Les luttes « décroissantes » qui viennent.
Ceci va bien entendu pousser Guattari – avec Deleuze et à la suite de Foucault -, à poser la question d’une redéfinition des formes des luttes contre les sociétés économiques et l’aliénation politique, et notamment en les pensant cette fois-ci d’un seul tenant. On comprend qu’après être venu au parti des Verts au milieu des années 80, Guattari ait vite déchanté pour finir par écrire en 1989 les Trois écologies, qui était finalement sa réponse à l’écologie des casernes partidaires et à son environnementalisme technocratique incapable de se lier à une écologie sociale véritable et surtout à une écologie mentale, c’est-à-dire une écosophie enfin dégagée de l’univers cybernétique de la gestion et autre administration des simples choses. Et faisant cette critique aux Verts, je ne veux pas dire que Guattari aurait été bien mieux entendu au sein du PPLD ou encore dans n’importe quel autre parti d’encadrement du bétail des votards, bien au contraire. On sait en effet depuis Simone Weil, que les partis politiques ne sont redevables d’aucune pensée cohérente et ne cherchent que la croissance illimitée de leur propre pouvoir dont l’informationnisme de positionnement sur tout et à peu près n’importe quoi, est le principe même de cette croissance.
Il faut donc changer de discours révolutionnaires, de luttes, de pratiques sociales, pour les transformer dans le travail en commun d’une nouvelle éthique, d’une « micro-politique du désir » que Guattari va définir à partir des réflexions de Foucault sur les interstices internes au tissu de la bio-politique. C’est donc peu dire que l’écosophie n’est en rien un étatisme écologiste ni ne relève plus largement de la sphère politique autonomisée, qui à l’image de celle de l’économique, s’interpénètrent continuellement pour ne faire plus qu’un. En effet, « il n’est plus possible de prétendre s’opposer à lui [le capitalisme] seulement de l’extérieur par les pratiques syndicales et politiques traditionnelles » comme le croient encore les derniers illusionnés de la politique qui inlassablement essayent de réanimer le cadavre du social et de la politique mais qui n’en ré-organisent finalement que les simulacres coupables. « Il est devenu également impératif d’affronter ses effets [du capitalisme] dans le domaine de l’écologie mentale au sein de la vie quotidienne individuelle, domestique, conjugale, de voisinage, de création et d’éthique personnelle. Loin de chercher un consensus abêtissant et infantilisant [comme le feraient les perspectives politiques et syndicales, toujours marquées par l’opposition mystificatrice à une extériorité transcendante], il s’agira à l’avenir de cultiver le dissenssus et la production singulière d’existence ». C’est donc à un véritable décentrement et déséquilibre vis-à-vis des pavloviens réflexes politiques et militants, une toute autre « re-politisation à la mesure d’un autre concept du politique » comme écrit J. Derrida, auquel Guattari nous invite. La politique comme mise en place de « politiques publiques » est renversée et n’est donc plus la solution pour faire face à l’aliénation économique qu’entraîne la réification par la forme-valeur du monde et de la vie en un « champ d’équivaloirs ». Et « l’écologie de l’imaginaire » qu’appelle Guattari est bien celle qui dit à la différence de l’écologie politique punitive, que « l’ennemi n’est pas seulement représenté par « les autres ». L’ennemi, c’est aussi nous-même, l’ennemi est dans notre tête comme écrit S. Latouche. Notre imaginaire à tous est colonisé. Nous avons tous besoin d’une catharsis », y compris et surtout les écologistes. L’avant-gardisme et les professionnels de la représentation ou de la militance qui savent toujours mieux ce qui est bon pour les autres, comme les fausses oppositions gauche/droite et « gauche de la gauche »/gauche de gouvernement, sont ainsi neutralisés et écartés comme autant de formes non vécues de territoires inexistentiels à faire décroître. L’ontologie capitaliste et sa valeur comme « forme sociale totale » n’est pas un ennemi qui nous est extérieur. « Il est assurément plus facile d’écrire sur les multinationales que sur la valeur, et il est plus facile de descendre dans la rue pour protester contre l’Organisation mondiale du commerce ou contre le chômage que pour contester le travail abstrait écrit Anselm Jappe. Il ne faut pas un grand effort mental pour demander une distribution différente de l’argent ou davantage d’emplois. Il est infiniment plus difficile de se critiquer soi-même en tant que sujet qui travaille et qui gagne de l’argent. La critique de la valeur est une critique du monde qui ne permet pas d’accuser de tous les maux du monde « les multinationales » ou « les économistes néolibéraux » pour continuer sa propre existence personnelle dans les catégories de l’argent et du travail sans oser les mettre en question par crainte de ne plus paraître « raisonnable ».
On le voit, c’est une perspective en ligne de fuite hors des sociétés de croissance, qui amène à une véritable décolonisation de l’imaginaire de la gauche et en particulier des extrêmes-gauche. Cette « écosophie de type nouveau poursuit Guattari, à la fois pratique et spéculative, éthico-politique et esthétique, me paraît donc devoir remplacer les anciennes formes d’engagement religieux, politique, associatif… Elle ne sera ni une discipline de repli sur l’intériorité, ni un simple renouvellement des anciennes formes de « militantisme ». Il s’agira plutôt d’un mouvement aux multiples facettes mettant en place des instances et des dispositifs à la fois analytiques et producteurs de subjectivité. Subjectivité tant individuelle que collective, débordant de toutes parts les circonscriptions individuées, « moïsées », clôturées sur des identifications et s’ouvrant tous azimuts du côté du socius mais aussi du côté des Phylum machiniques, des Univers de référence technico-scientifiques, des mondes esthétiques, du côté également de nouvelles appréhensions « pré-personnelles » du temps, du corps, du sexe… Subjectivité de la resingularisation capable de recevoir de plein fouet la rencontre avec la finitude sous l’espèce du désir, de la douleur, de la mort… ». Ces nouvelles praxis éco-logiques font parties de cette nouvelle stratégie révolutionnaire que Guattari aura théorisé en 1977 dans la Révolution moléculaire. La révolution comme l’avait déjà dit Marx, n’est pas une révolution politique, elle se fait au contraire minuscule, infinitésimale, et passe au travers de nos corps et de nos désirs. Son rythme propre n’est pas celui de l’urgence écologique à organiser la survie écologiste de la Méga-machine techno-politico-économique, il est aussi chaotique que rhizomatique. « Est-ce à dire que les nouveaux enjeux multipolaires des trois écologies se substitueront purement et simplement aux anciennes luttes de classe et à leurs mythes de référence ? Certes, une telle substitution ne sera pas aussi mécanique ! Mais il paraît cependant probable que ces enjeux, qui correspondent à une complexification extrême des contextes sociaux, économiques et internationaux, tendront à passer de plus en plus au premier plan ». Cette perspective dérangera très certainement les chantres de l’Etat jacobin redistributeur des valorisations capitalistes ou encore ceux de la forme autonomisée de la politique qui inlassablement surplombe, rationalise et logicialise la « socialité primaire » (A. Caillé). Guattari écrit à leur propos, que « l’on pourrait m’objecter que les luttes à grande échelle ne sont pas nécessairement en synchronie avec les praxis écologiques et les micro-politiques du désir. Mais c’est là toute la question : les divers niveaux de pratique non seulement n’ont pas à être homogénéisés, raccordés les uns aux autres sous une tutelle transcendante, mais il convient de les engager dans des processus d’hétérogenèse (…). Il convient de laisser se déployer les cultures particulières tout en inventant d’autres contrats de citoyenneté. Il convient de faire tenir ensemble la singularité, l’exception, la rareté avec un ordre étatique le moins pesant possible. L’éco-logique n’impose plus de « résoudre » les contraires, comme le voulaient les dialectiques hégéliennes et marxistes. En particulier dans le domaine de l’écologie sociale, il existera des temps de lutte où tous et toutes seront conduits à se fixer des objectifs communs et à se comporter « comme de petits soldats » – je veux dire, comme de bons militants, mais, concurremment, il existera des temps de resingularisation où les subjectivités individuelles et collectives « reprendront leurs billes » et où, ce qui primera, ce sera l’expression créatrice en tant que telle, sans plus de soucis à l’égard des finalités collectives. Cette nouvelle logique écosophique, je le souligne, s’apparente à celle de l’artiste ».
Dans une perspective dont l’arrière-base est souvent deleuzo-guattarienne, le groupe Tiqqun écrit ainsi que les problèmes qui se posèrent aux Autonomes italiens de 1977 comme à Félix Guattari , nous ne nous les sommes pas encore posés. « Le passage des luttes sur les lieux de travail aux luttes sur le territoire, la recomposition d’un tissu éthique sur la base de la sécession, la question de la réappropriation des moyens de vivre, de lutter et de communiquer entre nous, forment un horizon inatteignable tant que ne sera pas admis le préalable existentiel de la separ/azione. Separ/azione signifie : nous n’avons rien à voir avec ce monde. Nous n’avons rien à lui dire, ni rien à lui faire comprendre. Nos actes de destruction, de sabotage, nous n’avons pas besoin de les faire suivre d’une explication dûment visée par la Raison humaine. Nous n’agissons pas en vertu d’un monde meilleur, alternatif, à venir, mais en vertu de ce que nous expérimentons d’ores et déjà, en vertu de l’irréconciliabilité radicale entre l’Empire et de cette expérimentation, dont la guerre fait partie. Et lorsqu’à cette espèce de critique massive, les gens raisonnables, les législateurs, les technocrates, les gouvernants demandent : « Mais que voulez-vous donc ? », notre réponse est : « Nous ne sommes pas des citoyens. Nous n’adopterons jamais votre point de vue de la totalité, votre point de vue de la gestion. Nous refusons de jouer le jeu, c’est tout. Ce n’est pas à nous de vous dire à quelle sauce nous voulons être mangés ». Nombreux objecteurs de croissance à travers la révolution moléculaire d’une dérive rurale qu’ils auto-organisent ici et maintenant, par les lieux qu’ils occupent et habitent afin de se réapproprier leur vie et lutter sans s’essouffler en dépendant le moins possible de la société échangiste de l’interdépendance marchande, forment déjà quelque unes des lignes de la circulation au sein du Parti imaginaire qui vient.
La transversalité des trois écologies et la nécessité de la « re-singularisation. »
Réagissant à l’écologie environnementaliste, à son conservatisme protecteur et à sa sanctuarisation de la nature qui ne font que sur-organiser la planète quand ils n’amènent pas à sa disneylandisation, Guattari refuse ainsi de « tomber dans le mythe animiste ou vitaliste, comme par exemple celui de l’hypothèse Gaïa de Lovelock et Margulis », qui d’ailleurs est très marqué par une approche cybernétique de l’écologie, comme peut l’être également l’œuvre assez minable de Georgescu-Roegen. A l’opposé de toute l’écologie essentiellement naturaliste et donc environnementaliste (dans sa forme biocentrique propre à l’école du Wilderness, comme dans la forme de l’équilibre éco-cybernétique de l’homme et de la nature), la grande idée de l’écosophie est qu’ »il n’est pas juste de séparer l’action sur la psyché, le socius et l’environnement (…). Il conviendrait désormais d’appréhender le monde à travers les trois verres interchangeables que constituent nos trois points de vue écologiques ». Pour Guattari, la vieille écologie politique dont il nous faut sortir tout comme il faut sortir de l’économie, doit alors laisser place à l’écosophie à venir. Il s’agit alors d’aborder de « nouvelles pratiques sociales, nouvelles pratiques esthétiques, nouvelles pratiques du soi dans le rapport à l’autre, à l’étranger, à l’étrange : tout un programme qui paraîtra bien éloigné des urgences du moment ! Et pourtant, c’est bien à l’articulation : de la subjectivité à l’état naissant ; du socius à l’état mutant ; de l’environnement au point où il peut être réinventer ; que se jouera la sortie des crises majeures de notre époque ». De plus comme nous l’avons dit, c’est parce que la mégamachine sociale, politique et techno-économique est d’un seul tenant, que « les trois écologies devraient être conçues, d’un même tenant, comme relevant d’une commune discipline éthico-esthétique et comme distinctes les unes des autres du point de vue des pratiques qui les caractérisent. Leurs registres relèvent de ce que j’ai appelé une hétérogenèse, c’est-à-dire de processus continu de re-singularisation. Les individus doivent devenir à la fois solidaires et de plus en plus différents ».
Et cette re-singularisation à travers la réappropriation de Territoires existentiels, ce « libre développement des individualités » dont parlait déjà Marx, le premier philosophe à avoir découvert l’immanence de la vie dans les termes les plus concrets, est bien la visée écosophique. Car on le sait – et Marx depuis Fourier qu’il a lu attentivement et réinterprété formidablement -, « quels que soient la forme et le contenu particulier de l’activité et du produit [les vilains patrons, les méchants financiers, comme les gentils salariés "exploités" ou les heureux écologistes], nous avons affaire à la valeur, c’est-à-dire à quelque chose de général qui est négation et suppression de toute individualité et de toute originalité ». Ainsi avec l’écosophie comme avec la décroissance, « l’histoire qui fait – qui fera – suite à l’économie marchande écrit Michel Henry, n’en sera pas moins l’histoire des individus, l’histoire de leur vie : en un sens, c’est ce qu’elle sera pour la première fois », car au travers de la sortie de l’économie marchande et de toute économie, « l’activité individuelle, la vie, la praxis n’est point abolie, elle est rendue à elle-même. Elle n’est plus déterminée par la production matérielle – cela veut dire : elle n’est plus doublée par un univers économique ». Comme l’écrit encore Henry, « il y a chez Marx une idée limite qui est finalement celle de l’élimination de l’économique, de la valeur d’échange et de l’argent. C’est une limite, mais pas une fiction ».
Cette re-singularisation là, en dehors de toutes subjectivités sérialisées plantées dans les champs d’équivaloir où pousse la forme-valeur, nous y reviendront, est bien la pierre d’angle de l’écosophie de Guattari. Et c’est peu dire qu’aujourd’hui, à part le singulier et précieux ouvrage de Jean-Claude Besson-Girard, Decrescendo cantabile, cette perspective là est peu discutée en termes concrets, c’est-à-dire de révolution de la vie quotidienne, ici et maintenant. Seuls les petits gestes gestionnaires de la simplicité volontaire et du reste du citoyennisme écologique sont acceptés sans débat, quand certains économes veulent sauver l’économie avec la décroissance en la suréquipant de sa simple morale de la responsabilité et de l’auto-limitation. Ce serrage écologiste de la ceinture économique semble bien être l’horizon indépassable de l’antiproductivisme simplet d’un certain écologisme décroissant. Il manque encore bel et bien dans la décroissance, cette transversalité écosophique entre l’écologie mentale, sociale et environnementale, puisque la « simplicité volontaire » n’a pour finalité que l’environnementalisme des gestionnaires économes de l’écologie antiproductiviste, dont elle n’est que l’attribut complémentaire à la poursuite d’une seule et même dépossession. Car finalement cette re-singularisation qu’appelle Guattari est exactement la perspective éthico-esthétique qu’adopte Besson-Girard quand il écrit que pour la décroissance la seule démarche qui compte finalement vraiment en terme d’écologie mentale, est « celle qui consisterait à dénombrer et à éclairer, par et pour chacun de nous, les territoires intérieurs de notre faculté de sentir, mis en jachère, atrophiés ou détruits par cette déculturation. Mais sommes-nous prêts à cet exercice de lucidité personnelle ? ». Et c’est là en effet que la décroissance se joue véritablement comme « écologie de l’imaginaire », beaucoup plus que sur les estrades des sex-shops politiques ou des peep-show médiatiques et encore moins dans les salons d’instituts réfléchissant avec des airs de grand sérieux à des listes de promesses estampillées « décroissance » pour l’alimentation planifié du « bétail des votards ».
Cependant dans cette perspective écologique d’une réappropriation de sa faculté de vivre, « le principe commun aux trois écologies écrit Guattari, consiste en ceci que les Territoires existentiels auxquels elles nous confrontent ne se donnent pas comme en-soi, fermé sur lui-même, mais comme pour-soi, précaire, fini, finitisé, singulier, singularisé, capable de bifurquer en réitérations stratifiées et mortifères ou en ouverture processuelle à partir de praxis permettant de le rendre « habitable » par un projet humain. C’est cette ouverture praxique qui constitue l’essence de cet art de « l’éco » subsumant toutes les manières de le domestiquer ». « Mettre au jour d’autres mondes que ceux de la pure information abstraite, engendrer des Univers de référence et des Territoires existentiels où la singularité et la finitude soient prises en compte par la logique multivalente des écologies mentales et par le principe d’Eros de groupe de l’écologie sociale et affronter le face-à-face vertigineux avec le Cosmos pour le soumettre à une vie possible, telles sont les voies enchevêtrées de la triple vision écologique ». « Il ne s’agit pas pour nous d’ériger des règles universelles à titre de guide de ces praxis, mais à l’inverse, de dégager les antinomies principielles entre les niveaux écosophiques ou, si l’on préfère, entre les trois visions écologiques ».
Clément Homs
Publié sur Nouveau millénaire, défis libertaires / avril 2007
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La grande hantise qui a obsédé le XIXe siècle a été, on le sait, l’histoire des thèmes du développement et de l’arrêt, thèmes de la crise et du cycle, thèmes de l’accumulation du passé, grande surcharge des morts, refroidissement menaçant du monde. C’est dans le second principe de thermodynamique que le XIXe siècle a trouvé l’essentiel de ses ressources mythologiques. L’époque actuelle serait peut-être plutôt l’époque de l’espace. Nous sommes à l’époque du simultané, nous sommes à l’époque de la juxtaposition, à l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau. Peut-être pourrait-on dire que certains des conflits idéologiques qui animent les polémiques d’aujourd’hui se déroulent entre les pieux descendants du temps et les habitants acharnés de l’espace. Le structuralisme, ou du moins ce qu’on groupe sous ce nom un petit peu général, c’est l’effort pour établir, entre des éléments qui peuvent avoir été répartis à travers le temps, un ensemble de relations qui les fait apparaître comme juxtaposés, opposés, impliqués l’un par l’autre, bref, qui les fait apparaître comme une sorte de configuration ; et à vrai dire, il ne s’agit pas par là de nier le temps ; c’est une certaine manière de traiter ce qu’on appelle le temps et ce qu’on appelle l’histoire.
Il faut cependant remarquer que l’espace qui apparaît aujourd’hui à l’horizon de nos soucis, de notre théorie, de nos systèmes n’est pas une innovation ; l’espace lui-même, dans l’expérience occidentale, a une histoire, et il n’est pas possible de méconnaître cet ‘entrecroisement fatal du temps avec l’espace. On pourrait dire, pour retracer très grossièrement cette histoire de l’espace, qu’il était au Moyen Age un ensemble hiérarchisé de lieux : lieux sacrés et lieux profanes, lieux protégés et lieux au contraire ouverts et sans défense, lieux urbains et lieux campagnards (voilà pour la vie réelle des hommes) ; pour la théorie cosmologique, il y avait les lieux supra-célestes opposés au lieu céleste ; et le lieu céleste à son tour s’opposait au lieu terrestre ; il y avait les lieux où les choses se trouvaient placées parce qu’elles avaient été déplacées violemment et puis les lieux, au contraire, où les choses trouvaient leur emplacement et leur repos naturels. C’était toute cette hiérarchie, cette opposition, cet entrecroisement de lieux qui constituait ce qu’on pourrait appeler très grossièrement l’espace médiéval : espace de localisation.
Cet espace de localisation s’est ouvert avec Galilée, car le vrai scandale de l’ouvre de Galilée, ce n’est pas tellement d’avoir découvert, d’avoir redécouvert plutôt que la Terre tournait autour du soleil, mais d’avoir constitué un espace infini, et infiniment ouvert ; de telle sorte que le lieu du Moyen Age s’y trouvait en quelque sorte dissous, le lieu d’une chose n’était plus qu’un point dans son mouvement, tout comme le repos d’une chose n’était que son mouvement indéfiniment ralenti. Autrement dit, à partir de Galilée, à partir du XVIIe siècle, l’étendue se substitue à la localisation.
De nos jours, l’emplacement se substitue à l’étendue qui elle-même remplaçait la localisation. L’emplacement est défini par les relations de voisinage entre points ou éléments ; formellement, on peut les décrire comme des séries, des arbres, des treillis.
D’autre part, on sait l’importance des problèmes d’emplacement dans la technique contemporaine : stockage de l’information ou des résultats partiels d’un calcul dans la mémoire d’une machine, circulation d’éléments discrets, à sortie aléatoire (comme tout simplement les automobiles ou après tout les sons sur une ligne téléphonique), repérage d’éléments, marqués ou codés, à l’intérieur d’un ensemble qui est soit réparti au hasard, soit classé dans un classement univoque, soit classé selon un classement plurivoque, etc.
D’une manière encore plus concrète, le problème de la place ou de l’emplacement se pose pour les hommes en termes de démographie ; et ce dernier problème de l’emplacement humain, ce n’est pas simplement la question de savoir s’il y aura assez de place pour l’homme dans le monde – problème qui est après tout bien important -, c’est aussi le problème de savoir quelles relations de voisinage, quel type de stockage, de circulation, de repérage, de classement des éléments humains doivent être retenus de préférence dans telle ou telle situation pour venir à telle ou telle fin. Nous sommes à une époque où l’espace se donne à nous sous la forme de relations d’emplacements.
En tout cas, je crois que l’inquiétude d’aujourd’hui concerne fondamentalement l’espace, sans doute beaucoup plus que le temps ; le temps n’apparaît probablement que comme l’un des jeux de distribution possibles entre les éléments qui se répartissent dans l’espace.
Or, malgré toutes les techniques qui l’investissent, malgré tout le réseau de savoir qui permet de le déterminer ou de le formaliser, l’espace contemporain n’est, peut-être, pas encore entièrement désacralisé – à la différence sans doute du temps qui, lui, a été désacralisé au XIXe siècle. Certes, il y a bien eu une certaine désacralisation théorique de l’espace (celle à laquelle l’ouvre de Galilée a donné le signal), mais nous n’avons peut-être pas encore accédé à une désacralisation pratique de l’espace. Et peut-être notre vie est-elle encore commandée par un certain nombre d’oppositions auxquelles on ne peut pas toucher, auxquelles l’institution et la pratique n’ont pas encore osé porter atteinte : des oppositions que nous admettons comme toutes données : par exemple, entre l’espace privé et l’espace public, entre l’espace de la famille et l’espace social, entre l’espace culturel et l’espace utile, entre l’espace de loisirs et l’espace de travail ; toutes sont animées encore par une sourde sacralisation.
L’oeuvre – immense – de Bachelard, les descriptions des phénoménologues nous ont appris que nous ne vivons pas dans un espace homogène et vide, mais, au contraire, dans un espace qui est tout chargé de qualités, un espace, qui est peut-être aussi hanté de fantasme ; l’espace de notre perception première, celui de nos rêveries, celui de nos passions détiennent en eux-mêmes des qualités qui sont comme intrinsèques ; c’est un espace léger, éthéré, transparent, ou bien c’est un espace obscur, rocailleux, encombré : c’est un espace d’en haut, c’est un espace des cimes, ou c’est au contraire un espace d’en bas, un espace de la boue, c’est un espace qui peut être courant comme l’eau vive, c’est un espace qui peut être fixé, figé comme la pierre ou comme le cristal.
Cependant, ces analyses, bien que fondamentales pour la réflexion contemporaine, concernent surtout l’espace du dedans. C’est de l’espace du dehors que je voudrais parler maintenant.
L’espace dans lequel nous vivons, par lequel nous sommes attirés hors de nous-mêmes dans lequel, se déroule précisément l’érosion de notre vie, de notre temps et de notre histoire, cet espace qui nous ronge et nous ravine est en lui-même aussi un espace hétérogène. Autrement dit, nous ne vivons pas dans une sorte de vide, à l’intérieur duquel on pourrait situer des individus et des choses. Nous ne vivons pas à l’intérieur d’un vide qui se colorerait de différents chatoiements, nous vivons à l’intérieur d’un ensemble de relations qui définissent des emplacements irréductibles les uns aux autres et absolument non superposables.
Bien sûr, on pourrait sans doute entreprendre la description de ces différents emplacements, en cherchant quel est l’ensemble de relations par lequel on peut définir cet emplacement. Par exemple, décrire l’ensemble des relations qui définissent les emplacements de passage, les rues, les trains (c’est un extraordinaire faisceau de relations qu’un train, puisque c’est quelque chose à travers quoi on passe, c est quelque chose également par quoi on peut passer d’un oint à un autre et puis c’est quelque chose également qui passe). On pourrait décrire, par le faisceau des relations qui permettent de les définir, ces emplacements de halte provisoire que sont les cafés, les cinémas, les plages. On pourrait également définir, par son réseau de relations, l’emplacement de repos, fermé ou à demi fermé, que constituent la maison, la chambre, le lit, etc. Mais ce qui m’intéresse, ce sont, parmi tous ces emplacements, certains d’entre qui ont la curieuse propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements, mais sur un mode tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent l’ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis. Ces espaces, en quelque sorte, qui sont en liaison avec tous les autres, qui contredisent pourtant us les autres emplacements, sont de deux grands types.
Heterotopias. Il y a d’abord les utopies. Les utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel. Ce sont les emplacements qui entretiennent avec 1′espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée. C’est la société elle-même perfectionnée ou c’est l’envers de a société, mais, de toute façon, ces utopies sont des espaces qui sont fondamentalement essentiellement irréels.
Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui ont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies ; et je crois qu’entre les utopies et ces emplacements absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait sans doute une sorte d’expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir. Le miroir, après tout, c’est une utopie, puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent – utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour ; c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas. À partir de ce regard qui en quelque sorte se porte sur moi, du fond de cet espace virtuel qui est de l’autre côté de la glace, je reviens vers moi et je recommence à porter mes yeux vers moi-même et à me reconstituer là où je suis ; le miroir fonctionne comme une hétérotopie en ce sens qu’il rend cette place que j’occupe au moment où je me regarde dans la glace, à la fois absolument réelle, en liaison avec tout l’espace qui l’entoure, et absolument irréelle, puisqu’elle est obligée, pour être perçue, de passer par ce point virtuel qui est là-bas.
Quant aux hétérotopies proprement dites, comment pourrait-on les décrire, quel sens ont-elles? On pourrait supposer, je ne dis pas une science parce que c’est un mot qui est trop galvaudé maintenant, mais une sorte de description systématique qui aurait pour objet, dans une société donnée, l’étude, l’analyse, la description, la « lecture », comme on aime à dire maintenant, de ces espaces différents, ces autres lieux, une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons ; cette description pourrait s’appeler l’hétérotopologie.
Premier principe, c’est qu’il n’y a probablement pas une seule culture au monde qui ne constitue des hétérotopies. C’est là une constante de tout groupe humain. Mais les hétérotopies prennent évidemment des formes qui sont très variées, et peut-être ne trouverait-on pas une seule forme d’hétérotopie qui soit absolument universelle. On peut cependant les classer en deux grands types.
Dans les sociétés dites « primitives », il y a une certaine forme d’hétérotopies que j’appellerais hétérotopies de crise, c’est-à-dire qu’il y a des lieux privilégiés, ou sacrés, ou interdits, réservés aux individus qui se trouvent, par rapport à la société, et au milieu humain à l’intérieur duquel ils vivent, en état de crise. Les adolescents, les femmes à l’époque des règles, les femmes en couches, les vieillards, etc.
Dans notre société, ces hétérotopies de crise ne cessent de disparaître, quoi qu’on en trouve encore quelques restes. Par exemple, le collège, sous sa forme du XIXe siècle, ou le service militaire pour les garçons ont joué certainement un tel rôle, les premières manifestations de la sexualité virile devant avoir lieu précisément « ailleurs » que dans la famille. Pour les jeunes filles, il existait, jusqu’au milieu du XX siècle, une tradition qui s’appelait le « voyage de noces » ; c’était un thème ancestral. La défloration de la jeune fille ne pouvait avoir lieu « nulle part » et, à ce moment-là, le train, l’hôtel du voyage de noces, c’était bien ce lieu de nulle part, cette hétérotopie sans repères géographiques.
Mais ces hétérotopies de crise disparaissent aujourd’hui et sont remplacées, je crois, par des hétérotopies qu’on pourrait appeler de déviation : celle dans laquelle on place les individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée. Ce sont les maisons de repos, les cliniques psychiatriques ; ce sont, bien entendu aussi, les prisons, et il faudrait sans doute y joindre les maisons de retraite, qui sont en quelque sorte à la limite de l’hétérotopie de crise et de l’hétérotopie de déviation, puisque, après tout, la vieillesse, c’est une crise, mais également une déviation, puisque, dans notre société où le loisir est la règle, l’oisiveté forme une sorte de déviation.
Le deuxième principe de cette description des hétérotopies, c’est que, au cours de son histoire, une société peut faire fonctionner d’une façon très différente une hétérotopie qui existe et qui n’a pas cessé d’exister ; en effet, chaque hétérotopie a un fonctionnement précis et déterminé à l’intérieur de la société, et la même hétérotopie peut, selon la synchronie de la culture dans laquelle elle se trouve, avoir un fonctionnement ou un autre. Je prendrai pour exemple la curieuse hétérotopie du cimetière. Le cimetière est certainement un lieu autre par rapport aux espaces culturels ordinaires, c’est un espace qui est pourtant en liaison avec l’ensemble de tous les emplacements de la cité ou de la société ou du village, puisque chaque individu, chaque famille se trouve avoir des parents au cimetière. Dans la culture occidentale, le cimetière a pratiquement toujours existé. Mais il a subi des mutations importantes. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le cimetière était placé au cour même de la cité, à côté de l’église. Là il existait toute une hiérarchie de sépultures possibles. Vous aviez le charnier dans le lequel les cadavres perdaient jusqu’à la dernière trace d’individualité, il y avait quelques tombes individuelles, et puis il y avait à l’intérieur de l’église des tombes. Ces tombes étaient elles-mêmes de deux espèces. Soit simplement des dalles avec une marque, soit des mausolées avec statues. Ce cimetière, qui se logeait dans l’espace sacré de l’église, a pris dans les civilisations modernes une tout autre allure, et, curieusement, c’est à l’époque où la civilisation est devenue, comme on dit très grossièrement, « athée » que la culture occidentale a inauguré ce qu’on appelle le culte des morts.
Au fond, il était bien naturel qu’à l’époque où l’on croyait effectivement à la résurrection des corps et à l’immortalité de l’âme on n’ait pas prêté à la dépouille mortelle une importance capitale. Au contraire, à partir du moment où l’on n’est plus très sûr d’avoir une âme, que le corps ressuscitera, il faut peut-être porter beaucoup plus d’attention à cette dépouille mortelle, qui est finalement la seule trace de notre existence parmi le monde et parmi les mots.
En tout cas, c’est à partir du XIXe siècle que chacun a eu droit à sa petite boîte pour sa petite décomposition personnelle ; mais, d’autre part, c’est à partir du XIXe siècle seulement que l’on a commencé à mettre les cimetières à la limite extérieure des villes. Corrélativement à cette individualisation de la mort et à l’appropriation bourgeoise du cimetière est née une hantise de la mort comme « maladie ». Ce sont les morts, suppose-t-on, qui apportent les maladies aux vivants, et c’est la présence et la proximité des morts tout à côté des maisons, tout à côté de l’église, presque au milieu de la rue, c’est cette proximité-là qui propage la mort elle-même. Ce grand thème de la maladie répandue par la contagion des cimetières a persisté à la fin du XVIIIe siècle; et c’est simplement au cours du XIXe siècle qu’on a commencé à procéder aux déplacements des cimetières vers les faubourgs. Les cimetières constituent alors non plus le vent sacré et immortel de la cité, mais « l’autre ville », où chaque famille possède sa noire demeure.
Troisième principe. L’hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles. C’est ainsi que le théâtre fait succéder sur le rectangle de la scène toute une série de lieux qui sont étrangers les uns aux autres ; c’est ainsi que le cinéma est une très curieuse salle rectangulaire, au fond de laquelle, sur un écran à deux dimensions, on voit se projeter un espace à trois dimensions ; mais peut-être est-ce que l’exemple le plus ancien de ces hétérotopies, en forme d’emplacements contradictoires, l’exemple le plus ancien, c’est peut-être le jardin. Il ne faut oublier que le jardin, étonnante création maintenant millénaire, avait en Orient des significations très profondes et comme superposées. Le jardin traditionnel des persans était un espace sacré qui devait réunir à l’intérieur de son rectangle quatre parties représentant les quatre parties du monde, avec un espace plus sacré encore que les autres qui était comme l’ombilic, le nombril du monde en son milieu, (c’est là qu’étaient la vasque et le jet d’eau) ; et toute la végétation du jardin devait se répartir dans cet espace, dans cette sorte de microcosme. Quant aux tapis, ils étaient, à l’origine, des reproductions de jardins. Le jardin, c’est un tapis où le monde tout entier vient accomplir sa perfection symbolique, et le tapis, c’est une sorte de jardin mobile à travers l’espace. Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde. Le jardin, c’est, depuis le fond de l’Antiquité, une sorte d’hétérotopie heureuse et universalisante (de là nos jardins zoologiques).
Quatrième principe. Les hétérotopies sont liées, le plus souvent, à des découpages du temps, c’est-à-dire qu’elles ouvrent sur ce qu’on pourrait appeler, par pure symétrie, des hétérochronies ; l’hétérotopie se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel ; on voit par là que le cimetière est bien un lieu hautement hétérotopique, puisque le cimetière commence avec cette étrange hétérochronie qu’est, pour un individu, la perte de la vie, et cette quasi éternité où il ne cesse pas de se dissoudre et de s’effacer.
D’une façon générale, dans une société comme la nôtre, hétérotopie et hétérochronie s’organisent et s’arrangent d’une façon relativement complexe. Il y a d’abord les hétérotopies du temps qui s’accumule à l’infini, par exemple les musées, les bibliothèques ; musées et bibliothèques sont des hétérotopies dans lesquelles le temps ne cesse de s’amonceler et de se jucher au sommet de lui-même, alors qu’au XVIIe, jusqu’à la fin du XVIIe siècle encore, les musées et les bibliothèques étaient l’expression d’un choix individuel. En revanche, l’idée de tout accumuler, l’idée de constituer une sorte d’archive générale, la volonté d’enfermer dans un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les formes, tous les goûts, l’idée de constituer un lieu de tous les temps qui soit lui-même hors du temps, et inaccessible à sa morsure, le projet d’organiser ainsi une sorte d’accumulation perpétuelle et indéfinie du temps dans un lieu qui ne bougerait pas, eh bien, tout cela appartient à notre modernité. Le musée et la bibliothèque sont des hétérotopies qui sont propres à la culture occidentale du XIXe siècle.
En face de ces hétérotopies, qui sont liées à l’accumulation du temps, il y a des hétérotopies qui sont liées, au contraire, au temps dans ce qu’il a de plus futile, de plus passager, de plus précaire, et cela sur le mode de la fête. Ce sont des hétérotopies non plus éternitaires, mais absolument chroniques. Telles sont les foires, ces merveilleux emplacements vides au bord des villes, qui se peuplent, une ou deux fois par an, de baraques, d’étalages, d’objets hétéroclites, de lutteurs, de femmes-serpent, de diseuses de bonne aventure. Tout récemment aussi, on a inventé une nouvelle hétérotopie chronique, ce sont les villages de vacances ; ces villages polynésiens qui offrent trois petites semaines d’une nudité primitive et éternelle aux habitants des villes ; et vous voyez d’ailleurs que, par les deux formes d’hétérotopies, se rejoignent celle de la fête et celle de l’éternité du temps qui s’accumule, les paillotes de Djerba sont en un sens parentes des bibliothèques et des musées, car, en retrouvant la vie polynésienne, on abolit le temps, mais c’est tout aussi bien le temps qui se retrouve, c’est toute l’histoire de l’humanité qui remonte jusqu’à sa source comme dans une sorte de grand savoir immédiat.
Cinquième principe. Les hétérotopies supposent toujours un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables. En général, on n’accède pas à un emplacement hétérotopique comme dans un moulin. Ou bien on y est contraint, c’est le cas de la caserne, le cas de la prison, ou bien il faut se soumettre à des rites et à des purifications. On ne peut y entrer qu’avec une certaine permission et une fois qu’on a accompli un certain nombre de gestes. Il y a même d’ailleurs des hétérotopies qui sont entièrement consacrées à ces activités de purification, purification mi-religieuse, mi-hygiénique comme dans les hammams des musulmans, ou bien purification en apparence purement hygiénique comme dans les saunas scandinaves.
Il y en a d’autres, au contraire, qui ont l’air de pures et simples ouvertures, mais qui, en général, cachent de curieuses exclusions ; tout le monde peut entrer dans ces emplacements hétérotopiques, mais, à vrai dire, ce n’est qu’une illusion : on croit pénétrer et on est, par le fait même qu’on entre, exclu. je songe, par exemple, à ces fameuses chambres qui existaient dans les grandes fermes du Brésil et, en général, de l’Amérique du Sud. La porte pour y accéder ne donnait pas sur la pièce centrale où vivait la famille, et tout individu qui passait, tout voyageur avait le droit de pousser cette Porte, d’entrer dans la chambre et puis d’y dormir une nuit. Or ces chambres étaient telles que l’individu qui y passait n’accédait jamais au coeur même de la famille, il était absolument l’hôte de passage, il n’était pas véritablement l’invité. Ce type d’hétérotopie, qui a pratiquement disparu maintenant dans nos civilisations, on pourrait peut-être le retrouver dans les fameuses chambres de motels américains où on entre avec sa voiture et avec sa maîtresse et où la sexualité illégale se trouve à la fois absolument abritée et absolument cachée, tenue à l’écart, sans être cependant laissée à l’air libre.
Sixième principe. Le dernier trait des hétérotopies, c’est qu’elles ont, par rapport à l’espace restant, une fonction. Celle-ci se déploie entre deux pôles extrêmes. Ou bien elles ont pour rôle de créer un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l’espace réel, tous les emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée. Peut-être est-ce ce rôle qu’ont joué pendant longtemps ces fameuses maisons closes dont on se trouve maintenant privé. Ou bien, au contraire, créant un autre espace, un autre espace réel, aussi parfait, aussi méticuleux, aussi bien arrangé que le nôtre est désordonné, mal agencé et brouillon. Ça serait l’hétérotopie non pas d’illusion mais de compensation, et je me demande si ce n’est pas un petit peu de cette manière-là qu’ont fonctionné certaines colonies.
Dans certains cas, elles ont joué, au niveau de l’organisation générale de l’espace terrestre, le rôle d’hétérotopie. Je pense par exemple, au moment de la première vague de colonisation, au XVIIe siècle, à ces sociétés puritaines que les Anglais avaient fondées en Amérique et qui étaient des autres lieux absolument parfaits.
Je pense aussi à ces extraordinaires colonies de jésuites qui ont été fondées en Amérique du Sud : colonies merveilleuses, absolument réglées, dans lesquelles la perfection humaine était effectivement accomplie. Les jésuites du Paraguay avaient établi des colonies dans lesquelles l’existence était réglée en chacun de ses points. Le village était réparti selon une disposition rigoureuse autour d’une place rectangulaire au fond de laquelle il y avait l’église ; sur un côté, le collège, de l’autre, le cimetière, et puis, en face de l’église, s’ouvrait une avenue qu’une autre venait croiser à angle droit ; les familles avaient chacune leur petite cabane le long de ces deux axes, et ainsi se retrouvait exactement reproduit le signe du Christ. La chrétienté marquait ainsi de son signe fondamental l’espace et la géographie du monde américain.
La vie quotidienne des individus était réglée non pas au sifflet, mais à la cloche. Le réveil était fixé pour tout le monde à la même heure, le travail commençait pour tout le monde à la même heure ; les repas à midi et à cinq heures; puis on se couchait, et à minuit il y avait ce qu’on appelait le réveil conjugal, c’est-à-dire que, la cloche du couvent sonnant, chacun accomplissait son devoir.
Maisons closes et colonies, ce sont deux types extrêmes de l’hétérotopie, et si l’on songe, après tout, que le bateau, c’est un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui- est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer et qui, de port en port, de bordée en bordée, de maison close en maison close, va jusqu’aux colonies chercher ce qu’elles recèlent de plus précieux en leurs jardins, vous comprenez pourquoi le bateau a été pour notre civilisation, depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, à la fois non seulement, bien sûr, le plus grand instrument de développement économique (ce n’est pas de cela que je parle aujourd’hui), mais la plus grande réserve d’imagination. Le navire, c’est l’hétérotopie par excellence. Dans les civilisations sans bateaux les rêves se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la police, les corsaires.
Michel Foucault
Conférence au Cercle d’études architecturales / 1967