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Doublures / Ange Pieraggi / Exposition à la Galerie La Ralentie du 17 juin au 11 juillet 2015, Paris

Depuis la Renaissance jusqu’à nos modernes, le tableau s’évertuait à donner l’illusion d’une «fenêtre par laquelle on puisse lire une histoire» (1). Les artistes s’accommodant du prétexte de cette narration pour continuer à caresser les chairs du bout de leur pinceau. Car un vertige gît au cœur de la peinture, cet art où les couleurs sont déposées manuellement, mais que le spectateur ne doit pas toucher. Dans cette embrasure entre la main qui peint par touches et l’œil qui regarde à distance,  s’est logé l’enthousiasme (2) des artistes à pénétrer les secrets de la chair.
Or au tournant du XXème siècle, la donne change.  Si «de Giotto à Courbet, la principale tâche du peintre a consisté à creuser sur une surface plane l’illusion d’un espace tridimensionnel, le modernisme a progressivement rétréci cette scène jusqu’à ce que l’arrière plan se confonde maintenant avec le rideau» (3). De Manet (qui propose son Fifre, comme déposé sur la surface même de la toile), jusqu’à nos contemporains en effet, la peinture questionne désormais ses moyens (le plan, la couleur, la matière) et  conteste même le mur de l’exposition (happenings, installations, land art).
Après cinq siècles de persévérance, la peinture s’est donc dessaisie des corps et de son souci de la chair. De cette chair qui nous constitue et qui nous relie au monde -à la chair du monde pour reprendre le terme de Merleau-Ponty (4).
Référer aujourd’hui ses travaux aux carnations d’un Valentin de  Boulogne ou aux plis d’un Bronzino vous relègue illico au magasin des obsolescences. A moins d’argumenter cette nécessité en fréquentant les textes, et d’étayer ses propos dans différentes publications (La Voix du Regard, Art Press, Positif, Chimères, Concepts…). Mais il fallait surtout que cette figuration ne retombe pas dans l’ornière narrative. Cette narration qu’Alberti exaltait, quand il enjoignait les peintres à figurer un personnage, l’admoniteur (5), qui indique de la main l’histoire à lire dans le tableau. Une main perdant dès lors sa densité charnelle au profit d’un rôle syntaxique.
Redonner à la main son caractère organique nécessitait donc un nouveau dispositif.

Le  gros plan
Le gros plan naît de la photographie. Jamais, depuis l’origine jusqu’à l’avènement de l’appareil de prise de vue, les hommes n’ont eu conscience qu’un gros plan puisse être figuré. Tout simplement parce que le hors champ n’existait pas ! Les seules images offertes à la contemplation étant jusque là des peintures ou des dessins. Et toute peinture était un univers centripète qui réunissait à l’intérieur du cadre les éléments nécessaires à sa compréhension. Or, au mitan du XIXème siècle, apparaissent ces empreintes photoniques, les photo-graphies, qui prélèvent un fragment du visible pour l’extraire de son contexte. Très vite, ce découpage devenu possible, des clichés obscènes cadrés sur le bas ventre dénudé de certains modèles circulent. Courbet en possédait d’ailleurs quelques uns tirés par Auguste Belloc. Et c’est là peut-être l’inspiration de sa fameuse Origine du Monde (6), le premier authentique gros plan en peinture.
Mais ce tableau est un hapax. Trop hardi, et soustrait par son acquéreur à la vue des spectateurs, il ne fait pas école. Il faut attendre les années 1970 avec Domenico Gnoli ou Gérard Schlosser pour voir des peintres figurer à nouveau des  gros plans.
C’est en fait par le cinéma, (avatar de la photographie), que l’expérience du gros plan va être divulguée au début du XXème siècle. Et tout d’abord par les célèbres visages proposés par Griffith et Eisenstein. Envahissant tout l’écran par le biais d’un cadrage serré, et donc isolés de tout contexte, de tels visages expriment la peur, la joie, ou la stupeur… c’est-à-dire l’affect : une émotion déconnectée de sa cause, et comme ramenée à sa pure puissance. De tels gros plan, tout en abolissant la narration (qui ne trouve plus les conditions d’espace et de temps à son développement) ouvrent donc au domaine des possibles. « Le gros plan arrache l’image à ses coordonnées spatio-temporelles pour faire surgir l’affect en tant qu’exprimé ».  Or « l’affect est un exprimé, mais qui n’existe pas indépendamment de l’objet qui l’exprime. Ce qui l’exprime c’est un visage. Le visage est le pur matériau de l’affect, sa hylé»(7). Ce qui est si bien souligné par ces propos de Deleuze, c’est la conjonction, à la surface, de l’exprimé et de son expression. C’est la première articulation du sens, qui tend à s’extraire de son substrat (ici le visage), mais qui en reste encore captif.

Du visage à l’insert
Cette conjonction du visage et de son exprimé, c’est ce que Peirce appelle la priméité du signe. C’est-à-dire la persistance d’un fond tangible dont le signe ne peut se passer : c’est un « signe incarné »(8) (tel un sourire, qui ne peut se passer du visage qui l’esquisse) (9).
La priméité de Peirce correspond à ce que Maine de Biran nomme l’affection simple : « le mode simple dont il s’agit ici, c’est l’absence complète de toute forme personnelle du temps comme de relation d’espace, d’où il résulte que l’affection élevée d’un degré au dessus de l’impression purement organique demeure au dessous de la sensation et de l’idée et ne saurait s’élever d’elle-même à cette hauteur » (10). Il s’agit donc, avec la priméité, de la première articulation du sens, qui ne s’est pas encore dégagé du matériau (ici le visage) qui l’exprime : ce n’est pas encore l’idée, pas même la sensation, on est juste « un degré au-dessus de l’impression purement organique » (11).
Cette impression organique nous est rendue perceptible par un cadrage plus proche encore du tégument, au point de sembler s’y enfoncer comme pour en saisir la marque profonde : l’insert. Avec l’insert qui ne distingue plus le visage car trop proche de la peau, la face s’efface. Nous ne sommes plus au niveau de l’expression, mais un degré en-dessous : au niveau de l’impression laissée par l’organe.
Ce sont là les deux occurrences du gros plan pour la langue anglaise: close-up (visage) et insert (gros plan cadré sur un tégument).
« Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau », disait pertinemment Valéry (12). Sous le visage, en effet, gît la chair. Le gros plan, sous ces deux aspects, semble ainsi animé d’une ’’respiration’’ : depuis l’insert (qui s’enfonce vers l’organe), jusqu’au visage (qui exprime l’affect), on assiste à la production du sens, sur une mince épaisseur. C’est cette profondeur maigre, et cette ’’respiration’’ de la surface, qui m’ont surpris à la vue des premiers gros plans. Et qui m’ont révélé une sorte d’inquiétante étrangeté (13), un domaine où la distinction se dérobe. On glisse ainsi subrepticement de l’espèce humaine (zoé) à la crudité organique qui sous-tend indistinctement toute forme animale (l’obscène), et en deçà même jusqu’au vif (bios). Le gros plan proposant la figuration la plus proche du Corps sans Organe d’Antonin Artaud : un corps déconnecté de toute détermination et ouvert à une multitude de possibles (comme certaines photographies d’Henri Maccheroni figurant un sexe féminin : cadré en gros plan, on croirait voir là un œil, ou une bouche, ou une plaie… les noms se bousculant devant cette ouverture erratique, qui n’aurait pas encore fixé sa destination sur le corps).
Si les visages ont été le thème de mes premiers gros plans, la nécessité de m’en affranchir m’est apparue très vite. Car le visage est assimilé, sous nos climats culturels, à une sorte de miroir de l’âme. Il est très connoté : de Descartes, en effet (avec son traité sur Les passions de l’âme), jusqu’à Lévinas (qui fait du visage un infrangible propre à l’humain),  le spectateur est  très vite attiré vers l’élévation du sens exprimé, plutôt que vers la base charnelle dont il est pourtant indissociable. C’est pour cela que ma peinture a pris peu à peu l’orientation de l’insert. Car l’insert, notamment cadré sur des mains semblant s’affranchir de l’étoffe sur laquelle elles reposent, permet d’investir plus objectivement le monde des plis.

L’étoffe, la peau
Pour Alberti, avons-nous vu, la main est le vecteur du sens à donner au tableau, en tant qu’il raconte une histoire. C’est donc un défi que d’en revenir à la main, pour une figuration qui veut sortir de la narration.  Mais avec le gros plan, nous savons que l’expression est comme retenue à son stade initial (la priméité de Peirce). Et la main ne peut plus, dès lors, opérer le relai d’une narration, et renvoie plutôt à des rapports de proximité avec le vêtement qu’elle côtoie comme un partenaire cutané. Un même mot -tissu- attribuable aux deux entités que sont l’étoffe et la peau, permet de saisir leur parenté.
Deux approches sont notables pour de telles peintures.
-Selon une lecture en profondeur (c’est-à-dire perpendiculaire au plan du tableau) l’articulation du vêtement et de la peau dénudée propose un mouvement alternatif comparable à une ’’respiration’’ dans la profondeur maigre dont nous parlions plus haut, et qui va de l’expression de l’affect à l’impression organique. La main étant isolée, ne renvoie effectivement pas au corps d’une personne identifiable. Ne tenant pas d’outil, elle ne renvoie pas non plus à une corporation sociale. Elle n’indique aucune direction, et n’opère pas non plus le geste de l’admoniteur. Elle s’enfonce vers la matérialité d’un organe qui résisterait à l’attraction du vêtement. Un vêtement qui, lui par contre, tente de la remonter vers la civilité.
-Selon une lecture en surface (en balayant du regard le plan du tableau), l’attention se porte sur les rapports de proximité entre les éléments figurés. De la peau au vêtement, une complication (14) s’organise. Les plis de l’étoffe (qui viennent du bord du cadre, et qui tendent à filer à l’infini) se stabilisent dans la formation de cette main, appendice au destin improbable puisque déconnecté de toute appartenance et de toute fonction.
Voilà donc une peinture figurative dont la profondeur narrative est obstruée pour une considération des surfaces. Mais que réserve une telle image, lorsque le regard surfant sur les plis, bute sur le cadre de la toile ? Un relai se produit parfois avec un tableau voisin, et un étrange ballet se déploie alors.

Les polyptyques
Malgré l’apparence, les éléments du polyptyque ne se ressemblent pas. La ressemblance, en effet, implique un modèle dont le second tableau serait la copie. Aucun tableau n’est ici le modèle de l’autre puisqu’ils ont été peints ensemble : chaque touche de couleur déposée à la main sur une toile est reportée dans le même geste sur la toile adjacente composant ainsi entre les tableaux des rapports de similitude. (« La ressemblance comporte une assertion unique : c’est telle chose. La similitude multiplie les affirmations différentes qui dansent ensemble») (15). Le spectateur, contraint de considérer les surfaces, établit entre les toiles des comparaisons qui vont ainsi de la conformité (si le cadrage des deux tableaux est identique) à l’analogie (si les cadrages sont décalés), en reconduisant du regard les gestes mêmes du peintre.
Si les tableaux se répètent, c’est délibérément pour renvoyer à la notion de double qui nous est consubstantielle (a contrario de la doxa du sujet entendu comme uniformité), puisqu’en effet, nous avons deux yeux, deux mains… (la doublure de l’étoffe venant compliquer encore le problème). Du double à la doublure, nous sommes pris dans une inquiétante multiplicité… D’autant plus étrange que chaque partie de notre corps n’est pas identique à l’autre, mais conçue comme en miroir (ainsi nos deux mains, ne sont pas les mêmes, mais se superposent selon une symétrie inversée).
Et c’est un cheminement à travers le miroir du double (dans une approche paradoxale du corps comme surface d’élaboration du sens) (16), que cette peinture propose (17).
Ange Pieraggi
Doublures / mai 2015

Les autres textes d’Ange Pieraggi sur le Silence qui parle

Expo Pieraggi
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1 Alberti, De Pictura, 1435, traduit par JL Schefer, Macula
2 De entheos = animé d’un transport divin
3 Greenberg, Art et Culture, Macula
4 « Où mettre la limite du corps et du monde, puisque le monde est chair ? », M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Gallimard.
5 « Il est bon que dans un tableau,  il y ait quelqu’un qui avertisse les spectateurs de ce qui s’y passe; que de la main il invite à regarder (manu ad visendum advocet) » (Alberti, De Pictura, op cit.)
6 Thierry Savatier en dresse l’aventure édifiante dans L’Origine du monde, histoire d’un tableau de Gustave Courbet, Bartillat
7 Deleuze, L’image-mouvement, Minuit
8 Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil
9 Ce que propose le paradoxe du sourire sans chat de Lewis Carroll, dans Alice au pays des merveilles
10 Maine de Biran, Mémoires sur la décomposition de la pensée, Vrin
11 Ibid
12 Valéry, L’idée fixe ou deux hommes à la mer, Gallimard
13 Freud, L’Inquiétante étrangeté, Gallimard (traduction française de Das Unheimliche, texte de Freud de 1919). « Heimlich est un mot dont la signification évolue en direction d’une ambivalence jusqu’à ce qu’il finisse par coïncider avec son contraire », p222-223. (Heimlich se traduisant en français courant par familier)
14 C’est dans les photographies de Clérambault (qui a pris  des milliers de clichés de femmes vêtues d’un haïk, ne laissant apparaître que leurs yeux,) que la notion de complication a été fortement illustrée : la surface du tissu prétendant dissimuler la complexité (pleine de plis) du corps tout en la soulignant
15 Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana
16 Le sens, qui est lui-même tributaire d’un effet miroir. Le sens repose en effet sur le paradigme saussurien. «Le paradigme c’est quoi ? C’est l’opposition de deux termes dont  j’actualise l’un pour produire du sens » (Barthes, Le Neutre). En effet dire ‘’grand’’ s’oppose au moins virtuellement à ‘’petit’’. Quignard exprime la même idée quand il dit que « La langue divise tout par deux, pour opposer, pour symboliser ».
17 Ce travail trouve son homologie en philosophie dans la Logique du sens de Deleuze (où Lewis Carroll  - A travers le Miroir- ainsi qu’Artaud -et sa notion de Corps sans Organe- occupent une place éminente), sans que cette peinture n’en soit jamais la simple illustration.

L’Etoffe et la peau / Ange Pieraggi

Gilles Deleuze.
Claire Tencin C’est pour cela que tu tiens tant à la distinction entre le close-up et l’insert ? Parce que le visage serait piégé par la psychologie ? Il me semble que tu pointais ce détail, dans un de tes articles… Ce point sur lequel tu disais que pour Deleuze, Close-up et Insert  ont la même fonction qui est d’exprimer l’affect… quelle différence fais-tu entre Close-up et Insert ?

Ange Pieraggi Cette distinction est un détail auquel je tiens. Mais c’est évidemment un détail face à l’ampleur des champs que laboure Deleuze. Le Close-up, le terme anglais le dit bien, c’est l’enfermement d’une image. Le visage est enfermé, close, mais up, au dessus… juste au dessus de la face. Il est donc bien à même d’exprimer des affects, des « mouvements de l’âme », qui viennent se concentrer là sur la face. Donc avec le Close-up on saisit les affects à la surface, et même un peu au dessus… up.
Le vocabulaire du cinéma anglais (comme quoi, les anglais ont un rapport au corps singulier qui me touche), parle d’Insert pour les autres parties du corps saisies en gros plan. Et le mot le dit bien : avec l’Insert on rentre presqu’à l’intérieur de l’image. L’Insert sur la main est un thème qui me paraît plus intéressant à cet effet. Pourquoi ? Parce que le cadrage sur une main articule deux textures : la peau, mais aussi le vêtement d’où cette main jaillit. Or l’opposition de deux notions, on le sait, permet d’exprimer du sens (si on dit blanc, on produit du sens en l’opposant  à noir…). Mais, et c’est là que c’est intrigant, et que le trouble s’installe…  C’est que ces deux notions de peau et d’étoffe sont très proches. Elles ont des rapports de similarité. Il ne s’agit pas de ressemblance, mais d’une vague parenté. Leur similarité est très bien rapportée par le terme de tissu qui s’applique aussi bien à l’une qu’à l’autre. Donc, le sens qui avait amorcé sa dynamique, (générée par l’opposition, le paradigme…), voit  son expression comme entravée, retenue dans les similitudes qui traversent ces deux textures. Avec l’Insert, on est retenu dans l’image, à la surface toujours, mais un degré au dessous du up, du Close-up. On est in, Insert, dans les plis de l’image. C’est ce trouble là qui m’intéresse… Et faire des tableaux dont l’exprimé est à ce point captif de la figuration, ça crée une inquiétude qui échappe à la lecture traditionnelle de la peinture. La forme reste lisible, mais la dynamique est plutôt celle d’une involution que celle d’une expression proprement dite. La forme est comme renvoyée à l’informel des plis, tout en étant néanmoins reconnaissable. Je comprends le malaise qui saisit les spectateurs…
Un degré au dessus de la face et on est dans le close-up. Un degré au dessous, et on est dans les plis qui filent à l’infini… mes tableaux ont donc une respiration très maigre… Une profondeur maigre, Ils n’ont pas de zone de libération, comme on dit en astronautique. L’expression reste captive de la pesanteur organique… Elle tente sa libération à  la surface up du visage, mais est ressaisie par les plis in de l’insert…  dans les plis qui filent à l’infini …

Les plis qui filent à l’infini… de haut en bas dans une verticale qui dévale la surface. C’est visible dans la plupart de tes toiles, mais j’ai le sentiment que c’est plutôt dans les diptyques ou les triptyques que tu affines cette idée. Ce sont des tableaux très étranges. On dirait des doubles, mais il y a comme un décalage infime dans la ressemblance.

Les diptyques, et les triptyques sont conçus pour faire filer une ligne ou un pli d’un tableau à l’autre. Mais l’idée est aussi latente dans les toiles solitaires… Que la ride devienne pli, c’est cette similitude que je voudrais faire sentir. Cette modulation infinie de la chair comme surface plissée.
Les tableaux doubles ou triples sont plus explicites, et plus perturbants… Je vais partir d’une définition, celle de la ressemblance.  La ressemblance a un patron, c’est le modèle…  dont le tableau ressemblant est la copie. Mes tableaux doubles ou triples ne sont pas le modèle l’un de l’autre : ils sont peints ensemble. Voilà le protocole : les tableaux sont disposés devant moi. Ces tableaux  déterminant des zones identiques, je les peins en même temps. Chaque touche de couleur déposée sur le premier tableau est déposée dans le même mouvement sur le second tableau, comme je te le montre par ce montage, afin de déterminer des zones parfaitement superposables (fig 1). Remarque bien que ces zones ne sont pas ressemblantes : elles ne sont pas le modèle l’une de l’autre puisqu’elles sont peintes ensemble… Pourtant, les tableaux pris indépendamment, se ressemblent. Mais alors, dans quelle mesure? Ils se ressemblent parce que « ce ne sont pas les ressemblances, mais les différences qui se ressemblent ». C’est un mot très pertinent de Claude Levi-Strauss… Et c’est notre regard qui les fait se ressembler… qui cherche le modèle, le patron de l’autre. Mais s’agit-t-il de ressemblance ? Il s’agirait plutôt d’une modulation de l’analogie qui serait comme un glissement d’un tableau vers l’autre. Il s’agit en fait d’une similitude. C’est Foucault qui en donne une belle définition : « La ressemblance comporte une assertion unique : c’est telle chose. La similitude multiplie les affirmations qui dansent ensemble ». Et effectivement, peindre ces tableaux, c’est effectuer une danse. Chaque geste sur la première toile est reproduit de manière similaire sur la toile suivante. Ainsi, d’une toile à l’autre, les touches suivent des lignes qui les emportent plus loin, vers le tableau voisin.
Les peintures unitaires sont en soi déjà perturbantes. Les rides suivent des lignes de devenir : devenir-pli de l’étoffe voisine…, devenir-couleur du trait qui les constitue et qui s’autonomise…
Les polyptiques le sont d’autant plus qu’ils reportent ces devenirs indéfiniment. Face à un gros plan on se trouve devant un ensemble de possibles, mais on ne peut déterminer le déploiement d’aucune action puisque toute perspective est abolie. On reste donc suspendu au stade des virtualités et non des actualités. Avec les polyptiques, on cherche sur le tableau voisin le développement de ces lignes, de ces plis qui butent sur le cadre. Mais le tableau suivant est lui-même un gros-plan. Et s’il reprend le pli d’une zone identique au tableau précédent, c’est pour le faire filer un peu plus loin, sans qu’une perspective ne s’ouvre sur le développement d’une actualisation. Indéfiniment chaque tableau renvoie au voisin…
L’intérêt des polyptiques, c’est que le regard du spectateur, cherchant à déterminer les similitudes,  reconduit le geste du peintre d’un tableau à l’autre, d’un pli à l’autre, d’une touche à l’autre, à la surface… De la lecture en profondeur (d’un spectateur qui chercherait une interprétation psychologique à ces tableaux, et qui en est empêché par le cadrage en gros plan), on passe à un glissement des surfaces l’une sur l’autre…

Néanmoins, dans ces polyptiques, certaines toiles prises individuellement auraient du mal à se soutenir seules. Je veux dire qu’elles ne déterminent pas une forme facilement reconnaissable.  C’est par le glissement de cette forme indistincte sur le tableau voisin que la main peut être recomposée. Je pense par exemple à la toile centrale d’un polyptique de 2002 (fig 2). On dirait que tu cherches les limites de la figuration.

C’est tout à fait ça. Ca pose le problème de l’approche, dans le cadrage. A partir de quelle distance par rapport à l’objet reste-t-on encore dans la figuration ? Si je suis trop proche, la figure disparait au profit d’un ensemble de plis. Et plus près encore, d’un ensemble de touches de couleurs. C’est bien sûr le propos de cette peinture. Mais se pose alors le problème de la forme et de l’informe. C’est un problème qu’a évoqué Bataille dans son petit article de la revue Documents de 1929… Bataille ne disait d’ailleurs pas l’informe, comme un substantif, mais informe comme un adjectif. Il en parlait  comme d’un « terme servant à déclasser ». La perte des limites fait en effet perdre le nom… On atteint l’innommable dont on parlait au début de cet entretien, pour atteindre des zones indéterminées, humaines ou animales aussi bien… des zones neutres. Neuter, en latin, c’est ni l’un ni l’autre. Barthes a fait très beau séminaire sur le Neutre. Il y disait vouloir subvertir le paradigme, qui est cette opposition de deux termes qui articule le sens, et qui donne à la langue un pouvoir de classement (Dire blanc c’est l’opposer à noir), et  chercher une création qu’il appelait neutre, ou degré zéro qui déjouerait ce binarisme… Eh bien, pour évoquer cette subversion, ce déclassement, Barthes a souvent eu recours à l’image du gros plan. Il écrit par exemple « Nicolas de Staël est dans 3 cm2 de Cézanne », où on sent cette perte de repère des formes. Cézanne c’est encore de la figuration, mais si on fait un gros plan sur 3cm2 de l’une de ses toiles, on tombe dans l’abstraction telle qu’on la connait chez de Staël. Barthes reprend cette formulation au moins à cinq reprises dans des textes écrits à des années d’écart. Avec des variantes : parfois, c’est 2 cm2, parfois c’est 5 cm2. Mais l’intéressant c’est que l’on sent cet effet d’approche vers la surface tandis que les formes s’évanouissent…
Eh bien ce degré zéro, c’est un peu ce que je cherche avec les gros plans. Cette surface où les formes tendent au déclassement, à l’indétermination… Surtout dans certains éléments de mes polyptiques où je me permets des décadrages très excentrés, puisque les tableaux voisins peuvent faire le lien avec une forme reconnaissable… Et bien dans ce tableau intermédiaire, qui est à la limite de l’abstraction, forme et fond ne se dégagent pas. C’est comme si le sens restait captif d’une pesanteur matérielle et n’arrivait pas à atteindre sa mise en orbite, pour reprendre une image sur la gravitation dejà évoquée.
C’est aussi pour cela que mes tableaux sont carrés. J’aime l’idée qu’on puisse les voir sans la détermination haut/bas… Ce n’est pas forcément vrai pour tous, mais l’idée qu’on puisse les voir tête-bêche me plait assez…

Je voudrais, puisque nous en parlons depuis un moment, que nous abordions la manière dont tu as abordé l’œuvre de Deleuze, et que tu nous dises comme tu l’as fait pour Artaud et Foucault, comment son travail t’a influencé ?

J’ai longtemps tourné autour de ses livres sans trouver la clef. J’avais suivi quelques cours à Vincennes, au début des années 80, mais ça m’était resté très hermétique. L’ouverture s’est faite lors de la parution de son livre sur Bacon, Logique de la sensation. Il utilisait là des notions étranges dans le discours sur l’art, comme celle de viande, mais surtout celle de Corps sans Organe que j’avais repérée chez Artaud. Deleuze en a fait un concept qu’on retrouve dans toute son œuvre, même s’il a évolué, notamment dans celui de plan d’immanence… Et j’ai été pris… Comme s’il disait mieux que moi ce que je pouvais ressentir à propos du corps. Sans compter tous les domaines auxquels il m’a ouvert. Deleuze, c’est ma plus belle rencontre intellectuelle. Il me sauve toujours. Et il sauve mon désir de peindre qui s’étiole parfois. Le plus intrigant, c’est qu’il sauve de nombreuses personnes très éloignées. Par exemple, s’il parle des anorexiques, celles-ci se reconnaissent dans ses écrits plus que chez des spécialistes qui ont passé leur vie sur le problème. Idem pour les gens qui ont fait du surf… Pareil pour les schizos… Il a produit une œuvre feuilletée. Chacun la saisit à son niveau, sur son plateau. Pour employer une image plus aérienne, c’est comme une symphonie. Certains lisent la ligne de basse, d’autres la ligne mélodique, d’autres le rythme… Lui il propose des écoutes multiples. C’est quelqu’un pour qui j’ai la plus grande admiration. Au point que j’ai écumé les librairies à la recherche des livres et des revues auxquels il a participé. J’ai finalement tout retrouvé, sauf deux textes de jeunesse. Et j’essaie de ne rien rater de ce qui s’écrit sur son œuvre en français.
Je vais confier une anecdote… Je voulais savoir comment naissaient ses concepts. J’ai été jusqu’à   fouiller ses poubelles à la recherche de brouillons… Je n’en ai jamais retrouvé… Je lui ai même écrit, pour le lui dire… Et j’ai confié la lettre à sa gardienne, puisqu’il n’y avait pas de boite à lettre, à son adresse. Quand je suis revenu la semaine suivante, la gardienne m’a dit que Monsieur allait faire quelque chose pour moi… Il n’en a pas eu le temps. Il est mort quelques mois après…

Quel est le livre qui t’a le plus accompagné, celui qui t’a le plus aidé, pour reprendre tes mots ?

Dans tous ses livres, je trouve quelque chose qui me nourrit. Pour les questions que j’aborde en peinture, j’ai retrouvé le gros plan et le visage dans ses livres sur le cinéma, et dans Mille Plateaux… les problèmes sur l’expression du sens,  dans La Logique du Sens, bien sûr… J’avais rencontré le Corps sans Organe dans Logique de la sensation, puis j’ai su qu’il y référait déjà au préalable. On le retrouve dans ses livres suivants puisque c’est un concept qui évolue, et se transforme… En plan de consistance, en planomène, en plan d’immanence… J’aime cette idée que toutes ces mutations procèdent d’Artaud.
La Logique du sens est un livre sur lequel je reviens sans cesse.  Ma pratique de peintre en est à chaque fois dynamisée, et les textes que j’ai écrits y renvoient tous. Deleuze y est encore structuraliste… il n’a pas encore rencontré Guattari. Il réfère encore à la psychanalyse, ce qui en rend certains passages datés. Mais l’ensemble du propos est  magnifique…  C’est un immense plaidoyer pour la surface.
Dans ce livre, Deleuze montre que les Stoïciens ne faisaient pas cette coupure entre les choses et les idées comme le fait le platonisme. Avec eux le sens procède des choses. Il se développe à leur surface comme un exprimé, une brume légère qui les enveloppe… Des créateurs comme Lewis Carroll, à qui ce livre fait une grande place, ont senti cette subversion possible des surfaces par les corps sous-jacents. Alice au Pays des Merveilles commence d’ailleurs dans les profondeurs du terrier et se poursuit avec des personnages de surface, comme le roi et la reine qui sont des cartes sans épaisseur.
A l’opposé, Deleuze montre à quel point Artaud travaille à creuser la surface, pour retrouver la matérialité des mots, étant donné qu’en bon schizo,  il n’arrive pas à faire la jonction avec son propre corps. Mais l’effet du nom Artaud, quoi qu’on dise, ce n’est pas la folie (qui serait l’absence d’œuvre, comme dit Foucault). C’est la signature d’un grand artiste, qui sait qu’il ne peut pas faire l’économie du sens.  Il aurait pu sombrer et se perdre dans le magma de l’infra sens. Mais il connait ces courants souterrains où l’esprit s’égare et risque de ne plus retrouver son oxygène. Alors, après la plongée – mais dans le même mouvement – il opère un retournement pour ramener à la surface le sens tout chargé de matière. Tandis que Lewis Carroll, presque sans se mouiller, part des hauteurs du langage, pour le faire glisser à la surface, où il se frotte aux choses.
L’œuvre d’Artaud est une lutte avec des mots trempés dans la matière des choses, pour renouveler la langue. C’est un combat contre la syntaxe, et contre son nom même…. Quand il se fait appeler le Mômo. On entend le mot-mot qui associerait le sens du mot aux lettres du mot. Comme un mot-valise, qui serait aussi un mot-blanc…
J’aime que Deleuze ait pu écrire, même s’il l’admire, que pour toute l’œuvre de Lewis Carroll, il ne donnerait pas une seule page d’Antonin Artaud. (Il l’écrit, textuellement… page 114, dans Logique du sens… ça je le sais par cœur…). C’est une phrase qui m’a touché… parce qu’Artaud a mis son corps sur la page…

On vient en quelque sorte de faire une boucle. Tu as commencé avec Artaud, et on y revient par Deleuze…C’est peut-être une bonne façon de finir ce dialogue !

… sur un entretien infini…

Ange Pieraggi
L’Étoffe et la peau / 2013
Extrait de l’entretien avec Claire Tencin
Jacques Flament Éditions

Ange Pieraggi
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Sur le Silence qui parle : Pieraggi

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David Lynch aux confins du sens / Ange-Henri Pieraggi / Jean-Claude Polack et Marco Candore : David Lynch, Inland Empire, un cinéma de la folie et de la déterritorialisation / Inland Empire / Rabbits / David Lynch

Pour éclairer INLAND EMPIRE, peut-être est-il nécessaire d’en passer par Lewis carrol, auquel les silhouettes des lapins rendent hommage. En effet, si les aventures d’Alice commencent dans le terrier du lapin, elles se poursuivent à travers le miroir. Et c’est dans une traversée du miroir, dans l’envers du cinéma que ce film nous emmène.
Il y a d’habitude au cinéma, d’un côté, les corps (celui des acteurs, dans leur vie quotidienne), et de l’autre côté du miroir les événements qu’on attribue à ces corps (les rôles à endosser, dans la fiction). Classiquement, le rôle fait oublier l’acteur qui lui prête corps, et on demande au spectateur de croire à la fiction.
Ici, l’écran est en permanence traversé. Autant les rôles dans le film reflètent la vie quotidienne des acteurs (ils sont amants fictifs à l’écran, et il veut la séduire vraiment dans la vie), autant la vie quotidienne perturbe la composition des rôles (le mari jaloux dans la vie se manifeste aussi dans la fiction).

Un point de vue singulier
Un meurtre est là, dès le début. Qui peut être la victime ? Voilà, résumé en une phrase, le problème posé par le film. La question n’est pas, comme dans les whodunit « qui est le coupable ? » pour remonter de l’accident à sa cause. Il s’agit ici d’une logique différente. L’événement (le meurtre) peut être attribué à plusieurs victimes. Déclinons les occurrences proposées par le film.
- Carolina (l’épouse de Devon) qui, soulevant son chemisier, montre l’arme plantée dans son flanc.
- Mais aussi le mari jaloux de Nikky, qui a renversé du ketchup, dessinant une tache sanglante sur son T-shirt.
- Ou encore la jeune femme brune qui, depuis le début, regarde l’écran de télévision, trouvée éventrée dans la rue.
- Et puis Laura Dern, qui meurt à la fin d’une même blessure au ventre : elle perd son sang sur les étoiles dédiées aux acteurs du « Hollywood Walk of Fame » (« C’est un film de stars », avait dit le réalisateur Jeremy Irons au début du film. Et de fait, de nombreuses stars ont prêté leur corps à une même blessure).
- Il y a enfin une toute dernière occurrence : la blessure qui apparaît comme un rictus sanglant, dont l’image est projetée sur le visage de l’homme que Laura Dern abat (l’incarnation au cinéma reste une image) (1).
Derrière la question de l’attribution des rôles, il y a le nonsense cher à ce dernier auteur, qui met au jour les paradoxes du sens. C’est à l’examen d’une logique du sens au cinéma que nous convie David Lynch. Ce qui nous renvoie à une même question posée par Gilles Deleuze à propos de l’écriture, dans son étude sur Lewis Carrol et sur les stoïciens. (2)

La question du sens
La question ici posée, c’est la question de l’attribution de l’événement à un corps (3).
Le film est envisagé depuis l’événement (le meurtre) qui survole les corps auxquels il n’est pas encore attribué : le meurtre cherche un corps pour s’incarner. On est dans le domaine du possible. Il n’y a donc pas d’affirmation ferme de l’identité de la victime (nous avons vu plusieurs occurrences). En conséquence, le mobile du crime s’ouvre à de multiples hypothèses, telles les cartes d’un jeu, dans une cascade de mises à jour. Nous croisons à nouveau Lewis Carroll dont les personnages dans A travers le miroir, perdent leur épaisseur pour apparaître, comme le Roi et la Reine, sous la forme de cartes présentant deux faces. C’est le phénomène du double, illustré à maintes reprises (comme lorsque la blonde Laura Dern rencontre son double, la brune qui n’avait pas cessé d’observer l’écran de télévision). Mais le dédoublement intéresse aussi des séquences entières : deux versions sont présentées pour une même scène (4.) Prenons l’exemple de la scène de séduction qu’engage Devon auprès de Kitty sur la pergola (elle est censée se dérouler dans la vie). Elle est répétée, telle l’autre face d’un même plan, au coin du feu (cette fois dans leurs rôles au cinéma). Mais, mise en abyme supplémentaire, les deux séquences apparaissent comme filmées par une caméra. Un des plans, telle la carte d’un jeu, peut être avancé pour telle hypothèse, ou bien peut s’effacer pour laisser à l’autre plan la possibilité de jouer son rôle d’atout. Cascades des plans, trouvant au fil de leur dévoilement des connexions nouvelles, perturbant l’ordre des actions et la chronologie des événements.

Le dérèglement du temps
Le temps apparaît comme l’élément le plus perturbé du film. Comme le disent plusieurs protagonistes, « on ne sait plus ce qui est avant ou après » (5.) A l’instar de Lewis Carroll dont le lapin consulte en permanence la montre à gousset qu’il extrait de sa poche, David Lynch multiplie les pendules et les horloges pour illustrer ses plans.
Le point de vue adopté étant celui de l’événement (le meurtre), le temps à l’œuvre présente un double aspect. Il est encore à venir (le crime cherche sa proie) et pourtant il a déjà passé (J. Irons précise aux acteurs dès le début du film qu’un meurtre a déjà eu lieu lors d’un tournage précédent du même script). Suspendu dans un inaccompli (impassible) et pourtant déjà prescrit (destin). A la fois passé et futur, le temps de l’événement s’étire dans un infinitif, un mourir qui survole éternellement les corps : Aiôn (6.)
Arrêtons nous sur une scène cardinale. Celle où Laura Dern fait un trou de cigarette dans la soie d’une culotte (celle-ci figurant l’écran cachant un lieu matriciel). Le point de vue, passant par ce trou débouche sur une montre saisie en gros plan, dont les aiguilles affolées tournent en tous sens. La scène condense à la fois la traversée du miroir, la perturbation du temps, la symbolisation d’une incarnation (le ventre derrière une culotte, peut donner corps à un ‘‘heureux événement’’), et enfin l’image en gros plan.

L’image en gros plan
Si David Lynch use abondamment des gros plans, c’est d’abord en raison du point de vue adopté, qui est celui de la blessure. Cherchant à s’incarner, elle frôle les étoffes et glisse sur les corps. Les gros plans étant d’ailleurs plutôt des inserts que des close-up. En effet, chaque fois que les visages sont approchés, c’est en les déformant comme pour les fragmenter.
Dans L’Image-Mouvement, Gilles Deleuze classe les visages saisis en gros plan en deux types principaux. -Le visage réflexif (Griffith) dont les traits restent groupés sous la domination d’une sorte d’unité immobile qu’imposerait la stupéfaction.
- Et le visage intensif (Eisenstein), dont les traits semblent vouloir se libérer, sous l’effet d’une tension qui monte. Il nous précise par ailleurs que les visages saisis en gros plan perdent leurs connexions à l’espace et au temps de la narration, et ne sont plus à même de s’inscrire dans le développement de l’action. Ils s’autonomisent en une sorte d’entité qui n’exprime alors plus que l’affect, qui est de l’ordre du possible et non de l’actuel. (7)
Les visages ici, n’entrent pas exactement dans cette typologie. L’affect qu’ils expriment est essentiellement la peur. « J’ai peur ! Peur de devoir tuer quelqu’un », dit la femme de Devon dès le début du film. Son visage, détaillé en gros plans, ne cherche que la fuite. Ce type de gros plan appartient à une autre catégorie que celles décrites plus haut. Il est déjà engagé dans l’amorce d’une action (la fuite), sans pouvoir encore l’organiser. Il appartient à un type d’images que Gilles Deleuze appelle «l’image pulsion » (8).

Un monde pulsionnel
En effet, tout se présente comme si une pulsion délétère (la pulsion meurtrière) venait cerner les corps et les visages, qui n’ont qu’une seule tentation, celle de fuir. Le monde ainsi caractérisé est un univers chaotique où les gros plans arrachent des fragments aux sujets, et auxquels la pulsion refuse toute composition pacifiée. Et en tous cas s’emploie à la désorganiser. C’est le monde d’Empédocle avec ses éléments irréductibles, et une tension qui anime l’ensemble. Cette tension ne serait pas chez Lynch l’opposition amour-haine, qui chez Empédocle régit un monde fait de morceaux, mais l’opposition pulsion de mort-pulsion de vie. Une vie dans sa simple expression de sauvegarde face au danger : la fuite. Cette fuite étant un mouvement non raisonné, qui ne se déploie pas dans une action concertée puisqu’on ne connaît pas les motifs du crime.
INLAND EMPIRE commence dans un monde apaisé : la demeure cossue de Laura Dern, filmée en plans larges. Elle reçoit la visite de sa voisine, et très vite s’installe une inquiétude manifestée par des gros plans sur ses mains qui saisissent la tasse de thé, et sur son visage que la focale déforme en le cadrant de très près. Au fil de la projection, nous verrons les plans d’ensemble perdre l’avantage au profit des gros plans. Au terme du film, alors que Laura Dern meurt de la blessure, le monde est désarticulé. Le salon protecteur du début a laissé place à l’insécurité du trottoir où sont échoués les miséreux. Une jeune asiatique évoque les mésaventures d’une amie dont le vagin (la matrice) est ouverte sur ses intestins (les déchets) : le chaos s’est installé, la pulsion délétère a gagné.

Une circulation centrée et un éternel retour
Le film obéit à une circulation des images apparemment chaotique. Mais la nébuleuse est néanmoins régie depuis un centre névralgique. Toutes les occurrences proposées à la narration semblent en effet opérer depuis la pièce occupée par les lapins (9). Chez Lewis Carroll, le terrier du lapin est le monde des paradoxes du sens. David Lynch lui rend hommage tout en payant sa dette au théâtre, dont le cinéma procède (« il y a une dette à payer » est-il rappelé tout au long du film). Il installe donc les lapins dans un espace cubique (la scène théâtrale vers laquelle les clameurs et les rires du public remontent). Et c’est depuis cet espace conventionnel de la représentation théâtrale que Lynch fait dériver la représentation au cinéma. L’espace qui se déploie dans le film n’est plus astreint à une unité topographique. C’est par l’esprit que la cohérence peut être recomposée. Il s’agit d’un voyage paradoxal, mais obéissant néanmoins à une logique, celle du sens, opérée depuis l’intérieur (inland) de l’esprit (Axxone lit-on au seuil de plusieurs séquences (10). Le cinéma est une circulation d’images, mais c’est aussi une cosa mentale.
Au terme du film, la frénésie des images s’est calmée. La caméra recule : la scène où Laura Dern meurt sur le trottoir n’était qu’un artifice. Elle n’est pas blessée et se relève. Mais néanmoins choquée, comme habitée encore par la peur, elle quitte le plateau et les caméras, les décors, les techniciens, les acteurs : tout le substrat (le chaos initial) sur lequel s’est construit le film et auquel on est revenu. Le voyage de l’autre côté du sens (« to the other side » comme on l’entend dans une des chansons finales) peut s’arrêter…
ou recommencer : apparaissent des acteurs dont le film n’a enregistré que la parole (Laura Harring a prêté sa voix à une des silhouettes de lapin) ; ou des personnages dont le film n’a enregistré ni l’image ni la voix, et qui ont simplement été évoqués (la blonde au vagin perforé avec son singe) ; ou des personnages qui ont été acteurs dans un film précédent du même réalisateur, comme une réminiscence (11) ; ou qui ont été acteurs dans les films d’un autre réalisateur (12) ; ou qui n’ont qu’un lien anecdotique avec un personnage du film (13)… égrenant d’autres possibilités de l’attribution des événements à des corps.
Ange-Henri Pieraggi
David Lynch aux confins du sens / 2007
Publié dans la revue Positif

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http://pieraggi.com/

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David Lynch
Inland Empire / 2006

Expo Lynch à la MEP

Rabbits sur le Silence qui parle

David Lynch, Inland Empire, un cinéma de la folie et de la déterritorialisation, dialogue entre Jean-Claude Polack et Marco Candore / Revue Chimères n°80

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1 Le rictus sanglant, plaqué mais néanmoins disjoint du visage, renvoie au sourire sans chat chez Lewis Carroll.
2 Gilles Deleuze, Logique du sens, Minuit 1969
3 « Le sens c’est l’exprimé de la proposition, événement pur qui subsiste ou insiste dans la proposition » « Le sens s’attribue, mais il n’est pas du tout attribut de la proposition, il est attribut de la chose ou de l’état de chose » « L’événement c’est le sens lui-même, en tant qu’il se dégage ou se distingue des états de chose qui le produisent et où il s’effectue » (G. Deleuze, op. cit. p30, p33, p246)
4 « La puissance du paradoxe est de montrer que le sens prend toujours deux sens à la fois » (G. Deleuze, op. cit. p94)
5 La tirade du film la plus emblématique à ce propos est tenue par la nouvelle voisine qui rend visite à l’actrice (Laura Dern) au début du film : « Si aujourd’hui était demain, vous souviendriez-vous encore que vous avez une dette à payer ? », mêlant présent, passé et futur pour une proposition hypothétique.
6 « L’Aiôn, forme vide du temps, recueille l’événement dans son impassibilité, perpétuel objet d’une double question : qu’est ce qui va se passer, qu’est ce qui vient de se passer ? » (G. Deleuze, op. cit. p79)
7 G. Deleuze, L’Image-Mouvement, Minuit 1983, p125-144 ; et L’Image-Temps, Minuit 1985, p45-50
8 « L’image-pulsion est le seul cas où le gros plan devient effectivement objet partiel. » (G. Deleuze, L’Image- Mouvement, Minuit 1983, p180)
9 Les coups de fils (wire) y convergent. La pièce porte le n°47, et 47 est le titre du script original. Enfin, 47 est un nombre dont les chiffres peuvent être dessinés en miroir.
10 L’axone est le filament qui prolonge la cellule nerveuse.
11 Laura Harring, dans Mulholland Drive.
12 Nastassja Kinski.
13 Ben Harper, mari de Laura Dern dans la vie, jouant du piano.

12



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