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La lettre volée (2) / Edgar Allan Poe

Quand il fut parti, mon ami entra dans quelques explications.
– La police parisienne, dit-il, est excessivement habile dans son métier. Ses agents sont persévérants, ingénieux, rusés, et possèdent à fond toutes les connaissances que requièrent spécialement leurs fonctions. Aussi, quand G… nous détaillait son mode de perquisition dans l’hôtel D…, j’avais une entière confiance dans ses talents, et j’étais sûr qu’il avait fait une investigation pleinement suffisante, dans le cercle de sa spécialité.
– Dans le cercle de sa spécialité ? dis-je.
– Oui, dit Dupin ; les mesures adoptées n’étaient pas seulement les meilleures dans l’espèce, elles furent aussi poussées à une absolue perfection. Si la lettre avait été cachée dans le rayon de leur investigation, ces gaillards l’auraient trouvée, cela ne fait pas pour moi l’ombre d’un doute.
Je me contentai de rire ; mais Dupin semblait avoir dit cela fort sérieusement.
– Donc, les mesures, continua-t-il, étaient bonnes dans l’espèce et admirablement exécutées ; elles avaient pour défaut d’être inapplicables au cas et à l’homme en question. Il y a tout un ordre de moyens singulièrement ingénieux qui sont pour le préfet une sorte de lit de Procuste, sur lequel il adapte et garrotte tous ses plans. Mais il erre sans cesse par trop de profondeur ou par trop de superficialité pour le cas en question, et plus d’un écolier raisonnerait mieux que lui.
« J’ai connu un enfant de huit ans, dont l’infaillibilité au jeu de pair ou impair faisait l’admiration universelle. Ce jeu est simple, on y joue avec des billes. L’un des joueurs tient dans sa main un certain nombre de ses billes, et demande à l’autre : « Pair ou non ? » Si celui-ci devine juste, il gagne une bille ; s’il se trompe, il en perd une. L’enfant dont je parle gagnait toutes les billes de l’école. Naturellement, il avait un mode de divination, lequel consistait dans la simple observation et dans l’appréciation de la finesse de ses adversaires. Supposons que son adversaire soit un parfait nigaud et, levant sa main fermée, lui demande : « Pair ou impair ? » Notre écolier répond : « Impair ! » et il a perdu. Mais, à la seconde épreuve, il gagne, car il se dit en lui-même : « Le niais avait mis pair la première fois, et toute sa ruse ne va qu’à lui faire mettre impair à la seconde ; je dirai donc : « Impair ! » Il dit : « Impair », et il gagne.
« Maintenant, avec un adversaire un peu moins simple, il aurait raisonné ainsi : « Ce garçon voit que, dans le premier cas, j’ai dit « Impair », et, dans le second, il se proposera, – c’est la première idée qui se présentera à lui, – une simple variation de pair à impair comme a fait le premier bêta ; mais une seconde réflexion lui dira que c’est là un changement trop simple, et finalement il se décidera à mettre pair comme la première fois. – Je dirai donc : « Pair ! » Il dit « Pair » et gagne. Maintenant, ce mode de raisonnement de notre écolier, que ses camarades appellent la chance, – en dernière analyse, qu’est-ce que c’est ?
– C’est simplement, dis-je, une identification de l’intellect de notre raisonnement avec celui de son adversaire.
– C’est cela même, dit Dupin ; et, quand je demandai à ce petit garçon par quel moyen il effectuait cette parfaite identification qui faisait tout son succès, il me fit la réponse suivante :
« – Quand je veux savoir jusqu’à quel point quelqu’un est circonspect ou stupide, jusqu’à quel point il est bon ou méchant, ou quelles sont actuellement ses pensées je compose mon visage d’après le sien, aussi exactement que possible, et j’attends alors pour savoir quels pensers ou quels sentiments naîtront dans mon esprit ou dans mon cœur, comme pour s’appareiller et correspondre avec ma physionomie. »
« Cette réponse de l’écolier enfonce de beaucoup toute la profondeur sophistique attribuée à La Rochefoucauld, à La Bruyère, à Machiavel et à Campanella.
– Et l’identification de l’intellect du raisonneur avec celui de son adversaire dépend, si je vous comprends bien, de l’exactitude avec laquelle l’intellect de l’adversaire est apprécié.
– Pour la valeur pratique, c’est en effet la condition, répliqua Dupin, et, si le préfet et toute sa bande se sont trompés si souvent, c’est, d’abord, faute de cette identification, en second lieu, par une appréciation inexacte, ou plutôt par la non-appréciation de l’intelligence avec laquelle ils se mesurent. Ils ne voient que leurs propres idées ingénieuses ; et, quand ils cherchent quelque chose de caché, ils ne pensent qu’aux moyens dont ils se seraient servis pour le cacher. Ils ont fortement raison en cela que leur propre ingéniosité est une représentation fidèle de celle de la foule ; mais, quand il se trouve un malfaiteur particulier dont la finesse diffère, en espèce, de la leur, ce malfaiteur, naturellement, les roule.
« Cela ne manque jamais quand son astuce est au-dessus de la leur, et cela arrive très-fréquemment même quand elle est au-dessous. Ils ne varient pas leur système d’investigation ; tout au plus, quand ils sont incités par quelque cas insolite, – par quelque récompense extraordinaire, – ils exagèrent et poussent à outrance leurs vieilles routines ; mais ils ne changent rien à leurs principes.
« Dans le cas de D…, par exemple, qu’a-t-on fait pour changer le système d’opération ? Qu’est-ce que c’est que toutes ces perforations, ces fouilles, ces sondes, cet examen au microscope, cette division des surfaces en pouces carrés numérotés ? – Qu’est-ce que tout cela, si ce n’est pas l’exagération, dans son application, d’un des principes ou de plusieurs principes d’investigation, qui sont basés sur un ordre d’idées relatif à l’ingéniosité humaine, et dont le préfet a pris l’habitude dans la longue routine de ses fonctions ?
« Ne voyez-vous pas qu’il considère comme chose démontrée que tous les hommes qui veulent cacher une lettre se servent, – si ce n’est précisément d’un trou fait à la vrille dans le pied d’une chaise, – au moins de quelque trou, de quelque coin tout à fait singulier dont ils ont puisé l’invention dans le même registre d’idées que le trou fait avec une vrille ?
« Et ne voyez-vous pas aussi que des cachettes aussi originales ne sont employées que dans des occasions ordinaires et ne sont adoptées que par des intelligences ordinaires ; car, dans tous les cas d’objets cachés, cette manière ambitieuse et torturée de cacher l’objet est, dans le principe, présumable et présumée ; ainsi, la découverte ne dépend nullement de la perspicacité, mais simplement du soin, de la patience et de la résolution des chercheurs. Mais, quand le cas est important, ou, ce qui revient au même aux yeux de la police, quand la récompense est considérable, on voit toutes ces belles qualités échouer infailliblement. Vous comprenez maintenant ce que je voulais dire en affirmant que, si la lettre volée avait été cachée dans le rayon de la perquisition de notre préfet, – en d’autres termes, si le principe inspirateur de la cachette avait été compris dans les principes du préfet, – il l’eût infailliblement découverte. Cependant, ce fonctionnaire a été complètement mystifié ; et la cause première, originelle, de sa défaite, gît dans la supposition que le ministre est un fou, parce qu’il s’est fait une réputation de poëte. Tous les fous sont poëtes, – c’est la manière de voir du préfet, – et il n’est coupable que d’une fausse distribution du terme moyen, en inférant de là que tous les poëtes sont fous.
– Mais est-ce vraiment le poëte ? demandai-je. Je sais qu’ils sont deux frères, et ils se sont fait tous deux une réputation dans les lettres. Le ministre, je crois, a écrit un livre fort remarquable sur le calcul différentiel et intégral. Il est le mathématicien, et non pas le poëte.
– Vous vous trompez ; je le connais fort bien ; il est poëte et mathématicien. Comme poëte et mathématicien, il a dû raisonner juste ; comme simple mathématicien, il n’aurait pas raisonné du tout, et se serait ainsi mis à la merci du préfet.
– Une pareille opinion, dis-je, est faite pour m’étonner ; elle est démentie par la voix du monde entier. Vous n’avez pas l’intention de mettre à néant l’idée mûrie par plusieurs siècles. La raison mathématique est depuis longtemps regardée comme la raison par excellence.
– Il y a à parier, répliqua Dupin, en citant Chamfort, que toute idée politique, toute convention reçue est une sottise, car elle a convenu au plus grand nombre. Les mathématiciens, – je vous accorde cela, – ont fait de leur mieux pour propager l’erreur populaire dont vous parlez, et qui, bien qu’elle ait été propagée comme vérité, n’en est pas moins une parfaite erreur. Par exemple, ils nous ont, avec un art digne d’une meilleure cause, accoutumés à appliquer le terme analyse aux opérations algébriques. Les Français sont les premiers coupables de cette tricherie scientifique ; mais, si l’on reconnaît que les termes de la langue ont une réelle importance, – si les mots tirent leur valeur de leur application, – oh ! alors, je concède qu’analyse traduit algèbre à peu près comme en latin ambitus signifie ambition ; religio, religion ; ou homines honesti, la classe des gens honorables.
– Je vois, dis-je, que vous allez vous faire une querelle avec un bon nombre d’algébristes de Paris ; – mais continuez.
– Je conteste la validité, et conséquemment les résultats d’une raison cultivée par tout procédé spécial autre que la logique abstraite. Je conteste particulièrement le raisonnement tiré de l’étude des mathématiques. Les mathématiques sont la science des formes et des qualités ; le raisonnement mathématique n’est autre que la simple logique appliquée à la forme et à la quantité. La grande erreur consiste à supposer que les vérités qu’on nomme purement algébriques sont des vérités abstraites ou générales. Et cette erreur est si énorme, que je suis émerveillé de l’unanimité avec laquelle elle est accueillie. Les axiomes mathématiques ne sont pas des axiomes d’une vérité générale. Ce qui est vrai d’un rapport de forme ou de quantité est souvent une grosse erreur relativement à la morale, par exemple. Dans cette dernière science, il est très-communément faux que la somme des fractions soit égale au tout. De même en chimie, l’axiome a tort. Dans l’appréciation d’une force motrice, il a également tort ; car deux moteurs, chacun étant d’une puissance donnée, n’ont pas nécessairement, quand ils sont associés, une puissance égale à la somme de leurs puissances prises séparément. Il y a une foule d’autres vérités mathématiques qui ne sont des vérités que dans des limites de rapport. Mais le mathématicien argumente incorrigiblement d’après ses vérités finies, comme si elles étaient d’une application générale et absolue, – valeur que d’ailleurs le monde leur attribue. Bryant, dans sa très-remarquable Mythologie, mentionne une source analogue d’erreurs, quand il dit que, bien que personne ne croie aux fables du paganisme, cependant nous nous oublions nous-mêmes sans cesse au point d’en tirer des déductions, comme si elles étaient des réalités vivantes. Il y a d’ailleurs chez nos algébristes, qui sont eux-mêmes des païens, de certaines fables païennes auxquelles on ajoute foi, et dont on a tiré des conséquences, non pas tant par une absence de mémoire que par un incompréhensible trouble du cerveau. Bref, je n’ai jamais rencontré de pur mathématicien en qui on pût avoir confiance en dehors de ses racines et de ses équations ; je n’en ai pas connu un seul qui ne tînt pas clandestinement pour article de foi que x2+px est absolument et inconditionnellement égal à q. Dites à l’un de ces messieurs, en matière d’expérience, si cela vous amuse, que vous croyez à la possibilité de cas où x2+px ne serait pas absolument égal à q ; et, quand vous lui aurez fait comprendre ce que vous voulez dire, mettez-vous hors de sa portée et le plus lestement possible ; car, sans aucun doute, il essayera de vous assommer.
« Je veux dire, continua Dupin, pendant que je me contentais de rire de ses dernières observations, que, si le ministre n’avait été qu’un mathématicien, le préfet n’aurait pas été dans la nécessité de me souscrire ce billet. Je le connaissais pour un mathématicien et un poëte, et j’avais pris mes mesures en raison de sa capacité, et en tenant compte des circonstances où il se trouvait placé. Je savais que c’était un homme de cour et un intrigant déterminé. Je réfléchis qu’un pareil homme devait indubitablement être au courant des pratiques de la police. Évidemment, il devait avoir prévu – et l’événement l’a prouvé – les guets-apens qui lui ont été préparés. Je me dis qu’il avait prévu les perquisitions secrètes dans son hôtel. Ces fréquentes absences nocturnes que notre bon préfet avait saluées comme des adjuvants positifs de son futur succès, je les regardais simplement comme des ruses pour faciliter les libres recherches de la police et lui persuader plus facilement que la lettre n’était pas dans l’hôtel. Je sentais aussi que toute la série d’idées relatives aux principes invariables de l’action policière dans le cas de perquisition, – idées que je vous expliquerai tout à l’heure, non sans quelque peine, – je sentais, dis-je, que toute cette série d’idées avait dû nécessairement se dérouler dans l’esprit du ministre.
« Cela devait impérativement le conduire à dédaigner toutes les cachettes vulgaires. Cet homme-là ne pouvait être assez faible pour ne pas deviner que la cachette la plus compliquée, la plus profonde de son hôtel, serait aussi peu secrète qu’une antichambre ou une armoire pour les yeux, les sondes, les vrilles et les microscopes du préfet. Enfin je voyais qu’il avait dû viser nécessairement à la simplicité, s’il n’y avait pas été induit par un goût naturel. Vous vous rappelez sans doute avec quels éclats de rire le préfet accueillit l’idée que j’exprimai dans notre première entrevue, à savoir que si le mystère l’embarrassait si fort, c’était peut-être en raison de son absolue simplicité.
– Oui, dis-je, je me rappelle parfaitement son hilarité. Je croyais vraiment qu’il allait tomber dans des attaques de nerfs.
– Le monde matériel, continua Dupin, est plein d’analogies exactes avec l’immatériel, et c’est ce qui donne une couleur de vérité à ce dogme de rhétorique, qu’une métaphore ou une comparaison peut fortifier un argument aussi bien qu’embellir une description.
« Le principe de la force d’inertie, par exemple, semble identique dans les deux natures, physique et métaphysique ; un gros corps est plus difficilement mis en mouvement qu’un petit, et sa quantité de mouvement est en proportion de cette difficulté ; voilà qui est aussi positif que cette proposition analogue : les intellects d’une vaste capacité, qui sont en même temps plus impétueux, plus constants et plus accidentés dans leur mouvement que ceux d’un degré inférieur, sont ceux qui se meuvent le moins aisément, et qui sont les plus embarrassés d’hésitation quand ils se mettent en marche. Autre exemple : avez-vous jamais remarqué quelles sont les enseignes de boutique qui attirent le plus l’attention ?
– Je n’ai jamais songé à cela, dis-je.
– Il existe, reprit Dupin, un jeu de divination, qu’on joue avec une carte géographique. Un des joueurs prie quelqu’un de deviner un mot donné, un nom de ville, de rivière, d’État ou d’empire, enfin un mot quelconque compris dans l’étendue bigarrée et embrouillée de la carte. Une personne novice dans le jeu cherche en général à embarrasser ses adversaires en leur donnant à deviner des noms écrits en caractères imperceptibles ; mais les adeptes du jeu choisissent des mots en gros caractères qui s’étendent d’un bout de la carte à l’autre. Ces mots-là, comme les enseignes et les affiches à lettres énormes, échappent à l’observateur par le fait même de leur excessive évidence ; et, ici, l’oubli matériel est précisément analogue à l’inattention morale d’un esprit qui laisse échapper les considérations trop palpables, évidentes jusqu’à la banalité et l’importunité. Mais c’est là un cas, à ce qu’il semble, un peu au-dessus ou au-dessous de l’intelligence du préfet. Il n’a jamais cru probable ou possible que le ministre eût déposé sa lettre juste sous le nez du monde entier, comme pour mieux empêcher un individu quelconque de l’apercevoir.
« Mais plus je réfléchissais à l’audacieux, au distinctif et brillant esprit de D…, – à ce fait qu’il avait dû toujours avoir le document sous la main, pour en faire immédiatement usage, si besoin était, – et à cet autre fait que, d’après la démonstration décisive fournie par le préfet, ce document n’était pas caché dans les limites d’une perquisition ordinaire et en règle, – plus je me sentais convaincu que le ministre, pour cacher sa lettre, avait eu recours à l’expédient le plus ingénieux du monde, le plus large, qui était de ne pas même essayer de la cacher.
« Pénétré de ces idées, j’ajustai sur mes yeux une paire de lunettes vertes, et je me présentai un beau matin, comme par hasard, à l’hôtel du ministre. Je trouve D… chez lui, bâillant, flânant, musant, et se prétendant accablé d’un suprême ennui. D… est peut-être l’homme le plus réellement énergique qui soit aujourd’hui, mais c’est seulement quand il est sûr de n’être vu de personne.
« Pour n’être pas en reste avec lui, je me plaignais de la faiblesse de mes yeux et de la nécessité de porter des lunettes. Mais, derrière ces lunettes, j’inspectais soigneusement et minutieusement tout l’appartement, en faisant semblant d’être tout à la conversation de mon hôte.
« Je donnai une attention spéciale à un vaste bureau auprès duquel il était assis, et sur lequel gisaient pêle-mêle des lettres diverses et d’autres papiers, avec un ou deux instruments de musique et quelques livres. Après un long examen, fait à loisir, je n’y vis rien qui pût exciter particulièrement mes soupçons.
« À la longue, mes yeux, en faisant le tour de la chambre, tombèrent sur un misérable porte-cartes, orné de clinquant, et suspendu par un ruban bleu crasseux à un petit bouton de cuivre au-dessus du manteau de la cheminée. Ce porte-cartes, qui avait trois ou quatre compartiments, contenait cinq ou six cartes de visite et une lettre unique. Cette dernière était fortement salie et chiffonnée. Elle était presque déchirée en deux par le milieu, comme si on avait eu d’abord l’intention de la déchirer entièrement, ainsi qu’on fait d’un objet sans valeur ; mais on avait vraisemblablement changé d’idée. Elle portait un large sceau noir avec le chiffre de D… très en évidence, et était adressée au ministre lui-même. La suscription était d’une écriture de femme très-fine. On l’avait jetée négligemment, et même, à ce qu’il semblait, assez dédaigneusement dans l’un des compartiments supérieurs du porte-cartes.
« À peine eus-je jeté un coup d’œil sur cette lettre, que je conclus que c’était celle dont j’étais en quête. Évidemment elle était, par son aspect, absolument différente de celle dont le préfet nous avait lu une description si minutieuse. Ici, le sceau était large et noir avec le chiffre de D… ; dans l’autre, il était petit et rouge, avec les armes ducales de la famille S… Ici, la suscription était d’une écriture menue et féminine ; dans l’autre, l’adresse, portant le nom d’une personne royale, était d’une écriture hardie, décidée et caractérisée ; les deux lettres ne se ressemblaient qu’en un point, la dimension. Mais le caractère excessif de ces différences, fondamentales en somme, la saleté, l’état déplorable du papier, fripé et déchiré, qui contredisaient les véritables habitudes de D…, si méthodique, et qui dénonçaient l’intention de dérouter un indiscret en lui offrant toutes les apparences d’un document sans valeur, – tout cela, en y ajoutant la situation imprudente du document mis en plein sous les yeux de tous les visiteurs et concordant ainsi exactement avec mes conclusions antérieures, – tout cela, dis-je, était fait pour corroborer décidément les soupçons de quelqu’un venu avec le parti pris du soupçon.
« Je prolongeai ma visite aussi longtemps que possible, et tout en soutenant une discussion très-vive avec le ministre sur un point que je savais être pour lui d’un intérêt toujours nouveau, je gardais invariablement mon attention braquée sur la lettre. Tout en faisant cet examen, je réfléchissais sur son aspect extérieur et sur la manière dont elle était arrangée dans le porte-cartes, et à la longue je tombai sur une découverte qui mit à néant le léger doute qui pouvait me rester encore. En analysant les bords du papier, je remarquai qu’ils étaient plus éraillés que nature. Ils présentaient l’aspect cassé d’un papier dur, qui, ayant été plié et foulé par le couteau à papier, a été replié dans le sens inverse, mais dans les mêmes plis qui constituaient sa forme première. Cette découverte me suffisait. Il était clair pour moi que la lettre avait été retournée comme un gant, repliée et recachetée. Je souhaitai le bonjour au ministre, et je pris soudainement congé de lui, en oubliant une tabatière en or sur son bureau.
« Le matin suivant, je vins pour chercher ma tabatière, et nous reprîmes très-vivement la conversation de la veille. Mais, pendant que la discussion s’engageait, une détonation très-forte, comme un coup de pistolet, se fit entendre sous les fenêtres de l’hôtel, et fut suivie des cris et des vociférations d’une foule épouvantée. D… se précipita vers une fenêtre, l’ouvrit, et regarda dans la rue. En même temps, j’allai droit au porte-cartes, je pris la lettre, je la mis dans ma poche, et je la remplaçai par une autre, une espèce de fac-similé (quant à l’extérieur) que j’avais soigneusement préparé chez moi, – en contrefaisant le chiffre de D… à l’aide d’un sceau de mie de pain.
« Le tumulte de la rue avait été causé par le caprice insensé d’un homme armé d’un fusil. Il avait déchargé son arme au milieu d’une foule de femmes et d’enfants. Mais comme elle n’était pas chargée à balle, on prit ce drôle pour un lunatique ou un ivrogne, et on lui permit de continuer son chemin. Quand il fut parti, D… se retira de la fenêtre, où je l’avais suivi immédiatement après m’être assuré de la précieuse lettre. Peu d’instants après, je lui dis adieu. Le prétendu fou était un homme payé par moi.
– Mais quel était votre but, demandai-je à mon ami, en remplaçant la lettre par une contrefaçon ? N’eût-il pas été plus simple, dès votre première visite, de vous en emparer, sans autres précautions, et de vous en aller ?
– D…, répliqua Dupin, est capable de tout, et, de plus, c’est un homme solide. D’ailleurs, il a dans son hôtel des serviteurs à sa dévotion. Si j’avais fait l’extravagante tentative dont vous parlez, je ne serais pas sorti vivant de chez lui. Le bon peuple de Paris n’aurait plus entendu parler de moi. Mais, à part ces considérations, j’avais un but particulier. Vous connaissez mes sympathies politiques. Dans cette affaire, j’agis comme partisan de la dame en question.
Voilà dix-huit mois que le ministre la tient en son pouvoir. C’est elle maintenant qui le tient, puisqu’il ignore que la lettre n’est plus chez lui, et qu’il va vouloir procéder à son chantage habituel. Il va donc infailliblement opérer lui-même et du premier coup sa ruine politique. Sa chute ne sera pas moins précipitée que ridicule. On parle fort lestement du facilis descensus Averni ; mais en matière d’escalades, on peut dire ce que la Catalani disait du chant : il est plus facile de monter que de descendre. Dans le cas présent, je n’ai aucune sympathie, pas même de pitié pour celui qui va descendre. D…, c’est le vrai monstrum horrendum, – un homme de génie sans principes. Je vous avoue, cependant, que je ne serais pas fâché de connaître le caractère exact de ses pensées, quand, mis au défi par celle que le préfet appelle une certaine personne, il sera réduit à ouvrir la lettre que j’ai laissée pour lui dans son porte-cartes.
– Comment ! est-ce que vous y avez mis quelque chose de particulier ?
– Eh mais ! il ne m’a pas semblé tout à fait convenable de laisser l’intérieur en blanc, – cela aurait eu l’air d’une insulte. Une fois, à Vienne, D… m’a joué un vilain tour, et je lui dis d’un ton tout à fait gai que je m’en souviendrais. Aussi, comme je savais qu’il éprouverait une certaine curiosité relativement à la personne par qui il se trouvait joué, je pensai que ce serait vraiment dommage de ne pas lui laisser un indice quelconque. Il connaît fort bien mon écriture, et j’ai copié tout au beau milieu de la page blanche ces mots :
…………… Un dessein si funeste,
S’il n’est digne d’Atrée, est digne de Thyeste.

Vous trouverez cela dans l’Atrée de Crébillon.
Edgar Allan Poe
la Lettre volée / 1844
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Petit manuel d’inesthétique : la danse comme métaphore de la pensée (1) / Alain Badiou

Pourquoi la danse vient-elle à Nietzsche comme la métaphore obligée de la pensée ? C’est que la danse est ce qui s’oppose au grand ennemi de Zarathoustra-Nietzsche, ennemi qu’il désigne comme « l’esprit de pesanteur ». La danse, c’est avant tout l’image d’une pensée soustraite à tout esprit de pesanteur. Il est important de repérer les autres images de cette soustraction, car elles inscrivent la danse dans un réseau métaphorique compact. Il y a par exemple l’oiseau. Zarathoustra déclare : « C’est parce que je hais l’esprit de pesanteur que je tiens de l’oiseau. » C’est une première connexion métaphorique, entre danse et oiseau. Disons qu’il y a une germination, une naissance dansante, de ce que l’on pourrait appeler l’oiseau intérieur au corps. Il y a plus généralement l’image de l’envol. Zarathoustra dit aussi : « Celui qui apprendra à voler donnera à la terre un nom nouveau. Il l’appellera la légère. » Et ce serait en effet une très belle et judicieuse définition de la danse, que de dire qu’elle est un nom nouveau donné à la terre. Il y a encore l’enfant. L’enfant, « innocence et oubli, commencement nouveau, jeu, roue qui se meut d’elle-même, premier mobile, affirmation simple ». Il s’agit de la troisième métamorphose, au début du Zarathoustra, après le chameau, qui est le contraire de la danse, et le lion, qui est trop violent pour pouvoir nommer légère la terre recommencée. Et il faudrait dire en effet que la danse, qui est oiseau et envol, est aussi tout ce que désigne l’enfant. La danse est innocence, parce qu’elle est un corps d’avant le corps. Elle est oubli, parce qu’elle est un corps qui oublie son astreinte, son poids. Elle est commencement nouveau, parce que le geste dansant doit toujours être comme s’il inventait son propre commencement. Jeu, bien sûr, puisque la danse libère le corps de toute mimique sociale, de tout sérieux, de toute convenance. Roue qui se meut d’elle-même : très belle définition possible de la danse. Car elle est comme un cercle dans l’espace, mais un cercle qui est à lui-même son propre principe, un cercle qui n’est pas dessiné de l’extérieur, un cercle qui se dessine. Premier mobile : chaque geste, chaque tracé de la danse doit se présenter, non comme une conséquence, mais comme ce qui est la source même de la mobilité. Affirmation simple, parce que la danse absente radieusement le corps négatif, le corps honteux.
Et puis Nietzsche parlera aussi des fontaines, toujours dans la ligne d’images qui dissolvent l’esprit de pesanteur. « Mon âme est fontaine jaillissante », et, certes, le corps dansant est proprement en état de jaillir, hors du sol, hors de lui-même.
Finalement, il y a l’air, l’élément aérien, qui récapitule tout. La danse est ce qui autorise qu’on nomme « aérienne » la terre elle-même. Dans la danse, la terre est pensée comme dotée d’une constante aération, la danse suppose le souffle, la respiration de la terre. C’est que la question centrale de la danse est le rapport entre verticalité et attraction, verticalité et attraction qui transitent dans le corps dansant et l’autorisent à manifester un possible paradoxal : que terre et air échangent leurs positions, passent l’un dans l’autre. C’est pour toutes ces raisons que la pensée trouve sa métaphore dans la danse, laquelle récapitule la série de l’oiseau, de la fontaine, de l’enfant, de l’air impalpable. Certes, cette série peut paraître bien innocente, presque mièvre, elle est comme un conte enfantin où plus rien ne pose ou ne pèse. Mais il faut comprendre qu’elle est traversée par Nietzsche – par la danse – dans son lien à une puissance et à une rage. La danse est à la fois un des termes de la série et la traversée violente de la série. Zarathoustra dira de lui-même qu’il a « des pieds de danseur enragé ».
La danse figure la traversée en puissance de l’innocence. Elle manifeste la virulence secrète de ce qui apparaît comme fontaine, oiseau, enfance. En réalité, ce qui fonde que la danse métaphorise la pensée est la conviction de Nietzsche que la pensée est une intensification. Cette conviction s’oppose principalement à la thèse qui voit dans la pensée un principe dont le mode de réalisation est extérieur. Pour Nietzsche, la pensée ne s’effectue pas ailleurs que là où elle se donne, la pensée est effective « sur place », elle est ce qui s’intensifie si l’on peut dire sur soi-même, ou encore le mouvement de sa propre intensité.
Mais alors, l’image de la danse est naturelle. Elle transmet visiblement l’Idée de la pensée comme intensification immanente. Disons plutôt, du reste, une certaine vision de la danse. La métaphore ne vaut en effet que si l’on écarte toute représentation de la danse comme contrainte extérieure imposée à un corps souple, comme gymnastique du corps dansant réglée du dehors. Nietzsche oppose absolument ce qu’il appelle la danse à une telle gymnastique. Après tout, on pourrait imaginer que la danse nous expose un corps obéissant et musclé, un corps à la fois capable et soumis. Disons, un régime du corps exercé à se soumettre à la chorégraphie. Mais, pour Nietzsche, un tel corps est le contraire du corps dansant, du corps qui échange intérieurement l’air et la terre.
Quel est aux yeux de Nietzsche le contraire de la danse ? C’est l’Allemand, le mauvais Allemand, dont il donne la définition que voici : « De l’obéissance et de bonnes jambes. » L’essence de cette mauvaise Allemagne est le défilé militaire, qui est le corps aligné et martelant, le corps asservi et sonore. Le corps de la cadence frappée. Alors que la danse est le corps aérien et rompu, le corps vertical. Pas du tout le corps martelant, mais le corps « sur pointes », le corps qui pique le sol, comme si c’était un nuage. Et, par-dessus tout, c’est le corps silencieux, contre ce corps que prescrit après coup le tonnerre de sa propre et lourde frappe, et qui est le corps du défilé militaire. Finalement, la danse indique pour Nietzsche la pensée verticale, la pensée tendue vers sa propre hauteur. Ce qui, évidemment, est lié au thème de l’affirmation, laquelle pour Nietzsche est prise dans l’image du « grand Midi », quand le soleil est au zénith. La danse est le corps dédié à son zénith. Mais peut-être encore plus profondément, ce que Nietzsche voit dans la danse, à la fois comme image de la pensée et comme réel du corps, c’est le thème d’une mobilité fermement rattachée à elle-même, une mobilité qui ne s’inscrit pas dans une détermination extérieure, mais qui se meut sans se détacher de son propre centre. Une mobilité non imposée, qui se déplie elle-même comme si elle était l’expansion de son centre.
Bien entendu, la danse correspond à l’idée nietzschéenne de la pensée comme devenir, comme puissance active. Mais ce devenir est tel que s’y délivre une intériorité affirmative unique. Le mouvement n’est pas un déplacement, ou une transformation, il est un tracé que traverse et soutient l’unicité éternelle d’une affirmation. Si bien que la danse désigne la capacité de l’impulsion corporelle, non pas principalement à être projetée dans l’espace en dehors de soi, mais plutôt à être prise dans une attraction affirmative qui la retient. C’est peut-être ce qu’il y a de plus important : la danse est ce qui, au-delà de la monstration des mouvements ou de la promptitude dans leurs dessins extérieurs, avère la force de leur retenue. Certes, on ne montrera la force de la retenue que dans le mouvement lui-même, mais ce qui compte est la puissante lisibilité de cette retenue.
Dans la danse ainsi conçue, le mouvement a son essence dans ce qui n’a pas eu lieu, dans ce qui est resté ineffectif ou retenu à l’intérieur du mouvement lui-même.
Ce serait du reste une autre manière d’aborder négativement l’idée de la danse. Car l’impulsion qui n’est pas retenue, la sollicitation corporelle aussitôt obéie et manifeste, Nietzsche l’appelle la vulgarité. Il écrit que toute vulgarité vient de l’incapacité de résister à une sollicitation. Ou encore que la vulgarité est que l’on est contraint de réagir, « qu’on obéit à chaque impulsion ». On définira par conséquent la danse comme mouvement du corps soustrait à toute vulgarité.
La danse n’est nullement l’impulsion corporelle libérée, l’énergie sauvage du corps. C’est au contraire la monstration corporelle de la désobéissance à une impulsion. La danse montre comment l’impulsion peut être rendue ineffective dans le mouvement, de telle sorte qu’il ne s’agisse pas d’une obéissance, mais d’une retenue. La danse est la pensée comme raffinement. Nous sommes à l’opposé de toute doctrine de la danse comme extase primitive ou ressassement oublieux du corps. La danse métaphorise la pensée légère et subtile, précisément parce qu’elle montre la retenue immanente au mouvement, et s’oppose ainsi à la vulgarité spontanée du corps.
Nous pouvons alors penser adéquatement ce qui se dit dans le thème de la danse comme légèreté. Oui, la danse s’oppose à l’esprit de pesanteur, oui elle est ce qui donne à la terre son nouveau nom, « la légère », mais, en définitive, qu’est-ce que la légèreté ? Dire que c’est l’absence de poids ne mène pas loin. Il faut entendre par légèreté la capacité du corps à se manifester comme corps non contraint, y compris non contraint par lui-même, c’est-à-dire en état de désobéissance par rapport à ses propres impulsions. Cette impulsion désobéie s’oppose à l’Allemagne (« de l’obéissance et de bonnes jambes »), mais surtout elle exige un principe de lenteur. La légèreté a son essence, et c’est en quoi la danse en est le meilleure image, dans la capacité à manifester la lenteur secrète de ce qui est rapide. Le mouvement de la danse est certes d’une extrême promptitude, il est même virtuose dans la rapidité, mais il ne l’est qu’habité par sa lenteur latente, qui est la puissance affirmative de sa retenue. Nietzsche proclame que « ce que la volonté doit apprendre, c’est à être lente et méfiante ». Disons que la danse peut se définir comme l’expansion de la lenteur et de la méfiance du corps-pensée. En ce sens, le danseur nous indique ce que la volonté peut apprendre.
Il en résulte que l’essence de la danse est le mouvement virtuel, plus que le mouvement actuel. Disons : le mouvement virtuel comme lenteur secrète du mouvement actuel. Ou, plus précisément : la danse, dans la plus extrême promptitude virtuose, exhibe cette lenteur cachée où ce qui a lieu est indiscernable de sa propre retenue. Au comble de l’art, la danse montrerait l’équivalence étrange, non seulement entre la promptitude et la lenteur, mais entre le geste et le non-geste. Elle indiquerait que, bien que le mouvement ait eu lieu, cet avoir-lieu est indistinguable d’un non-lieu virtuel. La danse se compose de geste qui, hantés par leur retenue, restent en quelque sorte indécidés.
Au regard de ma propre pensée, ou doctrine, cette exégèse nietzschéenne suggère ceci : la danse serait la métaphore de ce que toute pensée véritable est suspendue à un événement. Car un événement est précisément ce qui reste indécidé entre l’avoir-lieu et le non-lieu, un surgir qui est indiscernable de son disparaître. Il se surajoute à ce qu’il y a, mais à peine ce supplément est-il indiqué que le « il y a » reprend ses droits et dispose de tout. Evidemment, la seule manière de fixer un événement est de lui donner un nom, de l’inscrire dans le « il y a » en tant que nom surnuméraire. « Lui-même » n’est jamais que sa propre disparition, mais une inscription peut le détenir comme à la lisière dorée de sa perte. Le nom est ce qui décide l’avoir-lieu. La danse indiquerait alors la pensée comme événement, mais avant qu’elle ait son nom, au bord extrême de sa disparition véritable, dans l’évanouissement de lui-même, sans l’abri du nom. La danse mimerait la pensée encore indécidée. Ce serait la pensée native, ou infixée. Oui, il y aurait dans la danse la métaphore de l’infixé.
Ainsi s’éclairerait que la danse ait à jouer le temps dans l’espace. Car un événement fonde un temps singulier à partir de sa fixation nominale. Tracé, nommé, inscrit, l’événement dessine en situation, dans le « il y a », un avant et un après. Un temps se met à exister. Mais si la danse est métaphore, de l’événement « avant » le nom, elle ne peut participer de ce temps que seul le nom, par sa coupure, institue. Elle est soustraite à la décision temporelle. Il y a donc, dans la danse, quelque chose d’avant le temps, de prétemporel. Et cet élément prétemporel va être joué dans l’espace.
Dans l’Ame et la Danse, Valéry, s’adressant à la danseuse, lui dit : « Comme tu es extraordinaire dans l’imminence ! ». Nous pourrions dire en effet que la danse est le corps en proie à l’imminence. Mais ce qui est imminent est bien le temps d’avant le temps qu’il va y avoir. La danse, comme mise en espace de l’imminence, ferait métaphore de ce que toute pensée fonde et organise. On pourrait aussi dire : la danse joue l’événement avant la nomination, et par conséquent, à la place du nom, il y a le silence. La danse manifeste le silence d’avant le nom, exactement comme elle est l’espace d’avant le temps.
L’objection qui vient aussitôt est évidemment le rôle de la musique. Comment pouvons-nous parler de silence, quand toute danse semble si fortement sous la juridiction de la musique ? Il y a certes une conception de la danse qui la décrit comme le corps en proie à la musique et, plus précisément, en proie au rythme. Mais cette conception, c’est encore et toujours « de l’obéissance et de bonnes jambes », notre Allemagne pesante, même si l’obéissance reconnaît la musique comme son maître. Disons sans hésiter que toute danse qui obéit à la musique fait de la musique une musique militaire, s’agirait-il de Chopin ou de Boulez, en même temps qu’elle se métamorphose en mauvaise Allemagne.
Ce qu’il faut soutenir, quel qu’en soit le paradoxe, est ceci : au regard de la danse, la musique n’a pas d’autre office que de marquer le silence. Elle est donc indispensable, car le silence doit être marqué pour se manifester comme silence. Silence de quoi ? Silence du nom. S’il est vrai que la danse joue la nomination de l’événement dans le silence du nom, la place de ce silence est indiquée par la musique. C’est bien naturel : vous ne pouvez indiquer le silence fondateur de la danse que par la plus extrême concentration du son. Et la plus extrême concentration du son, c’est la musique. Il faut donc voir qu’en dépit de toutes les apparences, apparences qui veulent que les « bonnes jambes » de la danse obéissent à la prescription de la musique, en tant que la musique marque le silence fondateur où la danse présente la pensée native, dans l’économie aléatoire et disparaissante du nom. Saisie comme métaphore de la dimension événementielle de toute pensée, la danse est antérieure à la musique dont elle se soutient.
De ces préliminaires se tirent, comme autant de conséquences, ce que j’appellerai les principes de la danse. Non pas de la danse pensée à partir d’elle-même, de sa technique et de son histoire, mais de la danse telle que la philosophie lui donne abri et accueil.
Ces principes sont parfaitement clairs dans les deux textes que Mallarmé a consacré à la danse, textes aussi profonds que brefs, textes, à mon sens, définitifs.
J’en distingue six, tous relatifs au rapport de la danse et de la pensée, et tous gouvernés par une comparaison inexplicite entre la danse et le théâtre :
Voici la liste des six principes :
1. l’obligation de l’espace ;
2. l’anonymat du corps ;
3. l’omniprésence effacée des sexes ;
4. la soustraction à soi-même ;
5. la nudité ;
6. le regard absolu.
Commentons-les l’un après l’autre.
S’il est vrai que la danse joue le temps dans l’espace, qu’elle suppose l’espace de l’imminence, alors il y a pour la danse une obligation de l’espace. Mallarmé l’indique ainsi : « La danse seule me paraît nécessiter un espace réel. » La danse seule, notons bien. La danse est le seul des arts qui soit contraint à l’espace. En particulier, ce n’est pas le cas du théâtre. La danse est, je l’ai dit, l’événement avant la nomination. Le théâtre, au contraire, n’est que conséquence d’une nomination jouée. Dès qu’il y a texte, dès que le nom a été donné, l’exigence est celle du temps, et non celle de l’espace. Quelqu’un qui lit derrière une table peut faire du théâtre. Certes, on peut lui donner en outre une scène, un décor, mais tout cela, pour Mallarmé, demeure inessentiel. L’espace n’est pas une obligation intrinsèque du théâtre. La danse en revanche intègre l’espace dans son essence. Elle est la seule figure de la pensée qui le fait, en sorte qu’on pourrait soutenir que la danse symbolise l’espacement de la pensée.
Que faut-il entendre par là ? Il faut encore une fois revenir sur l’origine événementielle de toute pensée. Un événement est toujours localisé dans la situation, il ne l’affecte jamais « toute » : il y a ce que j’ai appelé un site événementiel. Avant que la nomination fonde le temps où l’événement « travaille » la situation comme sa vérité, il y a le site. Et comme la danse est monstration de l’avant-nom, il faut qu’elle se déploie comme parcours d’un site. D’un site pur. Il y a dans la danse, c’est l’expression de Mallarmé, « une virginité de site ». Et il ajoute : « une virginité de site pas songé ». Que veut dire « pas songé » ? Que le site événementiel n’a que faire des imaginations d’un décor. Le décor est de théâtre, non de danse. la danse est le site tel quel, sans ornement figuratif. Elle exige l’espace, l’espacement, rien d’autre. Voilà pour le premier principe.
Quant au deuxième – l’anonymat du corps -, nous y retrouvons l’absence de tout vocable, l’avant-nom. Le corps danssant, tel qu’il advient au site, tel qu’il s’espace dans l’imminence, est un corps-pensée, il n’est jamais quelqu’un. De ces corps, Mallarmé déclare : « Ils ne sont jamais qu’emblème, point quelqu’un. » Emblème s’oppose d’abord à imitation. Le corps dansant, nul rôle ne l’enrôle il est emblème du pur surgissement. Mais « emblème » s’oppose aussi à toute forme d’expression. Le corps dansant n’exprime aucune intériorité, c’est lui, tout en surface, intensité visiblement retenue, qui est l’intériorité. Ni imitation ni expression, le corps dansant est un emblème de visitation dans la virginité du site. Il vient précisément y manifester que la pensée, la vraie pensée, suspendue à la disparition événementielle, est l’induction d’un sujet impersonnel. L’impersonnalité du sujet d’une pensée (ou d’une vérité) résulte de ce qu’un tel sujet ne préexiste pas à l’événement qui l’autorise. Il n’y a donc pas lieu de le saisir comme étant « quelqu’un ». C’est ce que le corps dansant va signifier, par ceci qu’il est inaugural, qu’il est comme un premier corps. Le corps dansant est anonyme de ce qu’il naît sous nos yeux comme corps. De même, le sujet d’une vérité n’est jamais d’avance, et quelle que soit son avancée, le « quelqu’un » qu’il est.
S’agissant du troisième principe – l’omniprésence effacée des sexes -, nous pouvons l’extraire de déclarations apparemment contradictoires de Mallarmé. c’est cette contradiction qui se donne dans l’opposition que j’institue entre « omniprésence » et « effacée ». Disons que la danse manifeste universellement qu’il y a deux positions sexuelles (dont « homme » et femme » sont les noms), et qu’en même temps elle abstrait, ou rature, cette dualité. D’une part, Mallarmé énonce que « toute la danse n’est que la mystérieuse interprétation sacrée du baiser ». Au centre de la danse, il y a ainsi la conjonction des sexes, et c’est ce qu’il faut appeler leur omniprésence. La danse est entièrement composée de la conjonction et de la disjonction des positions sexuées. Tous les mouvements retiennent leur intensité dans des parcours dont la gravitation capitale unit, puis sépare, les positions « homme » et « femme ». Mais, d’autre part, Mallarmé note aussi que « la danseuse n’est pas une femme ». Comment est-il possible que toute la danse soit l’interprétation du baiser – de la conjonction des sexes et, pour dire, de l’acte sexuel – et que pourtant la danseuse comme telle ne soit pas nommable comme « femme », pas plus que du coup ne peut l’être par « homme » le danseur ? C’est que la danse ne retient de la sexuation, du désir, de l’amour qu’une pure forme : celle qui organise la triplicité de la rencontre, de l’enlacement et de la séparation. Ces trios termes, la danse les code techniquement (les codes varient considérablement, mais ils sont toujours à l’oeuvre). Une chorégraphie en organise le nouage spatial. Mais, finalement, le triple de la rencontre, de l’enlacement et de la séparation accède à la pureté d’une retenue intense qui se sépare de sa destination.
En réalité, l’omniprésence de la différence du danseur et de la danseuse, et à travers elle l’omniprésence « idéale » de la différence des sexes, n’est maniée que comme organon du rapport entre rapprochement et séparation, en sorte que le couple danseur/danseuse n’est pas nominalement superposable au couple homme/femme. Ce qui est mis en jeu dans l’allusion omniprésente aux sexes est au bout du compte la corrélation entre l’être qui doit disparaître, entre l’avoir-lieu et l’abolition, dont rencontre, enlacement et séparation fournissent un codage corporel reconnaissable.
L’énergie disjonctive dont la sexuation est le code est mise au service d’une métaphore de l’événement comme tel, soit ce dont tout l’être tient dans le disparaître. C’est pourquoi l’omniprésence de la différence des sexes s’efface, ou s’abolit, n’étant pas la fin représentative de la danse, mais une abstraction formelle d’énergie dont le tracé convoque dans l’espace la force créatrice de la disparition.
Pour le principe numéro quatre – soustraction à soi -, il convient de s’appuyer sur un énoncé tout à fait étrange de Mallarmé : « La danseuse ne danse pas. » Nous venons de voir qu’elle n’est pas une femme, mais en outre elle n’est pas même une « danseuse », si on entend par là quelqu’un qui exécute une danse. Rapprochons cet énoncé d’un autre : la danse, nous dit Mallarmé, c’est « le poème dégagé de tout appareil de scribe ». Ce deuxième énoncé est tout aussi paradoxal que le premier (« La danseuse ne danse pas »). Car le poème est par définition une trace, une inscription, singulièrement dans la conception mallarméenne. Et par conséquent, le poème soustrait à lui-même, tout comme la danseuse, qui ne danse pas, est la danse soustraite à la danse.
La danse est comme un poème ininscrit, ou détracé. Et la danse est aussi comme une danse sans danse, une danse dédansée. Ce qui se prononce ici est la dimension soustractive de la pensée. Toute pensée véritable est soustraite au savoir où elle se constitue. La danse est métaphore de la pensée précisément en ceci qu’elle indique par les moyens du corps qu’une pensée dans la forme de son surgissement événementiel est soustraite à toute préexistence du savoir.
Alain Badiou
Petit manuel d’inesthétique / 1998

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« Par « inesthétique », j’entends un rapport de la philosophie à l’art, qui, posant que l’art est par lui-même producteur de vérités, ne prétend d’aucune façon en faire, pour la philosophie, un objet. Contre la spéculation esthétique, l’inesthétique décrit les effets strictement intraphilosophiques produits par l’existence indépendante de quelques oeuvres d’art. » (A.B. / avril 1998)
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L’Instant d’après / Bernard Aspe

Le sable du désert
Dans un texte conçu comme la conclusion possible d’un ouvrage sur la politique qui n’a jamais vu le jour, Hannah Arendt évoque ce qui selon elle constitue pour nous le principal danger : « que nous devenions de véritables habitants du désert et que nous nous sentions bien chez lui » (1). Que nous ayons trouvé les oasis depuis lesquelles l’avancée du désert se laisse percevoir comme un phénomène après tout supportable. Une possible accoutumance à un état des choses désastreux aurait sa source dans cela même qui nous permet de respirer, dans ce qui, au sein de cet état des choses, nous préserve et que, réciproquement, nous cherchons à préserver. De ces oasis habitables, Arendt voit les exemples dans l’isolement de l’artiste, dans la solitude du philosophe, dans l’amitié et dans l’amour. Autant de passions « antipolitiques », comme elle le dit ailleurs, concernant plus particulièrement l’amour : « la plus puissante, peut-être, de toutes les forces antipolitiques » (2).
Les oasis sont ce par quoi la situation faite au monde est oubliée, au profit de ce que peut être, comme puissance de création, une existence attachée à sa singularité (ou à celle de l’être choisi, aimé). Elles ne sont pas des mirages, des fictions entretenues par l’ennemi, elles n’ont rien à voir avec la logique du « spectacle » : c’est précisément parce qu’elles sont réelles, c’est précisément parce qu’en elles la vie peut véritablement trouver ce qui était contenu dans les promesses de la vie, qu’elles peuvent égarer. Mais cet égarement ne prend pas la forme d’une fausse réconciliation : elles sont « des fontaines qui dispensent la vie, qui nous permettent de vivre dans le désert sans nous réconcilier avec lui ». Leur existence nous persuade qu’il est effectivement possible de composer avec ce que nous voudrions combattre, sans que cette composition soit un reniement. On pourra même y voir les plus profondes objections faites au désert et à son avancée. Ainsi en est-il pour l’art, à qui a été conférée la charge de « résister », par sa seule existence, pour peu que celle-ci se tienne à distance de toute concession avec ce qui est posé comme son antithèse, et comme le condensé des maux du système, nouvelle figure du Mal : le commerce.
Mais c’est alors, plus que jamais, que les oasis peuvent être dites égarantes, justement parce qu’elles sont réelles, et parce que leur réalité peut effectivement demeurer irréconciliée. C’est parce que cette irréconciliation existe que les oasis sont des lieux de fuite, une fuite d’autant plus difficile à stopper qu’elle ne ment pas. Ou plutôt, elle ne ment pas pour ce qui concerne la réalité de ces lieux, mais elle ment forcément pour ce qui concerne le rapport qu’ils entretiennent avec ce qui demeure leur milieu. Car si ce rapport est bien d’irréconciliation, c’est une irréconciliation qui s’arrête, qui doit s’arrêter – précisément parce que la fuite, elle, ne peut s’arrêter. C’est une irréconciliation qui a la forme d’une fuite à l’intérieur du désert, et c’est pour cette raison qu’on la nomme « résistance » : elle a besoin de son milieu, c’est par lui qu’elle se définit.
Vivre dans les oasis, c’est avoir choisi la fuite. Et « lorsque nous fuyons, nous faisons entrer le sable dans les oasis ». Le désert est ce qui fait des sources vives autant d’abris qui, par leur nature même d’abris, sont condamnés à subir l’intrusion de ce contre quoi ils nous protègent. Conséquence inéluctable, « parce que les oasis qui peuvent dispenser la vie sont anéanties lorsque nous y cherchons refuge » (3). À ces oasis, il aurait fallu demander autre chose que cette protection, mais l’état du monde, l’avancée du désert, semble ne pas l’avoir permis. Elles ne peuvent dès lors que se laisser envahir par ce vis-à-vis de quoi elles ne sauraient demeurer un dehors.
Il y a peu à ajouter à ces analyses rédigées dans les années 1950. Peut-être seulement ceci : aujourd’hui, la même chose peut se dire des tentatives politiques elles-mêmes, et plus seulement des puissances antipolitiques.
C’est vrai pour les organisations militantes, en tant qu’elles remplissent efficacement, c’est-à-dire de façon tout à fait minimale, une demande d’appartenance – et qu’elles ont désormais de plus en plus de mal à cacher que c’est leur seule fonction. Mais c’est ce que vérifient aussi les collectivités « autonomes », qui constituent de façon plus évidente encore des milieux d’intériorité insérés dans un vaste milieu hostile. Ce sont elles surtout qui semblent indiquer combien la situation a changé, dès lors que les oasis peuvent être peintes aux couleurs de la guerre politique. Elles n’en demeurent pas moins ce qu’elles sont, à savoir des lieux de fuite. Et on ne nous fera plus croire, comme il était dit dans les années 1970, que la fuite est révolutionnaire.
Reste qu’il y a deux façons de confondre la résistance et ce dont elle n’est que le tenant-lieu : l’acte politique. La première énonce que la résistance – celle qui est par exemple associée à l’édification d’une œuvre – définit à elle seule une conception nouvelle de la politique. La seconde, que la résistance, en tant que nécessairement collective, et nécessairement en rupture avec les modes de vie disponibles à la gestion capitaliste, est une expérimentation du communisme.
Créer
Si la caractéristique centrale des luttes ces dernières années, du moins dans la décennie 1995-2005, est indéniablement celle d’un arrêt avant l’affrontement réel, c’est-à-dire marquant quelque irréversibilité, la raison n’en est pas dans les illusions dont se berceraient les catégories socioprofessionnelles attachées à leurs identités. Enseignants, intermittents, chômeurs sont éventuellement prêts à tenir le discours le plus radical, le plus dénué de toute perspective de compromis, y compris avec ce qui tient encore lieu, dans le paysage français, de vestige de la gauche. Ce ne sont pas même leurs intérêts dits « matériels » qui donnent la clef du problème. Ils sont bien sûr tous, comme n’importe qui vivant dans un espace délimité par un État-providence, des rentiers du mouvement ouvrier, en ce que celui-ci aura eu de plus ambivalent. La conséquence la plus massive de ses conquêtes, ou des effets de ses conquêtes, aura été une mise à distance de la politique, qui pose le problème de la continuité révolutionnaire ou post-révolutionnaire, par-delà les rives glacées des années 1980.
Mais il y a autre chose qui nécessite cette interruption des luttes, cette angoisse devant l’affrontement, quelque chose qui concerne la possibilité d’attacher aux métiers et aux statuts eux-mêmes l’image arendtienne de l’oasis. Pour les enseignants, il arrive que se pose le problème de la transmission, entendue comme une « vocation ». Pour l’intermittent « du spectacle », il peut y avoir l’évidence d’une vie tournée vers la création. Pour le chômeur, celle d’un temps libéré de la « peine salariée », celle d’un communisme éventuellement solitaire où dans une journée peuvent effectivement coexister la musique, les mathématiques et la pêche.
Ce qui est dit de l’intermittent-artiste peut l’être – les analyses négristes ont le mérite de le montrer – du concepteur de logiciel, du publicitaire, voire du cadre d’entreprise. Là où ces analyses égarent, c’est de souder ces traits subjectifs à la réalité supposée déjà donnée d’une alternative, ou plutôt d’une « transition » interne au capitalisme. Pour Negri, la nouvelle forme du capitalisme est issue d’une recomposition originée dans la nécessité de répondre à la radicalité des mouvements des années 1960-70. Il voit dans l’émergence de nouvelles figures productives le revers de cette recomposition, c’est-à-dire une sorte de communisme déjà là, mais délesté de sa part de refus, expérimenté dans les seules capacités « créatives » et de « coopération ». La créativité de la (ou des) multitude(s) est à la fois chez Negri ce qui permet au capital d’asseoir de nouvelles formes de valorisation et ce qui, du seul fait de son existence, le menace d’implosion. Elle en est le pur revers déductible, à la fois comme source d’exploitation et comme puissance d’antagonisme (4). Mais cet « à la fois » masque en réalité une double erreur : de méthode d’abord, car on ne saurait déduire de l’analyse des transformations du travail, même envisagé comme « travail vivant », l’existence d’une politique adéquate à ce temps. De l’analyse des mutations du capitalisme ne saurait découler aucune clarté essentielle sur cette existence – mais seulement sur ses possibles stratégies. C’est d’abord en ce sens qu’il n’y a pas de « politique des multitudes », ou plutôt que cette expression ne peut avoir qu’une valeur interprétative – et une valeur pour le moins douteuse parce qu’elle est suffisamment lâche pour s’adapter à peu près à tous les événements possibles. Mais l’erreur est plus profonde, et concerne l’approche même de ce qui fait la réalité subjective. À ce niveau, l’inventivité attribuée aux multitudes doit justement être saisie depuis l’impossible articulation entre ce qu’elle est comme source de valorisation, et ce qu’elle est comme puissance de conflit.
L’ultra-gauche croit devoir opposer aux analyses de Negri que les supposées capacités créatives de la multitude ne sont que le signe d’une aliénation qui ne cesse de s’approfondir. En réalité, les traits qui caractérisent les figures contemporaines renvoient plutôt à une impossibilité que ne cerne aucune astuce dialectique : celle de démêler ce qu’exige l’attachement à une vie qui vaut d’être vécue et ce qu’exigerait, politiquement, le rapport même entre cette vie et la situation présente, qu’on la prenne comme situation faite à la planète ou comme ce qu’une offensive démocratico-libérale configure localement d’injustices.
Et/ou
Dans le Philosophe et ses pauvres, Jacques Rancière insiste sur le paradoxe contenu dans le rapport entre le communisme et la révolution. La voie prolétarienne indiquait dans ce rapport l’évidence d’une continuité, et permettait de voir dans la révolution l’événement instaurateur du communisme, et dans celui-ci la vérité à la fois anticipée et effectuée par les actes révolutionnaires. Cette voie a échoué, mais on a peu relevé que, parmi les raisons de ses échecs, se trouve le fait d’avoir buté sur un obstacle paradoxal : celui d’une rencontre en quelque sorte anachronique avec le communisme lui-même, un communisme d’avant la révolution.
Dans les Manuscrits de 1844, Marx écrivait : « Lorsque les ouvriers communistes se réunissent, c’est d’abord la doctrine, la propagande qui est leur but. Mais en même temps, ils s’approprient par là un besoin nouveau, le besoin de la société, et ce qui semble être le moyen est devenu le but [...] L’assemblée, l’association, la conversation qui, à son tour, a la société pour but leur suffisent, la fraternité humaine n’est pas chez eux une phrase vide, mais une vérité, et la noblesse de l’humanité brille sur ces figures endurcies par le travail. » Rancière commente : « Mais là est le problème propre à transformer l’enthousiasme du communiste en désespoir du révolutionnaire : cette noblesse de l’humanité qui brille déjà sur des fronts qui devraient, pour produire la noblesse de l’humanité future, en avoir perdu jusqu’à l’apparence. » Car le prolétariat est précisément ce qui n’est nécessairement révolutionnaire que de n’avoir rien à perdre, ayant tout perdu, y compris, comme Marx l’écrit ailleurs, « l’apparence d’humanité ». La rigueur de la Logique hégélienne, qui promet le renversement du règne de la nécessité en règne de la liberté, impose jusqu’à la qualité même d’humain cette perte qualitative, fruit d’un processus négatif et socle d’une positivité nouvelle. Les artisans « arriérés », apparemment incapables de comprendre la théorie révolutionnaire, sont dès lors bien souvent ceux qui l’ont trop comprise. Ils sont sans doute ceux qui n’ont pas voulu renoncer à leurs attachements ; seulement, ces attachements n’étaient pas d’abord ceux qui les liaient aux métiers anciens, mais ceux qui les liaient aux exigences de la nouvelle théorie révolutionnaire. Ils l’ont trop comprise, pour l’avoir entendue comme une bonne nouvelle, par laquelle ils ont été littéralement emportés.
Rancière évoque un émissaire des communistes de Londres parti en Suède pour rencontrer les ouvriers allemands, à qui il est arrivé de ne pouvoir interrompre son périple, même après avoir épuisé les tracts qu’il avait amenés, et quitte à se retrouver en un lieu où lui-même risquait peu de trouver du travail, en territoire lapon. Enthousiasmés par la théorie révolutionnaire, prêts à aller convaincre les prolétaires jusqu’où il ne s’en trouve plus, les artisans ou Straubinger ralliés sont au plus près de ce que réclame la révolution, à un détail près : ils « ont le tort d’être déjà des communistes ». « L’obstacle à la transformation des Straubinger communistes en prolétaires révolutionnaires, ce n’est pas leur qualité d’artisans, c’est leur qualité de communistes. » Et l’émissaire de Londres en est l’emblème, lui qui, ayant tout quitté pour la cause révolutionnaire, en vient à promener « son pur être de communiste dans les solitudes du Nord » (5).
Les révolutionnaires soucieux d’annoncer la bonne nouvelle en même temps que d’organiser la possibilité de son entente, se sont trouvés en présence de ce qui, dans leur discours, n’avait une place que dans le futur. Anachronie qui aurait pu conduire à voir dans cette tension subjective une alternative, un choix à faire entre ce communisme paradoxalement expé- rimenté et les rigoureuses exigences d’une révolution. Mais l’émissaire errant, ou le Straubinger accaparé par les discussions, eux, n’ont pas choisi, et c’est cette absence de choix, curieusement, qui leur donne pleinement raison. C’est d’avoir tenu sur l’impossible nouage des temps qu’ils sont exemplaires, d’avoir indiqué que c’est autour de cette impossibilité que se tisse l’expérience révolutionnaire.
Guerres
À considérer le temps présent, quelque chose d’analogue peut s’observer dans les collectivités qui conçoivent « l’autonomie matérielle  » à la fois comme geste radical de soustraction à la vie marchandisée sous le règne du capital, et comme préparation à l’effondrement, déclaré inéluctable, de ce dernier. Que le communisme soit expérimentable ici et maintenant est objet d’une affirmation explicite, de même que se trouve thématisée l’inversion qui fait précéder la révolution (comme acte) du communisme (comme expérience).
Reste à concevoir clairement la modalité de cette inversion. Elle peut être comprise de la façon la plus plate : si le communisme est ce qui se vit ici et maintenant, la révolution est ce qui viendra en son temps. Les deux sont alors disjoints, ou plutôt reliés du seul biais d’une attente de l’effondrement du monde capitaliste. La logique se veut antithétique de celle qui préside aux grands rassemblements militants ; subjectivement, elle n’est pas différente, en ceci au moins qu’elle se structure en un rapport qui ne peut être qu’un rapport d’attente – ou plus exactement, une relégation au « plus tard ».
L’être-en-rupture ou en décrochage suffit alors comme tel à absorber toute la charge de conflictualité politique. Là où ça ne suffit pas, des incursions sporadiques parmi les « mouvements », où se vérifie chaque fois que « les gens » sont incapables de se détacher de leurs intérêts, de leurs identités sociales (chômeurs, étudiants, cheminots) suffisent à confor- ter dans l’idée que là (c’est-à-dire ailleurs, dehors, dans ce reste de ce qui s’est appelé espace public) rien ne se passe. Mais ce n’est là qu’une impasse désormais assez évidente pour ceux-là mêmes qui transitent dans ces milieux. Pour ceux qui cherchent une continuité avec le dernier grand mouvement révolutionnaire européen, « autonomie » signifie autre chose qu’une attente et une préparation de l’effondrement : quelque chose comme un héritage.
Pour qui a pu découvrir le réel des luttes politiques dans les années 1980-90, une évidence s’imposait : qu’il ne pouvait être question de se rallier aux structures à logo, à leurs accablantes stratégies de « mobilisation », à leurs intellectuels caution de pensée (LCR, etc.). Que seule la voie d’une « autonomie des luttes », pouvait être suffisamment claire pour ne pas autoriser les « arrangements » avec les pouvoirs, et suffisamment ouverte pour se distinguer des dogmatismes postmaoïstes. Certes, l’autonomie avait elle aussi ses orthodoxies, en particulier lorsqu’elle accep- tait de se confondre avec la langue de bois « ultra-gauche ».
Les contre-sommets de Göteborg (où l’autonomie allemande a fait retour après les années d’errance autour de « l’antifascisme » et surtout de Gênes ont marqué une sorte d’apothéose de l’autonomie organisée, qui s’est en même temps révélée être une défaite irréversible. Le caractère ponctuel de l’intervention autonome dans l’espace de la politique-monde installée par les conciliations d’État capitalistes, est devenu la raison de sa dilution. Car son recouvrement médiatique par des actes de guerre d’une tout autre ampleur (le fatidique, ou voulu tel, « 11 septembre) n’explique pas tout. L’intensité irruptive qui a caractérisé en particulier les trois jours de Gênes ne pouvait guère s’ouvrir à sa propre continuité. Elle a certes marqué des vies ; elle n’a pas pu pour autant trouver un accès aux voies de sa propre consistance. Mais, par là, ne faisait que se répéter une inconsé- quence qui était celle du mouvement autonome lui- même. Les spéculations sur l’autonomie « délivrée du futur », désencombrée de l’utopie, des propositions concrètes de changement, de modèle alterna- tif, etc. n’avaient rien d’arbitraire ; elles voulaient notamment marquer l’écart avec le modèle léniniste de la prise du pouvoir. Mais elles ont aussi légitimé une sorte de négligence à l’endroit de ce qui pouvait exactement se substituer aux formes jugées archaïques de la continuité révolutionnaire, en termes à la fois d’organisation et de perspective.
Ce sont pourtant ces spéculations qui ont ouvert une entente nouvelle de ce que pouvait viser un mouvement de lutte radicale, et surtout, de ce qu’il pouvait porter. Pour les autonomes italiens des années 1970, ou pour les membres de groupes révolutionnaires tels Lotta Continua, ce n’était pas seulement le communisme, mais la révolution qui se trouvait être déjà là. Mieux : c’était le communisme, mais le communisme comme révolution. Contre l’imposture du délai, de l’atermoiement, il s’est agi de dire que le contenu entier de la bonne nouvelle portée alors par le mouvement ouvrier était à vivre, en tant qu’acte et en tant qu’expérience. C’est en ce sens qu’Erri de Luca a pu écrire : « nous étions le communisme », et c’est là, peut-être, la seule voie pour que le communisme comme expérience ne devienne pas lui-même une oasis. Que l’expérimentation ne soit pas séparée des actes, qu’ils aient même une préséance, sans quoi se recomposent ce que la visée communiste ne peut considérer qu’avec une extrême méfiance : des milieux clos, des exceptions voulues telles, « communistes » d’être seulement collectives et installées dans le refus des « valeurs bourgeoises ».
Le mouvement autonome, en ses multiples composantes et ramifications dans toute l’Europe et aux États-Unis, a certes été défait. Mario Tronti, qui fut l’une des figures centrales de l’opéraïsme, a proposé de considérer cette défaite comme clôture ultime du mouvement ouvrier révolutionnaire dans son ensemble, point final d’une histoire (ou plutôt d’une contre-histoire : une politique) qui a existé pendant plus d’un siècle et demi. Ce que le motif de la révolution a intro- duit, comme en témoigne la figure du Straubinger, dans ce qui peut s’appeler l’histoire des attitudes de vie et de pensée en tant qu’elles sont inséparables – l’histoire de l’éthique – c’est une sorte d’accident du temps. Dans notre aujourd’hui, le temps est désaccordé, il ne l’a jamais été davantage. Ce qui aurait dû avoir lieu, ce qu’annonçaient Marx et les révolutionnaires, n’a pas eu lieu et en ce sens demeure encore devant nous – mais demeure comme déchirure, accroc dans le tissu du temps ; et à l’inverse, tout ce qui ne pourra être expérimenté que plus tard, ou jamais, est déjà là, comme un passé jamais vécu depuis lequel seulement les vocables anachroniques du « communisme » et de la « révolution » recommencent d’avoir sens.
Le futur n’est réel qu’à renvoyer au non-événement, ou au non-avoir-eu-lieu de l’événement, qui comme tel concerne chaque instant – chaque césure possible du temps ; le présent n’est réel qu’à faire exister ce qui n’a pas de lieu en ce temps.
Comme tel
Comment comprendre les attitudes observables aussi bien dans les collectivités parfois dites « autonomes », aujourd’hui mieux nommées « alternatives », que dans les luttes ? « Aussi bien », parce que, en dépit des différences relevant du mode de vie, il y a un point commun tout à fait central, une erreur commune : le « créateur » négriste, le chômeur heureux faisant en acte une critique du travail, le squatter polytechnicien qui agence des possibilités de vie collective et, bien sûr, l’artiste qui ne souffre aucun compromis, tous sont des figures réalisant cet idéal selon quoi l’accomplissement de soi est comme tel l’acte le plus radicalement politique.
C’est une telle erreur qui réduit le communisme à n’être qu’une expérimentation par le seul biais de la vie collective et de la communisation, si justes que soient les raisons de cette expérimentation. La logique est la même que celle qui fait dire à l’artiste, le plus sincèrement du monde, que son « engagement » passe dans les œuvres qu’il écrit ou met en scène. Là encore, ce n’est pas faux, tout au moins ce n’est pas simplement faux. C’est vrai au regard des attachements réels que sont susceptibles de faire exister une expérimentation collective et une expérimentation sensible. C’est faux dans la double mesure où d’une part un tel engagement ne saurait être à la mesure de ce contre quoi il croit mener un combat ; et où d’autre part le problème de la politique aujourd’hui ne saurait plus se dire en termes d’engagement. L’usage même du vocable fait symptôme d’une mise à distance, par quoi la politique est soit dissoute dans une forme de l’agir « créateur », soit projetée dans l’extériorité de l’action citoyenne, militante et festive. On peut dès lors comprendre que les débats qui ont mar- qué le mouvement des intermittents aient été tournés vers cette alternative entièrement mystifiée : soit je m’engage dans mon art et pour mon art, soit je m’engage au dehors, dans les manifestations et les actions. Tout le problème est au contraire de faire que ce qui est porteur de vie soit comme tel apporté dans les « actions » – qui dès lors ne peuvent plus guère, il est vrai, être citoyennes, militantes et festives.
Il n’y a pas de problème de l’engagement, il y a seu- lement le problème du lien, du nouage entre ce qui fait la vie, ce qui la fait tenir, et ce qui fait la politique. Il y a à comprendre comment les luttes politiques et les sources de vie peuvent ne pas demeurer disjointes, ou hâtivement raccordées.
Les enfants gâtés de l’Occident ne sont pas ceux qui ont les moyens d’une vie luxueuse, mais ceux qui ont la possibilité de choisir la vie qui va être une vie d’accomplissement. Et c’est seulement par ce biais qu’il n’y a pas une si grande différence entre eux, enfants gâtés, et ceux pour qui le problème se dirait en termes de survie ; au moins en ceci que, dans les deux cas, est à trouver un passage de la vie à la politique, contre les évidences qui ont appris à tenir disjoints ces deux termes, ou à les lier dans l’étroit carcan du militantisme.
Si un tel passage n’existe pas, la politique, y compris celle que font les luttes et les mouvements, demeurera sans prise sur les situations où elle émerge, et les oasis de vie seront, ainsi que le dit Arendt, condamnées à être comme telles l’espace d’une vie mutilée, d’une vie aveugle.
Arendt est pourtant suffisamment claire : les oasis qui dispensent la vie sont anéanties lorsque nous y cherchons refuge. Et c’est aussi à ce moment qu’elles deviennent des obstacles, les plus indépassables précisément parce qu’ils ne peuvent être l’objet d’une démystification. Le besoin d’abri est un besoin éprouvé non seulement face au désert, mais face au type de réponse qu’exige l’avancée du désert. En ce sens, l’oasis, surtout lorsqu’elle se veut intrinsèquement politique, est un abri contre la politique elle- même.
Mais que se passe-t-il alors si l’on n’y cherche pas refuge ? Si elles ne sont pas d’ultimes abris, condamnés par la précarité de leur site ? Alors, c’est la logique d’ensemble qui peut commencer de s’inverser, et par là, de s’éclairer.
Inverser cette logique, c’est dire trois choses :
1 Si les oasis existent, on ne peut plus s’y rapporter comme à des abris, des refuges.
2 S’il y a une manière d’agir qui soit à la mesure de l’état des choses, c’est une manière réellement, effectivement polémique : un parti pris dans la guerre en cours.
3 Si, dès lors, il existe un espace habitable, ce ne peut être que celui configuré par une politique à hauteur de cette guerre, unique espace où les sources vives peuvent être éprouvées comme telles.
Dit autrement : ce ne sont pas les créations qui sont comme telles politiques, c’est la politique qui est le seul lieu où les créations sont redonnées comme telles. S’en déduit une possible définition du communisme, comme seule politique qui donne abri aux puissances antipolitiques, précisément en les exposant.
Bernard Aspe
l’Instant d’après / 2006
Livre entier au format Pdf et autres informations sur le lien suivant :
http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=4705
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1 Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, trad. Sylvie Courtine- Denamy, Paris, Seuil « Points », 1995, p.186.
2 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p.309.
3 Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, op. cit., pp.189-190. Le texte de Arendt, rédigé la même année (1955) que la conférence de Heidegger alors titrée Über « die Linie », peut lui aussi être lu comme une réponse à Ernst Jünger (Passage de la ligne, trad. Henri Plard, Nantes, Le Passeur, 1993, pp.77-80).
4 Voir Antonio Negri, le Pouvoir constituant, trad. Balibar et Matheron, Paris, PUF, 1997, p.399 sq. Et Antonio Negri et Michael Hardt, Empire, trad. Denis-Armand Canal, Paris, Exils, 2000, p.473 sq. Voir aussi, par exemple, la critique formulée par Yoshihiko Ichida,
Questions d’empire, publié dans Multitudes n°7, Paris, Exils, décembre 2001.
5 Jacques Rancière, le Philosophe et ses pauvres, Paris, Fayard, 1983,
pp. 121-127.

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