Un des plus somptueux cauchemars du Cinéma se déploie lentement dans le Stalker d’Andréi Tarkowski. Des guides ou passeurs conduisent ceux qui le veulent vers une Zone interdite, créée par la chute d’un météorite. L’un d’eux, un simple d’esprit, se met en route avec deux nouveaux clients, l’Ecrivain et le Professeur. Ils veulent atteindre la Chambre des désirs, dissimulée au coeur de la zone. Source d’espoir, mais source de peur aussi, car ceux qui y pénètrent sont condamnés à se voir tels qu’ils sont…
Le cauchemar, « mauvais rêve » effrayant, questionne la finalité du travail du rêve. Pour Freud c’est un rêve inabouti : les pulsions n’ont pas trouvé leur repoussoir Surmoïque pour fabriquer un compromis acceptable. Les poussées sexuelles sont à nu, avec leur charge traumatique. Le dormeur se réveille. Le sommeil n’est plus protégé. La peur est la plus forte.
Cette peur de désir est-elle fondatrice et première ? Ce n’est pas certain. Freud hésite à ce sujet. La peur du réel est peut-être là d’emblée, génétique, animale. C’est celle des proies, des bêtes qui sentent le danger, fuient ou paniquent. Peur d’un devenir-animal. Elle n’anticipe pas nécessairement la mort, mais pour le moins une menace, l’engloutissement, la dévoration.
L’angoisse du réel (Realangst) est primaire en effet, archaïque. Freud imagine que « c’est sous l’influence des privations de l’époque glaciaire que l’humanité est devenue universellement anxieuse (Angstlich) » et que « les phobies des orages et des petits animaux sont des restes atrophiés d’une préparation congénitale contre les dangers réels, qui sont si clairement formés chez les animaux ».
Dès lors les dangers internes, -pulsionnels – devraient remodeler cette frayeur originelle – de survie – et, par le truchement du Père castrateur, porter la peur au compte de l’interdit et de la faute. Culpabilité, peur et appétit de la Loi ; ce sont les impasses finales communes du Désir… Plus tard, viendront chez Freud d’autres inflexions théoriques, où le Père se fait sensuel et intrusif : la peur serait d’être son objet – passif, consentant – de plaisir.
Les critiques féministes ont beau jeu de relever que la théorie ne concerne pas que les hommes, que la mère y paraît quantité négligeable jusqu’à ce que Mélanie Klein et Spitz, entre autres, lui redonnent sa place de bouclier primordial pour le nourrisson en proie à sa détresse fondamentale (Hilflosigkeit).
Si la peur initiale est d’être dévoré, on invoquera Saturne et le Père comme premier cannibale et, si on préfère le nommer Chronos, on en déduira que la frayeur absolue est celle du temps et des générations. Mais sur le terrain de la fragilité pourtant la mère serait la mieux placée parce que la terreur provient de l’absence, la défaillance ou la violence insupportables de celle qui s’intercale entre le monde et l’enfant traduit, fait le lien. Au cinéma des tout-petits, la Cruella des dalmatiens ; chez les grands, la Mère morte-vivante et meurtrière du Psychose de Hitchcock.
Pire encore que l’apparition d’une mère monstrueuse on en appelle souvent à l’épreuve inévitable de la séparation : les phobies n’en seraient que l’expression symptomatique, la mise en forme métonymique. L’angoisse de séparation trouve une parade avec la construction d’objets de peur venus d’un dehors. Cela s’appelle projection, et le cinéma, plus que toute autre machine, en connaît les stratégies et les séductions.
La question n’est peut-être pas de choisir entre les deux parents l’agent majeur de l’angoisse ou le meilleur allié contre celle-ci… Il s’agirait plutôt de situer cette angoisse, non plus du côté de la perte et du manque, mais dans sa quête radicale, une production de désir immanente affrontant l’Autre, l’Etrange, le Chaos, par une myriade d’expériences machiniques, d’agencements matériels et sémiotiques. Le cauchemar, avant de payer son tribut familialiste à l’Œdipe, serait dans ce cas la forme spécifique, répétitive mais différentielle, de cette épreuve à la fois « traumatique » et féconde, la rencontre nue et disproportionnée avec l’irreprésentable.
Le cinéma explore cet indicible. Sa pensée travaille dans le mouvement les dimensions d’espace et de temps qui forment le soubassement sensible, pathique, des sémiotiques à venir. La peur est, dans les phobies, (et pas seulement dans celles qui le disent ostensiblement, comme l’agoraphobie, la claustrophobie, les phobies des transports), un en-deçà ou un au-delà de l’espace restreint des premiers montages de désir, des sensations liminaires de la bouche, du sein, des yeux et du visage maternel. Trop ou pas assez d’espace, on n’est pas sûr de survivre, de ne pas tomber, fondre, ou être bouffé, comme un poulet dans l’assiette. Lynch, avec Eraserhead, et plus récemment, en une narration en boucle, dans son Mulholland Drive, donne la mesure de cet effroi. Le « trop » englobe une multiplicité de surdéterminations, les lieux sinistres et sales, un quartier pauvre d’une ville industrielle, ou Hollywood, les personnages et fonctions capitalistiques de l’industrie du cinéma. Les fameux « objets partiels » sont déjà connectés, surcodés, happés dans des économies contraignantes, productions de choses et productions de subjectivité faites de tracés impératifs, striations, canaux et barrages. Parcours obligés, donnés pour naturels, dans lesquels les sujets et les spectateurs s’enlisent ou se catatonisent. Certains, comme Bruno Dumont (l’Humanité) ou David Cronenberg (Spider, tiré du roman de Patrick Mac Grath ont l’art de décrire ces paranoïdies, dont Beckett, dans sa trilogie (Molloy, Malone, l’Innommable) témoigne sur un mode terrifié. Ce sont les corps mystiques qui flottent dans le temps et l’espace, et qui ne sont plus vraiment là, comme celui de Laura Betti dans le Théorème de Pasolini, ou les cuillères et cadavres volants de Kusturica, au-dessus et au-dessous de l’espace nomade improbable des gitans. Ou encore les morceaux de corps et les voix qui sourdent des murs ou des appartements voisins chez le Roman Polanski de Répulsion, Rosemary’s Baby ou le Locataire. Et des histoires de fantômes ou de murs vivants, comme dans le Shining de Kubrick.
Michael Haneke avec Caché crée des personnages pris aux rets imperceptibles d’un refoulement double, à la fois micro-familial et socio-politique, aliénations liées de la folie et de l’histoires, rivalité de demi-frères et massacre des Algériens en octobre 1961. On ne tentera pas de résoudre l’énigme, de comprendre la provenance de la cassette persécutrice. L’invisible, qu’on cherche à voir, devient justement ce qui vous regarde, ceux qui vous regardent, vous observent, ou plutôt vous surveillent et vous hantent, dehors et dedans confondus, « l’Univers morbide de la faute ».
Amos Gitai, avec Terre promise, insère le cauchemar réel des prostituées baltes en Israël dans le conflit armé où les ennemis, parce que mâles, peuvent toujours s’entendre,marginalement – aux frontières et pendant la nuit – pour une jouissance partagée des femmes, et fabriquer pour cela des ventes à la criée ou des lieux et des rites concentrationnaires. Le salut paradoxal viendra d’un attentat terroriste libérateur : les femmes esclaves pourront tenter de fuir leurs maîtres, qui s’entretuent.
Au plus près des pulsions et de leurs métamorphoses, la forme cauchemar déborde pourtant les souffrances névrotiques normales ; elle s’empare d’un espace dénué de cribles symboliques, de codes, de signifiance. La production, la consommation et les essais de sémiotisation sont alors partiellement délégués au spectateur. Tests projectifs ou maquettes à monter, les figures et situations sont des formes imprécises, sans contenus arrêtés, auberges espagnoles du fantasme, comme en certains films de Buñuel (Cet obscur objet du désir, Los Olvidados, le Charme discret de la bourgeoisie). Ce sont aussi des alchimies de sensations brutes, non liées par le récit, consentant à la narration seulement pour conclure, en renonçant ainsi aux inquiétudes et richesses de l’exploration désirante : l’Autre, de Robert Mulligan, Japon de Carlos Reygadas ou la Vie nouvelle de Philippe Grandrieux.
Le saut dans l’inconnu, loin des repères œdipiens, est une invitation. Pasolini – après et avec Sade – traque dans Salo ou les 120 jours de Sodome les processus molaires qui attachent les pulsions aux protocoles de la domination. Comment la société transfère la prédation sexuelle dans ses institutions, ses cérémonies et ses spectacles ? Quels liens imaginer entre la sodomie et le fascisme, l’anus et la merde avec le Capital ? Il ne s’agit plus d’interpréter des symboles ou des allégories, mais de ramener les figures de pouvoir à leur juste destination. Le corps consommé, meurtri ou détruit. Faire voir ce qui doit être vu, au-delà des apparences du politique, ou des subterfuges de la vie mondaine : programme proustien à certains égards… Mais ici le spectateur, happé dans le cauchemar est mis à mal et ne peut se réveiller.
Le cinéma est plus analytique encore chez Grandrieux, plus moléculaire. L’énigme surgit d’un degré zéro de significations, de percepts et sensations purs, mur blancs et trous noirs de la visagéité. On travaille, presque scientifiquement, comme le faisait après tout les inventeurs et savants du cinématographe, Muybridge, Marey, Painlevé. On passe er repasse le mouvement, les particules d’émotions, les éléments de sensations, couleurs, vibrations du son, leurs progressions et intensificatiions, les processualités. A partir de quel moment quelque chose serait perceptible au sein du noir ? Est-ce le son qui peut en avertir ? Y a-t-il une vicariance des sens, une sorte de production coopérative où les machinismes les plus doués prendraient le relais des porteurs de handicap ?
Les spectateurs doivent assister aux deux sens du terme : regarder, aider. Dans la Vie nouvelle, il faut s’immerger dans une sorte d’émergence. ce qui vient au regard ne peut qu’inquiéter. On n’y est pas prêts. De la surprise, de l’Autre. Puis on voit apparaître des gens peut-être comme nous, spectateurs étonnés, effrayés. Leur crainte augmente la nôtre, en miroir, à la mesure de notre désir de voir, découvrir, prendre du champ, se faire – comme le diraient Deleuze et Guattari, après Artaud – un « corps sans organes ».
Ce n’est pas une affaire de régression, de retour à l’enfance. Le désir s’éclaire au cinéma comme il s’effectue dans la vie, en une sorte de contemporanéité de ses machinismes, que le rêve, et plus encore le cauchemar laisse entrevoir. Non pas confusion des temps, mais devenirs omniprésents, anticipations, éternels retours, labyrinthes, chutes et sauts lunaires, pleins de plaisir, au dessus des campagnes et des villes : c’est le beau clip publicitaire de la SNCF, avec des hommes, des femmes et des enfants, perchés sur un arbre comme des oiseaux, puis doués de vitesse lente, à quelques mètres du sol, plus rapides que l’avion, plus légers que l’air, blocs d’enfance défiant les mauvais souvenirs, les pesanteurs insupportables…
Certes, nous voilà parvenus au seuil de la psychose, et un peu déroutés, malgré l’intuition d’un abord plus exigeant de la pensée et des machinations de l’espèce humaine avec les vivants, les choses et les signes.
On peut parler de « forme », – au singulier – mais « formes », – au pluriel – conviendrait davantage, parce qu’elles sont multiples, du côté du contenu comme de celui de l’expression ; et qu’elles sont susceptibles de passer de l’une à l’autre, de se mêler, de s’engendrer, constituer des substances, servir à d’autres formes et compositions.
Quelles en seraient pourtant les traits communs ? Leurs effets sans doute : la peur d’abord, mais aussi l’excitation, la fascination, la curiosité, l’attente, la scopophilie, un tropisme vers l’image, la pulsion cinéphile : « D’une manière ou d’une autre, l’animal est celui qui fuit plutôt que celui qui attaque, mais ses fuites sont aussi des conquêtes, des créations ». (Mille Plateaux, p.72)
Dans Benny’s vidéo de Haneke, le héros a tiré des rideaux noirs sur ses fenêtres, il s’est coupé de la ville. Mais il a disposé des caméras qui filment la rue en continu. Benny surveille l’extérieur de son bunker sombre. La nuit de son instinctivité prend possession de la lumière externe, sa violence intime est projetée. Comme le marionnettiste de Sombre de Grandrieux il devient un avatar du cinéaste lui-même, en quête de sa propre irrationalité, de son cauchemar secret. La forme est nécessairement indirecte : angoisse et cris des enfants regardant les marionnettes, image des porcs foudroyés dans l’abattoir, personnages anodins de la rue, banalisés par les caméras de surveillance. Les indices de l’horreur sont des images neutres précédant le meurtre, comme pour les enquêteurs de Scotland Yard, après les attentats terroristes de Londres en 2005. Le cauchemar de l’autobus décapité de son impériale reste invisible ; il parvient aux policiers par ces quelques documents trouvés après coup : courtes séquences, dans l’Underground, de braves jeunes gens avec des sacs à dos et leur air de vie quotidienne.
Il y a du plus-de-voir dans le cauchemar, et non seulement une alarme. C’est un état intermédiaire, s’appropriant l’extérieur et le travaillant en strates de percepts examinables, reproductibles, avec arrêt sur image, recours en arrière, flash-back, effilochage et réversibilité du temps, matières ductiles. La contiguïté des strates interdit la partition trop simple entre mots et choses, représentations et affects, signifiants et signifiés ; le cauchemar fait retour vers un plan de consistance non orienté, un entrelacs de substances plus ou moins formées, plus ou moins scandées, mais foncièrement rétives aux rythmes, réfractaires à la mesure.
Ainsi de Barton Fink, des frères Coen, dont les auteurs disent eux-mêmes : « le film était conçu comme un cauchemar du début jusqu’à la fin, avec une atmosphère onirique ».
Une secrète voyance s’est ouverte par l’impuissance d’un scénariste en mal d’inspiration. « Il n’a rien à dire, il n’a rien à dire ! » s’esclaffaient déjà les personnages du Huit et demi de Fellini… En deçà et au-delà des mots surgit un régime de sensations et de percepts par lesquels les murs, les objets, les vêtements, les couleurs, le granulé d’une page ou les aspérités minimes d’une paroi peuvent se mettre à exister pour leur propre compte. Débauche animiste du décor, vitalité de la pierre, respiration du bois, sèves et sueurs de la ville. Mais aussi, à grande distance de l’horreur, Bart peut vivre en raccourci, hors des lieux de leur effectuation, l’Holocauste et la guerre, le stalinisme et les goulags. Et il ne s’agit pas de l’intuition d’une structure cachée – qui se répéterait sous différents simulacres, comme des variétés représentatives d’un schéma terrifiant – mais d’un mouvement historique de déterritorialisation faisant irruption dans le récit filmique, couloir en flammes de l’hôtel, folie incendiaire, mystico-terroriste, de Karl, châtiments crématoires.
Il y a des affects et des effets. Mais peut-on encore parler de signes ? Les symboles viennent à l’étiage, les indices et les icônes s’entremêlent confusément. Le contenu et l’expression sont télescopés, les doubles articulations inefficientes. Quelque chose se produit à même le réel.
Entre le réel et la réalité (le social, l’histoire) rien ne vient s’interposer, aucun langage digne de ce nom. Le Kingdom de Lars von Trier évoque un univers intemporel, non chronologique, où toutes les oppositions binaires et dialectiques sont mises à mal : médecins et malades, hommes et femmes, personnes et monstres, vivants et morts. et l’ascenseur est le curseur qui les met en relation, les échange, les substitue ou les métamorphose. Partout le désir ainsi s’infiltre ; le film est une ébauche interminable de passages à l’acte, avec une continuelle hémorragie de sens.
La forme cauchemar est proche de ce que Deleuze évoque avec l’image pulsion, corrélative d’un monde originaire. Il faut emprunter, pour leur précision, ces paroles :
« On le reconnaît à son caractère informe : c’est un pur fond, ou plutôt un sans-fond fait de matières non formées, ébauches ou morceaux, traversé par des fonctions non formelles, actes ou dynamismes énergiques qui ne renvoient même pas à des sujets constitués. Les personnages y sont comme des bêtes, l’homme de salon, un oiseau de proie, l’amant, un bouc, le pauvre, une hyène. Non pas qu’ils en aient la forme ou le comportement, mais leurs actes sont préalables à toute différenciation de l’homme et de l’animal. Ce sont des bêtes humaines. Et la pulsion n’est rien d’autre : c’est l’énergie qui s’empare de morceaux dans le monde originaire. Pulsions et morceaux sont strictement corrélatifs. Certes, les pulsions ne manquent pas d’intelligence : elles ont même une intelligence diabolique qui fait que chacune choisit sa partie, attend son moment, suspend son geste, et emprunte les ébauches de formes sous lesquelles elle pourra le mieux accomplir son acte. Et le monde originaire ne manque pas non plus d’une loi qui lui donne consistance. C’est d’abord le monde d’Empédocle, fait d’ébauches et de morceaux, têtes sans cou, yeux sans front, bras sans épaules, gestes sans forme. Mais c’est aussi l’ensemble qui réunit le tout, non pas dans une organisation, mais fait converger toutes les parties dans un immense champ d’ordures ou dans un marais, et toutes les pulsions dans une grande pulsion de mort. Le monde originaire est donc à la fois commencement radical et fin absolue; et, enfin, il lie l’un à l’autre, il met l’un dans l’autre suivant une loi qui est celle de la plus grande pente.
Ainsi c’est un monde d’une violence très spéciale (à certains égards, c’est le mal radical) ; mais il a le mérite de faire surgir une image originaire du temps, avec le début, la fin et la pente, toute la cruauté de Chronos. »
Certains de ces mots résonnent aujourd’hui de toute la force de la mort que Deleuze s’est choisie. Mais ils accordent au cauchemar, au-delà de la peur, une mission d’intelligence.
Jean-Claude Polack
la Forme cauchemar / 2006
Publié dans Chimères n°61, Cliniques et politiques de la peur
Puis dans l’Obscur objet du cinéma : réflexion d’un psychanalyste cinéphile / 2009 / éd. Campagne-Première
Répulsion in Full Movie : click HERE
Benny’s Video in Full Movie : click HERE
Ajout du Silence qui parle :
« Le labyrinthe est lié à la métamorphose. Mais selon une figure équivoque : il y conduit comme le palais de Dédale au Minotaure, ce fruit monstrueux, merveille et piège. Mais le Minotaure lui-même, en son être, ouvre un second labyrinthe : enchevêtrement de l’homme, de la bête et des dieux, noeuds d’appétits, muette pensée. L’écheveau des couloirs recommence, à moins peut-être que ce ne soit le même et que l’être mixte ne renvoie à l’inextricable géométrie qui vient de conduire à lui ; le labyrinthe, ce serait à la fois la vérité et la nature du Minotaure, ce qui l’enferme de l’extérieur et ce qui, de l’intérieur, le met au jour. Le labyrinthe tout en perdant retrouve ; il s’enfonce en ces êtres joints qu’il cache et guide vers la splendeur de leur origine. » / Michel Foucault
- Accueil
- > Recherche : jetee
Résultat pour la recherche 'jetee'
Page 6 sur 12
Ce fut donc à Peyrelevade…
Plus de 2000 personnes, venues de toutes parts, ont fait le chemin de Peyrelevade les 4, 5 et 6 août, en dépit des messages de panique répandus dans l’espoir d’empêcher que cette fête n’ait lieu.
La fête a donc bien eu lieu, dans une de ces rares communes françaises où des représentants élus mettent encore un point d’honneur à ne pas se contenter de fleurir les ronds-points et d’accueillir les vide-greniers.
Le nombre des participants dépassa même quelque peu les espérances des organisateurs. Deux jours, deux nuits, de liesse lucide pour une foule que tout parvenait à convaincre qu’elle vivait là un de ces moments réputés impossibles, un moment d’où s’étaient effacés la barrière de l’argent, le soi-disant fossé des générations, et tous ces messages de désespérance que les pouvoirs, médiatiquement appuyés, s’attachent, chaque instant que la vie fait, à envoyer aux populations pour nourrir le sentiment d’impuissance collective.
Deux jours, deux nuits, où tout n’était que rencontres, écoute attentive, intelligence, don et gratuité, portés par une centaine de musiciens, comédiens, acrobates, conteurs, poètes, cinéastes, conférenciers et autres combattants venus témoigner de leurs guerres contre l’actuel système de domination.
Une curieuse alchimie…
Organiser une fête, c’est viser ce point où l’organisation s’efface devant ce qui y advient. Ce point d’évanouissement de la logistique, de la séparation entre organisateurs et organisés, on peut dire que nous l’avons vécu assez continûment durant ces deux jours, et ce fut une grâce ! Si la fête a été réussie, c’est que, plus qu’une fête, elle fut une promesse vivante projetée sur l’avenir, l’ouverture délibérée d’une brèche dans le cours programmé des défaites et des renoncements.
Un des moments les plus magiques fut celui du banquet le vendredi soir, qui rassembla à la même table plus de 600 convives. Est-il si courant en ce bas monde, qu’un groupe de cinquante personnes sans moyens particuliers, s’offrent la compagnie de tant d’invités, illustres ou anonymes, sans devoir les faire passer à la caisse ?
Est-il si courant par ailleurs que se tienne un événement procédant d’autant de talents conjugués, réunissant tant d’intervenants, d’efforts cumulés, de concours spontanés et d’aides matérielles gracieuses, sans que personne ne songe à en tirer un euro ?
Retour du politique…
Les Nuits du 4 août, ce fut aussi tellement d’heures de prises de parole et de discussions passionnées, qu’il est presque impossible d’en faire la synthèse. Retenons seulement quelques points :
- Des centaines de personnes ont réussi à parler et débattre politiquement, deux jours durant, sans se référer à aucun des partis existants, fût-ce pour les conchier. Cela est signe qu’une vie politique arrive à maturité, qui ne doit rien au théâtre des institutions : la scène politique n’est à l’évidence plus le lieu du politique, mais de son occultation.
- Il semble qu’à mesure que le politique déserte la scène, ce soit à même les territoires, donc localement, que le conflit resurgisse, avec une vigueur et une résolution inédites. Comme actuellement dans le Val de Suse en Italie.
- L’exemple tunisien nous enseigne que le principal piège qui est tendu aux révolutionnaires de ce temps, quand ils parviennent à faire trébucher le régime, est l’illusion, issue de la Révolution Française, d’un « processus constituant ». C’est-à-dire l’idée que l’on pourrait à nouveau déléguer à une assemblée élue, à une « Constituante », le soin de fixer les conditions modernisées de l’usurpation du pouvoir du peuple par un nouveau régime. Ces processus constituants ont pour principal effet de désarmer le peuple en redivisant ce qui avait réussi à s’unir au moment de la révolte, effaçant jusqu’aux traces de celle-ci.
- Sous toutes sortes de formes, ce qui revient au centre des combats de l’époque est la question de la « démocratie », c’est-à-dire de son caractère problématique.
- Devant la démonstration assénée par Fukushima, le mouvement anti-nucléaire est à la veille d’une renaissance. La France ne sera pas épargnée.
- Au terme de ces deux jours de discussion, la confusion reste grande sous le ciel et dans les esprits. De futures initiatives devraient contribuer à la résorber.
S’organiser contre les « organisations »…
Par leur déroulement même, les Nuits du 4 août ont au moins prouvé ceci :
- Un collectif, en s’organisant pratiquement, parvient à faire de la pluralité des sensibilités une source de richesse, et non de paralysie et de querelles.
- L’époque est bien notre condition commune. Il est possible de se ressaisir de l’époque localement sans que ce qui se passe au loin, dans le temps ou dans l’espace, ne soit traité comme une chose exotique, comme simple objet de curiosité.
En dépit de l’extrême séparation régnant dans cette société, notre aptitude à nous organiser collectivement est à peu près intacte, comme restent bouleversantes les joies qui en découlent.
- Au prix d’un peu d’entêtement, et malgré l’hostilité des autorités, on peut organiser de grandes choses à quelques-uns, sans rien attendre de personne. La satisfaction est alors à la mesure des risques pris.
Faire mentir les bonimenteurs…
Si les Nuits du 4 août sont parvenues à démontrer quelque chose, c’est avant tout que « la guerre de tous contre tous » n’est qu’une chimère dans l’imaginaire ravagé des Pouvoirs. Si nous sommes parvenus à rassembler 2000 personnes au fin fond du plateau de Millevaches, à partir d’une plateforme de révolte et d’exhortation au combat – en restant par ailleurs convaincus que nous aurions pu en faire dix fois, voire cent fois plus, si nos forces l’avaient permis – c’est simplement que le peuple réel diffère fondamentalement de ce qu’en reflètent les télévisions.
Le peuple réel est tout autre chose que ces visions de foules hagardes que l’organisation dominante convoque dans ses espaces sous contrôle : pour un rallye, un match de foot, un bain de soleil sur une plage, une quelconque grand-messe du showbiz ou de la culture, ou dans la galerie marchande du samedi après-midi.
Quand l’impossible ne peut qu’advenir…
Non, la détermination populaire et la vie qui résistent n’ont pas été éradiquées. Elles restent entières, contrairement à ce que martèlent, toujours prompts à vendre la peau de l’ours, tenants et valets d’un système dont ils sont les seuls à s’éblouir.
Si, au fond, les Nuits du 4 août ont pu s’envisager et se dérouler avec cette texture si singulière, c’est que « el imposible no puede que ocurrir ». Ce qui était perceptible là, c’était non le caractère exceptionnel des organisateurs, mais bien celui des circonstances historiques dans lesquelles nous vivons.
Tout reste donc à faire !
Des membres du collectif « les Nuits du 4 août »
http://www.nuitsdu4aout.com/
A lire sur le Silence qui parle :
Contrôle et devenir / Gilles Deleuze, entretien avec Toni Negri
Trois problèmes de groupe / Gilles Deleuze, 1 et 2
À l’origine de ce texte, un étonnement : lorsque Foucault définit le pouvoir pastoral comme un grande forme (Omnes et singulatim, Sécurité, Territoire, Population…), il en parle toujours exclusivement, jusqu’à ce qu’il aborde dans le détail la question du pastorat chrétien, et encore, pas dans les formes premières de celui-ci, du point de vue du pasteur, de son action, des motifs et principes qui guident son action (donc en faisant apparaître la double dimension de son « éthique » et de sa subjectivité ou des modes de subjectivation qui lui sont propres de son exercice du pouvoir), mais jamais du troupeau, des brebis. Le troupeau, les brebis sont constamment et exclusivement approchés comme le pur et simple objet de la conduite pastorale, du souci du pasteur. C’est-à-dire que l’imagerie animale est, littéralement, prise au pied de la lettre : le troupeau ne parle pas, les brebis sont dépourvues de la capacité d’interagir, en tant qu’élément « gouverné » ou conduit avec les desseins, les actions du pasteur pour la bonne et simple raison que leur condition reste inscrite dans la dimension de l’animalité – tout se passant comme si, dans la forme primitive ou plutôt première du pouvoir pastoral, les hommes étaient gouvernés à l’égal d’animaux, étant donné qu’aucune forme de subjectivité, aucune espèce d’accès au langage, aucune capacité de développer des contre-conduites n’apparaît du côté du « troupeau ». On peut même se demander si, pour Foucault, on parlerait dans ce topos, de relations entre gouvernants et gouvernés. Les brebis sont « conduites », plus que gouvernées, puisque, chez Foucault, constamment, la relation entre gouvernants et gouvernés, quelle qu’en soit la forme, suppose des interactions et quelque chose comme une circulation entre exercice du pouvoir consistant à tenter de « faire faire », à agencer des conduites, d’une part, et, de l’autre, des contre-conduites, des résistances, des paroles, des actions qui manifestent l’existence d’un véritable « contre-champ » du côté des gouvernés.
Or, ici, rien de semblable. Je rappelle très synthétiquement, la présentation que fait Foucault du pouvoir pastoral dans ses fondements et ses principes : à l’origine, le pastorat, c’est un rapport entre Dieu et les hommes. Une structure très ancienne qu’on trouve plutôt chez les Assyriens, les Egyptiens, les Hébreux que chez les Grecs. Dans ces civilisations, dit Foucault, les relations de Dieu avec son peuple sont définies comme des relations d’un pasteur avec son troupeau. Par transposition, cette structure pastorale du rapport entre Dieu et les hommes devient un modèle de pouvoir, dans la relation entre un guide-berger humain et un peuple ou une population.
Foucault insiste sur les caractéristiques propres de cette forme de pouvoir : elle n’est ni répressive ni autoritaire, le berger ne règne pas, comme un roi grec, sur un territoire ou une cité, il conduit, guide le troupeau humain, veille sur lui, prend garde à ce qu’il ne s’égare ni ne dépérisse. Il s’agit d’un pouvoir de soin : le berger ne gouverne pas « pour lui-même », mais au contraire, entièrement « pour les autres », le troupeau et ce sur un mode non seulement global, mais individualisant : tout son soin va au troupeau, mais, selon la célèbre image biblique, le berger veille à ce que chacune des bêtes qui le compose ne s’égare ni ne s’affaiblisse, au point de s’imposer d’abandonner provisoirement le troupeau pour retrouver et sauver une brebis égarée.
Tous les développements que consacre Foucault à cette forme première du pastorat sont voués à la description de ce que l’on pourrait appeler le cahier des charges du berger. Le troupeau n’a même pas d’existence propre : il « existe par la présence immédiate et l’action directe du pasteur » (O et S). Que ce soit dans O et S ou bien dans STP, toute la description que fait Foucault de cette grande forme de pouvoir dans sa forme originale est exclusivement vouée à la figure du pasteur qui rassemble, guide, conduit son troupeau, en assure le salut, pratique à son égard une bienveillance constante et individualisée, connaît pour cette raison le troupeau dans l’ensemble et en détail, etc. Et il insiste tout autant sur le trait décisif, inaugural de l’apparition de cette forme : « Les sociétés qui sont apparues à la fin de l’Antiquité sur le versant occidental du continent européen ont inventé un grand nombre de formes politiques différentes (…) Mais elles seules ont développé une étrange technologie du pouvoir traitant l’immense majorité des hommes en troupeau avec une poignée de pasteurs » (O et S).
Deux étonnements à propos de cette première partie de la présentation du pouvoir pastoral.
Premièrement, dans les deux textes, et au rebours d’un certain sens commun, Foucault insiste sur cette spécificité du pouvoir pastoral – son trait individualisant – un pouvoir individuellement bienfaisant. D’autant plus surprenante est donc la complète absence d’une prise en compte de ce que serait la « brebis individuelle », dans son individualité propre. Comment cette prise en charge, ce « dévouement », peuvent-ils se manifester en l’absence de tout échange, de toute interaction entre le berger et cette singularité ? Comment une telle relation établie entre, disons, la brebis égarée, la brebis malade, la brebis récalcitrante et le berger peut-elle se maintenir en deçà du langage ? Le « jeu » individualisant du pasteur va-t-il se limiter à identifier la brebis qui a « un problème » particulier à des traits physiques, un parcours erratique ? Comment prendre en charge ce problème sans que s’établisse quelque chose comme une relation singulière ? Sur ce point, rien dans le texte de Foucault.
Deuxièmement, il suffit d’ouvrir la Bible, à laquelle Foucault fait référence constamment dans ces textes pour s’apercevoir que, précisément, le « troupeau » humain y a une « présence » propre, une capacité de se manifester qui le définit comme le pur objet du soin du pasteur. Assurément, si l’on prend un texte comme l’Exode, il y est question, avant tout, de la façon dont va s’établir la relation verticale entre les Hébreux comme peuple et leur Dieu, Moïse se voyant assigner, dans ce parcours, le rôle redoutable d’intermédiaire, de mandataire auprès du peuple de la puissance divine (l’Eternel). La « structure pastorale » évoquée par Foucault est donc bien là, le Dieu hébraïque conduit bien son troupeau vivant à travers le désert, il est bien une présence souvent visible, il guide, il montre, il rassure, il exhorte… Mais, contrairement à ce qui est le cas dans l’analyse foucaldienne, le troupeau est aussi un peuple : il manifeste, pour le meilleur et pour le pire, des dispositions collectives, il a ses mouvements propres qui, souvent, contreviennent aux directives émanant de leur Dieu et qui lui sont ponctuellement transmises par Moïse. Un peuple qui, souvent, prend la parole pour dire son découragement, sa colère, son impatience, ses frustrations, qui conteste les injonctions transmises par Moïse, qui doute, qui erre et s’éloigne des commandements tout au long de ce parcours initiatique que constitue la fuite hors d’Egypte – voir le fameux épisode du Veau d’or.
Il apparaît donc ici que la forme pastorale, dans sa forme primitive, n’est nullement incompatible avec la présence d’un troupeau non seulement défini comme vivant collectif, mais comme parlant et doté de capacités subjectives propres : esclaves de Pharaon, les Hébreux demeurent un ensemble vivant dans les ténèbres, n’ayant pas encore scellé l’Alliance avec son Dieu qui le fera accéder à son génie propre – mais ils ne sont pas pour autant réductibles à la condition d’une animalité muette et impensante : ils sont un peuple égaré et maltraité, mais un peuple humain. Et leur existence comme telle n’est pas réductible à ce à quoi la mission de Moïse les destine : être le Peuple de Dieu.
Foucault s’appuie, dans O et S, sur une minutieuse analyse du Politique de Platon pour montrer que la forme de pouvoir pastorale est, pour l’essentiel, étrangère à la pensée des Grecs anciens – ce serait le sens de la démonstration à laquelle Platon procède dans ce dialogue et au fil de laquelle il invaliderait la figure du berger, pasteur d’hommes, au profit de celle du tisserand. Il rappelle l’argumentation de Platon disant que ce n’est pas en distinguant la conduite des animaux de celle des hommes (en prenant en compte l’espèce qui est commandée) que l’on peut approcher de façon satisfaisante une définition de la forme de pouvoir qui s’exerce dans la cité – ce n’est pas, pour Platon, en décidant quelles espèces peuvent former un troupeau, mais en analysant ce que fait le berger, insiste Foucault, que l’on peut dire si le roi est ou non une sorte de pasteur. Une remarque qui éclaire l’ « impasse » faite par Foucault sur l’existence subjective et les dispositions du troupeau, animal ou humain, cette distinction s’avérant sans importance tant l’analyse de la figure pastorale en sa forme originaire est intégralement et sans reste concentrée sur le rôle et la fonction du berger, comme si cette forme de pouvoir s’exerçait sur un mode totalement asymétrique, dans la relation unilatérale entre un sujet et un objet (vivant). À l’évidence alors, cette figure représenterait une sorte d’exception (notable) aux conditions générales de l’analytique du pouvoir présentée par Foucault, dans La Volonté de savoir, par exemple, où l’accent est constamment placé sur la liberté des gouvernés et sur leur capacité de prendre le pouvoir à son propre jeu en produisant des formes de contre-pouvoir. Sur ce point, aucune réponse n’apparaît dans les textes sur lesquels nous nous appuyons ici.
Dans le Politique, le pouvoir pastoral est défini, rappelle Foucault, comme un pouvoir de prise en charge intégrale par le berger, seul à la tête de son troupeau, du soin de la vie de celui-ci : il veille à le nourrir, à le soigner, à l’encadrer, à aider sa reproduction, à le distraire, même… Une sorte de biopolitique totale avant la lettre, donc. Or, insiste Platon, il est de notoriété publique que, dans la Cité grecque, la multitude des fonctions ici évoquées n’échoient pas à un seul homme, (peut importe la façon dont on le définit – le dirigeant, le roi, l’homme politique), mais à une quantité de sujets – le médecin, le boulanger, le cultivateur, le musicien, etc. La tâche de l’homme politique n’y est pas d’assumer, en pasteur, la totalité de ces fonctions d’entretien, mais d’associer des tempéraments divers, de rassembler les vivants « en une communauté qui repose sur la concorde et l’amitié » – d’où l’image qui s’impose ici, celle du tissage de tissus de différentes matières et couleurs. Ni Dieu ni berger, le politique a pour tâche d’assurer l’unité de la cité, une tâche, pourrait-on ajouter, qui suffit amplement à sa peine.
Mais ce qui est intéressant ici, c’est que, pour Foucault, un pastorat intégralisé, comme figure de l’exercice du pouvoir fondé sur la prise en charge globale et multipolaire des aspects de la vie du troupeau ne semble toujours pas davantage supposer autre chose que la compétence supérieure d’un berger avisé – un Dieu, dit-il, ce qui exclut cette forme pour la Cité qui se trouve être peuplée et dirigée par des hommes exclusivement. Même dans l’hypothèse (rejetée) du pastorat transposé des espaces orientaux vers les topographies européennes et l’espace politique par excellence – la Cité – la question de la condition subjective du troupeau n’est pas posée – or comment imaginer la possibilité d’un tel gouvernement multidirectionnel du troupeau humain sans que celui-ci en soit, d’une manière ou d’une autre partie prenante, sans qu’il y soit présent autrement que dans la condition d’un gros animal bien ou mal traité, mais indéfiniment muet ?
Tout va donc se passer comme si, dans l’analyse de Foucault, le troupeau mutique et sans subjectivité, le troupeau non pas « vie nue », mais « vie bête » allait se transfigurer, changer totalement de qualité à la faveur d’une sorte de coup de théâtre, à mon sens assez difficilement explicable – celui qui se produirait avec la captation et le redéploiement de la grande forme pastorale dans et par le christianisme. Tout se passe au fond comme si une subjectivité un accès au langage venaient au troupeau, devenaient des attributs des brebis, dès lors que le coup de baguette magique de la pastorale chrétienne allait transfigurer cette grande forme de pouvoir venue du fond des temps, du lointain des civilisations orientales. Le paradoxe de cette métamorphose est fort : c’est bien, si l’on suit Foucault, dans des conditions où il entre dans une « relation de dépendance individuelle et complète », où se trouve établi entre lui et son guide spirituel un « lien de soumission personnelle », d’obéissance absolue, qu’il va accéder à la parole et devenir un sujet. En effet, les formes de l’individualisation du pastorat chrétien supposent que le berger (le prêtre) ne se contente pas de guider et encadrer des formes extérieures, mais qu’il entre dans l’espace des subjectivités – il doit « savoir ce qui se passe dans l’âme de chaque membre du troupeau ». Et pour que ce nouveau pan de la conduite des brebis puisse s’établir, il faut que soient prises en compte les subjectivités (le désir, les sentiments, les dispositions, les pensées) et que des récits soient agencés par les sujets conduits eux-mêmes.
Le pivot de ce retournement va donc être ce double dispositif mis en place par l’Église chrétienne : l’examen de conscience et la direction de conscience – avec son débouché, la confession. L’aveu va se trouver installé au centre de tout un dispositif de subjectivation, de tout un dispositif de prise de parole par lequel se manifeste l’émergence du troupeau comme acteur à part entière de la grande prosopopée du pouvoir. Aux conditions de ce dispositif unique, sans équivalent dans l’histoire des civilisations humaines, grandiose et terrifiant tout à la fois, le troupeau n’accède pas seulement au discours et à des formes de subjectivation infiniment variables – il entre dans l’espace d’un « jeu »,dit Foucault, qui l’institue comme l’autre pôle, à part entière, de la machinerie du pouvoir : un « étrange jeu dont les éléments sont la vie, la mort, la vérité, l’obédience, les individus, l’identité ». Une étrange combinaison va alors se produire entre les réquisits fondamentaux du pastorat – le troupeau est là pour être guidé et sa disposition à être conduit (à l’obéissance et la docilité, donc) est, de ce point de vue, inscrite dans sa nature – et les dynamiques propres à l’œuvre dans le pastorat chrétien dont le propre est de constituer, dans la relation entre le conducteur et le conduit, l’espace d’une réflexivité et un théâtre de l’échange. Une « zone grise » s’établit entre ce qui tend à reconduire les brebis aux conditions premières et structurelles du pastorat – le caractère essentiellement, violemment asymétrique de la relation entre un conducteur divin ou humain et un « conduit » humain ou animal – et l’accès du troupeau à une forme d’autoréflexivité, morale notamment, qui le rend, au fond, disponible pour toutes sortes de mouvements de décentrement, si ce n’est d’échappée hors des conditions mêmes du pastorat. L’idée de Foucault, c’est que cet état d’indistinction entre l’un et l’autre pôle qui constitue le trait particulier de ce qu’il appelle les pouvoirs modernes en Occident – ce qui fait que ceux-ci vont pouvoir, par exemple, « apparaître » aussi bien sous la forme de monstrueuses entreprises de conduite du troupeau humain vers l’abîme des embrigadements massifs débouchant sur toutes sortes de destructions ou de désastres que sous celle de la promotion d’un « sujet » qui, ayant accédé à cette condition de réflexivité, est en mesure de s’arracher à son immémoriale condition d’hétéronomie.
Nous touchons là du doigt cette sorte de condition d’incertitude ou de part d’indétermination qui est le propre de la biopolitique contemporaine. D’une certaine façon, en effet, celle-ci tend à se rapprocher du modèle que Platon écarte, dans le Politique, en faveur de celui du royal tisserand : une prise en charge par un pasteur aux mille visages, mais agissant de manière coordonnée, intégrée (donc une sorte de « dieu » immanent à la vie de l’État et de la société) de tous les aspects possibles et imaginables de la vie du troupeau humain. À l’évidence, dans nos sociétés, la prise en charge de la vie est non pas le fait de corporations différentes et spécialisées, agissant indépendamment les unes des autres et chacune pour son propre compte, mais bien un mécanisme général, intégré et différencié. Et, comme l’énonce Foucault dans La Volonté de savoir, c’est bien cette forme de la biopolitique, du biopouvoir qui, dans les sociétés modernes, a refoulé ou surdéterminé les formes traditionnelles indexées sur la souveraineté classique ou l’idéal de la communauté entée sur une axiologie partagée par ses membres. Et donc, plus que jamais, la relation entre gouvernants et gouvernés apparaît comme indexée sur la grande forme pastorale et ce n’est pas pour rien que les questions sanitaires et sécuritaires (celles qui ont trait à l’immunisation et l’entretien des corps) s’imposent comme l’objet majeur du gouvernement contemporain des vivants, au détriment notamment des formes classiques de la vie politique indexées sur la mise en forme et l’institutionnalisation des conflits. La prolifération des images médicales et policières dans le vocabulaire des gouvernants aujourd’hui est un autre indice de la surdétermination de toutes les rationalités et de tous les dispositifs politiques et autres agencements de pouvoir par la forme pastorale adaptées aux conditions de la modernité tardive.
Mais en même temps, le paradoxe de ce pastorat contemporain est le suivant : plus se poursuit sans relâche son mouvement de globalisation, de mondialisation, d’ »intégralisation », et plus il apparaît qu’il « fuit » par un autre bout. C’est, si l’on veut rester fidèle à l’hypothèse foucaldienne, que le christianisme est passé par là et a laissé une empreinte ineffaçable sur la constitution des sujets dans leurs rapports avec le pouvoir, dans la façon dont ils entrent dans l’espace des relations de pouvoir. De la même façon que, dans le dispositif de la confession, s’établit une relation à peu près indiscernable entre soumission et constitution d’un « espace propre », d’une condition d’intériorité susceptible d’agir comme propédeutique de la liberté, de la même façon, va se former, dans les espaces biopolitiques contemporains, ce cercle énigmatique : plus le pastorat global étend son emprise, améliore ses techniques et les diversifie, plus donc se démultiplient les procédures d’ « objectivation » du troupeau et de ses conduites, plus sont nombreux et différenciés les messages qui lui sont adressés par le conducteur anonyme, et plus, par ailleurs, se trouvent démultipliées pour lui les occasions de rétroagir et de former des espaces discursifs dans lesquels la conduite pastorale se trouve, si l’on veut, prise dans son contrechamp. De la même façon que l’examen de conscience et la confession supposent qu’un espace soit ouvert aux facultés discursives des ouailles, dans la biopolitique contemporaine, la normation disciplinaire ne suffit plus : d’une manière toujours croissante, la bonne « gouvernance » biopolitique en appelle au discernement des sujets conduits, à leur responsabilité, à leur capacité à se projeter dans l’avenir. On gouverne désormais moins aux disciplines qu’aux mécanismes de sécurité et à la quête de l’assentiment. Apparaissent donc en permanence ces « lignes de fuite » hors de conditions premières du pouvoir pastoral, puisque là où s’ouvrent ces espaces dans lesquels les « conduits » sont promus (sinon à proprement parler institués) comme sujets, où il est fait appel à leurs facultés discursives, il peut arriver – et il arrive constamment – qu’au lieu de consentir et donner leur assentiment ils se rebiffent, qu’au lieu de « comprendre » ce qu’on leur « explique » ils forment leurs propres raisonnements, qu’au lieu de marcher en troupeau, ils se dispersent, et, sans même entrer en résistance ouverte, deviennent, de ce fait même, ingouvernables. De ce point de vue, on constate aisément que les retours de la politique dans sa forme la plus « classique » – la division descendue et exposée sur la place publique, au cœur même des formes biopolitiques – est un phénomène des plus courants dans nos sociétés : il n’y a pas si longtemps qu’ayant élu fraîchement un nouveau président de teinte fort conservatrice, les Sud-Coréens n’ont pas tardé à descendre par dizaines de milliers dans la rue, dès lors que celui-ci s’est avisé d’autoriser à nouveau l’importation de viande de bœuf des États-Unis, au mépris des avis de l’autorité sanitaire…
Mais, ceci ayant été dit, à l’encontre des discours catastrophiques qui annoncent chaque matin la « mort de la politique » au profit de la pure et simple prolifération des technologies destinées à assurer l’ « apprivoisement », la domestication ou l’asservissement du troupeau humain, il conviendra de procéder à un ultime retournement. Celui-ci pourrait consister à s’aviser que la façon avec laquelle Foucault définit ce que l’on pourrait appeler le « pastorat fondamental » dans O et S ou STP est apparemment si brutale, si simplificatrice, en présentant cette relation si violemment asymétrique entre un pasteur, ni roi ni souverain, mais assurément dépositaire exclusif de l’intelligence de la relation de pouvoir établie entre le berger et ses ouailles, que cette absolue disparité et différence de qualité entre le guide et le guidé se retrouve, fait retour, indéfiniment, dans toute espèce de forme pastorale, de pouvoir pastoral et ce aussi « sophistiqué » soit-il. Et ceci non pas à l’état de trace, de séquelle, mais bien d’élément structurel ou structurant. De ce point de vue, il est essentiel de se rappeler que, contrairement à ce qu’en dit Platon, l’enjeu de l’hétérogénéité entre condition d’humanité et condition d’animalité ou plutôt entre statut (qualité) humaine et absence de qualité animale demeure ici constant. Dans toute forme de pastorat, antique, moderne ou contemporain, la qualité humaine est toute entière concentrée du côté du guide. Et s’il importe peu, au fond, que les guidés soient des animaux ou des humains, c’est précisément que dans la relation pastorale elle-même, quelque chose d’essentiel les reconduit à l’animalité, à la « vie bête » (par opposition, encore une fois, à la vie nue de Arendt revisitée par Agamben). Ce « quelque chose », on peut le nommer de toutes sortes de façons, la plus simple et la plus éclairante étant sans doute celle qui consiste à rappeler que la forme pastorale exclut absolument tout principe ou toute procédure d’égalisation entre guides et guidés ; ceci pour la bonne raison que le ou les savoir(s) de la conduite demeure(nt), en toutes circonstances, rigoureusement hétérogènes au savoir requis pour être guidé, au savoir et à la compréhension que les guides attendent du côté des guidés, afin que ceux-ci soient susceptibles de l’être – guidables. Dans la langue corrompue de la « gouvernance » contemporaine, cette différence de statut radicale entre l’intelligence supposée des guides et celle des guidés se manifeste dans l’envahissement du discours des premiers par les paradigmes pédagogiques : le troupeau humain est une classe (au sens scolaire du terme) rétive et distraite à laquelle il convient d’expliquer, sans fin, en termes simplifiés, ce qu’il est nécessaire qu’il sache afin de demeurer guidable. En aucun cas, le savoir des guidés ne saurait s’égaler à celui des pasteurs et, quand bien même cela serait imaginable, ce n’est évidemment pas souhaitable en termes de police sociale. La pédagogie « politique », celle que requiert une sage conduite du troupeau, consiste à ne rendre disponible à celui-ci que la somme de savoirs et d’informations nécessaires pour que celui-ci demeure susceptible d’être conduit. Ici, une fois encore, les images médicales sont probantes : tout comme le médecin n’expose au patient que ce qui est nécessaire pour que celui-ci suive le traitement nécessaire pour soigner l’affection dont il souffre, en évitant de se lancer dans un cours de médecine, le politique s’efforcera de ne diffuser après du public que des messages « utiles » et simplifiés, rassurants plutôt que véridiques, à propos de la crise financière qui secoue le monde (octobre 2008). C’est que la faculté de discernement à laquelle il est fait appel, du côté des guidés, persiste à être, pour les guides, celle d’animaux intelligents. Ces animaux intelligents sont ce que, d’un autre côté, nous appelons « la vie bête », c’est-à-dire, fondamentalement la vie qui ne peut prendre forme qu’aux conditions du pastorat, qu’à condition d’être guidée.
En ce sens, ce qui, au début de cet exposé, m’est apparu comme une sorte de bévue de Foucault pourrait bien être, plutôt, un effet aveuglant de son art de philosopher à coup de marteau, c’est-à-dire d’énoncer, souvent, des propositions proprement renversantes : en l’occurrence, celle qui consisterait à rappeler, en toute simplicité, que le propre d’une biopolitique moderne est d’établir, sur le long cours, une fondamentale condition d’indistinction entre troupeau humain et troupeau animal. Nous nous en doutions déjà un peu depuis que l’on a entrepris de nous convaincre qu’en tant que vivants, les animaux n’ont pas moins accès au droit à la vie que nous. Dès l’instant où le pivot de toute politique devient, au fond, la défense et la promotion du vivant, le trait inavouable d’un pastorat moderne revient en force : seule l’humanité des pasteurs est assurée, le troupeau est, lui, forme et matériau vivant avant tout, aux qualifications infiniment variables.
Alain Brossat
Pouvoir pastoral et « vie bête » / 2009
Communication issue du colloque tenu du 24 au 28 juin 2009 à l’université de Hsin Chu, Taiwan, publiée par la revue Appareil et reprise dans une version modifiée sous le titre Pastorat humain et « vie bête » in Entre chiens et loups / 2009