• Accueil
  • > Recherche : jeux gestes tom parle

Résultat pour la recherche 'jeux gestes tom parle'

Page 5 sur 9

D’une répétition l’autre. La ritournelle dans « Monographie sur R. A. » / Maël Guesdon / Chimères n°79

On connaît aujourd’hui l’importance du concept de ritournelle dans la pensée de Guattari. De l’Inconscient machinique à Chaomose en passant entre autres par Mille Plateaux co-écrit avec Deleuze, les Trois écologies ou Cartographies schizo-analytiques, la ritournelle connecte, sans les rabattre sur une définition générale, un système figé ou une interprétation définitive, des domaines hétérogènes – politiques, éthologiques, sociaux et artistiques. Le concept lui-même connaît différents moments de développement et de rupture correspondant aux transformations des problématiques auxquelles il est lié. La première occurrence de la « ritournelle » dans les textes publiés de Guattari apparaît dans « Monographie sur R. A. », une analyse de cas clinique rédigée en 1956 et repris en volume dans Psychanalyse et transversalité (1). Comment la ritournelle s’inscrit-elle dès 1956 – Guattari a 26 ans – simultanément dans une pratique clinique et dans une élaboration théorique ?
Dans « Monographie sur R. A. », Guattari résume la psychothérapie d’un psychotique – R. A. – dont la résistance aux dispositifs habituellement pratiqués à La Borde nécessite l’invention de nouvelles méthodes. Le texte rapporte, étape par étape, l’évolution de R. A. et les solutions thérapeutiques mises en place par Guattari en concertation avec Jean Oury. Ces expérimentations développent des techniques variées : tout d’abord l’enregistrement audio des moments de crispation lors des séances, l’écoute de ces bandes et le visionnage d’une captation vidéo dans laquelle R. A. pratique diverses activités (sports, jeux, dessins), puis la copie par R. A. du Château de Kafka et la rédaction d’un journal intime. La démarche thérapeutique se concentre sur une réappropriation progressive du corps, du langage et des autres. Le compte-rendu synthétisé en quelques pages s’insère comme un cas limite dans la pratique de l’analyse institutionnelle : malade isolé coupant court à toute tentative d’association aux activités communes, R. A. s’enfuit au moment où il semblait s’être intégré à un groupe de nouveaux venus rendant ainsi explicites non seulement son malaise, mais aussi la superficialité de sa participation à la vie de la clinique et du groupe. Cet événement répète une fugue que R. A. avait fait adolescent et marque le « point de départ de l’aggravation psychotique de sa maladie » (2) ainsi que le début de la psychothérapie que retrace la monographie.
Guattari divise en quatre étapes la thérapie de R. A. : la « reconnaissance de la voix et du « schéma corporel » », la « reconnaissance du langage », la « reconnaissance de sa propre situation » et la « reconnaissance d’autrui » (3). Lors de la première étape, dans le but d’éviter le transfert et les risques induits par un rapport clos de l’ « analyste » au « sujet », Guattari décide d’enregistrer les moments de tension ou d’ « impasse » de la cure et de les faire écouter à R. A. Celui-ci assiste, d’autre part, à la projection du film où il se voit agir et interagir en groupe. C’est pour qualifier la réaction de R. A. face à sa propre image que Guattari emploie le terme de « ritournelle »  : « Après une courte période d’étonnement, [R. A.] se ressaisit, déclara qu’on voyait bien dans ce film à quel point il était devenu un « pauvre type », et il reprit sa ritournelle : « c’est les électro-chocs », « c’est ici que je suis tombé comme ça », « il faut me faire une radio du cerveau », etc. » (4).

L’appréhension jubilatoire et le stade du miroir
La première étape de la « restructuration symbolique » (5) de R. A. passe par le biais d’objets techniques, magnétophone et caméra vidéo, pris dans un dispositif thérapeutique. Confronté à sa voix enregistrée et à son corps filmé, R. A. résiste dans un premier temps en se repliant, après un moment d’étonnement, sur la « ritournelle » décrite précédemment. Le terme désigne ici le rabâchage de formules toutes faites ou selon l’expression de Guattari au début de sa monographie, un ensemble de « réponses stéréotypées » (6) : face à la nouveauté (se voir soi-même et apercevoir sa réactivité au sein du groupe), R. A. répète de manière presque automatique des phrases défensives, dénigrant son état et accusant les soins médicaux d’en être la cause. Après plusieurs semaines, les rapports différés à l’image de son corps et à sa voix produits par l’écoute des bandes enregistrées et le visionnage du film permettent finalement à R. A. de saisir une perception de son « schéma corporel ». Il passe alors, d’après Guattari, par une sorte de « stade du miroir » où, face à la glace, se palpant le visage, il retrouve cette espèce d’appréhension jubilatoire de lui-même évoquée par Lacan dans « Le stade du miroir » (7). Cité ainsi dès le premier temps de la thérapie, le stade du miroir constitue au moment de la rédaction de « Monographie sur R. A. » un cadre théorique déterminant dans l’approche de Guattari comme en témoigne le titre de l’extrait du journal de R. A. qui suit, dans Psychanalyse et transversalité, le compte-rendu clinique –  « L’effondrement d’une vie pas encore vécue. Perte du « Je » » – et qui peut se lire comme une réponse au titre complet de la communication de Lacan datée de 1949 – « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique » (8).
Désignant une « phase de la constitution de l’être humain » (9) située entre les six et dix-huit premiers mois, le stade du miroir décrit chez Lacan la confrontation du petit enfant à son image. Alors qu’il n’en maîtrise pas encore la coordination motrice, l’enfant saisit par anticipation l’unité de son corps : « le stade du miroir est un drame dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance à l’anticipation » (10). Pour Lacan, cette phase constitue les premières fondations du moi marqué originellement par l’identification. Le petit enfant aperçoit une forme totale dont il n’a pas pourtant pas encore, d’un point de vue moteur, l’expérience. Ce décalage, à l’origine de ce que Lacan appelle le « je idéal », fonde le moi comme instance imaginaire « qui ne rejoindra qu’asymptotiquement le devenir du sujet, quel que soit le succès des synthèses dialectiques par quoi il doit résoudre en tant que je sa discordance d’avec sa propre réalité » (11).
Ce qui fonde dans « Monographie sur R. A. » la comparaison entre R. A. adulte au début de sa « restructuration » et le stade du miroir analysé par Lacan est la jubilation dont le malade fait montre devant la glace. La jubilation qui est en effet systématiquement associée dans les Écrits de Lacan au stade du miroir et qui sert à décrire la réaction du petit enfant face au reflet (12) s’appuie sur l’anticipation de l’unité du corps que nous venons de décrire. Elle s’exprime par une série de gestes à travers lesquels « le petit d’homme » « éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l’image à son environnement reflété, et de ce complexe virtuel à la réalité qu’il redouble, soit à son propre corps et aux personnes, voire aux objets, qui se tiennent à ses côtés » (13). Mais si, comme le précise François Dosse qui insiste dans sa Biographie croisée sur la découverte précoce de Lacan par Guattari, « Le stade du miroir » ou « L’agressivité en psychanalyse » ont, au début des années 1950, « un tel effet sur [Guattari] qu’il les connaît à peu près par cœur et les récite à qui veut bien les entendre » (14), il est frappant de constater que l’expression d’ « appréhension jubilatoire » utilisée par Guattari pour décrire la réaction de R. A. n’est jamais employée par Lacan dans ses Écrits (15). Dans la communication de 1949, Lacan parle uniquement d’« affairement » et surtout d’« assomption jubilatoire » (16) de l’enfant. En insistant sur le caractère matériel du processus (17) contrastant avec l’image spirituelle de l’assomption ou la représentation asymptotique de l’identification lacanienne auxquelles Guattari n’a pas recours dans son compte-rendu, cette variation lexicale témoigne, dès 1956, de la lecture singulière de Guattari. L’enjeu est que R. A. se saisisse de son « schéma corporel », qu’il appréhende son corps et sa voix en sortant de l’automatisme des « réponses stéréotypées » et l’insistance de Guattari sur l’ « appréhension » n’est pas uniquement terminologique puisque, toujours dans la première étape de la thérapie, espérant faire renoncer R. A. « à son apparente insensibilité », Guattari le pince si fort qu’il finit « par crier comme un enfant » (18).
Le stade du miroir n’est pas une référence ponctuelle dans la monographie. Évoqué par R. A. lui-même dans son journal lorsqu’il décrit son frère disparu (« Marcel « se » dessinait bien en se regardant dans la glace (stade du faux miroir) » (19), il donne aussi implicitement le schéma de base à partir duquel Guattari organise les différentes « reconnaissances » vécues par R. A. Pour Lacan, après le stade de « la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale », l’enfant « s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre » et le langage « lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet » (20). En inversant l’ordre des deux pôles, « Monographie sur R. A. » reprend les étapes de reconnaissance du langage – recopie du Château de Kafka – et de l’autre – R. A. tombe amoureux, puis se met progressivement à écrire son journal et accepte de le faire lire en reconnaissant qu’il en est l’auteur (21). Cette périodisation nettement séquencée souligne bien comment, dans la pratique clinique de Guattari au début des années 1950, les différents éléments de « restructuration symbolique » sont pensés comme des étapes chronologiques différenciées marquant des reconnaissances successives – corps et voix, langage, moi et les autres.
La pratique décrite dans le compte-rendu de Guattari développe cependant de nombreuses singularités. Se concentrant sur les actes et les manifestations explicites, Guattari refuse par exemple d’interpréter le contenu du journal de R. A. en termes de processus psychanalytiques, bien que le texte soit pourtant rempli de « situations œdipiennes » (22). D’autre part, Guattari contourne systématiquement les notions d’ « identité » ou de « dialectique » pourtant très présentes dans la description lacanienne du stade du miroir. De manière générale, durant les différentes étapes de la thérapie, les solutions proposées par Guattari ont pour but systématique de briser le cercle fermé de la relation à deux termes – « two bodies psychology » – et d’intégrer dans le processus des éléments extérieurs : appareils techniques, œuvres littéraires et lecteurs multiples du journal.

Copier Le Château de Kafka
Face à la « ritournelle » angoissée du patient qui répète sa mésestime vis-à-vis de lui-même, Guattari propose une autre forme de répétition fondée sur la copie. L’échelle de vitesse n’est plus la même : à la boucle de la plainte, se substitue la prise en copie d’un livre entier, travail de longue haleine intégrant dans le processus un motif exogène. « Il fallait trouver un troisième terme : un contrôle qui, provisoirement, serait extérieur à lui » (23). Le Château de Kafka tient ce rôle de décentrage, sortie temporaire permettant d’inscrire la répétition dans un nouvel espace dont il ne s’agit pas en priorité d’habiter le sens, mais de reproduire la forme : pour contrer les plaintes de R. A. qui répète ne rien comprendre à ce qu’il lit, Guattari affirme que ce qui importe est l’acte de copie lui-même et non le contenu du livre. Cette stratégie est, selon l’expression du thérapeute, « une feinte » puisque le choix du texte, mêlant déterminations discursives et éléments non-discursifs, se fonde sur des « ressemblances entre R. A. et Kafka, tant du point de vue psychopathologique, religieux, que de l’apparence extérieure » (24). Le premier temps de la copie est donc mis sous le signe de la rupture, passage hors signification, pour inventer ensuite, à travers la lente progression du décalque d’un roman choisi sur des motifs analogiques, un nouveau saisissement de soi.
Maël Guesdon
D’une répétition l’autre. La ritournelle dans « Monographie sur R. A. » / 2013
Extrait du texte publié dans Chimères n°79 Temps pluriels
Image ci-dessous : Cy Twombly
D’une répétition l’autre. La ritournelle dans « Monographie sur R. A. » / Maël Guesdon / Chimères n°79 dans Chimères twombly
1 F. Guattari, Psychanalyse et transversalité, Paris, Maspero, 1972, p. 18-22.
2 Ibid., p. 18.
3 Ibid., p. 20-21.
4 Ibid., p. 20.
5 Ibid., p. 19-20.
6 Ibid., p. 18
7 Ibid., p. 20, je souligne.
8 J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 97.
9 J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 2007, 1ère édition : 1967, p. 452. Sur la notion de phase, cf. également J. Lacan, Le séminaire. Livre 5. Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 477.
10 J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 97.
11 Ibid., p. 94.
12 Cf. entre autres sur ce point, Ibid., pp. 112, 345, 427, 428, 675, 678 et 809.
13 Ibid., p. 93.
14 F. Dosse, Gilles Deleuze Félix Guattari. Biographie croisée, Paris, La découverte, 2007, p. 52.
15 De manière générale, aucune occurrence de la notion de jubilation n’y est associée à l’idée d’appréhension qui revient pourtant régulièrement chez Lacan.
16 J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 94, je souligne.
17 L’origine étymologique de l’appréhension (apprehendere en latin) est la saisie matérielle qui ne désigne que par extension la saisie intellectuelle.
18 F. Guattari, Psychanalyse et transversalité, op. cit., p. 20.
19 Ibid., p. 21.
20 J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 94.
21 Guattari ajoute entre les deux étapes la « reconnaissance de sa propre situation » : R. A. accepte de prendre en note, à la suite de Guattari, certains échanges des séances, occupant ainsi la place du magnétophone. C’est ce travail d’écriture associé à la recopie du Château qui l’amènera à rédiger son journal.
22 F. Guattari, Psychanalyse et transversalité, op. cit., p. 19.
23 Ibid., p. 20.
24 Ibid., p. 21.

Cette grande et si belle époque / Alain Brossat

Nous vivons une époque formidable !
Ce sont désormais les tout-puissants, les maîtres, les décideurs, les intellectuels en uniforme et les représentants qualifiés du mainstream qui résistent. Qui déploient, administrent et intensifient leurs pouvoirs, petits et grands – en résistant. Qui luttent opiniâtrement et à fronts renversés pour étendre et durcir leur domination en résistant vaillamment.
Admirable paradoxe où se détecte l’esprit d’un temps qui jette tout cul par dessus tête : la résistance est devenue le drapeau de l’hégémonie et un mot puissant dans la bouche de ceux qui organisent le saccage du monde. Il y a peu encore, Sarkozy « résistait » aux agences de notation en renflouant les banques dont les activités spéculatives avaient précipité le chaos financier. Quant à Madame Anne Lauvergeon, ancienne patronne d’Areva, le cœur du tout-nucléaire en France, elle publiait, début 2012, un livre intitulé en toute simplicité, la Femme qui résiste (1). Il est vrai qu’elle venait de se faire débarquer sur injonction du plus haut personnage de l’Etat. Elle résistait donc, en toute fraîche victime des règlements de comptes entre copains et coquins, au « clan qui gouverne la politique et le monde des affaires ». Bref, chacun résiste là où il peut et à ce qu’il peut – ce qui est, au fond, assez foucaldien, le pouvoir étant fait avant tout de circulations, d’intensités, d’interactions, d’actions et de contre-actions, selon sa désormais classique « analytique »…
En tout cas, le fait que le motif de la résistance puisse aujourd’hui se prêter à ces palinodies et impostures est assurément un symptôme – celui de l’accélération constante d’un certain devenir liquide du pouvoir. Si nous voulons donc tenter de comprendre comment ces usages à contre-emploi de la résistance sont possibles, et essayer de répondre à la question pressante qui en découle – le mot résistance est-il désormais à ce point « occupé » par l’ennemi qu’il est préférable que nous cessions d’en faire un référent de notre politique ? -, il est urgent que nous nous interrogions sur les mutations qui affectent, dans nos sociétés les formes de pouvoir, les régimes de pouvoir, la distribution et la circulation du ou des pouvoirs, les différentes modalités d’exercice du pouvoir. Tant il est avéré que la traditionnelle question – qui détient le pouvoir ? Aux mains de qui est le pouvoir ? – ne suffit plus, et de loin, à circonscrire le périmètre des enjeux et problèmes qui s’associent aujourd’hui à cet ensemble : l’exercice du pouvoir, dans ses relations à la vie politique, aux institutions, mais aussi à l’existence sociale, au mode de vie…

l’humour de Han Han
Je lisais il y a peu, dans le Financial Times (!), un entretien avec le célèbre blogueur chinois Han Han. Y évoquant les voies obliques par lesquelles il parvient à maintenir dans son blog une liberté de ton et d’opinion sans tomber sous le couperet de la censure étatique, il avançait, en forme de boutade, la formule suivante : « Nous avons assurément la liberté d’écrire et nous avons assurément la liberté d’expression – cependant, le gouvernement a aussi la liberté d’effacer ce que nous avons écrit » (2).
Le mode humoristique de cette formule ne doit pas en annuler la grande acuité, sur le fond. Han Han ne se contente pas de trouver la formule qui fait mouche pour définir le caractère mouvant, évolutif, des relations entre gouvernants et gouvernés dans les conditions politiques de cette non-démocratie (à l’occidentale) qu’est la Chine continentale. Sa formule prend le contre-pied de celle qui, traditionnellement, définit la modalité répressive et prohibitive d’exercice du pouvoir par un régime autoritaire – tyrannie ou régime totalitaire – il est interdit de…, et celui qui outrepasse est puni de manière terrible et exemplaire. Elle statue bien que, dans les conditions politiques nullement figées de la Chine continentale, ce qui est premier, ce n’est pas la terreur, la répression, la punition mais bien « la liberté » – et ce point est essentiel, puisque cette affirmation, tout ironique que soit le ton sur lequel elle est proférée, suffit à renvoyer dans les cordes tous ceux qui s’obstinent à définir le régime chinois comme « une dictature » pure et simple, un rejeton attardé des totalitarismes du XXème siècle.
Le « jeu » du pouvoir mettant aux prises gouvernés et gouvernants ne relève pas ici , comme dans une tyrannie classique, d’une configuration rigoureusement asymétrique où les premiers tentent de faire usage de leur liberté et où les seconds, conformément à leur nature répressive et brutale, les en empêchent par la violence ; ce jeu se décrit d’emblée comme la confrontation de deux libertés – celle de la société civile (« nous ») et celle de l’Etat (« le gouvernement »). Ce qui se signale là, dans le changement de registre lexical, c’est le passage d’un régime de pouvoir à un autre – et ceci d’une manière qui se détecte comme d’autant plus propre à faire époque que nous n’avons pas affaire ici à une démocratie à la scandinave (supposée « exemplaire »), mais à la non-démocratie chinoise. Dans ce nouveau régime de pouvoir où ce sont des libertés qui s’affrontent, les lignes de force, de front, demeurent par définition instables et l’issue de cette confrontation, inscrite dans la durée est incertaine.
Ce n’est pas à un choc frontal, un affrontement décisif où il est question de tout ou de rien (modèle clausewitzien) que l’on a affaire, mais à ce que Karl Kautsky appelait un « combat d’épuisement » dans lequel les rapports de forces se modifient sans cesse, inscrits qu’ils sont dans la durée, où chacun des protagonistes joue son jeu en tant que sujet collectif, enregistre des avancées, des victoires partielle, des revers, effectue des reculs tactiques, etc. (3).
Ce qui caractérise ce régime de pouvoir, c’est la non-rigidité. Cet élément d’indétermination et de flottement est ce qui caractérise au mieux les modalités ascendantes de l’exercice du pouvoir dans les sociétés contemporaines – au point que ce trait peut se repérer même dans la tant décriée non-démocratie chinoise. Il ne s’agirait pas pour autant de faire passer par pertes et profits la multitude des abus, dénis de justice, faits de répression dont se rend quotidiennement coupable l’autorité, en Chine, de la base au sommet, et ceci sur tous les fronts, innombrables, sur lesquels se déploient des actions et conduites de résistance. Pas davantage en Chine qu’ailleurs, le devenir flexible et la variabilité des relations de pouvoir ne bannissent la violence du pouvoir – celle de l’Etat, celle des puissances économiques et financières en premier lieu. En ce sens, bien sûr, les régimes de pouvoir, tout comme les régimes politiques (les constitutions politiques, en langue ancienne) présentent toujours un caractère de foncière mixité – la violence du souverain (l’immémorial) vient toujours y entrer en composition, d’une manière ou d’une autre, avec « ce qui vient » et qui, ici, s’agence autour du développement des modulations du pouvoir, selon les protagonistes qu’il met en jeu, les conditions, les séquences, les enjeux, etc.
Mais ce qui importe en l’occurrence, c’est qu’à l’évidence l’état des relations de pouvoir en Chine, tel que le décrit le blogueur Han Han nous apparaisse plus proche de celui qui nous est familier que celles qui ont actuellement cours en Corée du Nord, une tyrannie post-totalitaire, un régime dont le « fond » demeure la terreur exercée par le Parti/Etat sur la population.
Comme le note Foucault, pour qu’il y ait des relations de pouvoir (et la dimension relationnelle est indissociable de la figure du pouvoir), il faut que, d’une façon ou d’une autre, soit supposée la liberté des sujets. Là où cette condition n’est pas remplie, là où prévaut un régime de terreur, il n’y a pas d’enjeu(x) de pouvoir, il n’y a que l’élément de la contrainte, une pression directe exercée sur du vivant humain. La terreur tue le pouvoir. Or, ce que décrit Han Han, ce n’est pas un régime de terreur mais un champ, une configuration immense et immensément complexe parcourue par une multitude de flux de pouvoir, striée d’une infinité d’affrontements locaux, et ceci en parfaite adéquation avec la proposition foucaldienne – là où le gouvernement des vivants s’efforce de maintenir et d’étendre son emprise, sont suscités des contre-forces, une énergie inversée, celle des résistances de conduite, des contre-conduites, des insurrections de conduite (4).
Ce que montre la très grande réactivité de la société chinoise aux abus du pouvoir, sa très grande rétivité face à un style de gouvernement des vivants autoritaire et constamment porté aux abus, c’est l’existence d’une subjectivité des gouvernés qui, pour être tout sauf uniforme – au contraire, variable, différenciée, voire éclatée – n’en constitue pas moins le point de passage inévitable de toute entreprise de gouvernement de cette immense population – un enjeu premier en termes de gouvernementalité. Ce qui échappe radicalement aux conditions de l’Etat et entre constamment en conflit avec le style de gouvernement « vertical » (issu de la culture de l’appareil communiste), hermétique à tout esprit de concertation avec ceux d’en-bas et avec les habitudes de prédation des élites au pouvoir, c’est la capacité irréversiblement établie des « gens », appartenant aux milieux sociaux les plus variés, de dire : ce type de décision injuste, arbitraire, illégal, ce type d’abus de pouvoir, ce fait accompli, cet acte de brigandage commis par un potentat local – nous ne l’acceptons pas, et nous agissons en conséquence (5). C’est cette capacité d’inverser l’énergie du pouvoir en pétitionnant, en se rendant en délégation au siège local du Parti, en envoyant une délégation à Pékin, en alertant la presse étrangère, en barrant une route, en commençant une grève de la faim, en occupant une usine, en affrontant la police, en multipliant les recours légaux, etc. Ce que fait apparaître cette incroyable disposition à la résistance, avec les espaces qu’elle ouvre à une vie politique non soumise aux conditions de l’Etat, telle qu’elle se rencontre partout en Chine, c’est à quel point le style d’exercice du pouvoir indexé sur le régime traditionnel de la souveraineté (avec son sous-produit, le style autoritaire de « commandement ») est devenu impraticable dans les sociétés contemporaines dès l’instant où celles-ci atteignent un certain niveau de développement et sont prises dans des processus dynamiques de différenciation, dans un « devenir complexe » toujours plus labyrinthique.
Ce qui caractérise la résistance, telle qu’elle se diffuse dans cette société, c’est son infinie capacité de modulation – des bons mots sur Internet aux situations où des villages entiers affrontent à coups de pierres et de bâtons les forces de police locales au service d’un potentat local. C’est sa flexibilité et sa variabilité selon la multitude des situations, des questions en litige, des acteurs en lutte – chaque mouvement a son style propre d’affrontement et de destitution de l’autorité abusive ou corrompue – ouvriers en lutte pour obtenir le paiement de salaires dus, catholiques non ralliés à l’Eglise reconnue par les autorités, victimes des scandales sanitaires et alimentaires à répétition, artistes persécutés – chaque sujet résistant qui vient alors présenter le litige l’opposant au pouvoir politique ou économique suscite l’apparition d’une scène politique dont l’existence même dément la notion d’une société toute entière asservie à un gouvernement monolithique et vertical – une « dictature ».
Ce que montre cette modalité non étatique de la vie politique indexée sur la forme infiniment variable de la résistance (des résistances), beaucoup plus intense et vivace que dans nos démocraties occidentales, c’est le caractère impraticable d’un « socialisme de caserne », d’un gouvernement uniforme et uniformément disciplinaire des populations dans un pays où le « libre » développement des forces productives a été encouragé par les réformes de Deng Xiao Ping, où l’initiative individuelle a été libérée et l’esprit d’entreprise suscité – dans le domaine économique du moins. En encourageant le développement de l’économie de marché sous le contrôle de l’Etat et du Parti unique, les dirigeants du PCC ont ouvert la boîte de Pandore. Ils n’ont pas mesuré la force de contamination du motif de la « liberté d’entreprendre » économique sur le domaine des relations de pouvoir. Ils ont sous-estimé la façon dont l’appel à l’initiative, même contingenté, allait susciter l’apparition de nouvelles subjectivités marquées par le refus de l’assujettissement sans condition au pouvoir. C’est qu’on ne peut pas faire appel à l’intelligence et à l’ « autonomie » des sujets dans un domaine et à leur esprit de soumission constante dans un autre, les voir comme des majeurs dans une dimension de leur vie et des mineurs dans une autre – comme si ces domaines étaient séparés par une cloison étanche. C’est qu’il est bien difficile d’inciter une population – ou une partie d’entre elle – à faire preuve d’esprit d’entreprise sans que cette injonction rétroagisse sur la façon dont les sujets, dans tous les domaines de leur vie, publique, privée, vont se considérer comme « entrepreneurs d’eux-mêmes » et libres à ce titre.
On voit bien à quel point tout ce qui entre en composition dans la rétivité de la société chinoise face aux décrets, injonctions, fait accompli et abus du (ou des) pouvoir(s) en Chine est loin de se réduire à l’enjeu de la normativité juridique – des « droits de l’Homme » et de l’Etat de droit. Ce qui est en jeu (et qui le demeure tout aussi bien dans un « Etat de droit » à l’occidentale), c’est le régime qui préside à l’établissement de la relation entre gouvernants et gouvernés, c’est la possibilité, pour les gouvernés, de « jouer » sur des relations de pouvoir, de les infléchir. Or, ici, c’est paradoxalement la rigidité de l’institution politique (le régime du parti unique, le contrôle de la presse, la verticalité des rapports d’autorité dans l’Etat) qui a pour effet que se trouvent sans cesse remises en question et font l’objet de litiges constamment renouvelés les relations entre des sujets sociaux dont la constitution politique demeure incertaine (des citoyens ou des sujets ?) et une autorité habituée à « administrer » du vivant humain sur un mode plus ou moins autoritaire et prédateur davantage qu’à se considérer comme responsable face à un corps civique.
L’absence de règles faisant référence à un pacte révocable entre gouvernants et gouvernés ou à un accord tacite entre l’Etat et les populations a pour effet d’intensifier l’enjeu de ce qui est en question dans les relations de pouvoir : tout litige ou conflit tend à devenir un test pour les uns comme pour les autres, à susciter des effets de jurisprudence, à devenir un instrument de mesure des rapports de force. Ce qu’on appelle couramment les « dictatures » (un mot assez impropre, au demeurant, car à son origine, la dictature (romaine) est par excellence une institution républicaine adaptée à la situation d’exception, au danger imminent pesant sur la collectivité et ses institutions), requiert impérativement l’esprit de soumission des gouvernés. De ce point de vue, la Chine continentale est aujourd’hui tout sauf une dictature.

Démocratie résistante
De nombreux facteurs disposent la société chinoise à être le terreau d’une multitude de formes de résistance à l’action du pouvoir. Revenons rapidement sur le caractère innombrable des motifs, ayant trait à toutes les dimensions de la vie commune, à propos desquels surgissent, chaque jour, des litiges entre gouvernants et gouvernés, à toutes les échelles du pouvoir et de la vie sociale – au niveau local comme au niveau global : questions environnementales, questions de santé et d’hygiène publique, questions de sécurité alimentaire, questions salariales, questions concernant les conditions de travail, questions ayant trait à la corruption des dirigeants locaux, des cadres du Parti, questions liées à la politique familiale (politique de l’enfant unique), à la vie politique locale et nationale (pluralité des candidatures aux différents niveaux d’élections), questions liées aux libertés publiques, aux brutalités policières, aux droits des justiciables, au respect des droits des minorités ethniques et religieuses, etc. L’absence d’un cadre légal (d’une normativité) qui définisse clairement le périmètre des actions licites et illicites, qui détermine quels sont les droits des citoyens, leurs recours légaux lorsqu’ils entrent en conflit avec l’autorité ou des entrepreneurs – ceci a pour effet que toute mobilisation de gens ordinaires, toute action collective contre un abus ou une violation du droit par l’autorité elle-même prend la tournure d’une résistance au système qui produit ces irrégularités et ces injustices. Toute espèce de lutte suscitée par tel ou tel acte violent, arbitraire se présentant comme le fait de gouvernants, de personnes dépositaires de l’autorité tend à interpeller le régime ou l’Etat dans leur constitution propre ; ceci en l’absence de règles de procédure et de droit permettant de traiter le problème conformément aux normes mêmes sur lesquelles le système est fondé.
Le fond « résistant » de la société chinoise est indexé sur l’incapacité de la normativité en vigueur de permettre de traiter, sur un mode procédural réglé et faisant l’objet d’un accord entre les parties, l’ensemble des conflits surgis entre gouvernants et gouvernés ; ceci notamment du fait de la tâche impossible que représente un « gouvernement des vivants » à l’échelle d’un pays aussi divers, aussi contrasté, aussi peuplé (une raison suffisante pour rendre inconsistant le leitmotiv selon lequel la jeune « démocratie » établie à Taïwan, l’autre Etat chinois – 23 millions d’habitants – s’imposerait comme le remorqueur destiné à guider la Chine continentale vers le havre sûr de La Démocratie).
La résistance est le motif qui surgit dans le contexte où la sensibilité de la population à l’intolérable n’a cessé de s’accroître au fur et à mesure que celui-ci voyait les forces productives se développer et les formes sociales, le mode de vie évoluer en conséquence, alors même que le caractère anarchique de ce développement ne cesse de produire des irrégularités susceptibles de nourrir ce sentiment de l’intolérable. La relation entre l’assujettissement et la subjectivation prend ici une tournure tout à fait aiguë : les Chinois du continent sont assujettis au procès de développement accéléré que leur pays a connu au cours des trois dernières décennies, pour le pire non moins que pour le meilleur – ils paient au prix fort, notamment, pour l’immense majorité d’entre eux, les frais d’une croissance vertigineuse et incontrôlée ; mais d’un autre côté, les mutations que connaît la Chine depuis la Révolution culturelle ont pour effet de transformer profondément leurs subjectivités : les bouleversements affectant le mode de vie, l’allongement des circuits d’intégration, le plongeon sans transition dans les formes les plus avancées de la modernité urbaine, sociale, technologique – tout ceci agit dans le sens de la promotion d’une équivoque condition de majorité fondée sur le sentiment de la dignité personnelle, de la valeur de la vie individuelle, de l’identité personnelle (le « propre ») ; ceci ayant pour corollaire l’élaboration d’un rapport critique et distancié avec toutes les incarnations de l’autorité.
C’est à la jointure conflictuelle de ces deux dimensions – assujettissement et subjectivation que va trouver sa source l’énergie de la résistance. Là où les règles ne sont pas clairement définies, toute protestation, toute lutte, toute revendication prend un caractère « sauvage » dont le débouché est imprévisible – et c’est dans cet espace indéterminé que prospère ce que l’on appelle ici la résistance. C’est-à-dire que se manifeste un peuple qui n’accepte plus « comme avant » (comme un fléau naturel, inévitable) la corruption des dirigeants locaux (un phénomène qui était la plaie de la société chinoise bien avant l’instauration du régime de Mao Zédong). Des gens qui disent qu’ils ne veulent plus être gouvernés « comme avant », au niveau local, par ces mêmes incapables et corrompus et réclament d’élire librement les représentants de leur choix (expérience du village de Wukan (6)). Des ouvriers de l’industrie automobile qui tirent partie de la relative pénurie de main d’œuvre qualifiée pour se mettre en grève et réclamer des salaires et des conditions de travail décents (7).
On pourrait tout aussi bien mettre en avant le scandale du lait frelaté à la mélanine, destiné aux nourrissons, la destruction des vieux quartiers de Pékin avant les JO, les mobilisations par les réseaux sociaux de tous ceux auxquels les révolutions arabes ont donné des raisons d’espérer, l’obstination de toutes les innombrables victimes de dénis de justice et qui pétitionnent auprès des autorités centrales, les mobilisations de ceux qui protestent contre les sites industriels polluants, le combat risqué de ceux qui insistent pour se présenter en candidats indépendants aux élections locales (malgré les obstacles, les pressions, les intimidations), le courage des enquêteurs indépendants sur les malfaçons dans la construction des écoles qui ont coûté la vie à tant d’écoliers lors du tremblement de terre de 2008 dans le Sichuan (et qui, pour prix de leur ténacité, ont été harcelés, menacés, voire carrément envoyés en prison), les luttes des migrants précaires pour faire respecter leurs droits au travail, les protestations des habitants des campagnes contre les fortes amendes et les avortements forcés imposés par les fonctionnaires du planning familial en application de la politique de l’enfant unique, ceux qui se mobilisent contre l’existence du passeport intérieur, contre la peine de mort, pour la fermeture des « camps de rééducation par le travail », ceux qui développent une information indépendante par le biais des réseaux sociaux, ceux qui luttent pour l’indemnisation des personnes victimes du scandale du sang contaminé dans les années 1990, pour une prévention de qualité du sida, ceux qui luttent contre la censure artistique sous toutes ses formes, ceux qui dénoncent les mauvais traitements et les lourdes condamnations infligés aux dissidents et militants des droits de l’homme soutenus par les ONG et gouvernements occidentaux, sans oublier, bien sûr, ceux qui luttent et protestent contre l’état d’exception d’intensité variable selon les périodes dont font les frais Tibétains et Ouïgours…
Il conviendrait d’insister, dans le même sens, sur la diversité extrême des formes de résistance, leur constante inventivité : de la manifestation d’insubordination ironique dont s’est fait le spécialiste l’artiste Ai Weiwei depuis qu’il est dans le collimateur des autorités jusqu’à l’émeute, l’immolation par le feu, la grève de la faim, en passant par la manifestation, la pétition, la lettre ouverte, la diffusion des informations censurées par les moyens électroniques, l’ironie, l’aide judiciaire apportée aux plaignants sans moyens par les « avocats aux pied nus », la transgression de la politique de l’enfant unique, les enquêtes indépendantes autour de scandales étouffés par les autorités, les résistances locales aux expropriations, la réalisation de films (et autres manifestations artistiques) non soumis à la censure, les blogs, le jeu du chat et de la souris avec la censure sur Internet)… (8)
Les résistances ont une dimension didactique : elles montrent comment s’établissent les collusions entre les firmes étrangères (ou non) qui surexploitent la main d’oeuvre et promeuvent un nouvel esclavage, les autorités locales et la police que les premières arrosent, elles exposent comment les autorités régionales protègent les potentats locaux corrompus, comment sont escamotés par les autorités les dossiers établissant les responsabilités des industriels pollueurs, elles dévoilent comment ceux qui s’obstinent à faire valoir la vérité et à promouvoir les droits des spoliés sont immanquablement poursuivis et punis pour leur passion de la vérité et de la justice : avocats aux pieds nus, enquêteurs et journalistes indépendants, familles de victimes. Bref, elles démontrent sans relâche comment fonctionne, dans l’Etat chinois, le système des collusions entre le haut et le bas, le politique et l’économique, la police et le business, la justice et l’exécutif…
On peut donc appeler ce « régime » de la politique sans « inscription », sans institution, une démocratie résistante, une démocratie (pouvoir du peuple) fondée sur les résistances populaires, celles d’un peuple comme multitude (toutes sortes de gens, appartenant à toutes sortes de conditions, ayant toutes sortes de motifs…) et qui serait l’autre, le tout autre de la démocratie d’institution que l’on prétend, bien légèrement, assigner comme modèle à cette démocratie vive. Un « régime » de la politique, une démocratie dont on ne peut comprendre l’exemplarité dans sa liaison indissoluble avec la résistance que pour autant que l’on a renoncé à prendre comme étalon la démocratie représentative, parlementaire ou présidentielle, à l’occidentale.
Si les performances analytiques de la sinologie politique contemporaine sont si médiocres, si biaisées, si monotones, c’est précisément que celle-ci prend comme patron pour juger la politique et le gouvernement chinois cette démocratie occidentale, à de rares exceptions près ; ceci dans un jeu stéréotypé consistant à établir et mettre en lumière les travers et les vices constitutifs de la vie politique chinoise en comparaison de l’improbable démocratie-modèle, du « modèle » démocratique occidental, le seul, l’unique.
Mais si l’on renversait la perspective et voyait dans la démocratie résistante chinoise (« à la chinoise ») le modèle d’une puissance populaire authentique fondée sur l’auto-activité populaire et non sur une normativité de papier et un double langage perpétuel, le modèle d’une démocratie en acte et non pas figée dans le marbre douteux de l’institution, un modèle constamment vandalisé par les pratiques effectives de l’autorité et de ses agents ? Dans la démocratie résistante chinoise, c’est le peuple même, les gens, le quelconque qui a le « beau rôle » d’incarnation et d’activation du « principe », et non pas l’Etat, comme chez nous. Selon le « modèle » démocratique chinois, c’est l’Etat qui est dans le mauvais rôle, celui de l’anti-démocratie, un rôle qui lui convient infiniment mieux que celui qu’il tente d’incarner dans nos systèmes, sans faire illusion. En ce sens, la démocratie résistante qui s’expérimente en Chine remet les choses sur leurs pieds : son référent et son fondement, c’est l’auto-activité d’un peuple en formation et en devenir, en poussée perpétuelle, et non pas la supposée moralité de l’Etat qui emprunte (usurpe) le nom du pouvoir du peuple.
C’est en ce sens qu’on peut parler d’exemplarité de la démocratie des résistances en Chine – d’autant plus qu’à l’évidence, le partage « socialisme (communisme) » versus capitalisme (libéralisme) n’est plus guère opératoire, en l’occurrence. Assurément, la disposition à la condition de majorité politique qui se manifeste dans les résistances chinoises n’est pas sans rapport avec la façon dont la révolution de 1949 a tranché le lien qui rattachait le peuple chinois à une tradition immémoriale de subalternité. Mais ce n’est évidemment pas ce seul legs qui suffirait à expliquer son extraordinaire rétivité présente. Si ce rapport existe, il peut être comparé à celui qui s’établit, en France, entre la Révolution française (comme « image dialectique ») et la persistance d’une insoumission d’intensité variable à la réduction de la politique aux conditions de l’Etat. L’irrévocable d’un événement émancipateur ineffaçable s’inscrit dans les plis de la mémoire de l’événement qui délie et soutient le geste dans lequel se condense la rétivité d’un peuple – en France, en Chine -, par opposition à tout ce qui nourrit la soumission aux conditions de l’Etat et du capital, là où « manque », a été manqué et fait interminablement défaut, l’occasion d’un tel événement – en Allemagne, au Japon tout particulièrement.
A condition d’entendre proprement ce qu’ « exemplarité » veut dire ici – apparition, présentation non pas d’un modèle à imiter, mais valeur d’exposition, singularité éclairant l’ensemble d’un tableau d’époque – , ce type de relation de pouvoir constamment mouvant, indéterminé et mettant en question l’action et l’existence d’un peuple en acte, est infiniment plus exemplaire (pour l’époque) que celles qui prévalent dans les démocraties occidentales ; prétendument indexées sur une normativité rigoureuse (juridique, administrative, morale), ces dernières cherchent constamment à se valider comme « modèle » dont l’exportation est destinée à accompagner la démocratisation du monde – mais comment se fait-il alors que les plus exposées des tentatives d’exportation volontariste de ce modèle de relations de pouvoir « civilisées » et fondées sur l’Etat de droit débouche sur des désastres et des forfaitures comme ceux qui se constatent en Irak, en Afghanistan ? Où se situe donc la faille de cette « exemplarité » supposée ? N’est-ce pas que ces relations de pouvoir recèlent un principe caché échappant radicalement à ce que programme et machine la normativité démocratique, dans son explicite ?
Le cas chinois est beaucoup plus exemplaire de l’état de flottement, d’indétermination des relations de pouvoir aujourd’hui, saisies par des dynamiques contraires, en perpétuel état de reconfiguration et redéploiement, que ce que présente la fiction fatiguée qui s’indexe sur la démocratie de représentation. Les enjeux noués autour des relations de pouvoir y sont plus vives, plus denses, plus intenses que dans les « vieilles » démocraties – le motif « on ne veut pas être gouvernés de cette façon, par ces gens-là, en vue de ces fins-là » y est beaucoup plus actuel que sous nos latitudes où les idéaux immunitaires et la fatigue des sujets s’interposent constamment entre la frustration, le mécontentement, la rancune, la colère, l’indignation contre les gouvernants et la mise en mouvement des gouvernés (le déploiement de leur énergie « adversative »). Les conduites de résistance prennent des formes infiniment plus variées et variables en Chine ( et, sans doute, plus généralement dans les pays dits « émergents ») que dans nos contrées, du fait qu’il y a davantage de « jeu » dans le mécanismes des relations entre les gouvernants et les gouvernés ; ce « jeu » ouvre de pus grandes marges de manœuvre pour les seconds – en dépit, dans un pays comme la Chine, de l’existence des fameuses « lignes rouges » (le massacre de la place Tien An Men, la figure de Mao Zedong, le monopole du pouvoir du PCC…). Le motif des résistances trouve son parfait point d’application là où sont absents les faux-semblants de la « représentation » – les dites « organisations représentatives » et qui ne le sont guère, les syndicats bureaucratisés, partis, associations… Là où la lutte, la négociation ou l’affrontement avec l’autorité ne peuvent être délégués, remis entre les mains de spécialistes – où rien ne peut se substituer à l’engagement personnel dont la dimension éthique est primordiale ; en effet, dans cet état relativement indéterminé des choses, tout refus, toute protestation, tout refus d’obtempérer peut entraîner, pour le sujet, des conséquences dangereuses.
Dans la résistance, est primordial le facteur de l’engagement personnel qui comporte un élément d’exposition et de danger. La résistance est l’infinie variété des conduites (et des actions, mais la conduite ne peut être commandée, contrairement à la participation à une action, elle n’engage pas le sujet de la même manière) qui s’étendent entre la résignation, le consentement, le renoncement face à ce qui, au demeurant, offusque le sujet, et la rébellion ouverte, la sédition, la sécession. Le champ du possible de la résistance est défini par l’état des relations de pouvoir qui ne sont pas placées sous le signe du tout ou rien. L’intensité, la variété, la continuité des résistances est un moyen de mesurer l’existence de la politique vive, infiniment plus fidèle que l’Etat de droit. L’Etat de droit ne dit rien sur la présence et l’activité des sujets politiques.
Cette grande et si belle époque / Alain Brossat dans Brossat pour-qui-kowalski

de la Résistance aux résistances
Le sens du mot « résister » a changé. Il est intéressant de se pencher sur les migrations du mot résistance qui accompagnent le changement de régime du politique. Jusqu’aux années 1970, en France, la Résistance (majuscule) demeure le référent incontournable d’une politique qui attend son salut d’une prise d’armes, qui exalte le soulèvement populaire armé contre la puissance militaire de l’Etat, de l’occupant. Ce réemploi va pouvoir fonctionner aussi bien pour exalter la résistance des Vietnamiens à l’agression états-unienne que pour annoncer une imminente prise d’armes, chez nous (la Nouvelle Résistance Populaire des maos). Dans les deux cas, c’est une politique dont l’affrontement armé est l’inéluctable prolongement qui prend corps, une politique du tout ou rien (vaincre ou mourir), une politique héroïque et sacrificielle (le sang, la terreur et les larmes). Une politique de la pleine exposition, dont le sujet est un grand collectif, le milieu l’Histoire cataclysmique ( placée sous un signe de mort, entre catastrophe et rédemption) et le moyen, l’action collective.
« Aux camarades allemands qui ont tenu à me faire transmettre ce qu’ils avaient souffert et ce qu’ils avaient maintenu, ce livre qui est le leur », écrit Malraux en exergue à le Temps du mépris, un récit dans lequel il décrit la résistance solitaire et sublime d’un dirigeant communiste allemand capturé par les nazis et enfermé dans une geôle de la Gestapo - « Il fallait attendre. C’était tout. Durer. Vivre en veilleuse, comme les paralysés, comme les agonisants, avec cette volonté opiniâtre et ensevelie, ainsi qu’un visage tout au fond des ténèbres » ( 9 ). Même au plus profond de l’isolement désarmé, le collectif demeure : les coups sur le mur, c’est le camarade enfermé dans une cellule voisine qui encourage à ne pas désespérer. Et pour résister à la peur, au désespoir, repousser le risque de la folie, demeure ouverte la possibilité, pour le reclus qui attend la torture et la mort, de faire défiler les souvenirs d’une vie militante dans toutes les situations incandescentes où l’a plongé son existence de révolutionnaire professionnel. Pleine exposition d’une vie offerte au Parti, à la Révolution… Kassner, le protagoniste du récit, envisage sans trembler de se trancher les veines du poignet avec les dents, plutôt que parler sous la torture… La Résistance est une politique de la volonté, prométhéenne : « Ils allaient maintenant parler, se souvenir, raconter… Tout cela allait devenir la vie de chaque jour, un escalier descendu côté à côte, des pas dans la rue, sous le ciel semblable depuis que meurent ou vainquent des volontés humaines » – ce sont les derniers mots du livre.
Même leçon dans un autre roman d’exaltation de la Résistance – l’Armée des ombres, de Joseph Kessel : « Jamais la France n’a fait guerre plus haute et plus belle que celle des caves où s’impriment ses journaux libres, des terrains nocturnes et des critiques secrètes où elle reçoit ses amis libres et d’où partent ses enfants libres, des cellules de tortures où malgré les tenailles, les épingles rougies au feu et les os broyés, des Français meurent en hommes libres » (préface) (10). « La résistance. Tu entends ? Dit encore Gerbier. Endors-toi avec ce mot dans la tête. Il est le plus beau, en ce temps, de toute la langue française. Tu ne peux pas le connaître. Il s’est fait pendant qu’on te détruisait ici. Dors, je te promets de te l’apprendre ». (Gerbier, le grand résistant, à Legrain, un adolescent enfermé avec lui dans une cellule). La Résistance est faite de la somme des petits gestes héroïques accomplis par les « quelconques » de toutes appartenances qui la composent et dont l’addition forme la Geste de cette épopée. « Ainsi parlait Gerbier. Et Legrain sur son grabat enflammé, dans l’obscurité étouffante, découvrait un pays tout neuf et enchanté, peuplé de combattants sans nombre, et sans armes, une patrie d’amis sacrés, plus belle que ne le fut jamais patrie sur terre. La résistance était cette patrie ». « L’homme primitif est reparu chez les Français. Il tue pour défendre son foyer, son pain, ses amours, son honneur. Il tue chaque jour. Il tue l’Allemand, le traître, le dénonciateur. Il tue par raison, il tue par réflexe. Je ne dirai pas que le peuple français s’est durci. Il s’est aiguisé ». Une résistance héroïque dont la diversité est la force, mais néanmoins fondée sur une conviction idéologique inébranlable : « Je ne connais pas dans la résistance un homme qui ne parle des communistes avec une expression spéciale dans la voix et le visage. Une expression plus sérieuse ».
La reprise par Foucault du motif de la résistance (les conduites de résistance) dans les années 1970 fait subir à celui-ci une torsion qui signale le passage d’un régime de la politique à un autre (11 ). Passage du domaine de l’action – la praxis tournée vers la transformation du monde, la création d’un monde nouveau à celui des conduites qui replacent le sujet ou les subjectivités (et non plus les étants, le pratico-inerte) au premier plan. Exercer le pouvoir, ce n’est pas « commander », obtenir des actions programmées, c’est conduire des conduites. Dans cet autre régime de la politique, ce qui importe, c’est la façon dont les sujets infléchissent leurs conduites et non pas tant le passage d’un état des choses (du monde) à un autre, délié (émancipé) du précédent. Donc, dans la perspective des contre-conduites et des résistances de conduite, aucune téléologie historique n’est convoquée, aucun horizon des bonnes fins de l’Histoire, aucun grand référent comme la Révolution. On passe du référent Histoire au référent politico-éthique, les sujets font bouger les lignes en modifiant le rapport des gouvernés aux gouvernants, en infléchissant ou en transformant la relation qui lie les uns aux autres. La politico-éthique, c’est ça – l’action sur ce rapport autant que l’action sur « les choses » elles-mêmes.
On n’est donc plus du tout dans les mêmes découpages et typologies de la politique – politique conservatrice, réformiste, révolutionnaire, une sorte de continuum se rétablit puisque la politique étant placée sous le signe de la constante actualisation et modification des relations de pouvoir, elle est, comme résistance ou énergie inversée, toujours déjà-là ; toute « force » exercée sur les gouvernants appelant une la mise en mouvement d’une contre-force de leur part ; le désir (le dessein, la volonté) de gouverner appelle nécessairement ces contre-forces. Et dans ce continuum (il y a toujours de la résistance là où il y a des jeux de pouvoir), tout est variations et intensités – du plus minime geste de rétivité des enfants dans une classe à l’irréductible soulèvement des masses iraniennes persistant à s’assembler sous les tirs de l’armée du Chah d’Iran.
Avec la montée du motif de la résistance ainsi redéployé, on n’est plus du tout dans un régime de la politique dont la guerre et le tout ou rien constitueraient le « fond » indépassable. On est, plutôt, dans une continuité entre des « gestes » de très basse intensité ou densité, dans leur dimension politique, et d’autres où le sujet courageux (celui qui dit la vérité, envers et contre tout, « vit dans la vérité ») met sa vie en danger. Ce qui constitue la trame commune à toutes ces conduites disparates, c’est la dimension éthique, c’est-à-dire la façon dont le sujet déploie pour lui-même et pour les autres le sens de ses paroles, faits et gestes. C’est avant tout comme motif « démilitarisé », « dés-héroïsé » que la résistance a pu se redéployer dans la dimension de l’éthique, là où les sujets qui entrent en résistance, adoptent des postures résistantes, s’interrogent sans fin sur le sens de ce qu’ils sont et deviennent au fur et à mesure qu’ils se mettent en mouvement et en travers des décisions et actions des gouvernants (typique, de ce point de vue, la posture « Indignez-vous ! » – le devenir-indigné, quelle qu’en soit la traduction comme forme d’« entrée en résistance » dans laquelle prévalent la subjectivité, l’affect).
Foucault attire l’attention sur les deux sens du mot conduite : l’activité qui consiste à conduire, la « conduction », et la manière dont on se conduit. Il s’agit, dans son optique, de laisser subsister toute l’ambiguïté du mot conduite, de l’approcher comme un domaine très vaste. « On peut donc dire que vous avez eu une corrélation immédiate et fondatrice entre la conduite et la contre-conduite » (STP, p. 199). Foucault présente un « modèle » qui ne se désigne pas comme tel. La dimension de tout ou rien disparaît, puisqu’il ne s’agit pas de luttes « contre le pouvoir en tant qu’il exerce une souveraineté ». Ce sont des résistances qui sont toujours spécifiques. (dans les couvents féminins, aux origines des résistances de conduite au pastorat chrétien, note Foucault…) Les révoltes de conduite s’agencent autour de trois questions : « Par qui acceptons-nous d’être conduits ? Comment voulons-nous être conduits ? Vers quoi voulons-nous être conduits ?
Ces luttes sont liées à la forme pastorale du gouvernement humain – religieux (chrétien) d’abord, politique ensuite. Donc là où, dans les sociétés contemporaines, ce n’est pas le pouvoir de souveraineté qui est en cause, mais un régime biopolitique, régime d’enveloppement de la vie des sujets, d’accompagnement, de « faire vivre », d’encadrement et d’immunisation de la vie. Le biopouvoir appareille de multiples façons l’existence des vivants. Ainsi, les révoltes de conduite et les résistances de conduites n’ont pas pour horizon l’affrontement massif, direct, brutal avec le pouvoir, mais plutôt l’interruption, la désertion, la protestation, l’inertie, etc. D’où, figure désormais classique, grâce à Deleuze : Bartleby héros/antihéros de cette nouvelle modalité de la résistance, car il est celui qui, par sa pure et simple force d’inertie, interrompt les flux normaux de la vie au travail, de l’existence courante, de la reproduction.
Inversement, quelque chose est implicite et supposé dans les conduites de résistance qui se déploient dans nos démocraties aujourd’hui : qu’elles ne donneront pas lieu, de la part des gouvernants, des « pasteurs » à des réactions destructrices, à des emplois disproportionnés de la violence. Et d’ailleurs, quand c’est le cas, quand cette règle tacite n’est pas respectée, cela débouche sur de vives protestations (lorsque cela se produit dans des démocraties « autoritaires », qui ne « jouent pas le jeu », comme en Russie), car il y a là comme une règle tacite : les révoltes de conduites, les résistances de conduite ne remettent pas en cause l’ordre constitutionnel, ne sont pas « subversives » – contrairement à un « sabotage » imaginaire ou réel (Tarnac !) ou une prise d’armes.
Foucault fournit ici des repères pour une généalogie des révoltes de conduite dans les espaces religieux et au-delà (les sociétés secrètes) et il lance une passerelle entre ces figures dispersées et la dissidence en URSS et dans les pays de l’Est qui font l’actualité à la fin des années 1970. Et à partir de là, il semble nous dire : démerdez-vous, faites-en ce que vous voulez !, à vous de vous y retrouver dans « cette immense famille de ce qu’on pourrait appeler les contre-conduites » (STP, p. 205).
Dans la perspective qu’ouvre ici Foucault, se trouve abolie la séparation entre ce qui est politique et ce qui ne l’est pas. Pour être homologué comme résistant, après la Seconde Guerre mondiale, il fallait avoir appartenu à un mouvement, avoir un matricule, revendiquer sa participation à des actions, il ne suffisait pas d’avoir indiqué un salon de coiffure pour dames à un soldat de la Wehrmacht qui vous demandait poliment où il pourrait se faire couper les cheveux… Par contraste, tout ce qui objecte à – ou se met en travers de – l’exercice du pastorat humain, du gouvernement des vivants, dans nos sociétés, entre dans le champ des résistances (les, donc, désormais, plutôt que la). Et comme le pastorat contemporain enveloppe à peu près toutes les dimensions de nos existences, cette ligne de partage traditionnelle entre le politique et le non politique tend à disparaître. Bref, tout ce qui peut prendre une tournure de « lutte antipastorale » (Foucault) vient nourrir le motif de la résistance.

Ordres et disciplines
Voilà qui, nécessairement, nous reconduit à la question des disciplines. Ici, plus rien n’est, après Foucault, comme avant (la Volonté de savoir, Surveiller et punir tracent un sillon ineffaçable). Mais pour autant, nous ne sommes pas tirés d’affaire. Par exemple : en quel sens peut-on dire que nous vivons (encore) dans une société disciplinaire au sens où il l’entendait ? On entend aujourd’hui tout un discours de disciplinarisation, de re-disciplinarisation, et toutes sortes de tours de vis suivent – mais cela n’est-il pas avant tout le signe d’une crise des grands dispositifs et appareils disciplinaires et des formes disciplinaires du pouvoir ( à l’école, au travail, à l’hôpital, dans les prisons…) ? On en vient à se demander jusqu’à quel point le vocable discipline(s) n’est pas devenu avec ou après Foucault, à son corps défendant mais peut-être un peu de son fait aussi, un mot valise dont l’acception plus ou moins flottante dans la doxa post-foucaldienne nous entraverait davantage qu’il nous aiderait dans nos efforts pour comprendre ce qui se joue actuellement dans l’évolution des formes de pouvoir.
Prenons par exemple la question très vaste du commandement ou (ce qui n’est pas tout à fait la même chose) de l’exercice du pouvoir par émission d’ordres – fais ceci, fais cela, etc. Ce qui caractérise cette modalité, c’est qu’elle renvoie aussi bien au pouvoir de souveraineté qu’au pouvoir disciplinaire – le propre d’un souverain étant de commander, édicter, décréter, etc. , mais une cour de caserne, une prison ou même une classe d’école étant aussi des espaces dans lesquels la modalité d’exercice du pouvoir par ordre et injonction est dominante : demi tour, droite ! Rentrez dans vos cellules, prenez vos cahiers, etc.
Si l’on prend la question des relations de pouvoir par ce bout, la ligne de partage tracée par Foucault entre pouvoir de souveraineté, régime de souveraineté et pouvoir disciplinaire (l’éclatant et le sanglant contre le gris et le monotone) devient vacillante. C’est donc en prenant un peu de distance par rapport à l’approche foucaldienne que nous allons nous demander ce qui est en jeu lorsque, comme c’est bien le cas dans nos sociétés, à l’âge du capitalisme liquide et du néo-libéralisme triomphant (mais cet âge est celui de beaucoup d’autres choses aussi !), l’exercice du pouvoir par ordre, la figure verticale et autoritaire (ou impérieuse) du commandement tendent à reculer pour céder la place à toutes sortes d’autres modalités très variées de l’exercice et de la circulation du pouvoir. De la même façon que « la prison » a cessé d’être le modèle analogique des établissements et dispositifs disciplinaires, de la même façon, le sergent instructeur est devenu le contre-modèle parfait d’un exercice intelligent, judicieux et efficient du pouvoir. Dans nos sociétés, Plus les relations de pouvoir se diversifient, se complexifient, deviennent variables et modulables, et plus l’exercice du pouvoir sur un mode purement et simplement impérieux et autoritaire tend à apparaître « archaïque », inadapté aux normes régissant les relations entre êtres humaines (montée du « respect »), aux formes contemporaines de la « douceur démocratique », plus la pure et simple verticalité des relations de pouvoir entre en conflit avec les formes de la sociabilité, de l’organisation de la vie commune, des relations dans le travail, etc.
Dans la modalité impérative de l’exercice du pouvoir, le message qui va du gouvernant au gouverné se présente comme une force (une contrainte verbale) exercée par le premier sur le second. Elle demeure, à ce titre, extérieure à ce dernier qui ne s’y plie que pour autant qu’il est pris dans un rapport de force qui ne lui est pas favorable. La chose est bien connue : on obéit à un ordre non pas tant parce qu’on le considère bon, bien fondé, intelligent, mais parce que c’est un ordre. On peut toujours dire non, bien sûr, refuser d’obtempérer, mais les conséquences sont le plus souvent lourdes – le licenciement, l’emprisonnement, la mise à mort, parfois (12). L’avantage de l’exercice du pouvoir par ordre, c’est que celui qui émet l’ordre peut escompter qu’il sera immédiatement suivi d’effet. Mais son inconvénient est majeur : cette efficacité n’est assurée qu’autant que se maintient le rapport de force asymétrique qui assure au premier sa puissance, sa position de « donneur d’ordre ». Celui qui reçoit l’ordre ou les ordres conserve indéfiniment son quant-à-soi concernant le bien fondé, le contenu de ce qui lui est ordonné. Il attend son heure, pourrait-on dire, comme dans la pièce de Brecht (13).
En termes d’efficience, cette forme est tout à fait déficiente dans les conditions des sociétés contemporaines complexes, c’est une forme « bête » qui ne se tient pas du tout à la hauteur de la sophistication de ces formes, notamment dans leur dimension subjective. En effet, la condition première d’une bonne circulation du pouvoir, d’une homéostasie durable des relations de pouvoir, c’est que celles-ci investissent constamment les sujets, les informent, intensifient leurs performances, les modèlent, mobilisent leur intelligence, etc. C’est la raison pour laquelle, dans les institutions, dans la sphère du travail, dans la vie courante, dans les espaces familiaux, le commandement va céder la place à une infinité variable et constamment modulable de gestes et façons de faire circuler le pouvoir – l’incitation, l’encouragement, la suggestion, l’appel à la compétence et à la responsabilité, la mobilisation, l’esprit de concurrence et de performance, etc. Le pouvoir circule maintenant sur un mode modulable, le rapport duel entre un chef et un subordonné, un « supérieur » et un « inférieur » ou un subalterne se trouve amplement débranché au profit d’une démultiplication de relations plus ou moins formelles ou informelles destinées à intensifier la circulation du pouvoir et à en augmenter l’efficacité.
Pour cette raison, la théorie de l’interpellation de l’individu en sujet proposée par Althusser (14) nous paraît tout à fait impuissante à saisir le régime des relations de pouvoir qui tend à s’imposer dans nos sociétés. Ce n’est pas une « interpellation » (Hé, vous, là bas ! ») conçue sur le modèle de l’interpellation policière qui transforme un individu en sujet (du pouvoir) en l’assujettissant à la Loi, dans l’instant même où il se retourne vers la voix qui l’interpelle. Ce n’est pas du tout à ce type d’énonciation performative appelant une inévitable soumission à l’autorité que l’on a affaire, mais bien au contraire, à une capture subreptice, un enveloppement, une contamination par perméabilité. Il n’y a pas d’individus qui seraient hors pouvoir avant qu’une interpellation les saisisse pour les transformer en sujets du pouvoir. Ils sont toujours déjà inclus dans des jeux de pouvoir(s) et de contre-pouvoir(s), mais ceux-ci sont variables, évolutifs et changeants et les sujets varient eux-mêmes et évoluent en tant qu’ils sont établis dans le pouvoir comme milieu ou horizon. Le pouvoir ne les fige pas en les interpellant, au contraire, il les met en mouvement en les investissant et en les suscitant. Le pouvoir, dans nos sociétés, est tout sauf une voix qui « oblige » (d’essence religieuse, donc), il est un flux qui vient se se conjuguer et se contrarier avec la liberté du sujet.
Judith Butler a donc bien raison (la Vie psychique du pouvoir) d’objecter à la position althussérienne que l’on peut très bien se dérober à l’interpellation, ne pas répondre à l’injonction, mais elle ne va pas assez loin dans sa critique : elle ne conteste pas l’effectivité de la scène de l’interpellation (15). Or, on n’y insistera jamais trop, ce n’est pas, en règle générale, sur ce modèle que fonctionnent les pouvoirs dans les sociétés contemporaines : non pas sur le mode policier, mais bien plutôt sur le mode viral. Il affectent les sujets (au sens de la maladie comme affection – à ceci près que celle-ci n’est pas un mode accidentel, mais régulier, cette « maladie » est notre condition « normale »). Mais comme est « normale » notre propension à nous défendre contre ce ou ces virus – en « résistant ».
Sous ce régime, la relation au pouvoir des individus change : ils l’éprouvent toujours moins comme une contrainte exercée sur eux, comme un élément extérieur nécessairement violent n’affectant en rien leur intériorité, et toujours davantage comme une composante intime de la relation qui les unit à leurs collègues de travail, à leurs proches, à leur médecin, à l’administration, à l’autorité… Dans ces conditions, le motif de la résistance va se trouver nécessairement redéployé. Résister cesse d’être purement et simplement égal au geste consistant à « dire non », à opposer une force « résistante » à la tentative de faire plier un sujet, de lui imposer une contrainte, un fait accompli dont il ne veut pas. Résister peut prendre la forme d’une multitude de gestes de déprise, d’esquive, de déplacement, de réticence ou d’objection…
On retrouve là le motif de la résistance déshéroïséé, ou, plus simplement, même, dédramatisée. En effet, aux nouvelles conditions des rapports de pouvoir à la fois « atomisés » et démultipliés, la résistance devient à la fois plus facile et plus incommode ou, du moins, moins univoque ou plus susceptible de tomber dans l’ambiguïté. Plus facile : le geste résistant, lorsqu’on passe du domaine de l’acte, l’action à celui de la conduite, perd son caractère fatidique, irrévocable, compact. La résistance va pouvoir se diffuser et se diversifier en une variété infinie de gestes et de conduites manifestant la rétivité, la liberté des sujets – mais sans nécessairement déboucher sur un affrontement avec les gouvernants. La résistance devient plus souple, elle mobilise toutes sortes de dispositions et d’affects, elle circule sans toutes les strates de l’existence sociale, de la vie politique. D’où la possibilité que ce motif se galvaude, que le geste résistant se résolve en pose, d’où les abus, les falsifications et les récupérations de ce motif dont les exemples sont légion.
D’où, précisément, le plus difficile : faire en sorte que, dans les conditions de plasticité, voire de liquidité des relations de pouvoir qui tendent à s’imposer aujourd’hui, le geste résistant conserve en dépit de tout sa capacité d’arrêt, sa puissance d’interruption, et ne succombe pas aux conditions générales du flux qui, on le sait bien, tendent sans relâche à faire d’un homme en colère d’hier un notable de demain.
Le geste résistant qui nous intéresse n’est pas seulement celui qui interrompt le cours des choses, bloque le flux ou l’entrave, mais aussi celui qui produit une déviation, une bifurcation – en arrachant un droit, en suspendant une décision inique, en montrant l’intolérable, en dessinant l’espace d’une affrontement. Nous en avons, en ce moment même, un bel exemple – la grève des étudiants québécois contre la décision du gouvernement libéral de la province d’augmenter de 75% sur cinq ans les droits d’inscription à l’université. Une grève qui, à l’heure où j’écris (fin mai 2012) dure depuis trois mois. Le motif de la résistance rejoint ici celui de l’endurance – il faut savoir donner sa durée à la grève, la faire vivre, la nourrir, lui donner son écho et chercheur à rallier à sa cause d’autres secteurs de la société – bref s’établir en résistance. Ce qu’on fait les étudiants québécois en donnant d’emblée à la grève son style, sa couleur – un mouvement joyeux, ironique, imaginatif qui puise notamment son inspiration dans le registre inépuisable du carnaval, qui ridiculise les élites locales favorables à cette réforme inspirée par le supposé « modèle » états-unien, épingle les partis pris de la presse, invente sans cesse de nouveaux dispositifs d’apparition, énonce les fondements d’une politique de l’égalité – l’éducation supérieure ne doit pas être le privilège de quelques uns.
La résistance qui s’inscrit dans la durée sans se laisser piéger par les tentatives du pouvoir de l’entraîner dans une spirale de violence susceptible de discréditer le mouvement aux yeux de la population contraint l’adversaire à sortir du bois : le 17 mai, le gouvernement a adopté une sorte de dispositif d’exception, une « loi spéciale » destinée à interdire les piquets de grève et à contraindre ainsi les étudiants à reprendre les cours. La résistance du collectif, ainsi, montre la situation réelle, se dote d’une puissante capacité de véridiction et de destitution de l’autorité.
« Il faut faire attention quand on réveille un peuple endormi », notait à ce propos un observateur local, acquis à la cause du mouvement (16). Réveil ou création, invention d’un peuple de la résistance ?
Alain Brossat
Cette grande et si belle époque / juillet 2012
Publié sur Ici et ailleurs
(appareil de notes absent)
navarro-man-hole Alain Brossat dans Flux

Penser/Classer / Georges Perec

Les lieux d’une ruse
Pendant quatre ans, de mai 1971 à juin 1975, j’ai fait une analyse. Elle était à peine terminée que le désir de dire, ou plus précisément d’écrire, ce qui avait eu lieu m’assaillit. Un peu plus tard, Jean Duvignaud proposa à la rédaction de Cause commune d’organiser un numéro de la revue autour du thème de la ruse, et c’est dans ce cadre aux contours mal définis, mais marqués par l’instable, le vague, l’oblique que, spontanément, je décidai que mon texte trouverait le plus évidemment sa place.
Quinze mois se sont écoulés depuis, au cours desquels j’ai recommencé peut-être cinquante fois les premières lignes d’un texte qui, au bout de quelques phrases (en gros, celles que je viens d’écrire), s’enlisait immanquablement dans des artifices rhétoriques de plus en plus embrouillés. Je voulais écrire, il fallait que j’écrive, que je retrouve dans l’écriture, par l’écriture, la trace de ce qui s’était dit (et toutes ces pages recommencées, ces brouillons inachevés, ces lignes laissées en suspens sont comme des souvenirs de ces séances amorphes où j’avais cette sensation innommable d’être une machine à moudre des mots sans poids), mais l’écriture se pétrifiait dans des précautions oratoires, dans des questions prétendument préliminaires : pourquoi ai-je besoin d’écrire ce texte ? A qui est-il réellement destiné ? Pourquoi choisir d’écrire, et de publier, de rendre public, ce qui peut-être ne fut nommé que dans le seul secret de l’analyse ? pourquoi choisir d’accrocher cette recherche flottante au thème ambigu de la ruse ? Autant de questions que je posais avec un acharnement suspect – petit un, petit deux, petit trois, petit quatre -, comme s’il fallait absolument qu’il y ait des questions, comme si, sans questions, il ne pouvait y avoir de réponses. Mais ce que je veux dire, ce n’est pas une réponse, c’est une affirmation, une évidence, quelque chose qui est advenu, qui a jailli. Non pas quelque chose qui aurait été tapi au cœur d’un problème, mais quelque chose qui était là, tout près de moi, quelque chose de moi à dire.
La ruse, c’est ce qui contourne, mais comment contourner la ruse ? Question-piège, question prétexte, avant le texte, et pour chaque fois retarder l’inéluctable moment d’écrire. Chaque mot que je posais n’était pas jalon, matière à rêvasser. Pendant ces quinze mois, j’ai rêvassé sur ces mots-méandres, comme pendant quatre ans, sur le divan, j’ai rêvassé en regardant les moulures et les fissures du plafond.
Là-bas comme ici il était presque réconfortant de se dire qu’un jour les mots viendraient. Un jour on se mettrait à parler, on se mettrait à écrire. Pendant longtemps, on croit que parler cela voudra dire trouver, découvrir, comprendre, comprendre enfin, être illuminé par la vérité. Mais non : quand cela a lieu, on sait seulement que cela a lieu ; c’est là, on parle, on écrit : parler, c’est seulement parler, simplement parler, écrire, c’est seulement écrire, tracer des lettres sur une feuille blanche.
Est-ce que je savais que c’était cela que j’étais venu chercher ? Cette évidence si longtemps non dite et toujours à dire, cette seule attente, cette seule tension retrouvée dans un bredouillement presque intangible ?
Cela a eu lieu un jour et je l’ai su. Je voudrais pouvoir dire : je l’ai su aussitôt, mais cela ne serait pas vrai. il n’existe pas de temps pour dire quand cela fut. Cela a eu lieu, cela avait eu lieu, cela a lieu, cela aura lieu. On le savait déjà, on le sait. Simplement quelque chose s’est ouvert et s’ouvre : la bouche pour parler, le stylo pour écrire : quelque chose s’est déplacé, quelque chose se déplace et se trace, la ligne sinueuse de l’encre sur le papier, quelque chose de plein et de délié.
Je pose au départ comme une évidence cette équivalence de la parole et de l’écriture, de la même manière que j’assimile la feuille blanche à cet autre lieu d’hésitations, d’illusions et de ratures que fut le plafond du cabinet de l’analyste. Je sais bien que cela ne va pas de soi, mais il en va ainsi, pour moi, désormais, et c’est précisément ce qu fut en jeu dans l’analyse. C’est cela qui eut lieu, c’est cela qui fut façonné, de séance en séance, au cours de ces quatre années.
La psychanalyse ne ressemble pas vraiment aux publicités pour chauves : il n’y a pas eu un « avant » et un « après ». Il y a eu un présent de l’analyse, un « ici et maintenant » qui a commencé, qui a duré, s’est achevé. Je pourrais tout aussi bien écrire « qui a mis quatre à commencer » ou « qui s’est achevé pendant quatre ans ». Il n’y a eu ni début ni fin ; bien avant la première séance, l’analyse avait déjà commencé, ne serait-ce que par la lente décision d’en faire une, et par le choix de l’analyste ; bien après la dernière séance, l’analyse se poursuit, ne serait-ce que dans cette duplication solitaire qui en mime l’obstination et le piétinement : le temps de l’analyse, ce fut un engluement dans le temps, un gonflement du temps : il y au pendant quatre ans un quotidien de l’analyse, un ordinaire : des petites marques sur des agendas, le travail égrené dans l’épaisseur des séances, leur retour régulier, leur rythme.
L’analyse ce fut d’abord cela : un certain clivage des jours – les jours avec et les jours sans – et pour les jours avec, quelque chose qui tenait du pli, du repli, de la poche : dans la stratification des heures, un instant suspendu, autre ; dans la continuité de la journée, une sorte d’arrêt, un temps.
Il y avait quelque chose d’abstrait dans ce temps arbitraire, quelque chose qui était à la fois rassurant et effroyable, un temps immuable et intemporel, un temps immobile dans un espace improbable. Oui, bien sûr, j’étais à Paris, dans un quartier que je connaissais bien, dans une rue où j’avais même jadis habité, à quelques mètres de mon bar favori et de plusieurs restaurants familiers, et j’aurais pu m’amuser à calculer ma longitude, ma latitude, mon altitude et mon orientation (la tête en ouest-nord-ouest, les pieds en est-sur-est). Mais le protocole rituel des séances désinsérait l’espace et le temps de ces repères : j’arrivais, je sonnais, une jeune fille venait m’ouvrir. J’attendais quelques minutes dans une pièce destinée à cet usage ; j’entendais l’analyste qui reconduisait jusqu’à la porte le patient d’avant ; quelques instants plus tard, l’analyste ouvrait la porte de la salle d’attente. Il n’en franchissait jamais le seuil. Je passais devant lui et entrais dans son cabinet. Il m’y suivait, fermait les portes – il y en avait deux, ménageant une minuscule entrée, quelque chose comme un sas qui accentuait encore la clôture de l’espace -, allait s’asseoir dans son fauteuil cependant que je m’étendais sur le divan.
J’insiste sur ces détails banals parce qu’ils se sont répétés, deux ou trois fois par semaine, pendant ces quatre ans, comme se sont répétés les rites de fin de séance : le coup de sonnette du patient d’après, l’analyste marmonnant quelque chose qui ressemblait à « bien », sans que cela ait jamais impliqué une quelconque appréciation sur les matières brassées au cours de la séance, puis se levant, moi me levant et, le cas échéant, lui réglant ses honoraires (je ne le payais pas à chaque séance, mais toutes les deux semaines), lui m’ouvrant les portes de son cabinet, me reconduisant jusqu’à la porte d’entrée et la refermant derrière moi après une formule de prise de congé qui, le plus souvent, consistait à confirmer le jour de la prochaine séance (« à lundi » ou « à mardi », par exemple).
A la séance suivante, les mêmes mouvements, les mêmes gestes se répétaient, exactement identiques. Les rares fois où il arriva qu’ils ne le soient pas, et pour infime qu’ait alors été la modification d’un de ces éléments protocolaires, cela eut un sens, même si je ne sais pas lequel, cela désigna quelque chose, peut-être tout simplement que j’étais en analyse, et que l’analyse c’était cela, et pas autre chose. Il importe peu, en l’occurrence, que ces modifications soient venues de l’analyste, de moi, ou du hasard. Ces écarts minuscules, qu’ils fassent déborder l’analyse dans la convention qui l’enrobait (comme par exemple lorsque, en de très rares occasions, je prenais l’initiative de sortir en ouvrant moi-même les portes) ou qu’au contraire ils enlèvent à l’analyse une parcelle du temps qui lui était consacré (l’analyste devant, par exemple, en l’absence de sa secrétaire, répondre lui-même au téléphone, ou aller ouvrir au patient d’après ou à un quêteur de l’Armée du salut), signalaient tous la fonction que ces rites avaient pour moi : l’encadrement spatial et temporel de ce discours sans fin qu’au fil des séances, au fil des mois, au fil des ans, j’allais essayer de faire mien, que j’allais tenter de prendre en charge, dans lequel j’allais chercher çà me reconnaître et à me nommer.
La régularité de ces rites d’entrée et de sortie constitua donc pour moi une première règle (je ne parle pas de la psychanalyse en général, mais du seul vécu que j’ai pu ressentir et des souvenirs qui m’en sont restés) : leur répétition tranquille, leur immuabilité convenue désignaient avec une courtoisie sereine les bornes de ce lieu clos où, loin des fracas de la ville, hors du temps, hors du monde, allait se dire quelque chose qui peut-être viendrait de moi, serait à moi, serait pour moi. Ils étaient comme les garants de la neutralité bienveillante de cette oreille immobile à laquelle j’allais essayer de dire quelque chose, comme les limites polies, civilisées, un peu austères, un peu froides, un rien guindées, à l’intérieur desquelles allait éclater la violence feutrée, calfeutrée, du discours analytique.
Ainsi, allongé sur le divan, la tête sur un mouchoir blanc qu’avant l’entrée dans le cabinet du patient d’après, l’analyste jetterait négligemment sur le dessus d’un petit cartonnier Empire déjà parsemé des mouchoirs chiffonnés des séances précédentes, la jambe droite étendue, la gauche légèrement repliée, je vins pendant quatre ans m’enfoncer dans ce temps sans histoire, dans ce lieu inexistant qui allait devenir le lieu de mon histoire, de ma parole encore absente. Je pouvais voir trois murs, trois ou quatre meubles, deux ou trois gravures, quelques livres. Il y avait de la moquette sur le sol, des moulures au plafond, du tissu sur les murs : un décor strict et toujours bien rangé, apparemment neutre, peu changeant d’une séance à l’autre, d’une année à l’autre : un endroit mort et tranquille.
Il y avait peu de bruit. Un piano ou une radio, parfois, plutôt loin, quelqu’un qui, quelque part, passait un aspirateur, ou, quand il faisait beau et que l’analyste laissait la fenêtre ouverte (il aérait souvent entre deux séances), le chant des oiseaux d’un jardin voisin. Le téléphone, je l’ai dit, ne sonnait presque jamais. L’analyste lui-même faisait très peu de bruit. J’entendais parfois sa respiration, un soupir, une toux, des borborygmes, ou le craquement d’une allumette.
Il fallait donc que je parle. J’étais là pour ça. C’était la règle du jeu. J’étais enfermé avec cet autre dans cet espace autre : l’autre était assis dans un fauteuil, derrière moi, il pouvait me voir, il pouvait parler ou ne pas parler ; moi, j’étais allongé sur un divan, devant lui, je ne pouvais pas le voir, je devais parler, il fallait que ma parole emplisse cet espace vide.
Parler, d’ailleurs, ce n’était pas difficile. J’avais besoin de parler, et j’avais tout un arsenal d’histoires, de problèmes, de questions, d’associations, de phantasmes, de jeux de mots, de souvenirs, d’hypothèses, d’explications, de théories, de repères, de repaires.
Je parcourais allègrement les chemins trop bien balisés des mes labyrinthes. Tout voulait dire quelque chose, tout s’enchaînait, tout était clair, tout se laissait décortiquer à loisir, grande valse des signifiants déroulant leurs angoisses aimables. Sous le miroitement fugace des collisions verbales, sous les titillements mesurés du petit Œdipe illustré, ma voix ne rencontrait que du vide : ni le frêle écho de mon histoire, ni le tumulte trouble de mes ennemis affrontables, mais la rengaine usée du papa-maman, zizi-panpan ; ni mon émotion, ni ma peur, ni mon désir, ni mon corps, mais des réponses toutes prêtes, de la quincaillerie anonyme, des exaltations de scenic-railway.
Les ivresses verbeuses de ces petits vertiges pansémiques ne tardaient jamais à s’estomper, il suffisait pour cela de quelques secondes, quelques secondes de silence où je guettais de l’analyste un acquiescement qui ne venait jamais, et je retournais alors à une morosité amère, plus loin que jamais de ma parole, de ma voix.
L’autre, derrière, ne me disait rien. A chaque séance j’attendais qu’il parle. J’étais persuadé qu’il me cachait quelque chose, qu’il en savait beaucoup lus qu’il ne voulait bien en dire, qu’il n’en pensait pas moins, qu’il avait son idée derrière la tête. Un peu comme si ces mots qui me passaient par la tête allaient se loger derrière sa tête à lui pour s’y enfouir à jamais, suscitant, au fur et à mesure des séances, une boule de silence aussi lourde que mes paroles étaient creuses, aussi pleine que mes paroles étaient vides.
Dès lors, tout devint méfiance, mes mots comme son silence, fastidieux jeu de miroirs où les images se renvoyaient sans fin leurs guirlandes mœbiusiennes, rêves trop beaux pour être rêves. Où était le vrai ? Où était le faux ? Lorsque j’essayais de me taire, de ne plus me laisser engluer dans ce ressassement dérisoire, dans ces illusions de parole affleurante, le silence, tout de suite, devenait insupportable. Lorsque j’essayais de parler, de dire quelque chose de moi, d’affronter ce clown intérieur qui jonglait si bien avec mon histoire, ce prestidigitateur qui savait si bien s’illusionner lui-même, tout de suite j’avais l’impression d’être en train de recommencer le même puzzle, comme si, à force d’en épuiser une à une toutes les combinaisons possibles, je pouvais un jour arriver enfin à l’image que je cherchais.
En même temps s’instaura comme une faillite de ma mémoire : je me suis mis à avoir peur d’oublier, comme si, à moins de tout noter, je n’allais rien pouvoir retenir de la vie qui s’enfuyait. Chaque soir, scrupuleusement, avec uns conscience maniaque, je me mis à tenir une espèce de journal : c’était tout le contraire d’un journal intime ; je n’y consignais que ce qui m’était arrivé « d’objectif » : l’heure de mon réveil, l’emploi de mon temps, mes déplacements, mes achats, le progrès – évalué en quelques lignes ou en pages – de mon travail, les gens que j’avais rencontrés ou simplement aperçus, le détail du repas que j’avais fait le soir dans tel ou tel restaurant, mes lectures, les disques que j’avais écoutés, les films que j’avais vus, etc.
Cette panique de perdre mes traces s’accompagna d’une fureur de conserver et de classer. Je gardais tout : les lettres avec leurs enveloppes, les contremarques de cinéma, les billets d’avions, les factures, les talons de chèques, les prospectus, les récépissés, les catalogues, les convocations, les hebdomadaires, les feutres secs les briquets vides, et jusqu’à des quittances de gaz et d’électricité concernant un appartement que je n’habitais plus depuis plus de six ans, et parfois je passais toute une journée à trier et à trier, imaginant un classement qui remplirait chaque année, chaque mois, chaque jour de ma vie.
Il y avait longtemps déjà que j’avais fait la même chose avec mes rêves. Bien avant le début de l’analyse, j’avais commencé à me réveiller la nuit pour les noter sur des carnets noirs qui ne me quittaient jamais. Très vite, j’étais arrivé à une telle pratique que les rêves me venaient tout écrits dans la main, y compris leurs titres. Quel que soit le goût que j’ai encore aujourd’hui pour ces énoncés secs et secrets où les reflets de mon histoire me semblent me parvenir au travers d’innombrables prismes, j’ai fini par admettre que ces rêves n’avaient pas été vécus pour être rêves, mais rêvés pour être textes, qu’ils n’étaient pas la voie royale que je croyais qu’ils seraient, mais chemins tortueux m’éloignant chaque fois davantage d’une reconnaissance de moi-même.
De l’analyse elle-même, peut-être rendu prudent par mes ruses oniriques, je ne transcrivais rien, ou presque rien. Un signe sur mon agenda – l’initiale de l’analyste – marquait le jour et l’heure de la séance. Sur mon journal, j’écrivais seulement « séance » parfois suivie d’un adjectif généralement pessimiste (« morne », « terne », « filandreuse », « pas folichonne », « chiante », « merdeuse », « plutôt tarte », « plutôt merdique », « déprimante », « dérisoire », « anodine », « nostalgieuse », « débile et délébile », etc…).
Exceptionnellement je la caractérisait par quelque chose que l’analyste m’avait dit ce jour-là, par une image, par une sensation (par exemple, « crampe »), mais la plupart de ces notations, qu’elles aient été positives ou négatives, sont aujourd’hui vides de sens et toutes les séances – à quelques exceptions près, celles où vinrent affleurer les mots qui allaient mener l’analyse à bien – se confondent pour moi dans le souvenir de cette attente plafonneuse, le désarroi de mon regard cherchant sans trêve dans les moulures des ébauches d’animaux, des têtes d’hommes, des signes.
Du mouvement même qui me permit de sortir de ces gymnastiques ressassantes et harassantes, et me donna accès à mon histoire et à ma voix, je dirai seulement qu’il fut infiniment lent : il fut celui de l’analyse elle-même, mais je ne le sus qu’après. Il fallait d’abord que s’effrite cette écriture carapace derrière laquelle je masquais mon désir d’écriture, que s’érode la muraille des souvenirs tout faits, que tombent en poussière mes refuges ratiocinants. Il fallait que je revienne sur mes pas, que je refasse ce chemin parcouru dont j’avais brisé tous les fils.
De ce lieu souterrain, je n’ai rien à dire. Je sais qu’il eut lieu et que, désormais, la trace en est inscrite en moi et dans les textes que j’écris. Il dura le temps que mon histoire se rassemble : elle me fut donnée, un jour, avec surprise, avec émerveillement, avec violence, comme un souvenir restitué dans son espace, comme un geste, une chaleur retrouvée. Ce jour-là, l’analyste entendit ce que j’avais à lui dire, ce que, pendant quatre ans, il avait écouté sans l’entendre, pour cette simple raison que je ne lui disais pas, que je ne me le disais pas.
Georges Perec
Penser/Classer / 1985 (posthume)
Résonances possibles : Woolf / Nietzsche
Photo : Mécanoscope
Penser/Classer / Georges Perec dans Désir scHvincent

1...34567...9



boumboumjames |
femmeavenirhomme |
Toute une vie... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Warhol l'avait dit...un qua...
| juliette66
| les bonnes "occaz" de Murielle