Ils avaient dansé. Dansé encore. Lui, les yeux baissés sur l’endroit nu de son épaule. Elle, plus petite, ne regardait que le lointain du bal. Ils ne s’étaient pas parlé.
La première danse terminée, Michael Richardson s’était rapproché de Lol comme il avait toujours fait jusque-là. Il y eut dans ses yeux l’imploration d’une aide, d’un acquiescement. Lol lui avait souri.
Puis, à la fin de la danse qui avait suivi, il n’était pas allé retrouvé Lol.
Anne-Marie Stretter et Michael Richardson ne s’étaient plus quittés.
La nuit avançant, il paraissait que les chances qu’aurait eues Lol de souffrir s’étaient encore raréfiées, que la souffrance n’avait pas trouvé en elle où se glisser, qu’elle avait oublié la vieille algèbre des peines d’amour.
Aux toutes premières clartés de l’aube, la nuit finie, Tatiana avait vu comme ils avaient vieilli. Bien que Michael Richardson fût plus jeune que cette femme, il l’avait rejointe et ensemble – avec Lol -, tous les trois, ils avaient pris de l’âge à foison, des centaines d’années, de cet âge, dans les fous, endormi.
Vers cette même heure, tout en dansant, ils se parlèrent, quelques mots. Pendant les pauses, ils continuèrent à se taire complètement, debout l’un près de l’autre, à distance de tous, toujours la même. Exception faite de leurs mains jointes pendant la danse, ils ne s’étaient pas plus rapprochés que la première fois lorsqu’ils s’étaient regardés.
Lol resta toujours là où l’événement l’avait trouvée lorsque Anne-Marie Stretter était entrée, derrière les plantes vertes du bar.
Tatiana, sa meilleure amie, toujours aussi, caressait sa main posée sur une petite table sous les fleurs. Oui, c’était Tatiana qui avait eu pour elle ce geste d’amitié tout au long de la nuit.
Avec l’aurore, Michael Richardson avait cherché quelqu’un des yeux vers le fond de la salle. Il n’avait pas découvert Lol.
Il y avait longtemps déjà que la fille de Anne-Marie Stretter avait fui. Sa mère n’avait pas remarqué ni son départ ni son absence, semblait-il.
sans doute Lol, comme Tatiana, comme eux, n’avait pas encore pris garde à cet autre aspect des choses : leur fin avec le jour.
L’orchestre cessa de jouer. Le bal apparut presque vide, il ne resta que quelques couples, dont le leur et, derrière les plantes vertes, Lol et cette autre jeune fille, Tatiana Karl. Ils ne s’étaient pas aperçus que l’orchestre avait cessé de jouer : au moment où ils auraient dû reprendre, comme des automates, ils s’étaient rejoints, n’entendant pas qu’il n’y avait plus de musique. C’est alors que les musiciens étaient passés devant eux, en file indienne, leurs violons enfermés dans des boîtes funèbres. Ils avaient eu un geste pour les arrêter, leur parler peut-être, en vain.
Michael Richardson se passa la main sur le front, chercha dans la salle quelque signe d’éternité. Le sourire de Lol V. Stein, alors, en était un, mais il ne le vit pas.
Ils s’étaient silencieusement contemplés, longuement, ne sachant que faire, comment sortir de la nuit.
A ce moment-là une femme d’un certain âge, la mère de Lol, était entrée dans le bal. En les injuriant, elle leur avait demandé ce qu’ils avaient fait de son enfant.
Qui avait pu prévenir la mère de Lol de ce qui se passait au bal du casino de T. Beach cette nuit-là ? Ça n’avait pas été Tatiana Karl, Tatiana Karl n’avait pas quitté Lol V. Stein. Etait-elle venue d’elle-même ?
Ils cherchèrent autour d’eux qui méritait ces insultes. Ils ne répondirent pas.
Quand la mère découvrit son enfant derrière les plantes vertes, une modulation plaintive et tendre envahit la salle vide.
Lorsque sa mère était arrivée sur Lol et qu’elle l’avait touchée, Lol avait enfin lâché la table. Elle avait compris seulement à cet instant-là qu’une fin se dessinait mais confusément, sans distinguer encore au juste laquelle elle serait. L’écran de sa mère entre eux et elle en était le signe avant-coureur. De la main, très fort, elle le renversa par terre. La plainte sentimentale, boueuse, cessa.
Lol cria pour la première fois. Alors des mains, de nouveau, furent autour de ses épaules. Elle ne les reconnut certainement pas. Elle évita que son visage soit touché par quiconque.
Ils commencèrent à bouger, à marcher vers les murs, cherchant des portes imaginaires. La pénombre de l’aurore était la même au-dehors et au-dedans de la salle. Ils avaient finalement trouvé la direction de la véritable porte et ils avaient commencé à se diriger très lentement dans ce sens.
Lol avait crié sans discontinuer des choses sensées : il n’était pas trop tard, l’heure d’été trompait. Elle avait supplié Michael Richardson de la croire. Mais comme ils continuaient à marcher – on avait essayé de l’en empêcher mais elle s’était dégagée – elle avait couru vers la porte, s’était jetée sur ses battants. La porte, enclenchée dans le sol, avait résisté.
Les yeux baissés, ils passèrent devant elle. Anne-Marie Stretter commença à descendre, et puis, lui, Michael Richardson. Quand elle ne les vit plus, elle tomba par terre, évanouie.
Marguerite Duras
le Ravissement de Lol V. Stein / 1964
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Nous ne voulions pas, dans ce feuilleton, de billet appartenant vaguement à la catégorie essai littéraire. C’était sans compter sur l’imprévu des rencontres, leurs effets d’impertinence et leur événementialité propre dérogeant à toute mise en projet définitive du travail d’écriture. Son anarchisation en quelque sorte, par la mise à mal de toute téléologie stricte à laquelle répondrait le travail de composition dans la réalisation forcenée d’une idée claire et distincte. Très platonicienne idée de la création.
Effet Larsen produit par une lecture matinale donc, et ici, la préface de Jean-Jacques Aubert au Portrait de l’artiste en jeune homme…
… où l’on apprit que les Epiphanies, considérées comme des « blocs de matière personnelle » : proses courtes, récits de rêves, évocations poétiques « surgissant d’un autre lieu » et s’imposant à l’auteur comme tombées du ciel, constituaient pour Joyce des textes écrits sous la dictée d’une autre voix par une autre « main », fantomatique, précurseur sombre des mots s’étalant sur la page comme autant de désordres qui ne sont rien que « le brouillage des repères d’espace et de temps », l’anarchisation ponctuelle du réel par leurs intrusions fulgurantes et leur imprévisibilité notoire…
– et les Illuminations ne sont rien d’autre que cela –
… épiphanies qui (nous nous sommes mis à rêver tandis que nous lisions), mises bout à bout formeraient un patchwork, parfaitement étranger à la forme du récit, dans une coagulation de textes de factures et de tonalités divergentes par laquelle se manifesterait, dans un composum faisant artificiellement bloc sous l’unité d’un titre, la dissolution d’un moi – démembré par la diversité des voix qui le traversent comme pour le disséminer dans le rectangle des pages… et le recomposer, une fois l’œuvre achevée et cousue d’une seule masse, bien mort-vivant, damné par sa main et les lignes de fuite qu’elle lui aura tracées et qui l’emportent, lui, bien au-delà de lui-même et de sa maîtrise sur le cours des choses (ponctuation y comprise). Mort à lui-même comme au monde qui l’entoure le temps que durent ces emportements. Impuissance face à l’évènement qu’est la voix non voulue, machinalement relayée par la main. Damnation qui est tout son salut d’écrivain…
« Je me trouvais mûr pour [la mort] le trépas et ma faiblesse me tiraient jusqu’aux confins du monde et de la vie, [où le tourbillon] dans la Cimmérie noire, patrie des morts, où un grand… a pris une route de dangers laissé presque toute [illisible] [aux] chez une sur emb… tion épouvantes. » Brouillons d’Une saison en enfer.
… assemblage discontinu de pièces diverses donc – telles des notes inscrites sans aucune partition, guidées par des logiques imprévues faisant rouler celui qui s’y adonne en abîmes et perdition.
Les Épiphanies, nous rappelle Aubert, constituent en outre la « recherche d’une écriture disparue », « enfouie », fantomatique comme il a été dit mais bien réelle à laquelle il s’agirait de redonner la parole et, par cela, la vie. Magie propre aux capacités christiques de résurrection [Lazare, etc.], brouillant pour nous la limite qui sépare le monde des morts de celui des vivants et place l’écriture dans cette aire d’indécision perpétuelle. Non tant pour conjurer la mort, comme pour s’en défaire et l’envoyer foutre, que pour lui faire droit, en toute chose présente, et l’insérer dans le monde des vivants comme son revers actif faisant glisser toutes nos assurances en vanités.
Ecriture fantôme avec laquelle l’écrivain aurait donc affaire et avec laquelle il lui faudrait chaque fois négocier, dans son travail de composition, d’ordonnancement et de mise en forme. Soit (croyons-nous comprendre) : donner un corps, dans l’œuvre, à l’écriture fantomatique qui la précède et se révèle à l’état de brouillons, « tâche qui implique un travail, une transformation des données de l’écriture […] sa remise en jeu dans l’illisible de la lettre », pour rendre cette illisibilité patente, tangible, dans le texte informé. Rimbaud disait approximativement : si ce que je ramène de là-bas a forme, je donne de la forme, si c’est informe, je donne de l’informe. Ce n’est pas de ma faute si le cuivre s’éveille clairon, etc. Et aussi : je donne le premier coup d’archet et la symphonie surgit toute entière. Comme par revers soi. Sachant qu’en cette occurrence « je » désigne un autre… Et ne pensons pas à l’Esprit du Père s’incarnant dans l’écrivant comme il le fit dans son historique rejeton, même si le principe est allégoriquement le même : faire venir la voix – multiple – dans le corps du texte.
Commune hantise à ces deux têtes donc : celle d’un espace autre, un là-bas dans lequel se déploierait le temps propre à l’activité d’écriture, son flux dont la plume est l’outil médiumnique et la captation, avant qu’elle ne se fige définitivement dans une forme, celle de l’œuvre achevée, tombeau du verbe en sa verbalité héraclitéenne d’où celle-ci proviendrait comme d’une origine inassignable au moi en possession de tous ses moyens. Temps païen de l’inspiration, temps des démons visitant les hommes, temps d’une déprise de la conscience et de son pouvoir d’ordonner le visible selon ses catégories. Manière fabuleuse de saisir la chose littéraire soit. Mais qui en dit long.
Le second temps de l’écriture (la composition) consisterait alors à porter le Hors-Temps des épiphanies dans le Temps, l’unique et seul reconnu effectif et valable, comme autant de trouées dans le cours du siècle, sa phénoménalité propre et l’enroulement des horloges qui en scande le tempo. Nuit pénétrant le jour qu’ourlerait l’une à l’autre la main fantôme, et dont l’activité aurait chaque fois pour effet de défaire (temporairement) le Monde-Un qui s’offre à nous dès lors que nous ouvrons les yeux… tel qu’il est, défiant par-là l’harmonique qui le tient tout d’une pièce, dans sa belle unité pythagoricienne, comme dans un « Merde à Dieu ! » par le truchement de son œuvre mise en pièces, concassée, réduite, par l’écriture première, à l’état inchoatif de brouillons.
Le travail de l’écrivain, celui qui signe et porte le Nom, résiderait dès lors tout entier dans ce second temps de l’écriture (deux temps, deux mains, et même : deux voix, deux têtes – individu foncièrement bicéphale chargé de tenir ensemble ses aspirations schizoïdes à n’être plus au monde et pourtant tout juste en son milieu – « ombre d’homme parmi les hommes » comme le dit Stephen Dedalus, ce double avoué de l’écrivain). Il lui faudrait ainsi, croyons nous comprendre à mesure que nous lisons, passées les secousses du désordre par l’intrusion d’une matière imprévue sur laquelle il n’a ni prise ni pouvoir de décision, une fois repris ses esprits et sa maîtrise rétablie : « compter, peser, diviser » (Joyce). Soit transformer l’illisibilité propre aux brouillons en son contraire sans trahir toutefois le désordre dans lequel ceux-ci se donnent, anarchiques dans leur multiplicité, par une mise en forme globale adaptée à leur originel chaos afin que l’autre de l’espace et du temps prenne corps ici-maintenant, dans l’espace du livre et le temps auquel il se livre – qui est celui des affaires. « Ah ! Remonter à la vie ! Jeter les yeux sur nos difformités ». Comme pour en témoigner, dans la composition de l’œuvre jetée en pâture dans le siècle, tout en les trahissant dans la belle forme qu’on attend qu’elle transcrive, pareille au monde dont elle est pourtant la défaite et l’arrachement. Exigence qui est de ce monde-ci, auquel Finnegans Wake portera un coup décisif : produire du lisible, du compréhensible, du partageable universellement… selon les us et les goûts de l’époque.
« La main à plume vaut la main à charrue. – Quel siècle à mains ! Je n’aurai jamais ma main » s’apitoie faussement l’Illustre Merdeux d’Une saison en enfer. Elle est d’un autre temps, croyons-nous donc comprendre, inactuelle – « Je suis réellement d’outre-tombe » – étrangère au siècle, son progrès, sa logique et ses aspirations. Faussement car il l’aura eu, il s’en sera assez vanté, sous ses manières feintes de demander pardon du fond de son enfer, par saccades et intermittence, le temps que dure celui des brouillons tout au moins, eux qui ne se laissent pas compter, ni prévoir, ni prédire, et emportent tout sur leur passage, comme dans un déluge. Et peut-être fusse la même main qui hanta les Épiphanies pour former devant nous, tel est ici finalement notre songe, ce monstre frankensteinien des belles-lettres : James-Arthur-Rimbaud-Joyce, dans notre délire de littérature et l’impertinence avec laquelle celui-là comme celle-ci – promptes à coudre ensemble ce qui se donne comme disparate selon l’espace et le temps… tissent à gros traits des ponts.
G. Mar
Janvier 2012
Publié sur http://d-fiction.fr/
Ave, ave, ave Maria / Chanson du Mouvement du 22 mars
Au compagnon d’un mai gai
Le corps monstrueux de la République.
« L’amour en 93 parut ce qu’il est : le frère de la mort. » Michelet indique là une grande affaire : non pas seulement (ou pas du tout) que les Danton, les Vergniaud se laissent aller à l’échafaud par une indifférence à la chose publique puisée dans leur passion pour une femme ; mais beaucoup plus fortement, en deçà de toute psychologie des individus grands ou petits, que ce qui est en jeu dans l’intensité de l’automne 93, c’est la rencontre des pulsions de vie (Éros) et des pulsions de mort, pour parler comme Freud, « sur le corps » de la première République, et leur dissimulation les unes dans les autres. L’automne 93 contraint quiconque s’y intéresse un tant soit peu à se demander au moins qu’est-ce donc qui est désiré dans la politique ?
Pour répondre à une telle question, impossible de faire confiance à l’analyse des déclarations. S’il est une expérience de l’histoire, elle est de désapprendre toute foi en une instance de sens et de décupler les soupçons. Tous les partis révolutionnaires déclarent désirer le bonheur : on se souvient du mot de Saint-Just ; mais le programme des pires adversaires des Robespierristes, les femmes enragées, les Citoyennes Républicaines Révolutionnaires, lui rend des points : « Nous désirons qu’il n’y ait pas une seule personne malheureuse dans la République. » Pareillement pour l’égalité, pour la liberté, etc.
Ce ne sont pas seulement les hommes, ce sont les signifiés qui deviennent suspects et qui complotent. Arrêter une fois pour toutes le sens des mots, voilà ce que veut la Terreur, moyen nécessaire qu’il faut au désir de vérité. Il doit y avoir un organisme de sens logé dans les mots, le Jacobin prétend s’en emparer, le détenir et le faire paraître ; il veut s’en assurer l’usage, c’est-à-dire l’énonciation, exclusifs, il dénonce comme mensonge, traîtrise ou coupable légèreté (nous dirions idéologie) la présence de « ses » mots dans la bouche des adversaires. Le pouvoir est, à cet égard, la détention de l’autorité performative, du speech act, de la capacité de faire paraître le signifié en référence : « en réalité ». Pas seulement : nous déclarons la guerre, et il y a la guerre; mais : les époux peuvent divorcer sous telles conditions, et ils divorcent ; ou : l’exercice des cultes est libre, et il le devient ; mais surtout : ceux qui parlent comme des ultra-gauches sont des agents de la réaction, et ils le sont puisqu’on les guillotine. Pouvoir réalisateur, décidant de la réalité.
Michelet voit cela parfaitement dans sa Préface de 1869 à la Terreur, quand il situe la position de parole de Robespierre en ces termes : « Acte prodigieux de la foi jacobine. On nia le soleil à midi. Et cela fut cru. L’affirmation du Moyen Âge du dogme catholique : “Ce pain n’est pas du pain, c’est Dieu” cette affirmation n’a rien de plus fort. Nous retournons dans les vieux siècles de la crédulité barbare. Nulle réalité n’est réelle contre le mot de Robespierre. Voilà la foi robuste des nouveaux Jacobins. » Le mystère de l’Eucharistie, qu’analyse Louis Marin, ne dit pas moins en effet que l’essentiel du pouvoir terroriste : énoncé appuyé sur deux déictiques, faisant une étrange tautologie d’énonciation, se donnant pour universellement valable.
Pas de performatif qui ne s’accompagne de cette exclusion de beaucoup de locuteurs hors de l’autorité de « performer ». Même quand la lutte politique a pour objet, explicitement exprimé, de donner la parole, soit le pouvoir performatif, à tous, et donc de constituer la République comme le corps d’un unique-performateur, réalisant tout ce qu’il dit du simple fait
de le dire, néanmoins il y a jalousie quant à la position performative effective, et terreur jetée sur toute ambition d’y parvenir.
Qu’est-ce que ce désir accapareur terroriste ? Comment peut-il s’articuler avec le désir d’un corps unifié dans ses parties et unifié dans ses paroles et ses actes ? Y a-t-il même une telle articulation ? Les sans-culottes luttent pour l’égalité et le bonheur, ou la mort ; alternative qui semble définir la politique républicaine : ou bien le pouvoir performatif est donné à tout le « corps » social, ou bien que celui-ci disparaisse. Mais la chose folle dans cette articulation, c’est qu’elle n’est pas, ou pas seulement disjonctive, que dans la clameur de l’alternative se cache une autre figure, l’incohérente affirmation simultanée du bonheur et de la mort, et que dans le corps réconcilié que les discours politiques dessinent au terme de dures luttes, vient se loger le « corps » actuellement disloqué par la jalousie et la terreur mortifère que telle partie exerce sur les autres. Ce dernier est seulement un corps de mort, puisqu’il n’existe que de et dans la fragmentation de l’autre, de et dans la lutte de ses fragments, États, classes, sexes, générations…
Correspondant à la juxtaposition langagière d’un corps sémantique uni et d’une activité performative par exclusion terroriste, le « corps » politique est un monstre fait d’un organisme unifié et de pulsions plurielles incompatibles avec lui et entre elles. Ce « corps » n’est pas difforme en ce qu’il existerait en violation de quelque forme naturelle ; s’il faut le dire monstrueux, c’est qu’il occupe une pluralité d’espaces, que l’on pourrait maladroitement imaginer de la façon suivante en tant que totalité poussée à s’unifier, il s’organise comme un volume, comme un vaste objet tridimensionnel, ayant centre et périphérie, circonscrivant salle,et scène (la nation et l’Assemblée, le quartier et la section), discriminant extérieur et intérieur (la France et 1’Étranger, la République et ses ennemis). Mais pour autant que le « corps » est disloqué par les pulsions divergentes qui parcourent (ou plutôt constituent) toutes ses surfaces sans égard aux limites susdites, il s’étale comme une superficie infinie en un espace bidimensionnel comparable à celui de la bande de Moebius, sur laquelle il est tout à fait vain, on le sait, d’essayer d’opposer un recto et un verso et de rechercher un volume. Voici donc la monstruosité que nous imaginons : une puissance spatiale au moins double, l’une définissant une étendue bidimensionnelle, l’autre tridimensionnelle, donc un objet régi à la fois par (au moins) deux groupes d’axiomes opératoires incompatibles en principe.
Tels sont l’amour et la mort en 1793. Sur l’objet qu’ils forment, les arrangements dialectiques, quoi qu’en ait Hegel, échouent. Ceux-ci sont des jeux de langage qui peuvent s’exercer sur un corps sémantique unifié, ils présupposent cette unité qui n’est autre que celle du langage, et s’ils tolèrent les pulsions de mort, ce n’est que comme Moment de l’histoire de ce corps telle qu’ils la narrent : modèle chrétien, hégélien, qui reste celui de Lacan, il est édifiant à proportion qu’il prend la mort simplement comme moyen de réaliser la liberté ou la vérité. Mais le monstre n’est pas dialectique, le temps des monstres, s’il en est un, ne rend pas commensurable et ne synchronise pas le temps des corps naturels qu’ils auraient « dû » être et celui des poussées centrifuges qui les en « empêchent ». Si le corps de la République à l’automne 1793 est un monstre, il vit dans beaucoup de temps contemporains les uns des autres et pourtant entièrement dischrones, et il est plus saisissant de les isoler que de les rassembler en une narration.
L’histoire princière.
Il en va de l’histoire comme de la politique : elle ne s’écrit que comme la narration d’un corps, récit de sa production et de ses avatars, de même que la politique ne se dit que comme désir de ce corps et que la société en lutte s’exprima toujours comme lutte pour une société autre, mieux organique. Les intensités parfois les plus fortes sont vouées à être présentées par l’historien comme des événements de surface, des contingences, prix à payer pour atteindre la vraie nécessité, – et par le politique comme des erreurs dénuées d’importance réelle ou comme des leurres imputables au machiavélisme de l’ennemi, bavures à effacer. Quand il arrive à l’un ou l’autre de les prendre en considération, c’est, au mieux, qu’ils voient en elles des confirmations de l’hypothèse qu’ils sont en train de faire sur le « cours de l’histoire ».
Une histoire libidinale commence au contraire par porter la plus grande attention à ces étrangetés ; non pas pour les déchiffrer comme des symptômes, mais pour en éprouver et en transmettre les intensités méconnues par l’histoire raisonnable. Elle imagine un « corps » comparable à celui que Freud suppose aux très jeunes enfants, sur lequel l’amour et la mort errent et s’arrêtent de façon inattendue, faisant événement. Les deux régimes pulsionnels, synthèse et dislocation, y opèrent non pas en conflit l’un avec l’autre, mais dans la dissimulation l’un de l’autre. Il ne suffit pas de dire après Freud que les effets d’unification procèdent d’Éros et les effets de dislocation des pulsions de mort : l’inverse n’est pas moins vrai, et telle est la dissimulation. Le réglage des intensités et leur rabattement sur un centre unique paraît bien relever d’Éros, mais cette activité centripète peut aussi receler un désir mortifère de blocage, bétonnage et destruction par asphyxie de tout ce qui l’entrave. Écoutez Robespierre devant les déchristianisateurs. Les mêmes mots recèlent des mouvements intensifs de sens totalement contraire, et sont des points de passage pour des courants qui sont et d’amour et de haine.
Quand Robespierre fait aller la guillotine au nom du salut de la République, c’est sans doute par une passion très « érotique » pour l’unité organique du corps social, mais c’est aussi par le désir, contraire au précédent, de le faire éclater en pièces, jusqu’à en périr soi-même. Il faut entendre dans le discours du 8 Thermidor le terrifiant recours au vague non pas tant comme un vrai principe de gouvernement, mais comme la proposition d’une désorganisation générale du corps social par impossibilité de fixer des significations décidément hypocrites : « La loi pénale doit nécessairement avoir quelque chose de vague, parce que le caractère actuel des conspirateurs étant la dissimulation et l’hypocrisie, il faut que la justice puisse les saisir sous toutes les formes. » Michelet donne à cette compulsion d’emprise sa pleine portée destructive quand il écrit : « La guillotine avilie, semblait devenir folle, travailler au hasard […]. Il semble que Robespierre, de défiance en défiance, aurait fini par s’arrêter et se guillotiner lui-même. » Un principe de dissimilation généralisée frappe tous les morceaux du corps social : nul homme, nulle institution n’est plus fixe à sa propre identité. L’œil jacobin est en proie aux vertiges. Ces vertiges sont ceux du centralisme lui-même, comme la totalité hégélienne est menacée par la dispersion du scepticisme total.
Mais l’inverse ne mérite pas moins d’attention : comment discerner ce qu’il y a de poussée mortifère centrifuge dans la passion antireligieuse qui dans l’automne et l’hiver 1793 balaie le pays et ce qu’elle comportait de vouloir-vivre et d’autodéfense unitaire contre les espions de l’étranger et les menées dissolvantes ? Oublieuse de ces dissimulations, l’histoire semble avoir besoin, comme la politique, d’un point unique de perspective, d’un lieu de synthèse, d’une tête ou d’un œil enveloppant la diversité des mouvements dans l’unification d’un seul volume : œil synthétisant, mais aussi mauvais œil qui frappe de mort tout ce qui n’entre pas dans son champ de visibilité.
Une histoire libidinale se refuse à cette facilité qui est celle du savoir et du pouvoir princiers. Il lui faut au moins appliquer à son « corpus » (quel mot!) le principe de relativité généralisée que les physiciens de l’univers et du noyau connaissent bien, et qui implique qu’il n’y a pas de poste privilégié pour le déchiffrage des organisations d’énergie. On dira que la relativité ne vaut que pour des phénomènes relevant d’échelles très éloignées de celle où la perception et la mémoire humaines situent les données. Mais qui dit que la libido qui travaille l’histoire se tient à 1’échelle humaine ? Qui dit que les res gestae doivent être situées dans le prétendu cadre des formes a priori de la sensibilité humaine ? Et qu’est-ce qu’une « échelle humaine » ? Quant aux formes, on sait qu’elles ne sont a priori que pour la raison kantienne. L’histoire est au moins aussi monstrueuse que l’univers ; elle l’est probablement plus encore, si du moins on lui accorde ce qu’on refuse au monde physique, un principe de dissimilation.
Pour revenir à une terminologie linguistique (très approchée), on dirait que le discours historique procède aux mêmes exclusions qui sont indispensables à la position du discours politique, soit à la constitution d’un pouvoir performatif. L’historien déclare qui est Robespierre comme celui-ci déclarait qui est le peuple et qui ne l’est pas. On dira que la première déclaration n’est pas un speech act, faute d’une position de pouvoir présentement capable de rendre l’objet conforme au discours. C’est faire peu de cas du pouvoir universitaire : il conquiert la croyance d’un peuple de lecteurs, généralement étudiants, sur la tête de qui le couperet de l’examen ne manque pas de tomber si leur discours n’est pas conforme à celui du diseur de réalité. Celui-ci ne rejette pas moins de processus pulsionnels jugés par lui déviants, superficiels, non pertinents, accessoires, contingents, donc ne détruit pas moins de données (ne serait-ce que par omission), que ne le fait le politique jacobin quand il repousse comme conspiration, trahison, complot ou du moins irresponsabilité tout ce qui dans les informations qui lui parviennent pourrait le contraindre à modifier ce qu’il dit être la réalité.
Il faut donc se demander ce qui se désire, ce qu’il en est du désir, non seulement dans la politique, mais dans l’étude historique, celle-ci étant en continuité avec celle-là. S’il est vrai que tout l’intérêt de cette fin de siècle se porte forcement vers une politique libre de tout pouvoir, on serait bien inspiré de tenter d’esquisser quelques traits d’une histoire libidinale, et bien heureux d’y parvenir.
Jean-François Lyotard
Rudiments païens / 1975-1978 / 2012
William Klein
Grands soirs et petits matins / 1968 / 1978