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Dans l’orchestre d’Auschwitz / Jean-Jacques Felstein

Le 15 juin 1943, très tôt le matin, trois hommes en civil font irruption dans l’appartement. Hélène et Léon ont été dénoncés. Ils sont d’abord conduits au siège de la Gestapo, avenue Louise, où Hélène sera interrogée, puis transférés directement au camp de transit de Malines.
C’est une caserne désaffectée où les futurs déportés sont enfermés, en attente du départ vers ce que l’on suppose être des camps de travail, quelque part à l’Est. Les conjectures vont bon train dans les dortoirs où les familles sont rassemblées. Entre les lits superposés, on échange des idées sur le lieu où l’on atterrira, le travail qu’on fera. L’essentiel est de ne pas être séparés. L’ordinaire, la nourriture, les conditions de vie quotidienne, sont à peu près corrects. La vie s’est organisée, il y a des tailleurs, des coiffeurs, on est enfermés, mais on est ensemble. Pour le reste, on espère survivre à Hitler. L’inimaginable n’a pas sa place, car il n’a pas lieu d’être.
Là-bas, Hélène fera connaissance d’une jeune fille arrêtée avant elle, Fanny Kornblum. On les présente l’une à l’autre, car les convenances sont respectées, malgré la promiscuité et l’internement.
Peu de temps après leur arrivée à Malines, Léon est atteint d’une furonculose qui nécessite son hospitalisation : on le soignera avant de l’envoyer mourir. Hélène ne le reverra plus : ils seront dans deux wagons différents, lorsqu’on les déportera par le convoi N° 21 du 31 juillet 1943, elle dans un wagon « normal », c’est-à-dire un wagon à bestiaux sur le plancher duquel est répandue de la paille. Léon fera le voyage vers l’est dans un « wagon sanitaire », dont tous les occupants seront gazés dès leur arrivée — y compris, parmi les infirmières, celles qui auront refusé d’abandonner leurs patients.
Le voyage est mouvementé. L’ensemble du wagon est composé de jeunes, courageux et déterminés. Ils savent que des personnes du convoi précédent se sont échappées au cours du trajet. Refusant d’aller vers ce qu’ils pensent toujours devoir être un camp de travail, quelque part en Allemagne, ils se sont donc équipés d’outils bricolés ou volés au camp de Malines, scies, marteaux, tournevis, et tentent leur chance eux aussi.
Ils scient un rectangle de bois dans le plancher du wagon, et quelques-uns risquent le coup. Mais, avertis des évasions, les nazis ont renforcé la garde SS du train de membres de la Schutzpolizei, la police d’assaut, suréquipée et entraînée. Les jeunes tentant de s’évader seront tous abattus. L’un deux, atteint d’une balle à l’abdomen, sera retrouvé peu après. Il a fait plusieurs kilomètres dans la nuit en se tenant le ventre, cherchant à trouver du secours avant de mourir, vidé de son sang…
Ils parviennent à Auschwitz le 2 août 1943, en milieu de matinée, et basculent immédiatement dans un univers incompréhensible.
Les portes du wagon sont ouvertes dans un fracas de cauchemar, les SS hurlent Raus, Schnell ! et matraquent les déportés trop lents à descendre sur la « rampe », un simple remblai de terre élevé le long de la voie à peu près au niveau du portail principal du camp, quelques centaines de mètres plus loin.
L’arrivée se passe dans un concert de cris, d’aboiements, et un remue-ménage de détenus vêtus de l’uniforme rayé, squelettes vivants allant dans tous les sens. Ils vident les wagons de la paille souillée, des bagages des arrivants, tout ceci en courant comme des fous dans toutes les directions.
Une odeur indescriptible de chair brûlée, de pourriture les frappe comme un coup au visage. Hélène qui n’a jamais assisté à la mort de quelqu’un devine que cette odeur est celle de la mort, une mort d’épouvante.
Les nouveaux arrivants sont séparés, les hommes d’un côté, les femmes et les enfants, de l’autre. Cela rajoute encore de la confusion, on s’appelle d’une file à l’autre, en criant à pleins poumons pour pouvoir être entendu. Tout le monde est mis en rangs, toujours à coups de matraque, et dans des paroxysmes de hurlements.
La « sélection » se fait lorsque les gens arrivent devant un officier SS, indifférent, qui fait signe de sa cravache en montrant la gauche ou la droite derrière lui. La gauche, c’est vers le camp, la droite, vers des camions qui attendent le long de la voie ferrée.
Cet univers-là est de toute évidence un univers où elle n’a pas été jetée pour travailler, mais pour être tuée : les nazis ne lui ont même pas demandé quelle était sa profession avant de l’orienter vers l’entrée du camp. Avec les « sélectionnées », elle passe sous un porche en brique. C’est une ouverture dans un grand bâtiment de presque un kilomètre de façade, surmonté d’une tour pointue. On dirait, de près, une gigantesque caricature de tête, dont la bouche est l’entrée principale, dont deux yeux malveillants sont les fenêtres au-dessus. Elles passent sous l’incroyable portail, et sont orientées vers la gauche, le camp des femmes.
Hélène pleure sans pouvoir s’arrêter. Elle ignore encore, à ce moment, qu’elle doit à un hasard biologique le fait de n’avoir pas été gazée dès son arrivée : les enfants n’entrent pas dans le camp, ils sont tout de suite tués. Elle est grande pour son âge, et son corps n’est déjà plus tout à fait celui d’une adolescente : malgré son visage rond et lisse, ses traits encore enfantins, ses grands yeux bleus incrédules, elle fera illusion.
Pour Hélène, toute l’opération se déroule dans le brouillard. Comme ses camarades, elle sera d’abord tondue et rasée ; voir ses cheveux blonds cendrés, encore ondulés se mélanger à d’autres, par terre dans le Block où l’opération a lieu, lui donne un sentiment de complète impuissance et d’irréalité totale. Au sens plein du terme, cet endroit n’est pas possible. En dernière humiliation, on lui tatoue sur le bras gauche un numéro, le 51887. Elle est marquée comme un animal de boucherie.
Il lui faudra rapidement apprendre à se rappeler en toute occasion ce numéro, en allemand en particulier. Elle ne s’appelle plus désormais Hélène Wiernik, mais 51887, Ein und fünfzig acht hundert sieben und achtzig.
On lui donne une robe en loques, quelques hardes, une écuelle et une cuiller, puis elle est conduite avec ses camarades au Block de quarantaine, le Block 9, où sont parquées les nou- velles arrivantes. C’est une bâtisse en pierre du camp A, située à deux pas du Block 10, celui des expérimentations médicales sur cobayes vivants du docteur Mengele.
Les femmes sont entassées à neuf ou dix par châlit, dormant à même les planches, avec une seule et mince couverture quel que soit le temps. Elles restent enfermées, gisent sur le sol de terre battue à longueur de journée. Il n’y a rien à boire que de l’eau polluée : avec une ironie lourde, les gardiens nazis ont affiché kein trinkbar Wasser : « eau non potable », comme s’ils se préoccupaient de la santé ou de la maladie de l’audacieuse ou de la suicidaire qui en boirait… Cette eau est effectivement très ferrugineuse, et véhicule un des deux typhus qu’on attrape à Birkenau ; l’autre, le Flecktyphus, est transmis par les poux. On en meurt beaucoup, en quarantaine.
À cette atmosphère de dévastation, la jeune Hélène de seize ans ne résiste pas. Elle se dit sans arrêt qu’elle est dans un cauchemar et s’effondre.
Une voisine, touchée par son désespoir, essaie de la calmer.
« Si on te demande ce que tu as comme métier, réponds que tu es couturière.
— Mais je ne sais même pas coudre ! — Je t’apprendrai, ne t’en fais pas. » Affalée sur le sol devant le Block, Hélène continue de pleurer.
Puis une pensée lui vient, qui ne la quitte plus : je ne pourrai plus jamais jouer du violon ! Elle commence à faire les cent pas dans l’espace restreint, se blesse sur les aspérités et les cailloux du sol, et continue de penser à son violon.
C’est une pensée enfantine, c’est même une pensée ridicule et saugrenue dans cet endroit ; c’est en même temps l’adieu d’une enfant et d’une artiste à la vie et à la civilisation humaine, si loin là-bas, dans le temps et l’espace : la civilisation qui ne désirait pas sa mort.
Dans son souvenir, c’est précisément au moment où elle pensait ne plus jouer — ne plus vivre — que le miracle s’est produit. Comme elle le dit : « Un ange est descendu du ciel. »
Une jeune fille d’aspect soigné, « civilisé », avec un fichu blanc sur la tête, des vêtements normaux, des chaussures lacées et confortables, se dirige vers elle après avoir parlé avec un groupe de femmes du Block. Est-ce une nazie ? Une gardienne ?
Elle s’adresse à Hélène en français : « Il paraît que tu joues du violon ? »
Hélène est abasourdie. On peut donc aussi parler de musique ici. Elle a tout perdu, elle sait maintenant qu’elle se trouve dans un endroit qui a pour raison d’être le meurtre, le sien et celui de son peuple : on lui a décrit le sort qui attendait ceux qui ont été désignés sur la rampe, pour prendre les camions ; elle sait d’où vient l’odeur qui l’a saisie dès l’arrivée, elle sait comment la fumée et les flammes des hautes cheminées tout au fond, derrière le camp B, sont produites. La mention du violon, en évoquant la vie d’avant, vient comme un écho répondre à la question qui la tourmente, et lui rend encore plus aiguës la souffrance, la conscience de l’irréparable.
La jeune femme au fichu blanc avait appris qu’un transport était arrivé de Malines, et souhaitait sortir du Block une musicienne, quelle qu’elle soit. La pêche miraculeuse… Une détenue lui a dit qu’il y avait une violoniste parmi les nouvelles.
« Oui, j’en joue. — Cela fait combien de temps ? — Cinq ans.
— Elles disent toutes cela. Mais si c’est vrai, tu viens avec moi. »
Encore sous le choc, Hélène se rebiffe et répond avec une rage sourde : « Ça fait vraiment cinq ans que j’en joue. Mais il n’est pas question que je joue pour distraire les Allemands ! »
L’autre insiste : « Tais-toi et suis-moi. »
Sa compagne, la couturière, l’encourage de la tête. Plus tard, Hélène cherchera à retrouver cette première amie pour lui amener à manger, et apprendra qu’elle n’a pas passé la quarantaine : le typhus.
Hélène accepte enfin, et suit celle qui est venue la chercher.
Elle la conduit au camp B, là où est le Block de l’orchestre, là où déjà, elle était peu de temps avant pour s’y faire tondre. Le Block est tout au bout, l’avant-dernier sur la droite de la Lagerstrasse. Les grandes cheminées, tout au fond, crachent des volutes de fumée grise, huileuse, des cendres et de la suie sur tout le camp, et rajoutent encore de la pestilence à la pestilence ambiante.
Les quelques centaines de mètres qu’elles doivent parcourir sont douloureuses pour Hélène : elle va pieds nus et se blesse sur les graviers du chemin, sur la Lagerstrasse bordée de rangées de baraques jusqu’aux barbelés électrifiés de l’enceinte, et qui traverse le camp pour mener, au-delà du périmètre barbelé, à ce qu’on lui a révélé être la chambre à gaz et le crématoire N° II. Alors que les bâtisses sont en pierre sur la gauche, elles sont en bois sur la droite.
On ne lui a pas donné de chaussures, car dans le Block de quarantaine une grande proportion de détenues sont condamnées à mourir du typhus, de dysenterie, ou simplement de désespoir. Pour l’organisation nazie du camp, donner des chaussures pour devoir les faire récupérer quelques jours après sur les cadavres est une perte de temps.
Hélène est présentée à Zofia Tchaïkowska, chef d’orchestre. Celle qui est venue la chercher au Block donne un violon à Hélène. Il lui faut maintenant choisir ce qu’elle va jouer pour ce qu’elle va devoir passer, sans le savoir : une audition.
Dans le « vrai monde », une audition pour intégrer un orchestre, c’est le rêve de tout musicien. On s’y prépare, on travaille à s’en faire saigner les doigts, on peaufine la moindre nuance de la pièce choisie. Une carrière peut en dépendre.
Ce rêve-là, Hélène l’avait sans doute déjà fait. Avant même qu’elle n’en soit consciente, il était définitivement outragé et saccagé.
Cinquante-quatre ans après, Hélène ne peut toujours pas expliquer avec certitude ce qui l’a motivée en ces circonstances à jouer une pièce de musique aussi extrême que La Chaconne.
Lorsqu’elle en parle, elle dit « Et moi, comme une gourde, comme une idiote que j’étais, je me mets à la jouer… », et elle ne se rend pas vraiment compte du caractère que cela revêt pour nous.
Était-elle consciente de l’enjeu — sa vie — lorsqu’elle a décidé de la tenter ? La Chaconne, ce n’est jamais gagné d’avance… Elle sait simplement qu’elle avait pensé ne plus jamais jouer, pour se voir remettre un violon quelques instants plus tard.
Violoniste douée et déjà assez bonne technicienne, elle aurait pu sans grand risque demander une partition quelconque, la déchiffrer à vue et la jouer immédiatement. Le choix qui s’imposa à elle fut de jouer La Chaconne.
Ce morceau terriblement difficile, les solistes au violon comme à la guitare le redoutent car ils y sont mis à rude épreuve ; physiquement, car le morceau dure près de vingt minutes, techniquement, car il y a des passages d’une complexité diabolique, exigeant une totale maîtrise de l’instrument et une grande virtuosité ; musicalement enfin, parce que, sans l’expressivité et la sensibilité, ce morceau n’a aucun sens.
C’est donc sur la planète Auschwitz, dans le chaos et l’impensable, qu’elle interprétera — pour ce qu’elle pense être la dernière fois de sa vie — la quintessence de l’harmonie et de l’équilibre, la musique de Bach.
Hélène est arrivée quelques heures auparavant dans ce lieu. Sur la rampe, son petit frère a été conduit vers ce qu’elle a su, peu après, être la chambre à gaz. Elle-même est en loques, désemparée, tondue, rasée et marquée comme une pièce de bétail. Elle s’attend à mourir dans un court laps de temps. Cent mètres derrière elle, les crématoires fument, des flammes sortent de la cheminée. Les nazis sont en train de brûler son peuple, c’est la fin, et elle doit faire de la musique, comme si elle dansait sur des cadavres.
Par défi peut-être, en hommage à la vie, précisément parce qu’elle est dans un endroit où seule la mort a sa place, elle jouera ce qu’elle aime plus que tout.
Elle est dans la salle de musique du Block de l’orchestre, les pupitres sont en demi-cercle autour du podium où se tient habituellement Tchaïkowska lorsqu’elle croit diriger l’ensemble. Les parois de bois brut du Block forment un décor déprimant, et ont sans doute une acoustique très pauvre.
Elle accorde le violon qu’on lui a donné, fait quelques exercices d’échauffement des doigts, puis se lance. Hélène est dans sa Chaconne, là où rien ne peut plus lui faire de mal, car c’est de son monde intérieur qu’elle parle, et c’est là qu’elle a trouvé refuge.
Les musiciennes, toutes présentes autour d’elle, l’écoutent de plus en plus intensément à mesure que le morceau progresse : le temps d’Auschwitz s’est provisoirement arrêté, et grâce à elle, les voici de nouveau, provisoirement, dans l’humain.
Au bout de quelque temps, peut-être sur le passage en arpèges, parce qu’il fait mal tant il est beau, elle se rend compte qu’elle pleure et continue de jouer parce que, durant l’instant qu’elle résonne, cette musique-là permet même d’effacer Auschwitz, et la misère, et le petit frère martyrisé, et les aboiements des SS, les hurlements d’épouvante, les coups, les meurtres.
Pour toutes les femmes présentes, cette musique évoque un monde perdu, une vie autre part, une famille maintenant épar- pillée ou détruite, cette musique cristallise une paix et un ordre où les nazis ne seraient pas présents, et redonne de l’espoir pour un court instant…
Et toutes les femmes présentes pleurent comme elle, Frau Kroner, la « doyenne » avec ses quarante ans passés, pleure de ses yeux bleus très doux et son visage de gentille poupée de porcelaine. Tchaïkowska pleure, et sa nouvelle amie aussi, celle qui l’a sortie du Block 9, Elsa.
Puis le silence se fait, sur l’accord final.
Hélène a passé l’audition. Après sa période de quarantaine réglementaire, elle sera « titulaire », comme dans n’importe quel orchestre du « vrai monde »…
Et cinquante ans plus tard sur la plage de Knokke, de sa si belle voix, avec son articulation si précise, elle me dira un peu songeuse, un peu confuse aussi…
« Mais tu sais, en y repensant, je ne l’ai pas si bien jouée que ça, cette Chaconne… »
Tant que sa période de quarantaine n’est pas achevée, Hélène viendra tous les matins au Block de l’orchestre dans le camp B, pour retourner dans le Block 9 du camp A, où elle doit, d’après le règlement, être présente à l’appel du soir.
Elle traverse donc une grande partie du camp B, et peut voir lorsque l’appel se prépare, les cadavres alignés devant les baraques, de part et d’ autre de la Lagerstrasse. Toujours en loques, et toujours nu-pieds, elle rentre dans son Block avec le rappel quotidien d’une réalité que la musique ne peut pas travestir.
La traversée du camp lui est de plus en plus pénible, ses pieds enflent, bleuissent et deviennent douloureux. Alors que l’infection menace, l’interprète du camp, Mala Zinetbaum, lui fait donner des chaussures confortables.
Fanny, qu’Hélène avait connue à Malines, est toujours dans le Block de quarantaine. Sa mère est avec elle, sa jeune sœur et sa grand-mère ont été gazées à l’arrivée.
Attentive à tout ce qui se passe autour d’elle, intelligente et énergique, malgré la catastrophe qui s’est abattue sur elle, la mère de Fanny voit et comprend ce qui se passe pour Hélène. Elle vient un jour la voir lors de son retour d’une répétition : « Est-ce que tu pourrais faire quelque chose pour ma fille ? Elle est musicienne comme toi, elle joue de la mandoline. »
Hélène est trop heureuse de pouvoir tenter pour quelqu’un d’autre ce qu’Elsa a fait pour elle. Elle demande à Tchaïkowska que Fanny soit intégrée elle aussi, ce qui sera fait, après audition.
Ces trois jeunes filles cimenteront leur amitié sur cette reconnaissance qu’elles se doivent la vie. En retour, lorsque la mère de Fanny vient à mourir du typhus, quelque temps après l’intégration de sa fille dans l’orchestre, Alma chargera Elsa et Hélène d’apprendre à Fanny que sa mère n’a pas survécu…
C’est ainsi que le « trio des Belges » se constitue, et ne se défera plus, malgré la disparition d’Elsa en 1964, et celle de Fanny en 1992 : dernière des trois, Hélène en garde toujours le souvenir, présent et vivace.
Jean-Jacques Felstein
Dans l’orchestre d’Auschwitz – le secret de ma mère / 2010
voir le site
vient de paraître aux éditions Imago
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Nous sommes tous des voleurs de poules roumains ! (Chimères n°73) / Alain Brossat

« Parasite » est un terme dont la fortune dans les sociétés modernes n’est pas faite pour nous étonner : il déploie en effet ses puissances à l’intersection de plusieurs domaines stratégiques – la politique, la biologie, l’économie sociale, etc. De ce fait même, sa propriété de faire image, de trouver des emplois utiles dans toutes sortes de régimes discursifs et de nourrir les rhétoriques les plus variées se manifeste constamment ; ceci dans des configurations, des séquences et des topographies très diverses. Bref, « parasite » est, davantage qu’un mot d’époque, un terme qui fait époque, un vocable puissant susceptible de se hausser, selon tel ou tel régime discursif, à la dignité du concept, voire de se prêter au jeu de la construction de paradigmes.
Qu’il suffise de le mentionner pour que tout ou presque soit dit : en plus d’une occasion, dans les moments totalitaires mais pas exclusivement, il a suffi qu’un individu ou un groupe soit désigné par le pouvoir comme « parasite » pour qu’il soit virtuellement mort – « parasite » désignant politiquement l’exterminable, l’indigne de vivre, le danger mortel.
Première singularité du terme, donc, employé comme substantif ou adjectif, dans la langue et le discours de la modernité : il met en relation, à la faveur d’une fertile in-distinction (indétermination), plusieurs domaines du vivant : l’humain, l’animal, le végétal. Le grand discours (moderne) de la vie, celui de la biologie, de la médecine notamment, saisit, redéploie et intensifie le vieux terme gréco-romain qui, lui, désignait une figure sociale (celui qui tire sa subsistance d’un mieux nanti), un personnage de la comédie humaine – le parasite, personnage récurrent de la comédie latine.
Au rebond des savoirs modernes, le parasite devient un organisme, animal, plante, qui vit aux dépens d’un ou d’une autre – mais nous verrons combien est susceptible de se diffracter, de s’effriter ce simple « aux dépens ». Cette extension, ce redéploiement du vocable va en décupler les puissances en favorisant toutes sortes de translations, d’échanges, de franchissements de la « barrière des espèces » : bien avant que les rhétoriques totalitaires ne s’emparent du terme, le discours plébéien ou révolutionnaire de la guerre des espèces va, au XIXe siècle, biologiser les représentations politiques et politiser la langue des sciences du vivant en construisant la figure du parasite – capitaliste, bourgeois, rentier qui prospère au détriment du travailleur productif, lui suce le sang, l’affame, etc. Un mot formidablement mobilisateur, mais pour autant, précisément, qu’il animalise l’imagerie politique et balise cet espace de l’affrontement des espèces en lutte ; l’ennemi y est le représentant de la classe adverse comme il est, aussi bien, une sangsue, un ténia – une forme nuisible et abjecte du vivant. La maléfique intelligence (politique) de ce terme est, précisément, dans le discours de la modernité (le parasite de Plaute et Molière est un personnage plein d’expédients et de ressources, une figure joyeuse et divertissante qui fait partie du « tableau » de la société des vivants et dont nul ne songerait à réclamer l’élimination violente), de rendre pensable et opératoire l’élimination nécessaire, requise et salutaire de cette part dégradée et dangereuse de la collectivité des vivants qui subsiste et prospère au détriment de la majorité. Le mot parasite apparaît, dans cet ordre des discours, comme l’opérateur providentiel d’une dégradation (destitution) du vivant humain, permettant d’en nommer sans ciller la séparation requise au nom de l’intérêt supérieur, d’avec le corps commun.
Comme chacun sait, ces opérations destinées à séparer la part du vivant humain dont la vie doit être promue, entretenue et protégée (celle qui est « digne de vivre », en idiome nazi) de celle qui, défectueuse ou parasitaire, défectueuse et parasitaire, le plus souvent, doit être écartée ou éliminée (« indigne de vivre » dans la même Lingua Tertii Imperii) ne sont pas, dans nos sociétés, confinées sur les bords excentrés du système – elles sont une de ses régularités les plus obstinées, il suffit d’ouvrir les journaux d’aujourd’hui pour en avoir la confirmation. En renvoyant le parasite humain, figure d’une typologie sociale, culturelle, raciale, politique, à son peu de valeur sur l’échelle du vivant, ce terme est un formidable facilitateur de solutions extrêmes – l’anesthésiant parfait des scrupules humanitaires…
Le mot parasite est, dans nos sociétés, l’adjuvant rêvé des passages à l’acte les plus destructeurs, il les habille de lin blanc et de probité candide, il est, dans la langue de l’Etat, des redresseurs de torts, des justiciers expéditifs et des policiers consciencieux, le mot magique dont se parent les actions les plus brutales. Dans La lucidité, admirable fable sur l’extinction de la démocratie contemporaine imaginée par José Saramago, c’est un premier ministre frustré par l’avalanche de bulletins blancs qui vient de submerger les urnes lors de la toute récente consultation électorale qui parle ainsi :
« (…) La lutte sera une entreprise ardue et de longue haleine, l’anéantissement de la nouvelle peste blanche exigera du temps et beaucoup d’efforts sans oublier, certes, sans oublier la tête maudite du ténia, cette tête qui se tapit quelque part. Tant que nous n’aurons pas réussi à la débusquer du sein nauséabond de la conspiration, tant que nous ne l’en arracherons pas pour l’exposer à la lumière et la livrer au châtiment qu’elle mérite, ce parasite mortel continuera à multiplier ses anneaux et à miner les forces de la nation, mais nous remporterons la dernière bataille, ma parole et la vôtre seront le gage de cette promesse aujourd’hui et jusqu’à la victoire finale ».
La relation qui s’établit entre rhétorique du parasite et violence promise apparaît, ici comme ailleurs, dans son aveuglante clarté. « Parasite » a été, au XXe siècle, l’un des sésames les plus efficaces de toutes les épurations, les bruyantes comme les silencieuses. La coagulation de sens qui s’opère dans l’emploi politique du terme entre ce qui relève de la satire des mœurs ou d’une critique sociale pratiquement immémoriale et ce qui emprunte au registre récent des sciences du vivant « dope » le terme, en démultiplie les effets, en fait, dans la mêlée des discours, une redoutable machine de guerre. L’indétermination persistante du terme (dans ses usages de combat, encore une fois), inhérente à sa polysémie, le dote d’une très expédiente plasticité : les idéologues nazis peuvent donc développer leur propre discours du parasite indexé sur le critère racial, les suppôts du régime stalinien, eux, vont le déployer sur le versant du naturalisme social – d’un côté le Juif ou le Tzigane comme parasite, de l’autre le koulak, le nepman, etc. Le « grand discours » idéologique du parasite est donc susceptible de se diffracter à l’infini, au gré des situations, des stratégies, des « grammaires » politiques – dans la fable imaginée par José Saramago, on l’a vu, il fait un retour remarqué dans des conditions non-totalitaires par excellence – celles du « pan-démocratisme » à bout de souffle. Mais ce n’est pas la première fois que nous le noterons, avec Ernesto Laclau par exemple : bien souvent, c’est le flou, le vague, l’indétermination d’un mot, d’un syntagme ou d’un énoncé politique qui en programme le succès – plutôt que sa précision, sa distinction et sa clarté.
Dans ses emplois politiques, le mot parasite prospère sur un fond de guerre – de lutte à mort des espèces. Il est un opérateur majeur du processus de zoologisation, de biologisation des discours, des représentations et des pratiques politiques – l’une des pentes le long desquelles l’Histoire du XXe siècle s’est jetée dans l’abîme. C’est, dans ce contexte, un mot dont l’idéologie (si l’on peut s’exprimer ainsi) est parfaitement incohérente : en effet, il a en propre à la fois de rétablir un plan de continuité anomique dans l’ordre du vivant (le Juif comme rat, le koulak comme pou, la chef conspiratrice, chez Saramago, comme ténia…) – ce, donc, à contre-courant d’une tradition philosophique qui va d’Aristote à Kant via Descartes (dixit Derrida), et de mettre en place des taxinomies, des hiérarchies compactes et rigides, destinées à rendre pensable et faisable l’opération d’élimination de l’en-trop « nuisible » et déchu de sa « nationalité humaine », pour parler un peu la langue des Henkersknechte du moment.
Mais, comme plus haut, cette « inconsistance » de l’idéologie politique du parasite est la condition de son succès, de son maniement aisé (la politique a besoin de mots à la fois souples, flous et puissants, d’outils à usage multiples et de dispositifs simples et robustes). Elle va rétablir de la continuité, effranger les bords et les « barrières » dans l’ordre du vivant (le « sous-homme » dégradé au rang de l’animal) non pas en vue de repenser et refonder notre (nous les humains) rapport à l’animal sur des fondements moins violents (comme Derrida et toute une sensibilité contemporaine nous invitent à le faire), mais au contraire pour penser l’extermination, ou, plus précisément, l’amputation par la communauté humaine d’une supposée part parasitaire d’elle-même. Le motif, l’image, la fantasmagorie du parasite sont nichés au creux du grand récit eugéniste de la première modernité, laquelle statue : le salut et la prospérité de la communauté ont un prix – sa séparation d’avec la part défectueuse ou nuisible du vivant susceptible d’entraîner sa dégénérescence. L’immunisation de la communauté, le renforcement de sa qualité (biologique en premier lieu, mais aussi sociale, culturelle et politique) passent donc par cette opération salutaire d’élimination de ce déchet parasitaire. Et c’est cette figure éminemment politique de l’immunisation par amputation qui, après les grands moment totalitaires et les grandes exterminations du XXe siècle, porte le nom même de l’inhumain : désormais, l’immunisation du vivant, humain ou autre, récuse les opérations de tri sélectif et les gestes d’élimination qui en découlent. Ergo la peine de mort est barbare, les corps en déshérence doivent être nourris et soignés (l’humanitaire y pourvoit), les camps accueillent des réfugiés plutôt qu’ils ne sont l’enfer où sont jetés et broyés les déclassés et les réprouvés, le vivant animal doit se voir aussi reconnaître des droits, etc. Une figure d’inclusion sans reste placée sous le signe global du « droit à la vie » refoule avec toujours davantage de rigueur celle des partages requis qui constituait la norme à l’époque antérieure (la première modernité).
Du coup, le discours du parasite, sans pour autant disparaître, tend à devenir flottant, à s’euphémiser, à se masquer, se diffracter : même un Besson, même un Hortefeux se gardent, au temps des surenchères sécuritaires, de désigner expressément et sans détour les Rroms et les sans-papiers dont ils orchestrent la persécution comme des parasites. On tiendrait peut-être là un fil nous conduisant au cœur du labyrinthe de la confusion présente : d’un côté, il y a ce profil vertueux de l’Etat démocratique qui, lorsqu’il entend édifier les enfants des écoles à propos de la barbarie nazie et de l’idéologie antisémite, leur présente des extraits de ce film de propagande terrifiant où le supposé parasitisme juif est illustré par des hordes de rats grouillant dans les égouts. Mais de l’autre, il y a ce pli toujours plus accentué de l’Etat policier, sécuritaire et xénophobe qui, à défaut d’avoir une politique, remet sans relâche en selle la figure du partage salutaire, impérieux, de la séparation brutale d’avec l’indésirable, le dangereux, le fou, l’indigent, l’allogène suspect, etc. Simplement, comme cette séparation ne peut (pour des raisons historiques plutôt que morales) prendre la forme des salutaires exterminations de jadis, le discours du parasite demeure entre deux eaux, affleurant sans cesse ici et là, immense carcasse, charogne putréfiée dérivant sans fin au fil du courant, mais impossible à renflouer vraiment – tant il est vrai que, encore une fois, le parasite, comme mot politique, ça sert avant tout à penser l’extermination.
On va donc assister à la prolifération d’un discours du parasite et du parasitisme en demi-teinte, agencé sur des dispositifs d’amputation « allégés » : le refoulement, l’expulsion, le rejet plutôt que la mise à mort ; plutôt que de parasites, on parlera d’ « en situation irrégulière », d’illégaux, de clandestins ; la neutralité du langage administratif vient masquer la brutalité des pratiques de séparation d’avec l’indésirable, comme la suggestivité de l’expression empruntée à la biologie venait intensifier et exalter les pratiques d’épuration et de nettoyage mises en œuvre par les défenseurs de la pureté du sang.

Déconstruire la fantasmagorie du parasite
La parasitologie, science très respectable, attire notre attention sur le fait que le parasitisme est avant tout une relation entre deux organismes vivants dont les interactions peuvent prendre une forme extrêmement variable : au sens courant, l’organisme parasite vit et prospère au détriment de l’organisme « hôte » ; mais aussi bien, le parasitisme pourra prendre une forme dite « mutualiste » telle que l’un et l’autre organisme en tire parti. Prenons un exemple simple, voire simpliste, qui illustre bien la complexité de la relation parasitaire, son instabilité, sa réversibilité : la sangsue, dont on sait quel imaginaire répulsif et hostile elle nourrit (très belle séquence dans African Queen où l’aventurier endurci et macho de haut vol Charlie Allnutt – Humphrey Bogart -, ayant surmonté toutes les épreuves, perd toutes ses assurances lorsque les sangsues viennent se coller à sa peau…), n’a-t-elle pas longtemps trouvé son utilité en médecine, moyen naturel des salutaires (voire…) saignées ? Autre exemple, tout aussi élémentaire : ces oiseaux qui, le long des fleuves africains, viennent se poser hardiment sur le dos des crocodiles et des hippopotames pour se nourrir des vers et autres insectes incrustés dans leur peau ; salutaires parasites de leurs hôtes, nourris d’autres parasites, néfastes, eux. Le « jeu » parasitaire se complexifie ici, faisant apparaître ses contiguïtés avec la symbiose : lorsque le parasite se nourrit des déchets de son hôte, l’association des deux organismes est profitable à l’un comme à l’autre. On est là, dans le vaste spectre de la relation parasitaire, aux antipodes du mildiou (un champignon) ou du phylloxéra (un puceron) qui ravagent nos vignes et désolent nos campagnes… D’autre part, des éléments de subjectivité humaine entrent nécessairement en compte dans la définition de ce qui sera réputé parasitaire et ne le sera pas : pour le jardinier, il ne fait aucun doute que la sauterelle, la chenille, la limace qui infestent son potager sont des parasites ; mais pas l’abeille, bien sûr, qui butine utilement dans le rosier voisin. Mais qu’en dirait la rose, eût-elle d’aventure voix au chapitre ?
Ce rapide survol de la variabilité des notions du parasite et du parasitisme, telle qu’elle a été redéployée par la biologie et la médecine modernes, suggère toute une série de métamorphoses possibles : en déconstruisant la figure abjecte du parasite construite par la première modernité, en en redéployant les puissances, les potentialités dans le domaine des conduites, des contre-conduites. En ressaisissant par le bon bout le fil de l’animalisation du parasite humain qui, dans les configurations totalitaires ou sous le régime de l’Histoire associée à la terreur, accompagne la brutalisation littéralement infernale des pratiques politiques et guerrières.
Là où se sont retirés, ont perdu leur substance stratégique et leur souffle historique, les grands modèles (politiques) de l’affrontement massif et direct (classe contre classe…), de la bataille ou de l’insurrection qui impose la décision (Clausewitz revisité par Lénine et Trotski), là où la figure de la résistance, orpheline de sa majuscule, est conduite à se redéployer sur un mode non-héroïque, moléculaire davantage que molaire, de nouvelles tactiques, de nouvelles intensités sont appelées à se nouer autour du parasite et du parasitisme – ceci dans l’horizon général d’un indispensable redéploiement général de l’entendement politique.
S’efforcer à devenir un parasite actif de tel ou tel « organisme », mammouth, Moloch ou Léviathan, peut, dans les circonstances présentes (tout autres que l’ « heure des brasiers » que célébrait le lyrisme révolutionnaire des années 1960-70), être un geste de création, un moment de réinvention de la politique – c’est, par exemple, ce que font les activistes de la « Mutuelle des fraudeurs » qui, militant en faveur de la gratuité des transports en commun et se cotisant pour payer les amendes, agissent en parasites conséquents de ces pachydermes glacés que sont la RATP et la SNCF. Faire de l’enseignement de la philosophie tout autre chose que ce qu’en attend le commanditaire de la rue de Grenelle sans franchir la limite qui exposerait le contrevenant à sa mise à pied est une pratique parasitaire active susceptible d’ouvrir un champ dans lequel peut reprendre vigueur le long combat pour l’émancipation. Celui/celle qui s’y essaiera aura d’ailleurs toujours beau jeu d’abriter cette utile expérimentation derrière l’autorité de Diogène, qui, le premier, sut faire de la philosophie non seulement un domaine de vie, mais une activité intrinsèquement parasitaire. Il aura beau jeu, aussi bien, de remarquer alors que se donner un « devenir-parasite », c’est toujours tendre à s’animaliser, pencher vers l’animal – Diogène-le-chien, Diogène vêtu de sa peau de bête !
En fait, si l’on y regarde de près, on s’avise que, sous la ligne de flottaison de la violence du souverain ou de l’Etat moderne, c’est, de Diogène à Boudu ou Bartleby en passant par le Neveu de Rameau, un fil ininterrompu qui court pour célébrer la rétivité joyeuse et inventive du parasite allergique aux hiérarchies, aux disciplines, à l’autocontrainte, moteur du « procès de civilisation » (Norbert Elias). Pour cette raison, les formes de résistance anciennes ou contemporaines qui se déploient sur le versant du parasitisme (vol, coulage, refus de travailler, mendicité…) font toujours revenir le sauvage au cœur du monde civilisé, par quelque biais, elles passent toujours par des conduites d’ensauvagement. Le braconnier, figure littéraire ou cinématographique, en ce premier XXe siècle ou la France se voit encore rurale, en est un bon exemple : le Raboliot de Genevois, le Marceau de Renoir (La Règle du jeu) sont des hommes de la forêt dont l’activité prédatrice et la proximité avec l’animal sauvage véhicule toute une morale : celle qui énonce que la vie « civilisée » moderne, c’est la guerre et le massacre (ils savaient de qui ils parlaient, écrivant, filmant entre 1918 et 1939).
Dans une autre veine, The Party, comédie de Blake Edwards, est une somptueuse déconstruction d’une fantasmagorie enracinée au plus profond du monde post-colonial occidental (blanc) : celle de l’étranger de peu (généralement un ancien colonisé au teint mat et au statut social modeste, voire carrément pauvre et précaire) en tant que parasite par vocation. A Hollywood, donc, un obscur acteur indien est invité à une réception chic par erreur et, ignorant de tous les codes en vigueur, y commet gaffe sur gaffe, produisant une série de perturbations, de désordres et de confusions, ouvrant autant de brèches dans la comédie sociale immuable que constitue ce genre de cérémonie, lézardes où se dévoile le vide de l’existence de ce microcosme et du rite lui-même qui les rassemble. Le parasite post-colonial, ici en position de pique-assiette et d’ « innocent » magnifique, en plein état d’apesanteur sociale et culturelle, se comporte (comme toujours au mieux de la comédie américaine) en fauteur d’un désordre requis, salutaire destructeur des ornements mensongers de la vie policée, révélateur, intensificateur bénéfique des antagonismes refoulés.
Les puissances de véridiction recélées par la succession ininterrompue des « gestes » inappropriés de ce maladroit consommé qu’est le sujet post-colonial en tant que parasite objectif (et ce d’autant plus et « mieux » qu’il l’est sans le savoir !) sont infinies. Une leçon fondamentale se dégage de sa traversée du monde spectral de la bonne société hollywoodienne – la production de la vérité passe par l’amplification du désordre et la production en série des catastrophes. C’est sur ce versant burlesque que se dévoilent au mieux les puissances du parasite comme énonciateur candide des vérités les plus incommodes. Dans le registre de l’animalisation, nous dirons que le flux vital qui traverse l’accumulation des bourdes dont est tissée l’inconduite de Hrundi V. Backshi (Peter Sellers) tout au long de la party est celui-là même qui met en mouvement l’éléphant dans le magasin de porcelaine : à l’issue de cette dévastatrice traversée, une chose se trouve solidement établie : tous les vases renversés, piétinés, réduits en miettes étaient de toc et nullement ces vénérables antiquités chinoises dont ils empruntaient l’apparence.
Le film de Blake Edwards, réalisé en la magique année 1968, soit dit en passant, peut être revisité aujourd’hui comme une ironique mais insistante incitation à nous doter, en autant de circonstances qu’il sera possible, d’un devenir-parasite actif, créatif, agencé sur toutes sortes de gestes et de conduites de défection, de diversion, de ralentissement ou d’entrave (de blocage), tout ce qui, selon Foucault, entre dans le registre des contre-conduites, des résistance de conduite, des révoltes de conduite (des simples inconduites aux insurrections de conduite) ; une disposition qui manifeste, selon les intensités et les modulations les plus variables, l’obstination du refus d’être gouvernés (comme nous le sommes, selon les modalités en cours et par ceux qui s’estiment fondés à le faire) ; mais aussi, inversement, le désir de nous gouverner nous-mêmes ou d’inventer d’autres formes de gouvernement.
Le devenir-parasite que chacun est susceptible de se donner est constitutif de moments ou de pôles de résistance, de constitution de contre-forces, d’élaboration de stratégies et de tactiques se déployant selon les modalités diverses du refus, de l’esquive, de l’obstruction, de la ruse, de la fuite, etc. Il engage les subjectivités individuelles mais en appelle aussi à la formation de collectifs (sur le modèle des mouvements de « chômeurs heureux » apparus en Allemagne il y a quelques années), il est aussi un espace de réinvention de la politique, d’une politique sans bords. Ainsi, le piratage joyeux, insouciant, parfois compulsif et boulimique du dernier cri des produits déversés sur le marché par les industries culturelles, ce piratage tel qu’il est universellement pratiqué par les ados, sous nos latitudes, est, bien sûr, inclus dans la sphère d’un consumérisme en tous points conforme aux canons du néo-libéralisme ambiant. Mais dès lors que ces pratiques d’appropriation sauvage heurtent de front le code de la propriété privée, suscitent des dispositifs répressifs, des débats sur les relations entre art, culture, marchandise et argent (etc.), le piratage, comme forme de parasitisme massif, global, étendu à l’échelle de la planète, devient un enjeu politique : le grand motif de la gratuité, celui de l’expansion sauvage de formes d’appropriation ou d’échange soustraites à l’emprise du marché, vient parasiter (au sens radiophonique du terme) le discours hégémonique des marchands de culture, des financiers et des défenseurs inconditionnels de la « propriété intellectuelle ».
Fondamentalement, dans ses formes multiples, éclatées, disparates, ironiques, cyniques, vertueuses, sérieuses ou futiles, le parasitisme contemporain est une pratique (une activité, une conduite, un geste…) de défection : un refus de faire « comme avant », comme prescrit (gouverner, c’est « faire faire », dit Foucault) ou, tout simplement, une interruption silencieuse de la régularité gouvernementale : on ne fait plus, on fait autrement, on se déplace, on se rend indétectable, ininscriptible, insaisissable.
Voilà qui jette peut-être quelque lumière sur deux scènes récentes où se sont manifestées avec une intensité particulières les obsessions policières, sécuritaires de ceux qui prétendent gouverner nos vies : l’affaire de Tarnac et celle des Roms. Le zèle flicard qui s’est déployé contre les terroristes imaginaires installés (en communauté) dans le village du Limousin avait valeur d’avertissement lancé à toute cette jeunesse souvent éduquée, passée par les universités, issue de la supposée classe moyenne et qui, depuis des années déjà, est entrée dans toutes sortes de conduites de rétivité, de refus des carrières programmées, de déplacements et de rebonds, d’invention de lieux de vie et de pratiques politiques radicales, tout ceci porté par un parti d’irréconciliation de principe avec les dogmes (« les valeurs », en langue de police intellectuelle) sur lesquels se fonde aujourd’hui la domination. Ce domaine d’échappées belles diffractées – variable, flottant, proliférant, innommable comme il l’est – se devait d’être désigné par les policiers de gouvernement comme une forme de parasitisme particulièrement dangereuse et perverse : celui d’une jeunesse qui ne se résout pas à être « employable », éclate de rire quand on lui parle de travailler plus pour gagner plus, ne se soucie pas beaucoup de sa retraite, ni de « fonder une famille ». A ce parasitisme, il fallait donc donner un nom de code particulièrement repoussant – et ce fut « mouvance anarcho-autonome ».
On en rit encore, du côté de Tarnac et d’autres « espaces autres » où souffle l’esprit de la défection.
Toutes choses égales par ailleurs, ceux que le bunker sécuritaire s’acharne à épingler sur son tableau de chasse sous le nom de « Roms » ou « gens du voyage » présentent également toutes les qualités requises pour être promus au rang de parasites d’élection. Ce n’est pas d’hier que leur association au motif du « voyage » (du déplacement incessant et incontrôlable) ; leur a-territorialité, leur conviction que la terre est inappropriable, leur attachement à leur liberté de mouvement, leur rejet du culte aveugle du travail, salarié ou autre, font d’eux des suspects aux yeux de l’Etat et des pouvoirs établis : même français, ils sont des citoyens sous condition, se voient imposer des obligations spéciales (carnet de circulation, livret de circulation…). La force des préjugés largement partagés dans la population, qui font d’eux des nomades vivant de rapines petites et grandes rencontre l’inertie des autorités locales rétives à leur accorder leurs droits – concernant par exemples les aires de stationnement qui leur sont dévolues. Le coup politique imaginé par le premier cercle sarkozyste au cours de l’été 2010 aura ici consisté à accorder la légitimité d’une politique, d’une priorité absolue dans la hiérarchie des tâches gouvernementales, d’un impératif d’Etat à tous ces remugles, toute cette rumeur immémoriale plus ou moins distinctement articulée, agencée autour du motif du Tzigane-Rom-Manouche-Bohémien (etc. – la variété et l’incertitude des dénominations « colle » avec le caractère approximatif et indéterminé de la rumeur, condition première de sa longévité) entendu comme parasite de toujours. L’administration qui, systématiquement, exile et parque les « gens du voyage » à la périphérie des agglomérations, du côté des déchetteries et des échangeurs autoroutiers a constamment tendu, par ce procédé, à avaliser le préjugé populaire qui voit dans le « nomade » si ce n’est un sous-homme, tout du moins un différent et un inférieur ou un « dégradé », du point de vue de la « qualité » humaine, inassimilable à tenir à distance ; son mode de vie l’établit en effet dans une topographie indistincte qui le destine à vivre ou survivre, sur un mode tendant infailliblement à l’animaliser, dans des no man’s lands indistincts, entre un tas d’ordures, une rivière et un mur de béton…
Cependant, le « coup » tenté par les pyromanes de gouvernement pendant l’été 2010 fait franchir un palier décisif au préjugé et à la discrimination : il projette le routinier, le latent, l’inavouable au cœur des espaces publics en faisant du « parasite » une figure, un personnage central de la politique et du gouvernement des vivants, en levant toutes les inhibitions qui, jusqu’alors, interdisaient de désigner ouvertement « ces gens-là » comme des coupables-nés, des boucs émissaires d’élection. Ne manque, à cette réinstallation de la figure du parasite au cœur des représentations politiques que le nom de la chose, dans son explicite même – ce pour les raisons dites plus haut : les démocraties contemporaines, quand elles persécutent et tombent sous l’emprise de leur pulsion de mort, continuent de subir la contrainte première, originaire, qui s’impose à elle : le faire sur un mode tel que ne devienne pas imperceptible ce qui distingue des régimes totalitaires de naguère.
Une ligne de front se dessine donc, dans notre présent, mieux, une actualité tissée autour du motif du parasite. Comme souvent, le stigmate ne demande qu’à être renversé, approprié, pour que prenne corps une subjectivité résistante. Arrachée, disputée à la bêtise, la condition parasitaire se redéploie du côté d’une politique qui, une fois, encore nous voue à la condition d’héritiers que n’aura précédés aucun testament – « Nous sommes tous des voleurs de poules roumains ! »
Alain Brossat
Nous sommes tous des voleurs de poules roumains !
Texte publié dans Chimères n°73 / parution décembre 2010
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Orientation biblio-filmographique
José Saramago : la Lucidité, traduit du portugais par Geneviève Leibrich, Le Seuil, 2006.
Victor Klemperer : LTI La langue du III° Reich, traduit de l’allemand par Elisabeth Guillot, Albin Michel, 1996.
Ernesto Laclau : On Populist Reason, Verso (Londres), 2005.
Jacques Derrida : l’Animal que donc je suis, édition établie par Marie-Louise Mallet, Galilée, 2006.
Jean-Pierre Dacheux et Bernard Delemotte : Roms de France, Roms en France, Le peuple du voyage, Cedis, 2010.
Emmanuel Dreux : le Cinéma burlesque, l’Harmattan, 2008.
Maurice Genevoix : Raboliot, Omnibus, 1998.
Et, si je puis me permettre :
Alain Brossat : Droit à la vie ?, le Seuil, 2010.
La Règle du jeu, film de Jean Renoir, 1939.
The Party, film de Blake Edwards, 1968.
African Queen, film de John Huston, 1951.

l’Empire des signes (2) / Roland Barthes

Dedans-dehors
Prenez le théâtre occidental des derniers siècles ; sa fonction est essentiellement de manifester ce qui est réputé secret (les « sentiments », les « situations », les « conflits »), tout en cachant l’artifice même de la manifestation (la machinerie, la peinture, le fard, les sources de lumière). La scène à l’italienne est l’espace de ce mensonge : tout s’y passe dans un intérieur subrepticement ouvert, surpris, épié, savouré par un spectateur tapi dans l’ombre. Cet espace est théologique, c’est celui de la Faute : d’un côté, dans une lumière qu’il feint d’ignorer, l’acteur, c’est-à-dire le geste et la parole, de l’autre, dans la nuit, le public, c’est-à-dire la conscience.
Le Bunraku ne subvertit pas directement le rapport de la salle et de la scène (encore que les salles japonaises soient infiniment moins confinées, moins étouffées, moins alourdies que les nôtres) ; ce qu’il altère, plus profondément, c’est le lien moteur qui va du personnage à l’acteur et qui est toujours conçu, chez nous, comme la voie expressive d’une intériorité. Il faut se rappeler que les agents du spectacle, dans le Bunraku, soit à la fois visibles et impassibles ; les hommes en noir s’affairent autour de la poupée, mais sans aucune affectation d’habileté ou de discrétion, et, si l’on peut dire, sans aucune démagogie publicitaire ; silencieux, rapides, élégants, leurs actes sont éminemment transitifs, opératoires, colorés de ce mélange de force et de subtilité, qui marque le gestuaire japonais et qui est comme l’enveloppe esthétique de l’efficacité ; quant au maître, sa tête est découverte ; lisse, nu, sans fard, ce qui lui confère un cachet civil (non théâtral), son visage est offert à la lecture des spectateurs ; mais ce qui est soigneusement, précieusement donné à lire, c’est qu’il n’y a rien à lire ; on retrouve ici cette exemption du sens, que nous pouvons à peine comprendre, puisque, chez nous, attaquer le sens, c’est le cacher ou l’inverser, mais jamais l’absenter. Avec le Bunraku, les sources du théâtre sont exposées dans leur vide. Ce qui est expulsé de la scène, c’est l’hystérie, c’est-à-dire le théâtre lui-même ; et ce qui est mis à la place, c’est l’action nécessaire à la production du spectacle, le travail se substitue à l’intériorité.
Il est donc vain de se demander, comme le font certains Européens, si le spectateur peut oublier ou non la présence des manipulateurs. Le Bunraku ne pratique ni l’occultation ni la manifestation emphatique de ses ressorts ; de la sorte, il débarrasse l’animation du comédien de tout relent sacré, et abolit le lien métaphysique que l’Occident ne peut s’empêcher d’établir entre l’âme et le corps, la cause et l’effet, le moteur et la machine, l’agent et l’acteur, le Destin et l’homme, Dieu et la créature : si le manipulateur n’est pas caché, pourquoi, comment voulez-vous en faire un Dieu ? Dans le Bunraku, la marionnette n’est tenue par aucun fil. Plus de fil, partant plus de métaphore, plus de Destin ; la marionnette ne singeant plus la créature, l’homme n’est plus une marionnette entre les mains de la divinité, le dedans ne commande plus le dehors.
l’Effraction du sens
Le haïku a cette propriété quelque peu fantasmagorique, que l’on s’imagine toujours pouvoir en faire soi-même facilement. On se dit : quoi de plus accessible à l’écriture spontanée que ceci (de Buson) :
C’est le soir, l’automne,
Je pense seulement
A mes parents

Le haïku fait envie : combien de lecteurs occidentaux n’ont pas rêvé de se promener dans la vie, un carnet à la main, notant ici et là des « impressions », dont la brièveté garantirait la perfection, dont la simplicité attesterait la profondeur (en vertu d’un double mythe, l’un classique, qui fait de la concision une preuve d’art, l’autre romantique, qui attribue une prime de vérité à l’improvisation). Tout en étant intelligible, le haïku ne veut rien dire, et c’est par cette double condition qu’il semble offert au sens, d’une façon particulièrement disponible, serviable, à l’instar d’un hôte poli qui vous permet de vous installer largement chez lui, avec vos manies, vos valeurs, vos symboles ; l’ « absence » du haïku (comme on dit aussi bien d’un esprit irréel que d’un propriétaire parti en voyage) appelle la subornation, l’effraction en un mot, la convoitise majeure, celle du sens.
l’Incident
L’art occidental transforme « l’impression » en description. Le haïku ne décrit jamais; son art est contre-descriptif, dans la mesure où tout état de la chose est immédiatement, obstinément, victorieusement converti en une essence fragile d’apparition : moment à la lettre « intenable », où la chose, bien que n’étant que déjà langage à un autre et se constitue comme le souvenir de ce futur, par là même antérieur. Car, dans le haïku, c’est non seulement l’événement proprement dit qui prédomine,

(Je vis la première neige.
Ce matin-là j’oubliai
De laver mon visage.)

mais, même ce qui nous semblerait avoir vocation de peinture, de tableautin, – comme il y en a tant dans l’art japonais – tel ce haïku de Shiki :

Avec un taureau à bord,
Un petit bateau traverse la rivière,
A travers la pluie du soir.

devient ou n’est qu’une sorte d’accent absolu (comme on reçoit toute chose, futile ou non, dans le Zen), un pli léger dont est pincée, d’un coup preste, la page de la vie, la soie du langage. La description, genre occidental, a son répondant spirituel dans la contemplation, inventaire méthodique des formes attributives de la divinité ou des épisodes du récit évangélique (chez Ignace de Loyola, l’exercice de la contemplation est essentiellement descriptif) ; le haïku, au contraire, articulé sur une métaphysique sans sujet et sans dieu, correspond au Mu bouddhiste, au satori Zen, qui n’est nullement descente illuminative de Dieu, mais « réveil devant le fait », saisie de la chose comme événement et non comme substance, atteint de ce bord antérieur du langage, contigu à la matité (d’ailleurs toute rétrospective, reconstituée) de l’aventure (ce qui advient au langage, plus encore qu’au sujet).
Le nombre, la dispersion des haïku d’une part, la brièveté, la clôture de chacun d’eux d’autre part, semblent diviser, classer à l’infini le monde, constituer un espace de purs fragments, une poussière d’événements que rien, par une sorte de déshérence de la signification, ne peut ni ne doit coaguler, construire, diriger, terminer. C’est que le temps du haïku est sans sujet : la lecture n’a pas d’autre moi que la totalité des haïku dont ce moi, par réfraction infinie, n’est jamais que le lieu de lecture ; selon une image proposée par la doctrine Hua-Yen, on pourrait dire que le corps collectif des haïku est un réseau de joyaux, dans lequel chaque joyau reflète tous les autres et ainsi de suite, à l’infini, sans qu’il y ait jamais à saisir un centre, un noyau premier d’irradiation (pour nous l’image la plus juste de ce rebondissement sans moteur et sans butée, de ce jeu d’éclats sans origine, serait celle du dictionnaire, dans lequel le mot ne peut se définir que par d’autres mots). En Occident, le miroir est un objet essentiellement narcissique : l’homme ne pense le miroir que pour s’y regarder ; mais en Orient, semble-t-il, le miroir est vide ; il est symbole du vide même des symboles (« L’esprit de l’homme parfait, dit un maître du Tao, est comme un miroir. Il ne saisit rien mais ne repousse rien. Il reçoit, mais ne conserve pas. ») : le miroir ne capte que d’autres miroirs, et cette réflexion infinie est le vide même (qui, on le sait, est la forme). Ainsi le haïku nous fait souvenir de ce qui ne nous est jamais arrivé ; en lui nous reconnaissons une répétition sans origine, un événement sans cause, une mémoire sans personne, une parole sans amarres.
Ce que je dis ici du haïku, je pourrais le dire aussi de tout ce qui advient lorsqu’on voyage dans ce pays que l’on appelle ici le Japon. Car là-bas, dans la rue, dans un bar, dans un magasin, dans un train, il advient toujours quelque chose. Ce quelque chose – qui est étymologiquement une aventure – est d’ordre infinitésimal : c’est une incongruité de vêtement, un anachronisme de culture, une liberté de comportement, un illogisme d’itinéraire, etc. Recenser ces événements serait une entreprise sisyphéenne, car ils ne brillent qu’au moment où on les lit, dans l’écriture vive de la rue, et l’Occidental ne pourrait spontanément les dire qu’en les chargeant du sens même de sa distance : il faudrait précisément en faire des haïku, langage qui nous est refusé. Ce que l’on peut ajouter, c’est que ces aventures infimes (dont l’accumulation, le long d’une journée, provoque une sorte d’ivresse érotique) n’ont jamais rien de pittoresque (le pittoresque japonais nous est indifférent, car il est détaché de ce qui fait a spécialité même du Japon, qui est sa modernité), ni de romanesque (ne se prêtant en rien au bavardage qui en ferait des récits ou des descriptions) ; ce qu’elles donnent à lire (je suis là-bas lecteur, non visiteur), c’est la rectitude de la trace, sans sillage, sans marge, sans vibration ; tant de menus comportements (du vêtement au sourire) qui chez nous, par suite du narcissisme invétéré de l’Occidental, ne sont que les signes d’une assurance gonflée, deviennent, chez les Japonais, de simples façons de passer, de tracer quelque inattendu dans la rue : car la sûreté et l’indépendance du geste ne renvoient plus alors à une affirmation du moi (à une « suffisance ») mais seulement à un mode graphique d’exister ; en sorte que le spectacle de la rue japonaise (ou plus généralement du lieu public), excitant comme le produit d’une esthétique séculaire, d’où toute vulgarité s’est décantée, ne dépend jamais d’une théâtralité (d’une hystérie) des corps, mais, une fois de plus, de cette écriture alla prima, où l’esquisse et le regret, la manoeuvre et la correction sont également impossibles, parce que le trait, libéré de l’image avantageuse que le scripteur voudrait donner de lui-même, n’exprime pas, mais simplement fait exister. « Lorsque tu marches, dit un maître Zen, contente-toi de marcher. Lorsque tu es assis, contente-toi d’être assis. Mais surtout ne tergiverse pas ! » : c’est ce que semblent me dire à leur manière le jeune bicyclettiste qui porte au sommet de son bras levé un plateau de bols ; ou la jeune fille qui s’incline d’un geste si profond, si ritualisé qu’il en perd toute servilité, devant les clients d’un grand magasin partis à l’assaut d’un escalier roulant, ou le joueur de Pachinko enfournant, propulsant et recevant ses billes, en trois gestes dont la coordination même est un dessin, ou le dandy qui, au café, fait sauter d’un coup rituel (sec et mâle) l’enveloppe plastique de la serviette chaude dont il s’essuiera les mains avant de boire son coca-cola : tous ces incidents sont la matière même du haïku.
Tel
Le travail du haïku, c’est que l’exemption du sens s’accomplit à travers un discours parfaitement lisible (contradiction refusée à l’art occidental, qui ne sait contester le sens qu’en rendant son discours incompréhensible), en sorte que le haïku n’est à nos yeux ni excentrique ni familier : il ressemble à rien et à tout : lisible, nous le croyons simple, proche, connu, savoureux, délicat, « poétique », en un mot offert à tout un jeu de prédicats rassurants ; insignifiant néanmoins, il nous résiste, perd finalement les adjectifs qu’un moment plus tôt on lui décernait et entre dans cette suspension du sens, qui nous est la chose la plus étrange puisqu’elle rend impossible l’exercice le plus courant de notre parole, qui est le commentaire. Que dire de ceci :

Brise printanière :
Le batelier mâche sa pipette.

ou de ceci :

Pleine lune
Et sur les nattes
L’ombre d’un pin.

ou de ceci :

Dans la maison du pêcheur,
L’odeur du poisson séché
Et le chaleur.

ou encore (mais non pas enfin, car les exemples seraient innombrables) de ceci :

Le vent d’hiver souffle.
Les yeux des chats
Clignotent.

De tels traits (ce mot convient au haïku, sorte de balafre légère tracée dans le temps) installent ce qu’on a pu appeler « la vision sans commentaire ». Cette vision (le mot est encore trop occidental est au fond entièrement privative ; ce qui est aboli, ce n’est pas le sens, c’est toute idée de finalité : le haïku ne sert à aucun des usages (eux-mêmes pourtant gratuits) concédés à la littérature : insignifiant (par une technique d’arrêt du sens), comment pourrait-il instruire, exprimer, distraire ? de la même façon, alors que certaines écoles Zen conçoivent la méditation assise comme une pratique destinée à l’obtention de la boudddhéité, d’autres refusent jusqu’à cette finalité (pourtant apparemment essentielle) : il faut rester assis « juste pour rester assis ». Le haïku (comme les innombrables gestes graphiques qui marquent la vie japonaise la plus moderne, la plus sociale) n’est-il pas de la sorte écrit « juste pour écrire » ?
Ce qui disparaît, dans la haïku, ce sont les deux fonctions fondamentales de notre écriture classique (millénaire) : d’une part la description (la pipette du batelier, l’ombre du pin, l’odeur du poisson, le vent d’hiver ne sont pas décrits, c’est-à-dire ornés de significations, de leçons, engagés à titre d’indices dans le dévoilement d’une vérité ou d’un sentiment : le sens est refusé au réel ; bien plus : le réel ne dispose plus du sens même du réel, et d’autre part la définition ; non seulement la définition est transféré au geste, fût-il graphique, mais encore elle est dérivée vers une sorte d’efflorescence inessentielle – excentrique – de l’objet, comme le dit bien une anecdote Zen, où l’on voit le maître décerner la prime de définition (qu’est-ce qu’un éventail ?) non pas même à l’illustration muette, purement gestuelle, de la fonction (déployer l’éventail), mais à l’invention d’une chaîne d’actions aberrantes (refermer l’éventail, se gratter le cou, le rouvrir, placer un gâteau dessus et l’offrir au maître). Ne décrivant ni ne définissant, le haïku (j’appelle ainsi finalement tout trait discontinu, tout événement de la vie japonaise, tel qu’il s’offre à ma lecture), le haïku s’amincit jusqu’à la pure et seule désignation. C’est cela, c’est ainsi, dit le haïku, c’est tel. Ou mieux encore : Tel ! dit-il, d’une touche si instantanée et si courte (sans vibration ni reprise) que la copule y apparaîtrait encore de trop, comme le remords d’une définition interdite, à jamais éloignée. Le sens n’y est qu’un flash, une griffure de lumière : When the light of sense goes out, but with a flash that has revealed the invisible world, écrivait Shakespeare ; mais le flash du haïku n’éclaire, ne révèle rien ; il est celui d’une photographie que l’on prendrait très soigneusement (à la japonaise), mais en ayant omis de charger l’appareil de sa pellicule. Ou encore : haïku (le trait) reproduit le geste désignateur du petit enfant qui montre du doigt quoi que ce soit (le haïku ne fait pas acception du sujet), en disant seulement : ça ! d’un mouvement si immédiat (si privé de toute médiation : celle du savoir, du nom ou même de la possession) que ce qui est désigné est l’inanité même de toute classification de l’objet : rien de spécial, dit le haïku, conformément à l’esprit du Zen : l’événement n’est nommable selon aucune espèce, sa spécialité tourne court ; comme une boucle gracieuse, le haïku s’enroule sur lui-même, le sillage du signe qui semble avoir été tracé, s’efface : rien n’a été acquis, la pierre du mot a été jetée pour rien : ni vagues ni coulée du sens.
Roland Barthes
l’Empire des signes / 1970
lire un autre extrait : l’Exemption du sens
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