitaires élevées, des millions d’individus se retrouvent directement exposés, sans médiation, à la brutalité du système, aux assauts du capitalisme liquide et des procédures de dérégulation tous azimuts. Ces coups de boutoir pulvérisent les assurances identitaires et produisent une humanité qui, tendanciellement, va s’éprouver comme menacée dans son élémentaire intégrité. Tant il est vrai que l’effet du chaos organisé est de produire toute une série de fractures, de séparations, d’exclusions, de discriminations qui fragmentent et atomisent les groupes, détruisent les solidarités, isolent, désolent et tendent à faire douter certains de leur appartenance au corps commun de l’humanité générique – lequel n’existe qu’à la condition de la reproduction continue de ces mécanismes de reconnaissance que le système, dans sa rage destructrice contemporaine, travaille sans relâche à ruiner.
La plèbe sera alors tout simplement cette part de l’humain (de la population) qui ne consent pas à sa désolation programmée et qui politise à ses propres conditions les enjeux du « retour » de cette sorte d’Ancien régime spectral où le serviteur n’a rien d’autre à attendre du maître que le plus constant des mépris. Strauss-Kahn, sous cet angle, est mieux qu’un emblème – une allégorie, celle d’un monde où les maîtres désignent les serviteurs sous le nom de « matériel » et les voient comme le pur et simple truchement de l’assouvissement de leurs décrets et de leurs plaisirs. La plèbe, comme dans Les chants de Mandrin de Rabah Ameur-Zaïmèche, c’est le contre-champ de cette présomption sans limite, mais un contre-champ sans échange, sans langue commune, sans espace partagé. Qui s’étonnera que les châteaux brûlent, quand, du sein de la gauche socialiste, surgit ce type d’émule tardif du Divin Marquis ?
Alain Brossat
la Part de la plèbe / mai 2012
Entretien avec Alexandre Costanzo et Daniel Costanzo
Publié sur Ici et ailleurs
L’hyperlien deleuzo-guattarien, dans le propos d’Alain Brossat,
est made in le Silence qui parle.

La part de la plèbe / Alain Brossat (entretien avec Alexandre Costanzo et Daniel Costanzo) dans Agora film-socialisme2

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