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La Jetée / Chris Marker

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Chris Marker
la Jetée / 1962
avec Hélène Châtelain et Davos Hanich
Récitant Jean Negroni

Du vampire au parasite / Bernard Aspe et Muriel Combes

Originée dans une mutation de l’appareil productif, une métamorphose du capitalisme aurait eu lieu récemment. De vampire suçant le sang des ouvriers et aspirant le travail vivant, il serait devenu parasite se repaissant de la surabondance des nouveaux agencements sociaux. La subsomption réelle de la société sous le capital fournirait le cadre d’un tel parasitisme. Peut-on réellement lire à l’aune de cette métaphore la phase de mutation incontestable du capital que nous connaissons aujourd’hui ?
Subsomption réelle et antagonisme
La subsomption réelle est l’hypothèse d’une extension illimitée du travail capitaliste. Cette hypothèse s’appuie sur une analyse du travail immatériel en tant que ce dernier serait devenu le centre de la production (1). Par-là même, se trouverait intégré dans le procès de valorisation capitaliste tout type d’activité dès lors que « l’activité générique », pour parler comme Guattari, pourrait comme telle être devenue l’élément central de cette valorisation.
Un tel constat, s’il se trouve avéré, a pour conséquence de rendre caduques les théories présupposant une classe antagonique dont le rôle serait de reconquérir le travail vivant aliéné. Ainsi, plus d’immédiat, plus de vie libre poïético-praxique à retrouver, dès lors que l’activité générique elle-même est une dimension du capital. C’est l’heure, en apparence, où ne peuvent que triompher les idéologies post-modernes. Le capitalisme ayant investi toutes les sphères de l’existence, il n’y a pas lieu de chercher un ailleurs, un dehors illusoire, et il n’y a qu’à gérer pragmatiquement le monde ainsi ordonné aux impératifs du marché. Peut-être un supplément d’âme éthique (Comte-Sponville) ou esthétique (Lyotard) viendra-t-il nous rassurer, nous prouver que, même en tant que « sujets » parfaitement intégrés au mouvement du capital, nous possédons encore une réserve de profondeur intemporelle. Qu’il n’y ait pas de sujet, c’est ce dont veut nous convaincre le post-moderne. Entendons par là : qu’il n’y ait pas de sujet à même de s’excepter de l’ordre existant pour affirmer une région inaperçue de l’être qui n’existe ou n’existera que par lui.
Pour une pensée reprenant le pari de l’existence d’un tel sujet dans le cadre de la subsomption réelle, le seul recours semble être d’investir le capital lui-même comme pointe de déterritorialisation. Un sujet antagonique, s’il existe, ne pourra se recomposer que sur une telle pointe.
Mais cela, bien entendu, ne suffit pas : assigner un rôle producteur au capital lui-même ne saurait, sous peine de retomber soit dans le post-moderne, soit dans le vieil « économisme » marxiste, être la clef d’un renouvellement de la compréhension du politique. Il faut toujours dégager, y compris dans le cadre de la subsomption réelle, une hétérogénéité à même de subvertir les flux du capital. Seulement, cette hétérogénéité, du fait de l’hypothèse de départ, ne saurait se penser comme le Négatif amenant comme telle la résorption des contradictions du capitalisme dans l’avènement d’un monde nouveau. S’il ne peut s’agir de reprendre le schéma dialectique, y compris sous ses formes « ouvertes » ou « en tension », comment penser l’écart entre l’action capitalistique (c’est-à-dire l’action déterminée par les impératifs de la valorisation) et l’agir libre ? Entre le « sujet » inscrit dans le champ capitaliste, soumis ou revendicatif, et le sujet antagonique, sur les bords ou dans les failles de ce champ ?
Deleuze et Guattari ont proposé de substituer à l’ontologie duale de la dialectique une ontologie à la fois unifiée et polyvoque où ont lieu notamment les affrontements des segmentations molaires et des révolutions moléculaires. Ici, le moléculaire, le déterritorialisant constitue le préalable du champ social. Pour Deleuze, à l’inverse de Foucault, ce qui est premier est la dynamique du désir et de ses réagencements, non les dispositifs de pouvoir, définis comme des appareils de capture.
Si l’on transpose cette approche à l’analyse des mutations du rapport capital/travail, l’on considère alors la source « antagonique » virtuelle comme précédant les rapports de pouvoir capitalistes. Dès lors, le capital est ce qui investit rétroactivement une puissance coopérative préexistante, accrue par les nouveaux moyens de communication. Plus exactement, une telle coopération, en tant qu’elle définit le travail immatériel lui-même, est ce qui constitue le réquisit du capital. Cette dimension « parasitaire » du capitalisme est l’aboutissement nécessaire de son propre développement, qui a donné les conditions matérielles pour qu’une coopération non-médiatisée puisse s’organiser. C’est en ce sens que le travail immatériel comme centre de la production capitaliste est explosif pour le capitalisme lui-même : le capital s’appuie sur la liberté constructive des sujets, sur leur capacité à s’organiser collectivement.
Qu’est-ce qu’un sujet « en général »
Il est clair que cette approche reste marxiste au sens où le sujet « en général » n’existe pas, où donc il n’est définissable que dans le cadre de conditions sociales déterminées. Ces conditions, pour les raisons précitées, ne sauraient se confondre avec un moment de la lutte des classes. Dans la perspective guattarienne, celle-ci a laissé place à l’émergence de « groupes-sujets » hétérogènes. C’est une telle approche qui est implicitement admise dans le texte précité. Un tel passage de la lutte des classes aux groupes-sujets intotalisables est-il recevable ?
L’approche sélective des groupes-sujets oblige à distinguer les luttes que nous dirons subjectivantes et les luttes d’intérêt, les premières étant connectées à ce que Guattari appelle révolution moléculaire, les secondes à l’ordre molaire. Rétroactivement l’on peut dire que l’approche marxiste était l’hypothèse d’une coïncidence parfaite, dans la fonction de la classe ouvrière, entre ces deux types de luttes. Mais l’hypothèse des groupes-sujets entendus comme points de composition disséminés dans le champ social condamne-t-elle réellement à la dissociation entre luttes subjectivantes radicales et luttes d’intérêt néo-syndicales ? Ce n’est pas là la perspective héritée de Guattari, dont le problème est bien plutôt de dégager une transversale parcourant tout le champ social et articulant composition subjective et luttes d’intérêt insérées dans les foyers de la production. Ce n’est qu’en étant inscrit sur une telle transversale que l’on peut proposer une alternative concrète à « l’empire », sans recourir à une pesante nouvelle mouture de la philosophie de la réflexion.
Mais la possibilité du dégagement d’une telle transversale concrète ne s’accompagne pas du rejet de toute description formelle du sujet. Rejeter le sujet « en général » n’impose pas un silence sur ce que ne peuvent qu’être les traits de composition d’un sujet politique. Ces traits sont au nombre de quatre : interruption, présentation, énonciation, continuité.
1 L’interruption politique se caractérise par ceci qu’elle est simultanément et indistinctement interruption d’une vie singulière et d’un ordre social existant : elle se reconnaît donc à ceci qu’elle indistingue individu et collectivité, en faisant pour ainsi dire passer l’un dans l’autre. Un procès de subjectivation politique est ce qui atteste que le problème du « rapport » entre individu et collectivité est un faux problème.
2 Ce qui se présente, dans une brèche politique, c’est une collectivité en tant que telle : présentation des « singularités quelconques » en leur pur être-égal. Le politique est donc ce qui soutient le paradoxe d’une présentation sans identité, ce qui signifie aussi sans représentation ou sans médiatisation.
3 Le sujet doit parvenir à faire prendre consistance à sa présentation dans une énonciation. Le problème est alors de poser des revendications tout en demeurant dans la brisure de la logique d’identification. Pour reprendre Deleuze et Guattari : dans le rapport à l’axiomatique capitaliste, il s’agit de trouver les énoncés qui, formulables dans les termes disponibles au sein de cette axiomatique, sont néanmoins irrecevables par elle et peuvent ainsi la mettre globalement en crise.
4 S’il y a une telle cristallisation énonciative, demeure à réaliser l’essentiel, à savoir la continuité, de manière à ce qu’une pratique politique effective puisse s’inscrire dans l’état des choses existant et qu’elle soit le support d’une exigence productive. Quelle modalité peut avoir cette continuité ? Certainement pas l’identification néo-syndicale mais bien plutôt le mode de la révolte espagnole contre l’invasion des troupes napoléoniennes en 1809, analysée par Marx et Engels, où la communauté en lutte parvenait à faire de la dispersion elle-même une arme fondamentale. Ces quelques traits de composition sont, pour ainsi dire, point par point opposés aux modes de subjectivation capitalistiques. Il ne faut pas oublier que la subsomption réelle accomplit aussi cette production de subjectivité spécifique. Dé-propriation, dés-identification sont des traits qui conditionnent une politique, et qui comme tels rendent nécessaire une déconstruction de la subjectivité produite. Lutter contre la subsomption réelle, c’est bien sûr aussi nécessairement faire advenir des sujets non conformes à tout ce que la société marchande a fait miroiter comme procès d’identification, d’appréhension de soi.
Il est vrai que, pour déconstruire ces modalités subjectives, il faut partir de l’idée que le capitalisme est un révélateur ontologique. La « déterritorialisation », la dispersion sont irrémédiables ; ce qui peut se dire : il n’y a pas de sens ; ou : Dieu est mort. S’opposer au capital au nom d’une reconquête du sens est voué à l’échec. Mais ce que le capitalisme révèle, il se voit obligé en un nouveau sens de l’occulter encore plus fortement : au lieu de laisser les sujets affronter cette dispersion de manière à en faire un objet d’affirmation, ceux-ci sont conduits à un très conventionnel éparpillement. Mais comme celui-ci s’accompagne d’une matrice d’identification forte, le double-bind ainsi produit aboutit bien à une perte du réel, si l’on entend avant tout par rapport au réel la capacité à situer et à dégager des foyers de composition subjective. Guattari parlait du délabrement des subjectivités, incapables de trouver un rapport constructif au temps, à la finitude, à l’autre. Ainsi les subjectivités sont-elles produites à la fois comme solipsistes, cultivant le manque, intériorisant fortement les impératifs et comme s’accomplissant dans les plaisirs, c’est-à-dire dans l’hystérisation de l’objet. La subjectivité capitalistique est fluide, sans prise, suspendue à cette pluralité changeante d’objets.
Est donc requise, en plus de la négativité interne aux luttes, une négativité déconstructrice et ce versant n’est certes pas moins « politique » que le premier. Mais il est clair que cela pose problème, au niveau de l’implication supposée, à partir du constat de la subsomption réelle, de la thèse du capitalisme « parasitaire ».
De la duplicité du « positif »
Nous avons évoqué plus haut la matrice ontologique, contenue dans les concepts de Mille Plateaux, sur laquelle repose l’approche ici en question. Il s’agit maintenant de dégager ses présupposés fondamentaux. On pourrait dire que le rapport d’implication entre la thèse de la subsomption réelle et celle du capitalisme devenu « parasitaire » n’a pas d’évidence immédiate. Au contraire, la connexion entre ces deux thèses engage deux présupposés principaux, l’un philosophique, l’autre politique.
• Philosophique : deux traditions s’opposeraient. Dans la première, issue de Hegel, prolongée avec Heidegger et, via l’École de Francfort et le « situationnisme », aboutissant aujourd’hui à Badiou et Agamben, l’articulation du sujet à l’effectivité étante se fait par l’écart entre l’être en tant qu’être, dont le seul sujet a la garde, et l’étant présent. Ainsi, le sujet est ce qui peut s’excepter du tout de l’étant pour dénoncer, du point d’être non-étant où lui seul se situe, la falsification du monde. Ainsi, la phrase d’Adorno : « Le Tout est le non-vrai », manifeste parfaitement cette capacité du sujet à être hors du tout, et à trouver dans ce dehors seul une force insurrectionnelle. A cette tradition s’opposerait donc celle de la philosophie « positive », traçant une continuité entre Spinoza et Deleuze-Guattari ou Foucault (au moins à partir de la Volonté de Savoir). Celle-ci se caractérise tout d’abord par le refus du caractère exceptionnel du sujet. Le sujet, dans cette perspective, est à même l’effectivité du monde prise telle qu’elle est, quoique recelant en elle une virtualité constructive. C’est à partir du « il y a », non à partir de son dehors, que l’on peut déceler les bases d’un monde libre. Il est important de noter qu’ici, le pouvoir lui-même est producteur, au sens large du terme.
• Politique : dans le cadre de l’analyse de la subsomption réelle, ce qui permet l’idée d’un devenir-parasitaire du capitalisme est le constat d’une extension illimitée de l’entreprise capitaliste, du fait, comme nous l’avons dit, de « l’immatérialisation » du travail. Dès lors, ce n’est certes plus l’usine qui peut être dite le lieu du politique ; le rôle du « commandement » capitaliste n’est plus d’assigner des places, des fonctions, dans un cadre abstrait (l’usine comme découpe rigide et fonctionnelle de l’espace vital), mais d’exploiter des capacités dans leur immédiation même. De là découlerait la conséquence que le commandement capitaliste actuel, très différent de l’ancienne organisation du travail, est dans une radicale extériorité à ce qu’il exploite.
Il résulte de ce qui précède que l’idée d’un capitalisme « parasitaire » repose sur un rapport ambigu entre philosophie et politique. Nous avons évoqué la transposition des thèses ontologiques au champ de l’analyse des rapports capital/travail. Mais ce n’est pas là que réside l’ambiguïté. Dans la description qui a été donnée, il est implicitement fait appel à une « puissance » constituante des sujets, précisément celle mise en oeuvre par la coopération précédant l’opération du commandement. Cette puissance, ne pouvant renvoyer à aucune catégorie de la sociologie positiviste, n’est dès lors décelable que par l’appréhension philosophique. Mais cette invocation philosophique est aussitôt rabattue sur l’effectivité : la puissance subjective risque dès lors d’être confondue avec la capacité contemporaine – sur la base du développement des réseaux de communication notamment – d’une interactivité productrice accrue. Ne subsisterait plus alors le moindre écart entre ce qui est réellement constituant, au sens politique du terme, et ce qui est effectivement productif, c’est-à-dire favorable à la croissance et au développement sans intervention directe du commandement.
Il nous semble, parvenus à ce point de l’analyse, que se sont trouvées confondues deux acceptions différentes de la « positivité », dont la polysémie aura favorisé une transposition précipitée : d’une part la positivité ontologique, c’est-à-dire ce qui est producteur d’être, d’autre part la positivité effective, le positivement donné, la réalité existante dans ses mutations observables. Plus exactement, en creusant les présupposés évoqués plus haut, il s’agit de distinguer deux thèses fondatrices qui semblent ici confondues :
• la thèse ontologique, originée dans un effondrement de la dialectique. Cette dernière soutient que le progrès de l’Histoire, ou plus généralement l’émergence du nouveau, est le fruit d’un travail du négatif et que donc c’est par la destruction comme telle que peut naître une réalité inouïe. C’est cette conception qui se trouve rejetée, au profit de l’idée, héritée d’une compréhension renouvelée du spinozisme, selon laquelle la positivité seule est productrice d’être.
• d’autre part, une thèse économico-politique où le communisme est pensé dans une radicale disutopie et où la taxe, et en définitive elle seule, apparaît comme le résidu du monde capitaliste.
En réalité, ces deux thèses se recouvrent partiellement. Plus exactement, elles ne se recouvrent que pour ce qui est d’énoncer la nécessité de partir du « il y a », contre la philosophie « négative », héritière résolue de la dialectique hégelienne sur ce point. Mais il est clair que ces deux thèses ne concernent pas d’emblée les mêmes modes du « il y a ». En sorte que nous pourrons dire que l’approche discutée ici procède à l’indistinction de ces modes et au rabattement de ces thèses l’une sur l’autre ; à l’inverse, on peut penser une approche maintenant un écart entre ces deux thèses, et donc entre ces deux modes du « il y a ». Dans cette autre perspective, l’effectivité résultant des développements socio-économiques et l’espace d’une construction affirmative ne se recouvrent pas. Un tel espace doit être dégagé de l’effectivité ; nous allons voir comment.
Communication versus interaction
On peut donc à présent se risquer à avancer que, bien qu’il ne revienne plus aujourd’hui au capital d’organiser la production, et bien que son rôle semble se limiter à la capture d’une activité immédiatement coordonnée, dans la perspective de sa valorisation, il est ambigu de le qualifier de « parasitaire ». Comme nous l’avons dit en effet, le capital ne se contente pas de déterminer l’espace abstrait de la valorisation (qui se confond avec l’espace planétaire différencié en pôles sur-développés et zones non-garanties au sein de chaque « région » du monde) ; l’orientation des subjectivités elles-mêmes prend sa source au sein d’une économie où toutes les sphères de l’existence (c’est-à-dire outre le travail, le sport, la culture, les loisirs…) sont devenues productives. Ainsi l’exploitation se porte bien au niveau des sujets eux-mêmes, de ce qui, en eux, doit se faire acquiescement global aux modes d’existence et de pensée garants de sa perpétuation.
Dans ces conditions, revenant à la question initiale, il nous faut demander comment un sujet politique, conforme à l’esquisse provisoire qui en a été tracée plus haut, pourrait déconnecter cette subjectivité produite comme condition parmi d’autres de la reproduction du capitalisme-monde. D’un tel sujet, on peut détecter une trace dans diverses pratiques dont le dénominateur commun pourrait à juste titre être nommé « refus de la communication ». De cette attitude, qui revêt le plus souvent la forme d’un détournement de la scène médiatique dominante et de ses mots d’ordre, on ne peut donner que des exemples singuliers. C’est elle, en particulier, qui transparaît dans l’animosité rencontrée par les équipes de médias nationaux dans certaines cités de banlieue ; on peut également en déceler la trace dans le mutisme des acteurs des luttes de mars 94 contre le CIP, qui s’organisaient, comme en pointillés, de l’intérieur de chaque manifestation et dans le refus des voies traditionnelles (médiatico-syndicales) de la communication ; jusqu’à la récente grève de décembre 95 qui, se défaisant sans cesse des oripeaux dont on l’affublait sur la scène médiatique (où on parla d’abord d’un mouvement corporatiste faisant fi d’un mécontentement des « usagers » dont la rue n’offrait nul spectacle), ne cessait de se recomposer sur sa propre scène -que ce soit en ouvrant inopinément la question du sens démocratique que peut revêtir l’idée de service public, ou en constituant dans la ville de nouvelles formes de socialisation, au-delà des partages entre fonctionnaires et travailleurs du privé, grévistes et usagers, travailleurs et chômeurs, partages dont s’est révélé le caractère de survivance idéologique ne recouvrant plus la réalité affirmée dans la rue.
Au-delà de l’objection qui consiste à voir dans ces mouvements une « réappropriation » de la communication et non un refus, il faut essayer d’examiner la nature de ces attitudes qui trouent l’espace capitaliste, c’est-à-dire aussi la nature de la communication dont le refus est en question ; et par là même celle du rapport entre l’espace capitaliste et ce qui le troue, dans la mesure où un tel rapport ne peut pas être compris comme une négation, un renversement ou une inversion du mouvement de reproduction du capital. Or, le capital investit aujourd’hui, outre l’aptitude des réseaux eux-mêmes en tant que connectés à produire de la valeur, une aptitude des sujets à la communication. Mais il suppose également une façon de s’inscrire sur ces réseaux, de respecter une modalité pré-établie de communication à l’intérieur de laquelle seulement la puissance d’invention des individus peut être mobilisée, modalité qui est de l’ordre de la transmission d’informations, de l’échange, de la transaction. On peut supposer – et ce sera là la thèse ici défendue – que cette modalité de la communication est seulement dérivée, et n’épuise pas l’essence de la communication.
Pour proposer un concept renouvelé de la communication, on peut s’appuyer sur la thèse de Simondon (2) selon laquelle la communication n’est pas un échange d’informations entre individus, mais un opérateur du procès d’individuation de tout être individué qu’il soit physique, vivant ou doté d’un psychisme. Car l’être selon Simondon se dit, avant toute individuation, comme préindividuel. Il est une situation ni à l’état d’équilibre stable ni à l’état de déséquilibre, mais à celui d’équilibre métastable, de tension entre des ordres de grandeur incompatibles. Or, la communication est précisément l’opération par laquelle un ensemble s’individue en produisant une relation de compatibilité entre des sous-ensembles auparavant incompatibles. Mais l’individu constitué n’est qu’un résultat partiel de l’opération d’individuation ; celle-ci, outre le milieu avec lequel elle met l’individu en rapport, laisse toujours un reste de potentiel non-actualisé au sein même de l’individu.
Ainsi, non seulement toute individuation opère sur du préindividuel, mais l’individu qui en résulte conserve en lui une part de préindividuel, de sorte que la communication se comprend comme une résonance, au sein des individus, de la part de préindividuel par laquelle peut s’accomplir une nouvelle individuation. En effet, que la communication ne consiste pas en un échange inter-individuel d’informations signifie ici qu’elle est une mise en oeuvre du préindividuel insistant dans les individus, au sein d’une dimension qu’elle constitue : le transindividuel. En s’actualisant à travers les individus dans l’affectivité comme forme proprement sociale de la communication, le préindividuel devient transindividuel. C’est cette dimension préindividuelle insistant dans les individus et susceptible d’une actualisation transindividuelle, que l’on peut dire recouverte dans le mode capitaliste de la communication, mais qui ne saurait être détruite.
En extrapolant à partir de l’analyse de Simondon, on pourrait dire que, valorisant l’aptitude communicationnelle des sujets, le capital s’expose à ce que soit mise en mouvement par ceux-ci la puissance de transformation inhérente à la communication (en son sens ontologique) mais comme figée dans son usage de moteur principal de la valorisation capitaliste. Et le « refus de la communication », comme refus de ce type de communication dans lequel les individus sont convoqués à l’échange et à l’invention sur le fond d’un blocage du mouvement de transformation inhérent à la communication, révèle plutôt la possibilité d’une remise en mouvement de celle-ci.
A partir de ces quelques lignes, nous pouvons expliciter l’ambiguïté évoquée plus haut. Car s’il ne produit pas la sphère que, suivant Simondon, nous avons qualifiée de « préindividuelle » et d’où il tire sa survie, s’il se contente de l’investir comme la source de toute activité valorisable, le capital exerce pourtant une fonction d’occultation de cette dimension constituante, en même temps que d’orientation au niveau, constitué, des échanges interactifs. C’est cette activité d’occultation qui, ayant pour but de rendre possible l’orientation des subjectivités vers les impératifs capitalistes, empêche de comprendre le capital comme simplement parasitaire, surdéterminant après coup une activité librement organisée. L’efficace du capital repose justement sur une puissance d’occultation d’une dimension qu’il ne peut investir qu’en la recouvrant tout entière. C’est alors par une telle opération négative que se définit le capital, opération dénotant une dimension intrinsèquement répressive (si l’on soustrait de cette expression la lourde hypothèque du concept d’aliénation) au rebours parfait de son caractère prétendument parasitaire.
Nous pensons avoir critiqué ici une thèse relative à la réalité actuelle. Mais pour conclure, il est possible d’élargir le questionnement à l’appréhension théorique globale de la perspective ici contestée. Plus exactement : nous avons tenté de dégager une hétérogénéité actuelle qui ne se confonde ni avec une négativité dialectique, ni avec la détermination socio-économique produite par le capital en tant que tel. A partir de Simondon, la notion de préindividuel a été interprétée comme le « il y a » paradoxal – car non effectif – qui se trouve comme tel occulté. Cette dimension préindividuelle est une dimension de l’être, à la racine des subjectivités, dont l’agir libre requiert la capacité de préserver une telle dimension et de détruire corollairement ce qui l’occulte. Quoique non produite par le capitalisme, cette dimension est conditionnée par lui dans son mode actuel ; mais seule une théorie marxiste, centrée sur le seul développement des forces productives, peut faire à ce point confiance aux mutations socio-économiques en tant que telles.
Le monde capitalistique n’est donc pas devenu, avec la subsomption réelle en lui de tout type d’activité, un espace ontologiquement homogène. Et si ses récentes mutations témoignent d’une inquiétante aptitude à soumettre à la loi de la valeur cette dimension, que nous avons appelée préindividuelle, d’où s’origine tout devenir, c’est de cette dernière que peuvent survenir les trouées de l’espace capitalistique évoquées plus haut. Aussi inorganisées et fugaces que soient éventuellement ces trouées, elles témoignent de la persistance au sein de ce monde d’un espace hétérogène d’où le capital tire ses forces vives mais dont la réactivation, sans cesse possible, en phase ou en brisure avec le développement socio-économique, est la tâche aujourd’hui plus que jamais d’un sujet politique.
Bernard Aspe et Muriel Combes
Du vampire au parasite / 1996
(première publication en septembre 1996, mise en ligne le mardi 21 septembre 2004 sur Multitudes Web)
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1 Le texte, à cet égard fondateur, où sont développées les thèses discutées ici, est celui de T. Negri et M. Lazzarato, Travail immatériel et subjectivité, in Futur Antérieur 6 : Été 1991, pp. 86 à 99.
2 Thèse exposée dans l’Individu et sa genèse physico-biologique, Millon, coll. Krisis, Grenoble, 1995 et dans l’Individuation psychique et collective, Aubier, 1989.

Survivance des lucioles / Georges Didi-Huberman

Nous ne vivons pas dans un monde, mais entre deux mondes au moins. Le premier est inondé de lumière, le second traversé de lueurs. Au centre de la lumière, nous fait-on croire, s’agitent ceux que l’on appelle aujourd’hui, par cruelle et hollywoodienne antiphrase, les quelques people, autrement dit les stars – les étoiles, on le sait, portent des noms de divinités – sur lesquelles nous regorgeons d’informations le plus souvent inutiles. Poudre aux yeux qui fait système avec la gloire efficace du « règne » : elle ne nous demande qu’une seule chose, et c’est de l’acclamer unanimement. Mais aux marges, c’est-à-dire à travers un territoire infiniment plus étendu, cheminent d’innombrables peuples sur lesquels nous en savons trop peu, donc pour lesquels une contre-information apparaît toujours plus nécessaire. Peuples-lucioles quand ils se retirent la nuit, cherchent comme ils peuvent leur liberté de mouvement, fuient les projecteurs du « règne », font l’impossible pour affirmer leurs désirs, émettre leurs propres lueurs et les adresser à d’autres. Je repense soudain – ce ne sera ici qu’un dernier exemple, il y en aurait bien d’autres à convoquer – aux quelques images fragiles surgies dans la nuit du camp de Sangatte, en 2002, et filmées par Laura Waddington sous le titre Border.
Laura Waddington a passé plusieurs mois dans les zones environnant le camp de la Croix-Rouge à Sangatte. Elle filmait les réfugiés afghans ou irakiens qui tentaient désespérément d’échapper à la police et de traverser le tunnel sous la Manche afin de rejoindre l’Angleterre. Elle ne put, de tout cela, que tirer des images-lucioles : images au bord de la disparition, toujours mues par l’urgence de la fuite, toujours proches de ceux qui, pour mener à bien leur projet, se cachaient dans la nuit et tentaient l’impossible au péril de leur vie. La « force diagonale » de ce film se paie en clarté, bien sûr : nécessité d’un matériel léger, obturateur ouvert au maximum, images impures, mise au point difficile, grain envahissant, rythme saccadé produisant quelque chose comme un effet de ralenti. Images de la peur. Images-lueurs, cependant. Nous voyons peu de choses, des bribes seulement : des corps postés sur le bas-côté d’une autoroute, des êtres qui traversent la nuit vers un improbable horizon. Ce ne sont pas, malgré l’obscurité régnante, des corps rendus invisibles, mais bien des « parcelles d’humanité » que le film réussit à faire apparaître, si fragiles et brèves que soient leurs apparitions.
Ce qui apparaît dans ces corps de la fuite n’est autre que l’obstination d’un projet, le caractère indestructible d’un désir. Ce qui apparaît est aussi la grâce, quelquefois : grâce que recèle tout désir qui prend forme. Beautés gratuites et inattendues, comme lorsque ce réfugié kurde danse dans la nuit, le vent, avec sa couverture pour toute draperie: tel l’ornement de sa dignité et, quelque part, de sa joie fondamentale, sa joie malgré tout. Border est un film illégal que traversent, de fait, tous les états de la lumière. Il y a, d’une part, ces lueurs dans la nuit : infiniment précieuses, car porteuses de liberté, mais aussi angoissantes, car toujours soumises à un péril palpable. D’autre part – comme dans la situation décrite par Pasolini en 1941 -, nous voyons les « féroces projecteurs » du règne, si ce n’est de la gloire : faisceaux des torches policières dans la campagne, implacable rayon de lumière qui balaye, depuis un hélicoptère, les ténèbres ambiantes. Même les plus simples lumières des maisons, les lampadaires ou les phares d’automobiles qui passent sur la route nous serrent la gorge dans le contraste déchirant – visuellement déchirant – qui s’instaure avec toute cette humanité jetée dans la nuit, rejetée dans la fuite.
Ces contrastes dans les états de la lumière ont relayés par un frappant contraste sonore où deux états de la voix confèrent au récit de Laura Waddington toute sa subtilité dialectique en dépit de l’extrême simplicité de ses choix formels. C’est, d’un côté, la voix de l’artiste elle-même : voix de très jeune femme, musicale quoique sans effets, d’une extraordinaire tendresse. Elle s’acquitte modestement des exigences du témoignage : elle nous dit son histoire et ses limites intrinsèques ; elle ne juge, ne domine rien de ce qu’elle raconte ; elle s’adresse à des êtres singuliers, rencontrés, précisément nommés (Omar, Abdullah, Mohamed), sans que soit omise la perspective effrayante du phénomène entier (soixante mille réfugiés environ seront passés par Sangatte, apprend-on). Là où nous, spectateurs du film, sommes quelquefois éblouis par un plan surexposé, Laura Waddington nous dit comment les réfugiés eux-mêmes revenaient au camp aveuglés par les gaz lacrymogènes.
Tout à coup, au milieu de ce récit et de sa voix – qui n’est pas sans m’évoquer la complainte lyrique que récitait la poétesse Forough Farrokhzad en accompagnement de son implacable documentaire sur une léproserie iranienne, intitulé la Maison est noire -, explose une séquence enregistrée en son direct et filmée depuis l’intérieur d’une manifestation des réfugiés contre l’imminente fermeture du camp. Alors ce ne sont plus des lueurs mais des explosions, des flashes ; ce ne sont plus des paroles mais des cris hurlés à toute force, en pure perte. La caméra elle-même manifeste et se débat. L’image en est toute malmenée, mise en danger : elle tente à chaque plan de se sauver elle-même. Plus tard se reformera le silence. On verra un groupe de réfugiés – mais il faut pas dire « réfugiés », il faut encore dire « fugitifs »-, guidés par un passeur, s’éloigner dans la ténèbre vers un horizon vaguement lumineux. Leur but est là-bas, au-delà, derrière cette ligne. Même si nous savons bien que ce « là-bas » ne leur sera pas toujours un refuge. Ils finissent par se confondre avec l’obscurité des taillis et la ligne de l’horizon. De phares surgissent encore. Le film se termine sur quelque chose comme un arrêt sur éblouissement.
Images, donc, pour organiser notre pessimisme. Images pour protester contre la gloire du règne et ses faisceaux de dure lumière. Les lucioles ont-elles disparu ? Bien sûr que non. Quelques-une sont tout près de nous, elles nous frôlent dans l’obscurité ; d’autres sont parties au-delà de l’horizon, essayant de reformer ailleurs leur communauté, leur minorité, leur désir partagé. Ici même nous demeurent les images de Laura Waddington et les noms – dans le générique de fin – de tous ceux qu’elle aura rencontrés. On peut regarder le film à nouveau, on peut le donner à voir, en faire circuler des bribes, qui en susciteront d’autres : images-lucioles.
Georges Didi-Huberman
Survivance des lucioles / 2009
voir aussi sur le Silence qui parle : Séminaire des lucioles 1 / 2 / 3 / 4
et Laura Waddington
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