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Une jeunesse allemande / Entretien de Jean-Gabriel Périot (avec Alain Brossat)

Dès les premières images de ton film, on mesure à quel point les événements et les personnages qui y sont évoqués se sont éloignés de nous. Ce n’est pas seulement la question du « temps qui passe » – c’est que, distinctement, nous ne sommes plus dans la même époque que les activistes de la Fraction Armée Rouge et le milieu dont ils émanent. Ce n’est pas exclusivement un enjeu de pratiques politiques, mais aussi bien, de sensibilité historique, de conduites sociales, de culture des corps (tabagisme et révolution, révolution et cheveux longs.)… Je me demandais si le choix que tu as fait de ne construire ton film qu’autour de documents d’archives, en bannissant notamment les témoignages de contemporains de ces événements avait pour vocation d’entériner cet effet d’éloignement – ou bien si, au contraire, à travers la présentation de l’archive, tu incites le spectateur à chercher dans cette scène dramatique de l’Allemagne des années 1970, des pistes conduisant à notre propre actualité ? 

Il me semble que le film appartient, sans que cela soit contradictoire, à deux temps distincts : un passé effectivement révolu dont presque tout nous sépare, et notre propre présent. Cet effet de balancement s’ancre en effet dans le choix d’utiliser uniquement des archives contemporaines de l’histoire en train de se dérouler, sans interview, voix-off ou commentaire rajouté. Généralement quand un film utilise des archives, il y a toujours un narrateur (interviewé ou commentateur) qui a pour rôle d’expliquer, de contextualiser, mais finalement aussi, d’inscrire les archives dans un temps passé et révolu. Pourtant les images d’archive en elles-mêmes sont toujours au « présent de l’indicatif » : elles racontent ou montrent ce qui est en train de se passer au moment où elles sont filmées. Dans mon film, en enlevant tout commentaire contemporain, je fais en sorte que les archives restent au « présent », et le film se déroule comme se déroule un film de fiction : on suit une histoire en train de se raconter, on regarde les personnages évoluer de manière presque « indépendante » (et ce même si certains spectateurs connaissent en partie les événements dont le film traite).
Une autre raison de ce mouvement de bascule entre le passé et le contemporain est que je fais ce film depuis aujourd’hui. Si j’ai décidé de faire un film sur cette histoire passée, c’est qu’elle me renseigne sur l’époque dans laquelle je vis. Une jeunesse allemande n’a jamais eu la prétention de raconter in extenso l’histoire de la RAF, ce qui est d’ailleurs impossible. Il est évident que les choix que j’ai opérés dans cette matière très riche proviennent de ce que tel ou tel épisode de cette histoire ou que telle ou telle archive me touchait ou m’interrogeait plus que d’autres. Il me semble que c’est parce que j’ai assumé ma propre subjectivité que ce film peut jouer en même temps sur deux temps différents.
Ensuite, chaque spectateur s’empare à son tour du film avec sa propre subjectivité, avec des savoirs et des opinions politiques différentes et il va ressentir différemment que d’autres spectateurs ou différemment de moi ce qui relèverait d’un temps révolu ou ce qui fait écho avec aujourd’hui.

Comme le rappellent brutalement les interventions d’hommes d’Etat, dirigeants de partis et personnages de médias  que tu as insérées dans la dernière partie du film, l’épisode de la RAF a donné lieu, en Allemagne, à une explosion de passions démonologiques et à une chasse aux sorcières – les terroristes et leurs « sympathisants » – tout à fait saisissantes. Comment restituer ce climat de la fin des années 1970 et du début des années 1980, sans contribuer d’une façon ou d’une autre à son réveil, dans un présent où le terrorisme est, plus que jamais, le sujet du jour ?

Il me semble justement que cette partie du film en particulier résonne tragiquement avec la manière dont les gouvernants continuent encore de traiter le « terrorisme », indépendamment des différents types de terrorismes auxquels ils ont à faire face. Il y a quelque chose d’exemplaire dans la manière dont l’Etat ouest-allemand va alors réagir aux actions et à l’existence même de la RAF. Il s’agit pour les gouvernants non pas tant de répondre policièrement et judiciairement aux terroristes, en essayant d’empêcher des actions d’être commises ou d’arrêter et juger les membres du groupes, que de profiter de leur existence pour bouleverser une société qui n’aurait pas accepté, sans le « terrorisme », les changements imposés. Au lieu de répondre politiquement à l’irruption de la lutte armée et d’en interroger les causes, on refuse dans un premier temps que certains puissent penser son existence, tous ceux qui s’y aventurent deviennent des « sympathisants », on dirait aujourd’hui qu’ils font « l’apologie du terrorisme », puis on refuse qu’ils questionnent ou critiquent les flopées de lois sécuritaires et policières qui ne manquent pas d’être mises en place après chaque attentat.
Ce que l’on voit se mettre en œuvre dans les années 1970 en Allemagne de l’Ouest et que met en lumière le film, c’est à la fois l’appauvrissement terrible de la parole politique mais aussi un changement du vocabulaire. Par exemple, on peut voir qu’il faut attendre 1976 pour qu’à la télévision on parle d’Ulrike Meinhof comme d’une « terroriste ». Au début des années 1970, on la présente comme une « journaliste » puis comme une « anarchiste ». D’une certaine manière, après la fondation de la RAF, elle est encore considérée comme une adversaire politique, certes radicale et violente, mais dont on peut questionner le basculement et à qui on peut encore opposer des arguments politiques. Elle ne devient vraiment une « terroriste » que quand on commence à la présenter comme telle, bien après la création de la RAF.
Quelque chose du discours politique mais aussi journalistique se resserre comme inéluctablement à partir de 1970, jusqu’à aboutir en 1977 non seulement à une déshumanisation complète des « terroristes » (ils n’appartiennent plus à la société ni à l’humanité), mais aussi à une inversion complète des valeurs. On ne s’oppose plus sur des questions politiques mais sur des questions de moralité : d’un côté ceux qui respectent la « démocratie » et lui obéissent envers et contre tout ; de l’autre, ceux qui sont du parti de la violence, et il s’agit simplement de critiquer les actions des hommes politiques ou de la police pour en faire partie !
La grande différence entre l’expérience à laquelle l’on peut faire face avec ce film et ce que nous subissons au quotidien aujourd’hui dans les médias est distincte : dans le film, nous vivons pendant une heure avec ceux qui vont devenir des « terroristes » et l’on se rend compte qu’ils ne sortent pas de nulle part, qu’ils ont eu une existence avant leur passage à l’acte, ils ne sont pas nés avec un couteau entre les dents. Cette simple expérience ne change pas notre jugement sur leur actions, mais permet de mettre en lumière cette manière dont les politiciens utilisent le « terrorisme » en fabriquant des « monstres » et de la peur.

On voit bien là, à quel point « terrorisme », « terroriste » sont des mots-valises : les protagonistes de ton film sont des intellectuels (des artistes), des Allemands du cru dont le problème, entre autres, est le passé nazi et le rôle qu’y ont joué les « pères ». Ceux de la scène dite terroriste d’aujourd’hui sont des sujets post-coloniaux désamarrés de la vie commune dans notre société et dont le problème, entre autres, est « l’honneur des musulmans »… Les « mots puissants » servent en l’occurrence à créer des raccourcis et produire des effets d’homogénéisation entre des situations absolument hétérogènes… 

En effet, un mot comme « terrorisme » ne définit pas grand chose en dehors des ennemis fantasmatiques. Non pas que ces « ennemis » n’existent pas mais les traiter de « terroristes » les fait basculer du côté de la violence pure, de la bêtise destructrice, et en même temps permet de créer de la peur, une peur qui occulte toutes les questions politiques que pose pourtant chaque acte de résistance aux puissances officielles et ce quelle que soit la légitimité, ou pas, de cette résistance. C’est d’ailleurs pourquoi tout ceux qui sont désignés comme « terroristes » refusent cette appellation. La RAF se définissait comme un mouvement de « lutte armée ».
Dans le film, on voit aussi, ou on entends plutôt, qu’il n’y a pas que le « terrorisme » qui est un mot qui empêche la pensée. On peut notamment réfléchir à la façon dont l’ensemble des participants aux mouvements de révolte des années 1960 a en permanence traité ses adversaires de « fascistes ». Dans un pays comme l’Allemagne de l’Ouest avec son histoire récente, l’accusation de « fascisme » avait une résonance très concrète et empêchait toute discussion ou toute compréhension plus fine des enjeux en cours. Crier au « fascisme » était un moyen simple mais aussi simpliste pour dévaloriser ses adversaires. Ou encore, on peut prendre comme exemple l’utilisation par Meinhof d’un mot alors à la mode, celui de « pig », « cochon », pour parler des policiers. Ce mot n’est pas une insulte comme une autre car elle ramène ceux qu’elle vise à un état animal, donc non-humain. Meinhof arrivera à écrire au début de la RAF une chose aussi stupide que : « Chaque homme en uniforme est un porc. On ne discute pas avec eux, mais on a le droit de les tuer. » L’utilisation performative d’un tel vocabulaire permet de justifier la décision de la RAF de tuer froidement ses adversaires malgré des motivations humanistes et émancipatrices.

La question, en effet, n’est pas de désigner de supposées essences politiques – le « terroriste », le « révolutionnaire », le « fasciste », le « démocrate »…, mais plutôt d’identifier des bifurcations ou des points de basculement. Ton film montre très clairement qu’un tel basculement se produit lorsque se produit une prise d’armes (Blanqui…) destinée à libérer Baader. C’est un point de non retour, tout s’enchaîne, les enjeux se transforment. On retrouve le même côté fatidique et irréversible de la prise d’armes en Italie, avec les Brigades rouges et d’autres groupes et, en France, avec Action directe. Aujourd’hui, toute réflexion sur ces phénomènes qui ont marqué les années 1970 et 80 est noyée dans un pathos inconsistant sur « la violence » qu’il importerait de bannir à tout prix au profit de la tempérance démocratique. Penses-tu que ton film puisse contribuer à relancer un débat autour de ces questions?

Je ne suis pas certain que le film lance cette discussion, ou alors, pas de manière claire et lisible. Ou bien, mais je me trompe peut-être, le changement d’époque est tel que nous ne pouvons plus clairement comprendre de tels enjeux. Par exemple, j’ai moi-même été très surpris par l’extrait du court-métrage de Fassbinder qui clôt Une jeunesse allemande, notamment à cause de la discussion entre le réalisateur et sa mère à propos de la « démocratie ». Aujourd’hui, la « démocratie » est devenue un fait indépassable que l’on ne questionne pas. Il n’y aurait aucun autre régime de gouvernance possible et cela ne s’interroge pas. J’ai personnellement été élevé dans cette idée, il m’est presque impossible de m’en défaire.
Lorsque l’on voit un extrait tel que celui de Fassbinder, on se rend compte que, en 1977, en Allemagne de l’Ouest, la « démocratie » pose question et crée du dissensus, ce qui vu d’aujourd’hui est difficile à comprendre. Au-delà de Fassbinder, on voit bien dans le film, comment ce mot, « démocratie » a été employé comme un mantra par l’ensemble des protagonistes de cette histoire alors même que chacun d’entre eux l’entend de manière très différente. La « démocratie » prônée par Ulrike Meinhof ne recouvre absolument pas l’acception de ce même mot, quand il est employé par les hommes politiques du moment. Sur cette question en particulier, on voit dans le film comme une bataille autour de ce mot mais aussi la victoire des gouvernants d’alors quand à sa définition (définition est qui celle qui fait autorité aujourd’hui). D’ailleurs, une des raisons qui m’ont amené à faire ce film, c’est justement cette guerre qui a alors lieu autour de la définition de certains mots, des mots qui sont, à la fin de cette histoire, devenus figés alors qu’ils étaient jusqu’alors polysémiques.
Parallèlement au mot « démocratie », c’est celui de « terrorisme » qui permet de faire basculer toute forme radicale de protestation ou de résistance du côté de la « violence », évidemment entendue comme « irrationnelle ». Pourtant, et c’est ce que raconte le film en prenant le temps de montrer qui étaient certains de ces « terroristes » : toute décision de prendre les armes découle d’une logique. Que l’on désapprouve cette logique et les actes violents qui en résultent n’y change rien.
Il est à préciser qu’en RFA, dès 1969, des dizaines d’attentats ont lieu à Berlin et plusieurs groupes décident de passer à la lutte armée. Si l’État ouest-allemand va exclusivement concentrer ses forces contre la RAF, c’est justement parce que les fondateurs de ce groupe sont des personnalités reconnues et écoutées (Ulrike Meinhof et Horst Mahler évidemment, mais Andreas Baader et Gudrun Ensslin sont également alors des figures de l’extrême gauche ouest-allemande) capables d’articuler leur décision. Il aura fallu plusieurs années aux gouvernants et aux médias pour transformer les membres de la RAF en simple « terroristes ». Ils y sont arrivés, mais à quel prix ?

Une jeunesse allemande fait apparaître en effet la prise d’armes d’Ulrike, Andreas et leurs camarades comme une tentative sans issue pour présenter ce contrechamp qui rende visible pour tous, et même évident, le mensonge constitutif de cette « démocratie allemande » incarnée par les Schmidt, Strauss et… Schleyer. On peut interpréter leur geste comme relevant d’une sorte de cinématographie (plusieurs d’entre eux sont des étudiants en cinéma) : on retourne brusquement la caméra et l’on fait un gros plan sur ce que « le système » s’acharne à masquer – ses collusions avec les pires des régimes despotiques, avec la guerre américaine au Vietnam, ses origines troubles, la dénazification bâclée de l’Allemagne, etc. As-tu été sensible, quand tu as préparé ce film, à cette présence spectrale du cinéma dans la « scène » qu’inventent les fondateurs de la RAF ? J’imagine que ce n’est pas pour rien que tu donnes la parole à Fassbinder à la toute fin du film…

Je n’exprimerais pas de cette manière ce que je ressens des liens entre leurs pratiques du cinéma avant la fondation de la RAF et ce qu’il peut en rester après la fondation du groupe.
Evidemment, une des grandes références d’Ulrike Meinhof ou de Horst Mahler est le concept de « propagande par le fait ». Avec des actions terroristes on ne peut évidemment pas mettre à bas ses adversaires, faire exploser des bases militaires américaines ou le bâtiment de Springer ne va pas faire s’effondrer la RFA – tout comme jeter deux avions sur les Twin Towers ne va pas faire vaciller les USA. La volonté première de tels attentats est de créer des images. Ils sont entrepris pour être télévisés et servir de supports publicitaires, pour illustrer et démontrer que « le système n’est pas infaillible » (pour paraphraser Meinhof) ou encore selon Mao que « l’ennemi est un tigre de papier ». Les attentats ont également un deuxième but. Ceux qui les commettent savent que, pour se défendre, « l’État » ou « le système » va devoir réagir en augmentant exponentiellement ses moyens policiers et qu’il sera « mis à nu » – son soubassement « totalitaire » apparaîtra alors clairement. Ce qui se passe malheureusement toujours après chaque attentat… Mais l’erreur des terroristes est de croire que l’équation : possibilité d’attaquer et de toucher le système + mise à nu du caractère totalitaire de celui-ci va déboucher sur une prise de conscience du « peuple », entraîner de la solidarité et déboucher sur une révolution.
Mais, quand les membres de la RAF profitent de leurs savoir-faire de metteurs en scène pour concevoir et organiser la série d’attentats de 1972, ils commettent une erreur assez grossière. Les victimes humaines ne sont alors pour eux que des éléments du décor ou du scénario. Leur erreur est d’avoir sous-estimé le pouvoir de réaction que suscite chaque mort, réelle, résultant d’actes de violence. Pour les téléspectateurs, il ne s’agit pas de « militaires impérialistes servant un pays fasciste », « d’ennemis de classe » ou de « porcs en uniforme » mais de victimes qu’ils ne réduisent pas à un concept. Il en sera de même pour Schleyer. Lorsqu’il a été enlevé, il a été dénudé de tout ce pourquoi certains pouvaient le critiquer politiquement (responsable du syndicat patronal, grand patron lui-même, ancien nazi…) pour ne devenir qu’une victime pathétique. D’une certaine manière, Meinhof, Meins, Baader lui-même, ont pu croire naïvement à un moment donné que les films allaient changer le monde. Ensuite, ils ont cru tout aussi naïvement que les images télévisées qu’ils allaient créer par les attentats  appelleraient à la révolution. En fait, ils ont toujours sous-estimé que le réel n’est pas réductible à des images, que, malgré la conception théorique qui guide à leur réalisation, quelque chose échappera toujours aux images et qu’elles échoueront toujours face au réel.
C’est effectivement ici de Fassbinder intervient et clôt le film sur la question du cinéma. Dans la première partie d’Une jeunesse allemande, on découvre les futurs fondateurs de la RAF par le biais des images qu’ils ont produites ou qui ont été produites sur eux. Mais finalement, malgré l’inventivité, la générosité ou la liberté de ces images, les futurs membres de la RAF ont été confrontés à l’échec de leur pratique du cinéma et de la télévision. Utiliser les images comme moyen d’action révolutionnaire concret était illusoire… Dans la deuxième partie du film, on voit comment la télévision sert « l’État ». Il s’agit de marteler des discours univoques, de rejeter toute discussion et toute critique. La télévision ne fait rien d’autre que construire un réel correspondant à l’idéologie des gouvernants, et ce avec une redoutable efficacité. Face à ces deux camps en présence et face à leur manière de penser et d’utiliser les images, arrive Fassbinder dans un extrait auto-fictionnel : il apparaît dans le film à la fois comme réalisateur et comme témoin des événements en train de se jouer et ce qui se passe ces jours sombres de 1977 le laisse littéralement nu. Dans son film, il n’exprime jamais de certitude, il n’offre aucune réponse, il ne nous offre que des questions. Cet extrait, par son contenu mais aussi par ses choix de mises en scène – expérimentation fragile entre mise à nu de de soi et captation documentaire –, est du côté de ce qu’est le cinéma et comment il peut raconter le réel. Il ne s’agit pas de prendre position, de trancher et d’affirmer, il s’agit de se saisir du monde dans un mouvement conscient de sa propre fragilité, de ses incohérences, de ses errements, de s’adresser aux spectateurs non pas comme le ferait un pédagogue ou un idéologue utilisant l’image comme preuve mais comme une singularité qui affirme sa modestie de ne pas savoir et qui cherche à mettre en scène sa propre impossibilité à saisir le monde. C’est en découvrant ce film en particulier que j’ai pu saisir tout le tragique et la complexité de cette histoire. Par le choix de cette mise à nu de lui-même, mais aussi de manière terrible, de celle de sa mère, Fassbinder parvient à nous dresser un portrait terrible de l’Allemagne d’alors mais aussi à viscéralement nous toucher. Le cinéma est peut-être là, dans cet espace fragile.
J’avais besoin de ramener cela dans mon propre film et de répondre par cet extrait à la question que pose Godard au début du film : « Est-il possible de faire des images en Allemagne aujourd’hui ? ». Il est toujours possible de faire des images pour répondre à la marche du monde – reste à savoir lesquelles.

Ton film nous rend sensibles au fait que dans cet épisode dramatique de l’histoire allemande des années 1970, la dimension de la traque collective d’un groupe de réprouvés, avec ses multiples rebondissements, occupe une place centrale, notamment dans la mobilisation de l’imaginaire et des affects du public. Avec le recul, le retour en force de cette forme dans l’histoire allemande suscite un malaise particulier. Cet enjeu a-t-il influencé tes choix, en termes de sélection de documents et de montage?

Les télévisions allemandes n’ont commencé à archiver systématiquement leurs productions qu’à partir de la fin des années 70. Avant cela, la plupart des émissions n’étaient pas conservées et aujourd’hui on ne peut plus avoir accès qu’à des fragments sauvés au petit bonheur la chance. Du coup, alors même que l’imaginaire collectif autour de cette histoire est avant tout télévisuel, la plupart des images qui ont servi à le construire n’existe plus…
Sur certains moments de cette histoire, mon film montre quasiment tout le matériel qui a été sauvegardé. Par exemple, pour les attentats de 1972 ou les arrestations des membres du groupes qui les suivent, il n’existe quasiment rien d’autre que ce que j’ai utilisé. Ce qui est très peu par rapport à l’ensemble des images produites à l’époque. Et finalement, alors que je pensais naïvement que j’allais être noyé sous la matière pour raconter cette deuxième partie du film, on s’est battu pour trouver les archives nécessaires. Contrairement à la première partie du film où le travail de montage a consisté à réduire une matière très, trop, riche, dans cette deuxième partie, le montage a consisté à re-lier ensemble des archives fragmentaires et de le faire malgré la disparation de pan entiers d’archives.
Malgré ces lacunes, il était important pour moi de « montrer » comment la télévision va participer activement à la « scénarisation » de l’histoire en cours. Il y a plusieurs changements techniques importants au début des années 70 qui vont bouleverser la grammaire télévisuelle. Peut-être que les plus importants sont ceux qui concernent la mobilité du matériel et qui permettent la diffusion en direct depuis l’extérieur des studios. Par exemple, l’arrestation en direct à la télévision de Meins et Baader aurait été impossible un ou deux ans auparavant. Et cette possibilité du direct permet à la fois de créer des effets hyper-spectaculaires, presque hollywoodiens, et en même temps détruit le temps nécessaire entre la captation et la diffusion d’un événement et son interprétation. Du coup, à une mise en scène policière et militaire hypertrophiée de « la chasse aux terroristes » répond une mise en scène télévisuelle hypnotique. Et évidemment, tout temps dévolu à la pensée, à l’argumentation, à la contradiction, à la critique n’a plus sa place dans un tel dispositif.
De la même manière j’ai été assez frappé par la manière dont progressivement les hommes politiques vont utiliser la télévision comme lieu privilégié d’énonciation. Avant le milieu des années 1970, quand les hommes politiques apparaissaient à la télévision, c’était souvent sous forme d’interviews, de discussions ou lors de discours dans des meetings devant un « vrai » public. Mais peu à peu, ils viennent à la télévision, se font filmer face caméra et parlent directement aux téléspectateurs, « les yeux dans les yeux ». Ce qui évite évidemment tout débat ou contradiction car personne ne peut leur répondre…

A quel titre peut-on rattacher Baader, Ulrike et les autres à l’anarchisme? Après tout, il me semble que leurs références idéologiques et politiques étaient surtout marxistes et anti-impérialistes, sans que la tradition anarchiste ait été ouvertement revendiquée par eux – ou bien est-ce que je me trompe? Dans ce cas, leur désignation comme « anarchistes » ne découlerait-elle pas avant tout des effets de dramatisation et de scénarisation de l’affaire – une autre façon de désigner le monstre politique?

Tu as parfaitement raison. La RAF ne s’est jamais considérée comme un groupe anarchiste. Au contraire, sa ligne politique s’ancre dans une tradition communiste révolutionnaire, même si les écrits de Meinhof, après la fondation du groupe, se teinte fortement de théories maoïstes et anti-impérialistes. Dans le texte de Meinhof annonçant la fondation de la RAF, elle insiste même sur le fait que ceux qui considèrent les actions de la RAF comme des actions « anarchistes » se trompent, il s’agit pour le groupe de créer une avant-garde qui conduira au déclenchement d’une révolution prolétarienne.
Mais pendant des années, avant que la RAF soit qualifiée de groupe « terroriste », elle est qualifiée de groupe « anarchiste », évidemment sans que ce mot ne fasse référence aux théories politiques anarchistes. Dans la bouche des politiciens, des policiers ou des journalistes, « l’anarchiste » appelle à une figure de l’ennemi violent qui n’agit que par désir de destruction. Ce qui est étonnant, et révélateur d’un changement de registre politique, c’est comment en quelques temps autour du milieu des années 1970, on va passer dans les médias et les discours politiques de « l’anarchiste » au « terroriste », dans une acception du mot qui est celle que l’on utilise encore aujourd’hui à tort et à travers.

Entretien de Jean-Gabriel Périot (avec Alain Brossat)
Une jeunesse allemande / 2015

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Richard Seymour : «David Cameron incarne un libéralisme post-thatchérien» / Thomas Cantaloube / Mediapart

L’élection britannique du 7 mai se joue autour de deux enjeux : la participation des nationalistes écossais à une coalition avec les travaillistes (et donc la reconnaissance tacite que le Royaume-Uni peut éclater) et la réputation de compétence économique de l’équipe Cameron. Lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir en 2010, dans la foulée de la crise financière de 2008 et de l’essoufflement de treize années de gouvernance travailliste, les conservateurs de David Cameron ont désigné leurs prédécesseurs comme responsables de la mauvaise passe économique, pour avoir, selon eux, « dépensé sans compter ».
Cette mise en cause a servi de justification à des politiques d’austérité assez sévères, qui ont sauvagement taillé dans les dépenses sociales. Mais, en 2012, le redémarrage économique promis n’étant toujours pas au rendez-vous, le gouvernement a assoupli sa politique d’austérité. Et, en 2014, l’économie britannique a commencé à redresser le nez (même si la plupart des études économiques indiquent qu’en raison de ces politiques, la Grande-Bretagne a perdu au moins 5 points de PIB et que les emplois créés sont des temps partiels ou des emplois de services très mal payés).
Aujourd’hui, David Cameron fait donc campagne sur sa compétence économique et la petite étincelle aperçue depuis un an, en promettant de poursuivre les politiques d’austérité. Les Tories ont d’ores et déjà annoncé qu’ils entendaient couper 16 milliards d’euros par an dans les budgets sociaux. Les travaillistes promettent eux aussi de poursuivre la lutte contre le déficit budgétaire, tout en disant vouloir revenir sur certaines coupes dans les allocations sociales. Le très respecté et très indépendant Institute for fiscal studies a publié une étude soulignant les conséquences sociales probables de ces mesures qui, pour l’essentiel, restent très floues.
Nous avons interrogé Richard Seymour, brillant économiste de gauche, ancien membre du Socialist Workers Party, auteur de plusieurs ouvrages et d’un blog très suivi (« La tombe de Lénine »), pour avoir son avis sur cette question économique au centre de l’élection.

Comment qualifieriez-vous les cinq années du mandat de David Cameron ?

Richard Seymour. Je dirais qu’il s’agit d’un libéralisme post-thatchérien. L’époque du thatchérisme agressif est terminée, elle s’est achevée en 1989-90. Après cette période, tous les partis se sont rassemblés autour du consensus thatchérien de l’État néolibéral. Le parti conservateur a essayé de s’éloigner d’un programme de droite dure, nationaliste, eurosceptique et raciste. Le thatchérisme était un mélange complexe d’économie néolibérale, de nationalisme politique et d’autoritarisme. Les thatchériens les plus traditionnels voulaient poursuivre cette voie-là. Ils ont essayé en 2001 et 2005, mais ils ne sont pas parvenus à remporter l’élection où ils ont rassemblé à peine plus de 30 % des voix.
David Cameron, lui, s’est fait élire à la tête du parti conservateur en tant que libéral qui accepte le consensus multiculturel des années Blair. C’est-à-dire qu’en plus de son côté libéral, il a accepté les fondamentaux du « New Labour » de Tony Blair : le multiculturalisme et les dépenses publiques. Jusqu’à la crise financière de 2008, les conservateurs promettaient de maintenir le niveau de dépenses publiques des travaillistes.
Quand les conservateurs sont arrivés en tête de l’élection de 2010, ils n’avaient pas la majorité. Ils se sont donc alliés aux libéraux-démocrates pour former le gouvernement. Cela a conduit les dirigeants des deux partis à se couper de leur base. Les conservateurs ont cessé de se préoccuper de leur base de la classe moyenne inférieure et ils ont fait passer des lois favorables aux libertés civiles comme le droit d’asile ou le mariage homosexuel, pour faire plaisir aux lib-dems (libéraux-démocrates).
Dans le même temps, ils ont mis en place des politiques d’austérité agressives. Le résultat de cela, c’est que leur base populaire de droite s’est réfugiée chez UKIP (le mouvement conservateur anti-européen et désormais xénophobe). Voilà donc le gouvernement que nous avons depuis quatre ans : un gouvernement libéral post-thatchérien qui promeut l’austérité ; une forme concentrée de gestion par les élites, très à l’aise avec les financiers, les chefs d’entreprise et les fonctionnaires.

David Cameron a-t-il poursuivi la volonté de Margaret Thatcher, et à un certain niveau celle de Blair, de se débarrasser de l’État providence ?

Je pense que l’objectif n’a jamais été de se débarrasser de l’État providence mais de le restructurer dans une direction autoritaire. C’est une tendance générale au sein de la plupart des démocraties capitalistes, qui vise à transformer un État providence basé sur la citoyenneté en un État providence moralisateur. Avec la baisse des ressources économiques et la compétition pour l’emploi, l’État providence se structure autour d’une question morale : est-ce que vous méritez ce que vous obtenez ? C’est un terreau fertile pour le ressentiment. Beaucoup de gens, n’obtenant pas ce qui leur est dû en raison des politiques d’austérité budgétaire, regardent autour d’eux et trouvent par exemple des gens qui boivent ou qui fument et ils se disent : ces gens ne devraient pas obtenir de l’argent de l’État pour s’acheter de l’alcool ou des cigarettes ! Cela conduit à un discours moralisateur sur qui peut obtenir des aides sociales ou pas.
Du point de vue économique, cela matérialise la doctrine néolibérale de la compétition. Pour les conservateurs, l’État providence introduit une culture de dépendance qui éloigne les gens du cycle du travail, de l’investissement et de la prise de risques. C’est pour cela qu’ils ont créé avec les travaillistes sous Blair, les programmes de « workfare », où il faut travailler pour toucher ses allocations chômage.

Les conservateurs sont arrivés au pouvoir en 2010 avec un programme d’austérité. Au bout de deux ans, comme cela ne produisait pas les effets escomptés, ils l’ont assoupli et l’économie est un peu repartie. Mais aujourd’hui, ils proposent de nouveau un programme d’austérité pour cette élection.

L’idée qu’une politique d’austérité puisse faire redémarrer l’économie est un mythe. À chaque fois que des politiques d’austérité ont été appliquées, la croissance s’est arrêtée. Mais ces politiques conduisent aussi à l’affaiblissement des syndicats, à la baisse du coût du travail et donc à une baisse du coût de l’investissement pour les entreprises. Après quelques années, on relâche les cordons de l’austérité et un nouveau cycle d’investissements démarre. Mais sur une nouvelle base, où l’on fait davantage de profit avec les investissements. Le but de l’austérité est donc de restaurer des profits pour les entreprises dans un système devenu de moins en moins rentable et de moins en moins dynamique.
Ce que les conservateurs ont fait a donc marché, de leur point de vue. Ils voulaient réformer le service public afin d’éliminer les derniers restes de « collectivisme ». Ils s’en sont donc spécialement pris au NHS [National Health Service – ndlr], le système de santé auquel ils ont fait beaucoup de dégâts. Un des véritables enjeux de cette élection, c’est la privatisation ou non du NHS. Ils disent toujours qu’ils veulent réduire la taille du gouvernement, mais si l’on regarde, depuis les années 1980, cela n’arrive jamais. C’est normal : plus on taille dans les budgets de l’État, plus on essaie de rationaliser et plus l’économie devient dysfonctionnelle, et l’État doit intervenir. On l’a vu avec les faillites bancaires et on le voit bien en période de récession puisqu’il faut payer plus d’allocations chômage, plus de dépenses d’infrastructures, etc.
Les conservateurs ne peuvent pas vraiment réduire la taille de l’État, mais par contre, ils peuvent s’attaquer aux mécanismes de redistribution et privatiser des services gouvernementaux. C’est ce qu’a fait le gouvernement de David Cameron en privatisant des pans entiers du gouvernement : le NHS, mais aussi l’éducation ou la gestion des allocations sociales.

Mais ne pensez-vous pas qu’avec la réforme du NHS le gouvernement est tombé sur un os, car une majorité de Britanniques n’en veulent pas ? Ils veulent garder le NHS tel qu’il existe.

Certes, mais le gouvernement a quand même entamé son processus de privatisation. Il faut bien admettre que quand ce gouvernement est arrivé au pouvoir, certains aspects de sa politique d’austérité étaient très populaires. Après la crise financière, les gens étaient d’humeur punitive. Or punir les pauvres fait malheureusement partie de la culture britannique. À gauche, nous espérions que ces privatisations, en particulier celle du NHS, mobiliseraient les gens. En 2011, il y a eu des manifestations très importantes, mais elles étaient particulièrement prévisibles : les gens ont manifesté une journée avant de rentrer chez eux.
Les manifestations en défense du service public se sont achevées sur un compromis du type de celui qu’auraient proposé les travaillistes. Le gouvernement n’a donc rencontré aucune opposition sérieuse. Malheureusement, une grande partie du mécontentement populaire s’est transformé en populisme de droite qui a bénéficié à UKIP.

Ed Miliband, le leader du parti travailliste, s’est fait élire à la tête de son parti grâce aux syndicats. S’est-il pour autant éloigné du blairisme ?

Si l’on oublie la politique d’austérité qu’il veut poursuivre, son discours est marginalement plus à gauche que celui de Blair. Il veut limiter les dépenses énergétiques, il promet un contrôle des loyers, il veut taxer les expatriés fiscaux… Ce ne sont pas des mesures extrêmement significatives – rien que le FMI refuserait – mais cela donne un discours plus à gauche que sous Tony Blair.
Mais il y a également un mouvement rétrograde sous Miliband. Avec Blair, une partie des travaillistes étaient pro-immigration, pro-européens, internationalistes. Il existait aussi une aile, minoritaire, qui était autoritaire et un peu raciste. Sous Miliband, on a assisté à la fusion entre cette aile et une autre, qui promouvait l’esprit communautaire : cela a produit cet enfant bâtard qu’est le « Blue labour ». Ils veulent rétablir une définition de la solidarité autour de valeurs comme la foi, le drapeau et la famille. Miliband s’est détaché d’eux lorsqu’ils ont commencé à déraper, mais cela fait partie de son idée de retrouver une nouvelle synthèse entre la gauche et la droite qui soit différente de celle de Blair.

Est-ce que, dans le cas d’une coalition des travaillistes avec les partis nationalistes écossais et gallois, ces derniers pourraient tirer le Labour vers la gauche ?

Initialement, ces partis nationalistes étaient plutôt modérés. Ils séduisaient les classes moyennes de l’Écosse et du pays de Galles qui avaient le sentiment que, après la fin de l’empire, le Royaume-Uni s’effondrait. Depuis les années 1990, ces partis se sont retrouvés à la gauche des travaillistes. Cela est dû au fait que les travaillistes se sont droitisés. Mais c’est aussi parce que leur base sociale s’est diversifiée, et ils ont su attirer les déçus du travaillisme. Quant aux Verts, ils sont devenus très à gauche. Avec ces trois partis (nationalistes écossais et gallois et Verts), Miliband pourrait construire une sorte de coalition arc-en-ciel, mais il a déjà prévenu qu’ils ne participeraient pas au gouvernement. C’est le résultat le plus probable de l’élection, mais cela produira un gouvernement très instable.
Les nationalistes écossais et gallois alliés aux Verts s’opposeront probablement aux politiques d’austérité, mais cela n’aura aucun impact sur les travaillistes qui feront passer ce genre de mesures avec les conservateurs. Néanmoins, si les travaillistes ne veulent pas suivre le chemin du Pasok, ils devront prendre en compte ces alliés de gauche et leur faire quelques concessions.

Publié sur Mediapart le 6 mai 2015

SPAIN-ECONOMY-LABOUR-DEMO

Le jour où les oiseaux ont attaqué les banques / Dimitris Alexakis

1. Un premier enseignement à tirer des élections grecques et des deux mois de «négociations» qui viennent de s’écouler est qu’il est devenu impossible de contester les politiques d’austérité et, à travers elles, l’hégémonie des marchés financiers ; un deuxième enseignement est qu’il est devenu impossible de ne pas les contester.
Impossible de les contester, non seulement parce que partis socialistes et chrétiens-démocrates ont fait front commun contre les revendications du gouvernement grec, mais surtout parce que la dette apparaît comme la substance même de l’économie contemporaine : l’accès aux marchés conditionne de fait le financement des besoins les plus essentiels par l’État et la riposte des autorités de Bruxelles n’a consisté en un sens qu’à rappeler ce fait, ce réel qui détermine « les règles du jeu ».
Impossible de ne pas les contester, parce qu’en sapant depuis 5 ans toute perspective de développement sur le territoire grec, l’Union européenne a mis en péril la vie et offensé la dignité de milliers de ses membres.
C’est donc à ce point que nous nous trouvons aujourd’hui en Grèce et par extension partout en Europe : entre un impossible et une nécessité.
C’est bien parce que la dette touche à tous les aspects de nos vies que des revendications qui auraient eu leur place dans un programme social-démocrate classique apparaissent aujourd’hui comme des revendications radicales (ou « unilatérales », pour reprendre les termes de l’accord du 20 février) : le maintien d’un régime de retraites et d’une forme ou une autre de droit du travail est devenu une « revendication radicale » (une revendication susceptible de faire voler le système en éclats), l’accès aux soins est devenu une « revendication radicale », produire, se nourrir, avoir un toit, cultiver un sol qui ne soit pas contaminé par des rejets toxiques ou étudier sont devenus des « revendications radicales » — « radicales », puisque nul ne saurait ignorer la dette et que les décisions sont soumises sans appel aux revirements des marchés et au verdict des agences de notation.
On peut ainsi interpréter la violence des mémorandums et le blocus financier auquel le pays est soumis depuis les élections comme une démonstration, une leçon cruelle d’économie par l’exemple : sans dette, pas de médicaments, pas de soins, pas de système éducatif, pas de chauffage, pas de manuels scolaires ; pas de droits sociaux, de société ni d’État sans accès aux marchés financiers ; «sans dette, vous n’êtes rien».
Ce message est aujourd’hui relayé par les éditorialistes parisiens qui décrivent les souffrances auxquelles le peuple grec doit s’attendre en cas de sortie précipitée de l’euro à la façon dont les théologiens détaillaient les tourments des pêcheurs aux Enfers.
La démonstration est celle de la dépendance absolue des finances publiques aux intérêts privés.
Le seul discours qui soit désormais reçu par les politiques et les « faiseurs d’opinion » est celui de la servitude volontaire à cette loi.
Sauf qu’il s’agit d’une servitude volontaire pour les autres ; le discours de soumission aux marchés « assumé » par les dirigeants européens ne s’applique jamais à ceux mêmes qui les tiennent. À partir de 2008, ce discours, repris sur tous les tons par Giorgos Papandréou, Lukas Papademos, Antonis Samaras et Evangelos Venizélos, est apparu progressivement pour ce qu’il est : l’instrument par lequel une classe sociale impose son empire au reste de la population.
Il va désormais de soi pour nombre de citoyens grecs que les politiques austéritaires poursuivaient un but inverse à l’impératif de remboursement proclamé, que l’horizon aveugle de ces mesures n’était pas le remboursement de la dette mais sa perpétuation ad vitam æternam, perpétuation créant les conditions d’un régime fondé sur l’imposition des plus pauvres et la répression des soulèvements populaires ; il va désormais de soi pour nombre de citoyens espagnols que ceux qui, banques ou partis politiques, incitaient les classes moyennes et populaires à contracter des prêts immobiliers sont aussi ceux qui ont requis leur expulsion locative lorsqu’il ne leur a plus été possible de payer les taux d’intérêts, avec des conséquences semblables à celles de la crise des subprimes dont les victimes ont d’abord été les habitants les plus démunis des États-Unis d’Amérique.
Mais les pauvres ne sont pas forcément des pigeons et quelquefois aussi, dans le monde du capitalisme à visage inhumain, les oiseaux, petits ou gros, pigeons ou grives, se révoltent, montrent les dents, jettent des pierres, mettent le feu aux voitures et attaquent les banques… ou s’envolent.

2. Dans le réel de la crise, cette phase du développement capitaliste synonyme d’oppression oligarchique et de destruction systématique des ressources, des paysages, des hommes, tout l’édifice idéologique, social et politique de la social-démocratie européenne semble avoir vacillé. Le PASOK ne compterait sans doute pas un seul représentant au Parlement si des élections législatives avaient lieu aujourd’hui en Grèce. Après les tueries de Charlie-Hebdo et le recul démocratique massif qui s’en est suivi (recul qui a eu un impact direct sur les négociations avec le gouvernement grec nouvellement élu), il vaut la peine de se demander si ce sort est celui qui attend aussi le parti socialiste français (ou si, avec les lois sur les libertés et la déréglementation du travail, une forme de social-démocratie « post-sociale » et « post-démocratique » est en train d’émerger en France…)
Si la social-démocratie s’avère dans tous les cas incapable de mobiliser face à la crise aucune des ressources de l’histoire du mouvement ouvrier, la droite, elle, tient bon. Elle tient bon en assimilant grossièrement l’économie financière de la dette à un emprunt contracté entre deux personnes. Elle tient bon — c’est la réponse de la droite allemande — en infusant des signifiants moraux dans le fait brut de l’hégémonie des marchés, en liant le paiement de la dette à la dignité morale et son non-paiement au pêché : la dette (schuld) n’est évidemment pas une faute (schuld) en soi ; elle n’est faute que lorsqu’elle n’est pas acquittée ; c’est par ce tour de passe-passe que la morale rigoriste de l’accumulation vient appuyer un capitalisme sans foi ni loi.
Le terme de faute occupe là une place centrale qui n’est évidemment pas réservée au monde protestant : en Allemagne comme en France, en Espagne, en Grèce, il s’agit toujours de commencer par culpabiliser les foyers ayant contracté des emprunts, les précaires « assistés », les étudiants auxquels un prêt est « consenti », les peuples qui « ne tiennent pas leurs obligations ».
Ce qui se passe avec la crise qui a débuté en 2008 et est marquée par l’accroissement de l’écart des taux obligataires entre les pays de la zone euro et la réapparition parallèle de l’idée de nation (tournant nationaliste et / ou franchement raciste qu’expriment aussi bien la montée des partis d’extrême-droite que les propos de W. Schäuble ou plusieurs articles du Monde), c’est que la faute ne pèse désormais plus seulement sur des catégories soigneusement épinglées de la population mais sur des peuples entiers.
Dans ce tour de bonneteau et de manipulation de l’opinion publique, c’est toujours la question des classes sociales qui est évacuée — cette question qui devrait heureusement resurgir des conclusions de l’audit de la dette grecque. « Qui est responsable des politiques d’austérité et à qui profite la dette? » est peut-être la question centrale posée au monde par le gouvernement issu des élections de janvier.
Pour reprendre les mots d’un manifestant espagnol : « Cette dette est illégitime parce qu’elle n’a pas été créée pour le bénéfice du peuple. La dette n’est pas une défaillance du système mais le produit du système lui-même. Son annulation aboutirait à une transformation politique, économique, sociale et culturelle. » (1)

3. La stratégie du « comme si » adoptée par Alexis Tsipras et Yanis Varoufakis durant ce premier round de négociations (« faisons comme si l’Europe était ce qu’elle se dit être ») était à la hauteur de l’enjeu ; malgré le refus essuyé par la partie grecque (ce que certains ont appelé très tôt sa « défaite »), on était en droit de penser, on est toujours peut-être en droit de continuer à penser que l’espace politique et symbolique de l’Union européenne était le seul permettant d’impulser un mouvement politique d’ampleur et d’avancer face au capitalisme mondialisé des initiatives précises en faveur de la régulation et de la taxation des échanges, d’une politique de redistribution des richesses, de décroissance, de transition écologique, d’autres façons de produire, d’autres formes de revenu et d’autres formes de vie, non fondées sur l’atomisation à outrance et la consommation — que cet espace pouvait au moins être l’un des théâtres majeurs de cette lutte. Si défaite il y a, il s’agit d’abord de la défaite d’une certaine interprétation de l’Europe comme espace politique à même de tenir tête par les armes de la politique et de la législation à l’hydre de Lerne des marchés — et il s’agit donc du même coup d’une victoire de ces marchés qui, représentant des intérêts privés, ne sont pas aussi anonymes et invisibles qu’on voudrait nous le faire croire (les armateurs grecs ont des noms, qui incarnent à merveille ce capitalisme libéré de l’impôt et migrant au gré de ses intérêts).
Une des questions qui se posent à présent à nous est de savoir si se réapproprier la maîtrise de l’outil monétaire nous permettra de redevenir au moins en partie maîtres des « règles du jeu » évoquées.
La réponse est loin d’être assurée ; elle ne dépendra pas seulement de la capacité économique et technique du gouvernement à reconstituer une économie exsangue, désespérément dépendante des importations, mais aussi de l’implication du peuple grec et de sa jeunesse dans un processus de recomposition productive, sociale et politique — un processus qui sera tout autant un processus d’invention et de luttes sociales qu’au cours de la période précédente.

4. En Grèce, la résistance aux politiques d’austérité ne s’est pas exprimée uniquement dans les rues (émeutes de 2008, mouvement de la place Syntagma, lutte des employées du nettoyage du ministère des Finances, occupation de la radio-télédiffusion publique…) et à l’Assemblée (opposition parlementaire) mais aussi dans des ateliers, des théâtres, des industries occupées, des terrains militaires réquisitionnés et transformés en parcelles de culture, des appartements vides convertis en dispensaires gratuits, en cantines sociales ou en crèches, dans les domaines les plus touchés par les coupes budgétaires : l’éducation, la culture, la santé, l’agriculture et l’alimentation, l’industrie, l’entraide et la préservation des territoires.
Ces initiatives se sont développées dans les ruines de l’État social, à mi-chemin de l’autogestion, de l’humanitaire, de la microentreprise et des luttes sociales et politiques ; elles sont très souvent apparues pour répondre à une nécessité de survie mais expriment aussi fréquemment une nécessité d’un autre ordre — continuer à exercer son art, par exemple, dans un environnement professionnel sinistré, comme c’est le cas d’un très grand nombre de troupes théâtrales : continuer à exister socialement, maintenir sa vie.
Ce sont des formes de recomposition de la société sur laquelle la rupture, si rupture il y a, devra nécessairement s’appuyer.
Dans le domaine de l’industrie : l’entreprise autogérée Vio.me, productrice de produits de nettoyage écologiques, réquisitionnée par ses employés ; dans le domaine de l’agriculture : les marchés agricoles sans intermédiaires, la création à Thessalonique de parcelles agricoles sur l’emplacement de terrains militaires occupés ; dans le domaine de la culture : l’activité du théâtre non-commercial Embros, qui accueille à Athènes les troupes théâtrales sans budget, la création de maisons d’édition et de librairies gérées en collectivité, l’explosion des lieux de culture alternatifs, la création des stations de radio en ligne ERT Open et MetaDeutèro après la fermeture de la radio-télédiffusion grecque, l’apparition du site d’informations Thepressproject et du mensuel Unfollow, la multiplication de projets artistiques s’appuyant sur un « financement par la base » (crowdfunding) ; dans le domaine de la santé : les dispensaires sociaux où des généralistes, des dentistes, des psychiatres proposent leurs services sur le mode du volontariat ; dans le domaine de l’éducation : les collectifs de parents et d’enseignants gérant des crèches, des maternelles et des écoles de quartier ; dans le domaine de l’entraide sociale : les réseaux d’aide aux migrants, les réseaux de solidarité, de collecte de denrées ou de vêtements, travaillant parfois en lien avec des lieux de création, les collectifs contre les coupures de courant ; dans le domaine enfin de la préservation des territoires (en Espagne aussi, où des centaines de kilomètres de côtes ont été bétonnées, la politique austéritaire est synonyme de destruction écologique) : la lutte emblématique des habitants de la région de Skouries, en Chalcidique, contre l’entreprise canadienne d’extraction aurifère Eldorado Gold ou celle, tout aussi cruciale, des habitants de Kératèa contre le projet de déchetterie qui leur avait été imposé.
Tentatives parcellaires de production sans État, sans budgets, sans subventions publiques et sans intermédiaires privés (grandes surfaces), qui font désormais bel et bien partie de notre paysage quotidien et constituent des débuts de réponse à ce que pourrait être la Grèce d’après la crise, d’après la rupture, d’après l’euro.
Un des enjeux majeurs posé par ces initiatives est leur mise en réseau, leur coordination (organisation dans les villes de marchés agricoles sans intermédiaires, soutien apporté par les jeunes travailleurs précaires d’Athènes et de Thessalonique aux communautés locales de Skouries et de Kératèa). L’autre enjeu est précisément politique : ces initiatives sur le tas, souvent à la limite de la légalité, ont besoin d’un relais politique et légal pour pouvoir s’inscrire dans la durée. Non pas créer des « zones d’autonomie temporaires » dans le cadre d’un système néo-libéral asphyxiant, donc, mais articuler luttes sociales, associations de producteurs, zones à défendre et projet politique.

5 Maintenant. Nous sommes maintenant au pied du mur, et nous devons sans doute veiller à ne pas céder à l’effet de sidération que la confrontation entre le gouvernement grec et les instances européennes produit inévitablement ; ne nous en remettre à personne, car aucune délégation ne peut répondre aux questions qui se posent aujourd’hui à chacun d’entre nous — mais continuer à faire usage de notre sens critique, continuer à produire, continuer à lutter et ne pas laisser la politique seule avec elle-même ; tout en veillant à tisser des liens et des alliances avec d’autres pays et d’autres peuples, lointains et proches, assumer la singularité qui est aujourd’hui la nôtre sans verser dans l’écueil du nationalisme — ce nationalisme qui est parvenu d’emblée à poser ses jalons au sein du gouvernement et qui nous attend littéralement au coin du bois ; absolument éviter de faire ce que les Grecs ont fait peu ou prou tout au long de leur histoire moderne, depuis la guerre d’Indépendance de 1821 et la tragédie de la Guerre civile jusqu’à nos jours : attendre un sauveur providentiel, qui viendrait in extremis nous sauver du gouffre.
Nous devons enfin une bonne fois pour toutes rompre avec la peur et reconnaître que c’est notre désir de vie, et non le chantage de l’administration bruxelloise, qui nous a conduits aujourd’hui aux portes de l’inconnu ; et avancer.
Dimitris Alexakis
Le jour où les oiseaux ont attaqué les banques
Athènes, lundi 6 avril 2015

Publié sur Ou la vie sauvage

(projet d’intervention à la Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France)

À lire (télécharger) : fichier pdf Entretien Mediapart

À voir et écouter : http://www.dailymotion.com/video/x2k73qz_alain-badiou-stathis-kouvelakis-syriza-l-heure-des-perils_news#from=embediframe

billard

1 La dette, une croissance infernale, documentaire de Laure Delesalle (Yuzu Productions, Arte France), 2014 (45:45).

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