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Comprendre le djihadisme pour le combattre autrement / Claire Talon

Treize ans après le 11-Septembre, trois événements considérables ont bouleversé le visage du Proche-Orient : le premier, c’est la vague libertaire qui, depuis le printemps 2011, continue d’éroder les fondements de l’ordre pétro-autoritaire né des accords Sykes Picot. Le second, c’est l’aggiornamento forcé de l’islamisme politique qui, en Égypte, en Tunisie, a dû revoir ses ambitions face aux rejets populaires et aux réalités du pouvoir. Le troisième, c’est l’irruption massive sur internet de sociétés civiles en bouillonnement qui ont pour la première fois les moyens de s’exprimer, à défaut d’avoir leur mot à dire.
Telle est la nouvelle toile de fond sur laquelle le djihadisme continue à se déployer et sur laquelle viennent s’inscrire les drames syrien et irakien. C’est une crise généralisée suscitée par l’effondrement des structures étatiques héritées des indépendances. Pourtant, les puissances occidentales ressassent ad nauseam le même scénario : une petite guerre de civilisation ciblée contre le « terrorisme » garantira la stabilité régionale.
Clé de voûte de ce script rebattu, l’internationale djihadiste est le sésame qui suffit à lui seul à justifier une opération militaire massivement rejetée par les opinions publiques quelques mois plus tôt, en Europe comme aux États-Unis. À ce titre, les cafouillages et les incohérences de la position de François Hollande apparaissent au grand jour. Il peut successivement envisager sans gêne de frapper Bachar al-Assad puis son ennemi, Daech (acronyme en arabe de l’État islamique en Irak et au Levant), comme si cela revenait au-même ; il peut décider au mois de septembre que la France n’a pas de légitimité pour intervenir en Syrie alors qu’il nous fallait y aller un an plus tôt. Cela ne démontre qu’une chose : face à des opinions publiques massivement hostiles à la guerre, le djihadisme est aujourd’hui la seule clé susceptible de donner du sens à une lecture de plus en plus illisible de la réalité proche-orientale.
Faut-il s’en étonner quand les suppôts de ce djihadisme renvoient à l’« Occident » un univers ad hoc, d’une familiarité caricaturale au regard de la complexité de la situation ?
Il n’est pas question ici de discuter de la responsabilité, connue et documentée, que portent les gouvernements occidentaux dans la formation et le développement de mouvements djihadistes au Moyen-Orient. Dans le cas présent, la guerre contre Daech est ouvertement justifiée comme un « rattrapage » de la gestion calamiteuse de la crise syrienne. Il s’agit plutôt de souligner la récupération par les djihadistes d’un univers orientaliste qui, sous couvert d’affrontement culturel, enferme l’Occident dans une confrontation mortifère avec lui-même.
Que ce soit sous la forme du péplum, du western, du thriller ou de la science-fiction, Daech, comme Al-Qaïda avant lui, manie à la perfection les codes de l’impérialisme culturel. Il recycle sans merci tout un bric-à-brac orientaliste qui va de Lawrence d’Arabie à Game of Thrones, en passant par Salomé et Saint Jean-Baptiste.
On pourrait s’amuser de l’insistance des soldats de l’État islamique à se faire photographier sur des chevaux ou à reconstituer des caravanes de jeeps dans le désert, de l’attachement de leurs chefs à un vestiaire vintage ou de la réactivation théâtrale du cliché rebattu de la cruauté orientale, s’ils n’étaient les seuls à fournir des photos sur eux-mêmes. Les rares témoignages disponibles sur la vie dans l’État islamique rapportent qu’on y traque sans merci tous ceux qui tentent de documenter la vie sur place, et que tout civil pris à prendre des photos est immédiatement exécuté.
En l’état actuel des forces, nous en sommes donc réduits à contempler des Salomés en niqab, des décapitations artisanales, des crucifixions, des fusillades à bout portant, d’incertaines reconstitutions de films en costume, des cavalcades dans le désert, et pour ce qui est des teasers de recrutement, des copiés-collés de scènes de bataille extraits de films gothiques.
Bref, une représentation rétro de la violence. Elle est sans rapport avec la qualité chirurgicale des massacres de masse commis entre autres régulièrement par les régimes syrien, israélien, égyptien et américain à l’encontre des habitants de la région, mais fidèle à la représentation hollywoodienne du Moyen-Orient.
Un autre passage obligé de cet autoportrait exotique est le nouveau Voyage en Orient. Sponsorisé par l’internationale djihadiste, il produit à l’occasion des scènes bucoliques montrant de jeunes guerriers qui s’ébattent dans l’eau claire d’une oasis et savourent des fruits (des grenades) découpés au poignard.
(…)
Emblème de cette « inquiétante étrangeté » qui saisit le spectateur occidental à la vue de ces images si familières dans leur exotisme, la figure de la femme au niqab est le topos privilégié du déferlement orientaliste en Occident. Elle incarne à elle seule l’intimité de la menace représentée par l’État islamique, une vision infernale d’une Europe islamisée.
Des femmes fantômes, de la cruauté orientale, du désert, de la barbarie. Telles sont les stations du chemin de croix infligé au spectateur occidental, et les piliers du discours produit par l’État islamique sur lui-même. Ces clichés caricaturaux reconstituent à la virgule près le visage de l’Orient fantasmé, inventé au XIXe siècle par les puissances britanniques et françaises à l’appui de leurs aventures coloniales. Edward Saïd a montré qu’il n’était en fait qu’un portrait en creux de l’Europe des Lumières.
La reconquête de cet imaginaire rebattu se fait au prix de quelques subversions remarquables, comme si, en reprenant à son compte ces clichés orientalistes, il s’agissait avant tout de se réapproprier un langage sur soi-même. Ainsi, dans ce bestiaire inversé, la jeune convertie européenne en niqab partie épouser un émir polygame en Irak évince le voyageur parisien du XIXe siècle égaré dans les couloirs du harem. Face à l’Orient bariolé où le voyageur européen appuyait sur les particularismes locaux et où le désordre oriental justifiait le regard organisateur et surplombant de l’observateur extérieur, les djihadistes dressent un cliché monochrome. Le noir généralisé du bestiaire répète au contraire le caractère inclusif du référent islamique, qui englobe à son tour l’Occident dans sa rhétorique pseudo-universaliste :
« Le nombre de mariages mixtes et d’enfants métis est tellement élevé, c’est magnifique de voir toute cette fraternité sans racisme ! » roucoule sur son compte Facebook Aqsa Mahmood, l’une des figures du djihad britannique émigrée au pays de Sham.
Mais au-delà cette subversion rhétorique, les tribulations du djihad global, d’Al-Qaïda à État islamique ou Daech, en passant par le front Al-Nosra, racontent la dérive inexorable du djihadisme, d’un mouvement de libération à une entreprise coloniale. Comme si la mobilisation d’un tel bestiaire orientaliste restait indissociable d’un projet de banditisme organisé.

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Propagande pour un « Djihad 5 étoiles »
Quand ils ne vantent pas le « Djihad 5 étoiles », l’abondance matérielle et la douceur de vivre de la terre promise du Levant, les djihadistes étrangers, qui forment aujourd’hui peut-être plus de la moitié des troupes de l’État islamique (selon des sources internes à la CIA citées par le New York Times), postent sans vergogne des photos et des vidéos des villas avec piscine qu’ils ont extorquées aux « infidèles ».
« On ne paie pas de loyers ici. Les maisons sont attribuées gratuitement, raconte sur sa page Facebook (aujourd’hui censurée) Aqsa Mahmoud. On ne paie ni l’eau ni l’électricité. On nous donne des provisions mensuelles : des spaghetti, des pâtes, des conserves, du riz, des œufs etc. Il y a des allocations mensuelles pour les maris, la/ les femmes et chaque enfant. Les soins médicaux sont gratuits : l’Etat islamique paie pour vous. Vous ne payez pas d’impôt (si vous êtes musulman). »
« Notre exil est récompensé par le butin. C’est une telle source de plaisir de savoir que votre butin a été arraché aux Infidèles et que c’est Allah lui-même qui vous l’a remis en cadeau. Dans ce trésor de guerre, il y a des appareils de cuisine, des frigidaires, des cuisinières, des fours, des micro-ondes, des machines à faire des milk-shakes, hoovers et cleaning products, des ventilateurs et surtout : des maisons sans loyer avec l’électricité gratuite et où l’eau vous est fournie par le califat ! C’est génial non ? » proclame-t-elle sur son blog.
Vu sous cet angle, le phénomène de l’État islamique, n’est, jusque dans sa subversion du discours orientaliste, que l’avatar d’une aventure coloniale qui trouve aujourd’hui dans les banlieues de Londres, Strasbourg ou Stockholm des soldats ad hoc dont la motivation n’a, pour l’écrasante majorité, pas grand-chose à voir avec l’Islam.
Dans une interview au site Vice, Abu Ibrahim Raqqawi, un activiste syrien de 22 ans originaire de Raqqa, confirme en particulier la vie en vase clos des djihadistes occidentaux et le banditisme auquel ils se livrent auprès des populations locales : « Les combattants qui viennent d’Angleterre, des États-Unis, etc.  préfèrent ramener leurs femmes ou se marier avec d’autres étrangères, de Suède ou de Hollande. Ils restent entre eux. Il y a comme un mur entre eux et les gens de Raqqa, parce qu’ils ne parlent pas la langue. Les gens ne les aiment pas parce qu’ils prennent toutes les belles maisons, ils volent l’argent des gens et tout. »
Au mois d’août 2014, des jihadistes de l’État islamique diffusent sur Twitter des selfies avec des pots de Nutella, suscitant des débats parmi les combattants sur les vertus de la crème à tartiner.
À l’heure où les puissances occidentales, dont la France, exportent dans le monde arabe ces colons d’un nouveau genre, il est pour le moins paradoxal de continuer à percevoir le Moyen-Orient comme une menace pour notre propre sécurité sans reconnaître que nous sommes nous-mêmes une menace pour le Moyen-Orient.
Car, les gesticulations de Daech masquent un champ de bataille autrement dramatique dans son ampleur. Alors que la propagande djihadiste déploie avec une efficacité inédite son mimétisme culturel sur la Toile, des compagnies américaines, européennes et israéliennes rivalisent aujourd’hui d’ingéniosité pour vendre aux pouvoirs autoritaires réchappés du printemps arabe des logiciels de surveillance qui leur donnent les moyens d’empêcher l’émergence de projets alternatifs à l’orientalisme pathogène entretenu par la nébuleuse djihadiste.

Le problème principal n’est pas l’État islamique
Ces systèmes de surveillance adaptables à l’arabe et aux différents dialectes permettent déjà à des services de renseignement galvanisés par la guerre contre le terrorisme de mettre en place un espionnage de masse, permanent et général, des communications privées échangées sur emails, WhatsApp, Twitter et Facebook, Skype, Viber, Youtube, Grindr et tutti quanti.
En première ligne de cette entreprise totalitaire, le ministère de l’intérieur égyptien a d’ores et déjà confié à la filiale d’une compagnie américaine nommée Blue Coat, la charge de traquer les « idées destructrices » qui circulent sur les réseaux sociaux. Et cela en des termes qui disent à eux seuls l’ampleur du drame intellectuel qui se joue aujourd’hui au Moyen-Orient. L’appel d’offres, révélé le 1er juin 2014 par le journal Al Watan, lamente le rôle délétère d’internet dans « la consolidation des concepts démocratiques », pointe du doigt, entre autres crimes, le « sarcasme », « le fait de tourner les personnes en ridicule », de « dénoncer des erreurs de bonne foi »« la mise en doute des religions » et la « transgression des règles sociales ».
Aujourd’hui, le principal problème posé aux sociétés civiles arabes n’est pas Daech ou État islamique. Il est de s’organiser pour inventer collectivement une vision de la région qui ne soit pas le support d’une aventure coloniale susceptible de rameuter les illuminés du monde entier, ni la continuation d’un ordre autoritaire soutenu à bout de bras par l’Occident.
Alors que le djihad global, qui recycle les mêmes images depuis deux décennies, exporte avec une efficacité redoutable sa rhétorique hollywoodienne, les échos de la formidable effervescence médiatique qui agite le monde arabe sont quasiment inaudibles hors de ses frontières.
Le paysage médiatique syrien qui était « un désert informatif avant le soulèvement de mars 2011, n’a jamais été si riche et si diversifié qu’aujourd’hui, note le chercheur Enrico de Angelis, auteur d’une étude récente commandée par l’ONG danoise International Media Support qui a recensé plus 93 radios, sites de journalisme audiovisuel, magazines imprimés, publications et agences d’information en ligne. Pourquoi les médias, malgré cette incroyable masse de contenu médiatique créée par les Syriens, échouent-ils de plus en plus à donner une voix à la société civile syrienne ? »
Outre les difficultés d’organisation générées par la production de cette masse discursive fragmentée qui a besoin d’archivage et de mise en forme pour devenir exploitable, outre la répression meurtrière des services de sécurité, les producteurs de contenu sont aussi les victimes des politiques aveugles de Facebook et des réseaux sociaux. Ces derniers éliminent également les profils des résistants syriens et ceux des djihadistes, au nom d’une traque arbitraire contre les images de violence.
En ce sens, la guerre faite à l’État islamique n’est pas seulement une guerre d’un autre âge parce qu’elle prétend résoudre une crise globale qui se joue largement ailleurs que sur les champs de bataille. Surtout, elle cautionne au passage le musellement de sociétés civiles en ébullition. Notons, en outre, la chasse aux sorcières lancée à la demande de l’Égypte et de l’Arabie saoudite en contrepartie de leur participation à la coalition contre l’État islamique, contre ce qui reste des Frères musulmans à Londres, au Qatar et à Istanbul.
Tant que nous n’aurons pas inventé une autre grammaire pour parler du monde arabe, ni donné à tous ces discours en puissance les moyens de se construire et d’être entendus, nous nous condamnons à soutenir des mouvements sans ancrage local comme la Coalition nationale syrienne, et à parler notre propre langue comme si c’était une langue étrangère.
À l’instar du président François Hollande, qui entend dire « Daech » pour ne pas dire État islamique, alors que ce terme est précisément l’acronyme d’« État islamique » en arabe, comme si le mot pouvait signifier tout aussi bien abat-jour ou pendule sans que cela change quoi que ce soit à sa présumée monstruosité… Avec un tel lexique en poche, difficile de croire que le président français poursuit en Irak autre chose que des moulins à vent.
Claire Talon
Comprendre le djihadisme pour le combattre autrement / 5 octobre 2014
Publié sur Mediapart

À lire sur le Silence qui parle :
L’Orientalisme / Edward Saïd

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David Lynch aux confins du sens / Ange-Henri Pieraggi / Jean-Claude Polack et Marco Candore : David Lynch, Inland Empire, un cinéma de la folie et de la déterritorialisation / Inland Empire / Rabbits / David Lynch

Pour éclairer INLAND EMPIRE, peut-être est-il nécessaire d’en passer par Lewis carrol, auquel les silhouettes des lapins rendent hommage. En effet, si les aventures d’Alice commencent dans le terrier du lapin, elles se poursuivent à travers le miroir. Et c’est dans une traversée du miroir, dans l’envers du cinéma que ce film nous emmène.
Il y a d’habitude au cinéma, d’un côté, les corps (celui des acteurs, dans leur vie quotidienne), et de l’autre côté du miroir les événements qu’on attribue à ces corps (les rôles à endosser, dans la fiction). Classiquement, le rôle fait oublier l’acteur qui lui prête corps, et on demande au spectateur de croire à la fiction.
Ici, l’écran est en permanence traversé. Autant les rôles dans le film reflètent la vie quotidienne des acteurs (ils sont amants fictifs à l’écran, et il veut la séduire vraiment dans la vie), autant la vie quotidienne perturbe la composition des rôles (le mari jaloux dans la vie se manifeste aussi dans la fiction).

Un point de vue singulier
Un meurtre est là, dès le début. Qui peut être la victime ? Voilà, résumé en une phrase, le problème posé par le film. La question n’est pas, comme dans les whodunit « qui est le coupable ? » pour remonter de l’accident à sa cause. Il s’agit ici d’une logique différente. L’événement (le meurtre) peut être attribué à plusieurs victimes. Déclinons les occurrences proposées par le film.
- Carolina (l’épouse de Devon) qui, soulevant son chemisier, montre l’arme plantée dans son flanc.
- Mais aussi le mari jaloux de Nikky, qui a renversé du ketchup, dessinant une tache sanglante sur son T-shirt.
- Ou encore la jeune femme brune qui, depuis le début, regarde l’écran de télévision, trouvée éventrée dans la rue.
- Et puis Laura Dern, qui meurt à la fin d’une même blessure au ventre : elle perd son sang sur les étoiles dédiées aux acteurs du « Hollywood Walk of Fame » (« C’est un film de stars », avait dit le réalisateur Jeremy Irons au début du film. Et de fait, de nombreuses stars ont prêté leur corps à une même blessure).
- Il y a enfin une toute dernière occurrence : la blessure qui apparaît comme un rictus sanglant, dont l’image est projetée sur le visage de l’homme que Laura Dern abat (l’incarnation au cinéma reste une image) (1).
Derrière la question de l’attribution des rôles, il y a le nonsense cher à ce dernier auteur, qui met au jour les paradoxes du sens. C’est à l’examen d’une logique du sens au cinéma que nous convie David Lynch. Ce qui nous renvoie à une même question posée par Gilles Deleuze à propos de l’écriture, dans son étude sur Lewis Carrol et sur les stoïciens. (2)

La question du sens
La question ici posée, c’est la question de l’attribution de l’événement à un corps (3).
Le film est envisagé depuis l’événement (le meurtre) qui survole les corps auxquels il n’est pas encore attribué : le meurtre cherche un corps pour s’incarner. On est dans le domaine du possible. Il n’y a donc pas d’affirmation ferme de l’identité de la victime (nous avons vu plusieurs occurrences). En conséquence, le mobile du crime s’ouvre à de multiples hypothèses, telles les cartes d’un jeu, dans une cascade de mises à jour. Nous croisons à nouveau Lewis Carroll dont les personnages dans A travers le miroir, perdent leur épaisseur pour apparaître, comme le Roi et la Reine, sous la forme de cartes présentant deux faces. C’est le phénomène du double, illustré à maintes reprises (comme lorsque la blonde Laura Dern rencontre son double, la brune qui n’avait pas cessé d’observer l’écran de télévision). Mais le dédoublement intéresse aussi des séquences entières : deux versions sont présentées pour une même scène (4.) Prenons l’exemple de la scène de séduction qu’engage Devon auprès de Kitty sur la pergola (elle est censée se dérouler dans la vie). Elle est répétée, telle l’autre face d’un même plan, au coin du feu (cette fois dans leurs rôles au cinéma). Mais, mise en abyme supplémentaire, les deux séquences apparaissent comme filmées par une caméra. Un des plans, telle la carte d’un jeu, peut être avancé pour telle hypothèse, ou bien peut s’effacer pour laisser à l’autre plan la possibilité de jouer son rôle d’atout. Cascades des plans, trouvant au fil de leur dévoilement des connexions nouvelles, perturbant l’ordre des actions et la chronologie des événements.

Le dérèglement du temps
Le temps apparaît comme l’élément le plus perturbé du film. Comme le disent plusieurs protagonistes, « on ne sait plus ce qui est avant ou après » (5.) A l’instar de Lewis Carroll dont le lapin consulte en permanence la montre à gousset qu’il extrait de sa poche, David Lynch multiplie les pendules et les horloges pour illustrer ses plans.
Le point de vue adopté étant celui de l’événement (le meurtre), le temps à l’œuvre présente un double aspect. Il est encore à venir (le crime cherche sa proie) et pourtant il a déjà passé (J. Irons précise aux acteurs dès le début du film qu’un meurtre a déjà eu lieu lors d’un tournage précédent du même script). Suspendu dans un inaccompli (impassible) et pourtant déjà prescrit (destin). A la fois passé et futur, le temps de l’événement s’étire dans un infinitif, un mourir qui survole éternellement les corps : Aiôn (6.)
Arrêtons nous sur une scène cardinale. Celle où Laura Dern fait un trou de cigarette dans la soie d’une culotte (celle-ci figurant l’écran cachant un lieu matriciel). Le point de vue, passant par ce trou débouche sur une montre saisie en gros plan, dont les aiguilles affolées tournent en tous sens. La scène condense à la fois la traversée du miroir, la perturbation du temps, la symbolisation d’une incarnation (le ventre derrière une culotte, peut donner corps à un ‘‘heureux événement’’), et enfin l’image en gros plan.

L’image en gros plan
Si David Lynch use abondamment des gros plans, c’est d’abord en raison du point de vue adopté, qui est celui de la blessure. Cherchant à s’incarner, elle frôle les étoffes et glisse sur les corps. Les gros plans étant d’ailleurs plutôt des inserts que des close-up. En effet, chaque fois que les visages sont approchés, c’est en les déformant comme pour les fragmenter.
Dans L’Image-Mouvement, Gilles Deleuze classe les visages saisis en gros plan en deux types principaux. -Le visage réflexif (Griffith) dont les traits restent groupés sous la domination d’une sorte d’unité immobile qu’imposerait la stupéfaction.
- Et le visage intensif (Eisenstein), dont les traits semblent vouloir se libérer, sous l’effet d’une tension qui monte. Il nous précise par ailleurs que les visages saisis en gros plan perdent leurs connexions à l’espace et au temps de la narration, et ne sont plus à même de s’inscrire dans le développement de l’action. Ils s’autonomisent en une sorte d’entité qui n’exprime alors plus que l’affect, qui est de l’ordre du possible et non de l’actuel. (7)
Les visages ici, n’entrent pas exactement dans cette typologie. L’affect qu’ils expriment est essentiellement la peur. « J’ai peur ! Peur de devoir tuer quelqu’un », dit la femme de Devon dès le début du film. Son visage, détaillé en gros plans, ne cherche que la fuite. Ce type de gros plan appartient à une autre catégorie que celles décrites plus haut. Il est déjà engagé dans l’amorce d’une action (la fuite), sans pouvoir encore l’organiser. Il appartient à un type d’images que Gilles Deleuze appelle «l’image pulsion » (8).

Un monde pulsionnel
En effet, tout se présente comme si une pulsion délétère (la pulsion meurtrière) venait cerner les corps et les visages, qui n’ont qu’une seule tentation, celle de fuir. Le monde ainsi caractérisé est un univers chaotique où les gros plans arrachent des fragments aux sujets, et auxquels la pulsion refuse toute composition pacifiée. Et en tous cas s’emploie à la désorganiser. C’est le monde d’Empédocle avec ses éléments irréductibles, et une tension qui anime l’ensemble. Cette tension ne serait pas chez Lynch l’opposition amour-haine, qui chez Empédocle régit un monde fait de morceaux, mais l’opposition pulsion de mort-pulsion de vie. Une vie dans sa simple expression de sauvegarde face au danger : la fuite. Cette fuite étant un mouvement non raisonné, qui ne se déploie pas dans une action concertée puisqu’on ne connaît pas les motifs du crime.
INLAND EMPIRE commence dans un monde apaisé : la demeure cossue de Laura Dern, filmée en plans larges. Elle reçoit la visite de sa voisine, et très vite s’installe une inquiétude manifestée par des gros plans sur ses mains qui saisissent la tasse de thé, et sur son visage que la focale déforme en le cadrant de très près. Au fil de la projection, nous verrons les plans d’ensemble perdre l’avantage au profit des gros plans. Au terme du film, alors que Laura Dern meurt de la blessure, le monde est désarticulé. Le salon protecteur du début a laissé place à l’insécurité du trottoir où sont échoués les miséreux. Une jeune asiatique évoque les mésaventures d’une amie dont le vagin (la matrice) est ouverte sur ses intestins (les déchets) : le chaos s’est installé, la pulsion délétère a gagné.

Une circulation centrée et un éternel retour
Le film obéit à une circulation des images apparemment chaotique. Mais la nébuleuse est néanmoins régie depuis un centre névralgique. Toutes les occurrences proposées à la narration semblent en effet opérer depuis la pièce occupée par les lapins (9). Chez Lewis Carroll, le terrier du lapin est le monde des paradoxes du sens. David Lynch lui rend hommage tout en payant sa dette au théâtre, dont le cinéma procède (« il y a une dette à payer » est-il rappelé tout au long du film). Il installe donc les lapins dans un espace cubique (la scène théâtrale vers laquelle les clameurs et les rires du public remontent). Et c’est depuis cet espace conventionnel de la représentation théâtrale que Lynch fait dériver la représentation au cinéma. L’espace qui se déploie dans le film n’est plus astreint à une unité topographique. C’est par l’esprit que la cohérence peut être recomposée. Il s’agit d’un voyage paradoxal, mais obéissant néanmoins à une logique, celle du sens, opérée depuis l’intérieur (inland) de l’esprit (Axxone lit-on au seuil de plusieurs séquences (10). Le cinéma est une circulation d’images, mais c’est aussi une cosa mentale.
Au terme du film, la frénésie des images s’est calmée. La caméra recule : la scène où Laura Dern meurt sur le trottoir n’était qu’un artifice. Elle n’est pas blessée et se relève. Mais néanmoins choquée, comme habitée encore par la peur, elle quitte le plateau et les caméras, les décors, les techniciens, les acteurs : tout le substrat (le chaos initial) sur lequel s’est construit le film et auquel on est revenu. Le voyage de l’autre côté du sens (« to the other side » comme on l’entend dans une des chansons finales) peut s’arrêter…
ou recommencer : apparaissent des acteurs dont le film n’a enregistré que la parole (Laura Harring a prêté sa voix à une des silhouettes de lapin) ; ou des personnages dont le film n’a enregistré ni l’image ni la voix, et qui ont simplement été évoqués (la blonde au vagin perforé avec son singe) ; ou des personnages qui ont été acteurs dans un film précédent du même réalisateur, comme une réminiscence (11) ; ou qui ont été acteurs dans les films d’un autre réalisateur (12) ; ou qui n’ont qu’un lien anecdotique avec un personnage du film (13)… égrenant d’autres possibilités de l’attribution des événements à des corps.
Ange-Henri Pieraggi
David Lynch aux confins du sens / 2007
Publié dans la revue Positif

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http://pieraggi.com/

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David Lynch
Inland Empire / 2006

Expo Lynch à la MEP

Rabbits sur le Silence qui parle

David Lynch, Inland Empire, un cinéma de la folie et de la déterritorialisation, dialogue entre Jean-Claude Polack et Marco Candore / Revue Chimères n°80

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1 Le rictus sanglant, plaqué mais néanmoins disjoint du visage, renvoie au sourire sans chat chez Lewis Carroll.
2 Gilles Deleuze, Logique du sens, Minuit 1969
3 « Le sens c’est l’exprimé de la proposition, événement pur qui subsiste ou insiste dans la proposition » « Le sens s’attribue, mais il n’est pas du tout attribut de la proposition, il est attribut de la chose ou de l’état de chose » « L’événement c’est le sens lui-même, en tant qu’il se dégage ou se distingue des états de chose qui le produisent et où il s’effectue » (G. Deleuze, op. cit. p30, p33, p246)
4 « La puissance du paradoxe est de montrer que le sens prend toujours deux sens à la fois » (G. Deleuze, op. cit. p94)
5 La tirade du film la plus emblématique à ce propos est tenue par la nouvelle voisine qui rend visite à l’actrice (Laura Dern) au début du film : « Si aujourd’hui était demain, vous souviendriez-vous encore que vous avez une dette à payer ? », mêlant présent, passé et futur pour une proposition hypothétique.
6 « L’Aiôn, forme vide du temps, recueille l’événement dans son impassibilité, perpétuel objet d’une double question : qu’est ce qui va se passer, qu’est ce qui vient de se passer ? » (G. Deleuze, op. cit. p79)
7 G. Deleuze, L’Image-Mouvement, Minuit 1983, p125-144 ; et L’Image-Temps, Minuit 1985, p45-50
8 « L’image-pulsion est le seul cas où le gros plan devient effectivement objet partiel. » (G. Deleuze, L’Image- Mouvement, Minuit 1983, p180)
9 Les coups de fils (wire) y convergent. La pièce porte le n°47, et 47 est le titre du script original. Enfin, 47 est un nombre dont les chiffres peuvent être dessinés en miroir.
10 L’axone est le filament qui prolonge la cellule nerveuse.
11 Laura Harring, dans Mulholland Drive.
12 Nastassja Kinski.
13 Ben Harper, mari de Laura Dern dans la vie, jouant du piano.

C’est comme une guerre / Liliane Giraudon, Frank Smith, Amandine André, Jean-Philippe Cazier

Je n’ignore pas être animée d’une volonté rageuse de rendre improductif mon bas ventre. Je sécrète des maladies produites par cette volonté qui ne m’est pas en propre mais est le résultat de l’air que j’avale. Ces maladies sont issues de mon imagination. Mon imagination est issue des multiples corps qui ont multiplié mon imagination. Je suis une extension de l’imagination des autres, ce qui étend nos corps hors de tout contour. Chaque corps de l’autre étend autant de corps que d’imagination. Chaque corps refigure le corps. Chaque corps de l’autre étend autant de corps que d’imagination. Que par des langues propres on cherche à occuper, des langues non mystérieuses faites par des maladies non mystérieuses parce que saines et produites par la syntaxe droite. C’est une sorte de guerre. C’est comme une guerre. La syntaxe droite est l’idée droite qui capture les corps et les occupe. Elle fabrique des corps fermés prêts à entrer dans les tombeaux de ses guerres économiques. La syntaxe droite a besoin de la nature pour rendre opératoire et naturelle l’idéologie coloniale ou patriarcale ou encore patronale. Elle produit des idées naturelles pour asseoir son droit naturel. La vie naturelle est donc une production de la syntaxe droite. La syntaxe straight opère par occupation des esprits et des corps. De toutes les béances, la syntaxe droite en a trouvé une qui assure le pouvoir naturel. Le mot d’ordre de la syntaxe straight est donc l’occupation de l’utérus, c’est par là qu’elle poursuit la procréation de sa loi. Pour garantir son droit naturel elle fait de ce lieu un territoire qui garantit la vie naturelle. Les corps possédant un utérus sont ainsi expropriés par la vie absolue produite par le droit naturel et la syntaxe droite. Les siècles ont cousu les corps pour en fermer chaque trou. C’est aux béances les plus visibles du corps que l’idéologie dominante s’attaque et c’est par elle que toujours elle entre. Sa façon d’attaquer et de pourchasser les femmes voilées tient de la même manie que celle qui consiste à habiter le ventre des femmes. En faisant de la femme une vie faite pour la vie on trouve par là de quoi retirer la vie, ses droits, ses libertés, son corps. Et la possibilité d’un commun, puisque la voici tellement faite pour la vie qu’elle se trouve jetée hors de celle-ci et de son organisation. C’est donc comme une guerre. Oui, c’est une guerre. Contre les corps, car le corps n’existe pas. Le corps n’existe que par les devenirs dans lesquels il est pris : devenir-femme, devenir-animal, devenir-arabe, devenir-bouche. Toujours des devenirs qui défont le corps et l’ouvrent à une altérité qu’il n’est pas, qu’il n’est jamais. Même le corps du Christ est multiple et pris dans des devenirs : mangez mon corps, buvez mon corps, je suis mort, je suis vivant, crucifiez-moi. La bouche ne sert pas qu’à manger, elle est prise dans des mouvements étranges. Elle parle, elle suce et lèche, elle embrasse et mord – et elle peut embrasser et mordre en même temps. Mon corps aime avoir une bite dans le cul, c’est-à-dire aussi dans le cerveau et partout à travers mes nerfs comme à travers les tiens, mon amour. Les corps sont singuliers, mobiles, toujours ouverts, cosmiques. L’État ou l’Église ne cessent de vouloir identifier nos corps, les réduire à un corps figé, ordonné selon des impératifs qui ne sont pas ceux du corps mais de l’argent, des valeurs morales, de la police, de la patrie, de la Nation. Les groupes fascisants qui défilent et s’acharnent contre nos corps veulent la même chose : transformer nos corps en tombeaux, en choses mortes, sans futur ni joie. Ces mouvements réactionnaires, violents d’une violence qui s’organise et dont nous n’avons pas encore commencé à mesurer concrètement le degré, veulent imposer un ordre aux corps, un ordre immuable, fixe. Un ordre raciste, nationaliste, haineux, effrayé. Un ordre mortifère. Ce qu’ils veulent, c’est nous tuer, c’est ce qu’ils veulent précisément : en Russie, en Espagne, en France – tuer des corps, tuer des gens. C’est ce qu’ils font et c’est ce qu’ils feront. C’est donc une guerre. Une guerre contre nos corps. Mélanger nos corps. Par la bouche, les mélanger par la peau. Mélanger nos corps par le sexe, par la peau, par les mains. Mélanger nos corps déjà mélangés. Par la bouche, par la peau, par le sexe, par les yeux. Que les corps suintent. Que les corps s’écoulent, saignent. Que les corps submergent, nos corps submergés. Nos corps esclaves. Par la bouche, par la peau, par le sang, par les mains, par le sexe. Révolte révolte révolte.
Liliane Giraudon, Frank Smith, Amandine André, Jean-Philippe Cazier
C’est comme une guerre / 2014
Publié sur le blog Mediapart de Jean-Philippe Cazier

Cattelan
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