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La Ferme des animaux / George Orwell

Les années passaient. L’aller et retour des saisons emportait la vie brève des animaux, et le temps vint où les jours d’avant le Soulèvement ne leur dirent plus rien. Seuls la jument Douce, le vieil âne atrabilaire Benjamin, le corbeau apprivoisé Moïse et certains cochons se souvenaient encore.
La chèvre Edmée était morte ; les chiens, Fleur, Constance et Filou, étaient morts. Jones lui-même était mort alcoolique, pensionnaire d’une maison de santé, dans une autre partie du pays. Boule de Neige était tombé dans l’oubli. Malabar, aussi, était tombé dans l’oubli, sauf pour quelques-uns de ceux qui l’avaient connu. Douce était maintenant une vieille jument pansue, aux membres perclus et aux yeux chassieux. Elle avait dépassé de deux ans la limite d’âge des travailleurs, mais en fait jamais un animal n’avait profité de la retraite. Depuis belle lurette on ne parlait plus de réserver un coin de pacage aux animaux sur le retour. Napoléon était un cochon d’âge avancé et pesait cent cinquante kilos, et Brille-Babil si bouffi de graisse que c’est à peine s’il pouvait entrouvrir les yeux. Seul le vieux Benjamin était resté le même, à part le mufle un peu grisonnant, et, depuis la mort de Malabar, un caractère plus que jamais revêche et taciturne.
Désormais les animaux étaient bien plus nombreux, quoique sans s’être multipliés autant qu’on l’avait craint dans les premiers jours. Beaucoup étaient nés pour qui le Soulèvement n’était qu’une tradition sans éclat, du bouche à oreille. D’autres avaient été achetés, qui jamais n’en avaient ouï parler avant leur arrivée sur les lieux. En plus de Douce, il y avait maintenant trois chevaux à la ferme : des animaux bien pris et bien campés, aimant le travail et bons compagnons, mais tout à fait bornés. De l’alphabet, aucun d’eux ne put retenir plus que les deux premières lettres. Ils admettaient tout ce qu’on leur disait du Soulèvement et des principes de l’Animalisme, surtout quand Douce les en entretenait, car ils lui portaient un respect quasi filial, mais il est douteux qu’ils y aient entendu grand-chose.
La ferme était plus prospère maintenant et mieux tenue. Elle s’était agrandie de deux champs achetés à Mr. Pilkington. Le moulin avait été construit à la fin des fins. On se servait d’une batteuse, et d’un monte-charge pour le foin, et il y avait de nou-veaux bâtiments. Whymper s’était procuré une charrette anglaise. Le moulin, toutefois, n’avait pas été employé à produire du courant électrique. Il servait à moudre le blé et rapportait de fameux bénéfices. Les animaux s’affairaient à ériger un autre moulin qui, une fois achevé, serait équipé de dynamos, disait-on. Mais de toutes les belles choses dont Boule de Neige avait fait rêver les animaux – la semaine de trois jours, les installations électriques, l’eau courante chaude et froide –, on ne parlait plus. Napoléon avait dénoncé ces idées comme contraires à l’esprit de l’Animalisme. Le bonheur le plus vrai, déclarait-il, réside dans le travail opiniâtre et l’existence frugale.
On eut dit qu’en quelque façon, la ferme s’était enrichie sans rendre les animaux plus riches – hormis, assurément, les cochons et les chiens. C’était peut-être, en partie, parce qu’il y avait tellement de cochons et tellement de chiens. Et on ne pouvait pas dire qu’ils ne travaillaient pas, travaillant à leur manière. Ainsi que Brille-Babil l’expliquait sans relâche, c’est une tâche écrasante que celle d’organisateur et de contrôleur, et une tâche qui, de par sa nature, dépasse l’entendement commun. Brille-Babil faisait état des efforts considérables des cochons, penchés sur des besognes mystérieuses. Il parlait dossiers, rapports, minutes, memoranda. De grandes feuilles de papier étaient couvertes d’une écriture serrée, et dès qu’ainsi couvertes, jetées au feu. Cela, disait encore Brille-Babil, était d’une importance capitale pour la bonne gestion du domaine. Malgré tout, cochons et chiens ne produisaient pas de nourriture par leur travail, et ils étaient en grand nombre et pourvus de bon appétit.
Quant aux autres, autant qu’ils le pouvaient savoir, leur vie était comme elle avait toujours été. Ils avaient le plus souvent faim, dormaient sur la paille, buvaient l’eau de l’abreuvoir, labouraient les champs. Ils souffraient du froid l’hiver et l’été des mouches. Parfois les plus âgés fouillaient dans le flou des souvenirs, essayant de savoir si, aux premiers jours après le Soulèvement, juste après l’expropriation de Jones, la vie avait été meilleure ou pire qu’à présent. Ils ne se rappelaient plus. Il n’y avait rien à quoi comparer leurs vies actuelles ; rien à quoi ils pussent s’en remettre, que les colonnes de chiffres de Brille-Babil, lesquelles invariablement prouvaient que tout toujours allait de mieux en mieux. Les animaux trouvaient leur problème insoluble. De toute manière, ils avaient peu de temps pour de telles méditations, désormais. Seul, le vieux Benjamin affirmait se rappeler sa longue vie dans le menu détail, et ainsi savoir que les choses n’avaient jamais été, ni ne pourraient jamais être bien meilleures ou bien pires – la faim, les épreuves et les déboires, telle était, à l’en croire, la loi inaltérable de la vie.
Et pourtant les animaux ne renoncèrent jamais à l’espérance. Mieux, ils ne cessèrent, fût-ce un instant, de tenir à honneur, et de regarder comme un privilège, leur appartenance à la Ferme des Animaux : la seule du comté et même de toute l’Angleterre à être exploitée par les animaux. Pas un d’entre eux, même parmi les plus jeunes ou bien ceux venus de fermes distantes de cinq à dix lieues, qui toujours ne s’en émerveillât. Et quand ils entendaient la détonation du fusil et voyaient le drapeau vert flotter au mât, leur cœur battait plus fort, ils étaient saisis d’un orgueil qui ne mourrait pas, et sans cesse la conversation revenait sur les jours héroïques d’autrefois, l’expropriation de Jones, la loi des Sept Commandements, les grandes batailles et l’envahisseur taillé en pièces. À aucun des anciens rêves ils n’avaient renoncé. Ils croyaient encore à la bonne nouvelle annoncée par Sage l’Ancien, la République des Animaux. Alors, pensaient-ils, les verts pâturages d’Angleterre ne seraient plus foulés par les humains. Le jour viendrait : pas tout de suite, pas de leur vivant peut-être. N’importe, le jour venait. Même l’air de Bêtes d’Angleterre était peut-être fredonné ici et là en secret. De toute façon, il était bien connu que chaque animal de la ferme le savait, même si nul ne se fût enhardi à le chanter tout haut. Leur vie pouvait être pénible, et sans doute tous leurs espoirs n’avaient pas été comblés, mais ils se savaient différents de tous les autres animaux. S’ils avaient faim, ce n’était pas de nourrir des humains tyranniques. S’ils tra-vaillaient dur, au moins c’était à leur compte. Plus parmi eux de deux pattes, et aucune créature ne donnait à aucune autre le nom de Maître. Tous les animaux étaient égaux.
Une fois, au début de l’été, Brille-Babil ordonna aux moutons de le suivre. Il les mena à l’autre extrémité de la ferme, jusqu’à un lopin de terre en friche envahi par de jeunes bouleaux. Là, ils passèrent tout le jour à brouter les feuilles, sous la surveillance de Brille-Babil. Au soir venu, celui-ci regagna la maison d’habitation, disant aux moutons de rester sur place pour profiter du temps chaud. Il arriva qu’ils demeurèrent sur place la semaine entière, et tout ce temps les autres animaux, point ne les virent. Brille-Babil passait la plus grande partie du jour dans leur compagnie. Il leur apprenait, disait-il, un chant nouveau, dont le secret devait être gardé.
Les moutons étaient tout juste de retour que, dans la douceur du soir – alors que les animaux regagnaient les dépendances, le travail fini –, retentit dans la cour un hennissement d’épouvante. Les animaux tout surpris firent halte. C’était la voix de Douce. Elle hennit une seconde fois, et tous les animaux se ruèrent dans la cour au grand galop. Alors ils virent ce que Douce avait vu.
Un cochon qui marchait sur ses pattes de derrière.
Et, oui, c’était Brille-Babil. Un peu gauchement, et peu accoutumé à supporter sa forte corpulence dans cette position, mais tout de même en parfait équilibre, Brille-Babil, déambulant à pas comptés, traversait la cour. Un peu plus tard, une longue file de cochons sortit de la maison, et tous avançaient sur leurs pattes de derrière. Certains s’en tiraient mieux que d’autres, et un ou deux, un peu chancelants, se seraient bien trouvés d’une canne, mais tous réussirent à faire le tour de la cour sans encombre. À la fin ce furent les aboiements formidables des chiens et l’ardent cocorico du petit coq noir, et l’on vit s’avancer Napoléon lui-même, tout redressé et majestueux, jetant de droite et de gauche des regards hautains, les chiens gambadant autour de sa personne.
Il tenait un fouet dans sa patte.
Ce fut un silence de mort. Abasourdis et terrifiés, les animaux se serraient les uns contre les autres, suivant des yeux le long cortège des cochons avec lenteur défilant autour de la cour. C’était comme le monde à l’envers. Puis, le premier choc une fois émoussé, au mépris de tout – de leur frayeur des chiens, et des habitudes acquises au long des ans de ne jamais se plaindre ni critiquer, quoi qu’il advienne – ils auraient protesté sans doute, auraient élevé la parole. Mais alors, comme répondant à un signal, tous les moutons, en chœur se prirent à bêler de toute leur force

Quatrepattes, bon ! Deuxpattes, mieux ! Quatrepattes, bon ! Deuxpattes, mieux !

Ils bêlèrent ainsi cinq bonnes minutes durant. Et quand ils se turent, aux autres échappa l’occasion de protester, car le cortège des cochons avait regagné la résidence. Benjamin sentit des naseaux contre son épaule, comme d’un animal en peine qui aurait voulu lui parler. C’était Douce. Ses vieux yeux avaient l’air plus perdus que jamais. Sans un mot, elle, tira Benjamin par la crinière, doucement, et l’entraîna jusqu’au fond de la grange où les Sept Commandements étaient inscrits. Une minute ou, deux, ils fixèrent le mur goudronné aux lettres blanches. Douce finit par dire « Ma vue baisse. Même au, temps de ma jeunesse je n’aurais pas pu lire comme c’est écrit. Mais on dirait que le mur n’est plus tout à fait le même. Benjamin, les Sept Commandements sont-ils toujours comme autrefois ? »
Benjamin, pour une fois consentant à rompre avec ses principes, lui lut ce qui était écrit sur le mur. Il n’y avait plus maintenant qu’un seul Commandement. Il énonçait :

TOUS LES ANIMAUX
SONT ÉGAUX
MAIS CERTAINS SONT PLUS ÉGAUX
QUE D’AUTRES.

Après quoi le lendemain il ne parut pas étrange de voir les cochons superviser le travail de la ferme, le fouet à la patte. Il ne parut pas étrange d’apprendre qu’ils s’étaient procurés un poste de radio, faisaient installer le téléphone et s’étaient abonnés à des journaux, des hebdomadaires rigolos, et un quotidien populaire. Il ne parut pas étrange de rencontrer Napoléon faire un tour de jardin, la pipe à la bouche, non plus que de voir les cochons en-dosser les vêtements de Mr. Jones tirés de l’armoire. Napoléon lui-même se montra en veston noir, en culotte pour la chasse aux rats et guêtres de cuir, accompagné de sa truie favorite, dans une robe de soie moirée, celle que Mrs. Jones portait les dimanches. Un après-midi de la semaine suivante, plusieurs charrettes anglaises se présentèrent à la ferme. Une délégation de fermiers du voisinage avait été invitée à visiter le domaine. On leur fit inspecter toute l’exploitation, et elle les trouva en tout admiratifs, mais le moulin fut ce qu’ils apprécièrent le plus. Les animaux désherbaient un champ de navets. Ils travaillaient avec empres-sement, osant à peine lever la tête et ne sachant, des cochons et des visiteurs, lesquels redouter le plus. Ce soir-là on entendit, venus de la maison, des couplets braillés et des explosions de rire. Et, au tumulte de ces voix en-tremêlées, tout à coup les animaux furent saisis de curiosité. Que pouvait-il bien se passer là-bas, maintenant que pour la première fois hommes et animaux se rencontraient sur un pied d’égalité ? D’un commun accord, ils se glissèrent à pas feutrés vers le jardin. Ils font halte à la barrière, un peu effrayés de leur propre audace, mais Douce montrait le chemin. Puis sur la pointe des pattes avancent vers la maison, et ceux qui d’entre eux sont assez grands pour ça, hasardent, par la fenêtre de la salle à manger, un coup d’œil à l’intérieur. Et là, autour de la longue table, se tiennent une douzaine de fermiers et une demi-douzaine de cochons entre les plus éminents. Napoléon lui-même préside, il occupe la place d’honneur au haut bout de la table. Les cochons ont l’air assis tout à leur aise. On avait joué aux cartes, mais c’est fini maintenant. À l’évidence, un toast va être porté. On fait circuler un grand pichet de bière et chacun une nouvelle fois remplit sa chope. Personne n’a soupçonné l’ébahissement des animaux qui, de la fenêtre, voient ces choses. M. Pilkington, de Foxwood, s’était levé, chope en main. Dans un moment, dit-il, il porterait un toast, mais d’abord il croyait de son devoir de dire quelques mots.
C’était pour lui – ainsi, il en était convaincu, que pour tous les présents – une source de profonde satisfaction de savoir enfin révolue une longue période de méfiance et d’incompréhension. Un temps avait été – non que lui-même ou aucun des convives aient partagé de tels sentiments –, un temps où les honorables propriétaires de la ferme des animaux avaient été regardés, il se garderait de dire d’un œil hostile, mais enfin avec une certaine appréhension, par leurs voisins, les hommes. Des incidents regrettables s’étaient produits, des idées fausses avaient été monnaie courante. On avait eu le sentiment qu’une ferme que s’étaient appropriée des cochons et qu’ils exploitaient était en quelque sorte une anomalie, susceptible de troubler les relations de bon voisinage. Trop de fermiers avaient tenu pour vrai, sans enquête préalable sérieuse, que dans une telle ferme prévaudrait un esprit de dissolution et d’indiscipline. Ils avaient appréhendé des conséquences fâcheuses sur leurs animaux, ou peut-être même sur leurs humains salariés. Mais tous doutes semblables étaient maintenant dissipés. Aujourd’hui lui et ses amis avaient visité la Ferme des Animaux, en avaient inspecté chaque pouce, et qu’avaient-ils trouvé ? Non seulement des méthodes de pointe, mais encore un ordre et une discipline méritant d’être partout donnés en exemple. Il croyait pouvoir avancer à bon droit que les animaux inférieurs de la Ferme des Animaux travaillaient plus dur et recevaient moins de nourriture que tous autres animaux du comté. En vérité, lui et ses amis venaient de faire bien des constatations dont ils entendaient tirer profit sans délai dans leurs propres exploitations.
« Il terminerait sa modeste allocution, dit-il, en soulignant une fois encore les sentiments d’amitié réciproque qui existent, et continueront d’exister, entre la Ferme des Animaux et les fermes voisines. Entre cochons et hommes il n’y a, pas, et il n’y a pas de raison qu’il y ait, un conflit d’intérêt quelconque. Les luttes et les vicissitudes sont identiques. Le problème de la main-d’œuvre n’est-il pas partout le même ? »
A ce point, il n’échappa à personne que Mr. Pilkington était sur le point d’adresser à la compagnie quelque pointe d’esprit, méditée de longue main. Mais, pendant quelques instants, il eut trop envie de rire pour l’énoncer. S’étranglant presque, et montrant un triple menton violacé, il finit par dire : « Si vous avez affaire aux animaux inférieurs, nous c’est aux classes inférieures. » Ce bon mot mit la tablée en grande joie. Et de nouveau Mr. Pilkington congratula les cochons sur les basses rations, la longue durée du travail et le refus de dorloter les animaux de la Ferme.
Et maintenant, dit-il en conclusion, qu’il lui soit permis d’inviter la compagnie à se lever, et que chacun remplisse sa chope. « Messieurs, conclut Pilkington, Messieurs, je porte un toast à la prospérité de la Ferme des Animaux. »
On acclama, on trépigna, ce fut le débordement d’enthousiasme. Napoléon, comblé, fit le tour de la table pour, avant de vider sa chope, trinquer avec Mr. Pilkington. Les vivats apaisés, il demeura debout, signifiant qu’il avait aussi quelques mots à dire.
Comme tous ses discours, celui-ci fut bref mais bien en situation. « Lui aussi, dit-il, se réjouissait que la période d’incompréhension fût à son terme. Longtemps des rumeurs avaient couru – lancées, il avait lieu de le croire, par un ennemi venimeux –, selon lesquelles ses idées et celles de ses collègues avaient quelque chose de subversif, pour ne pas dire de révolutionnaire. On leur avait imputé l’intention de fomenter la rébellion parmi les animaux des fermes avoisinantes. Rien de plus éloigné de la vérité ! Leur unique désir, maintenant comme dans le passé, était de vivre en paix avec leurs voisins et d’entretenir avec eux des relations d’affaires normales. Cette ferme, qu’il avait l’honneur de gérer, ajouta-t-il, était une entreprise coopérative. Les titres de propriété, qu’il avait en sa propre possession, ap-partenaient à la communauté des cochons.
Il ne croyait pas, dit-il, que rien subsistât de la suspicion d’autrefois, mais certaines modifications avaient été récemment introduites dans les anciennes habitudes de la ferme qui auraient pour effet de promouvoir une confiance encore accrue. Jusqu’ici les animaux avaient eu pour coutume, assez sotte, de s’adresser l’un à l’autre en s’appelant « camarade ». Voilà qui allait être aboli. Une autre coutume singulière, d’origine inconnue, consistait à défiler chaque dimanche matin devant le crâne d’un vieux verrat, cloué à un poteau du jardin. Cet usage serait aboli également, et déjà le crâne avait été enterré. Enfin ses hôtes avaient peut-être remarqué le drapeau vert en haut du mât. Si c’était le cas, alors ils avaient remarqué aussi que le sabot et la corne, dont il était frappé naguère, n’y figuraient plus. Le drapeau, dépouillé de cet emblème, serait vert uni désormais.
Il n’adresserait qu’une seule critique à l’excellent discours de bon voisinage de Mr. Pilkington, qui s’était référé tout au long à la “Ferme des Animaux”. Il ne pouvait évidemment pas savoir – puisque lui, Napoléon, en faisait la révélation en ce moment – que cette, raison sociale avait été récusée La ferme serait connue à l’avenir sous le nom de “Ferme du Manoir” – son véritable nom d’origine, sauf erreur de sa part.
« Messieurs, conclut Napoléon, je vais porter le même toast. que tout à l’heure, mais autrement formulé. Que chacun remplisse sa chope à ras bord. Messieurs, je bois à la prospérité de la Ferme du Manoir ! » Ce furent encore des acclamations chaleureuses, et les chopes furent vidées avec entrain Mais alors que les animaux observaient la scène du dehors, il leur parut que quelque chose de bizarre était en train de se passer. Pour quelle raison les traits des cochons n’étaient-ils plus tout à fait les mêmes ? Les yeux fatigués de Douce glissaient d’un visage à l’autre. Certains avaient un quintuple menton, d’autres avaient le menton quadruple et d’autres triple. Mais qu’est-ce que c’était qui avait l’air de se dissoudre, de s’effondrer, de se métamorphoser ? Les applaudissement, s’étaient tus. Les convives reprirent la partie de cartes interrompue, et les animaux silencieux filèrent en catimini. Ils n’avaient pas fait vingt mètres qu’ils furent cloués sur place. Des vociférations partaient de la maison. Ils se hâtèrent de revenir mettre le nez à la fenêtre. Et, de fait, une querelle violente était en cours. Ce n’étaient que cris, coups assénés sur la table, regards aigus et soupçonneux, dénégations furibondes. La cause du charivari semblait due au fait que Napoléon et Mr. Pilkington avaient abattu un as de pique en même temps.
Douze voix coléreuses criaient et elles étaient toutes les mêmes. Il n’y avait plus maintenant à se faire de questions sur les traits altérés des cochons. Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il était impossible de distinguer l’un de l’autre.
George Orwell
la Ferme des animaux / 1945
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Le coeur à gaz / Tristan Tzara

SOURCIL
Nous allons aujourd’hui aux courses.

BOUCHE
N’oublions pas l’appareil.

OEIL
Eh bien bonjour.

OREILLE
Le bataillon mécanique des poignées de mains crispées.

BOUCHE (sort)

NEZ (crie)
Clitemnestre est gagnant !

OREILLE
Comment, vous ne saviez pas que Clitemnestre est un cheval de course ?

OEIL
Les bousculades amoureuses conduisent à tout. Mais la saison est propice. Prenez garde, chers amis, la saison est satisfaisante. Elle mord les paroles. Elle tend les silences en accordéons. Les serpents se profilent dans leurs propres lorgnons. Et que faites-vous des cloches des yeux, demanda l’intermédiaire.

OREILLE
« Des chercheurs et des curieux », répondit Oreille.
Elle finit les nerfs des autres dans le coquillage blanc de porcelaine. Elle gonfle.

NEZ
Eventail en crise de bois
corps léger en rire majeur.

SOURCIL
Les courroies des moulins à rêves
effleurent la mâchoire inférieure en laine de nos plantes carnivores.

OREILLE
Oui, je sais, les rêves aux cheveux.

OEIL
Les rêves d’anges.

OREILLE
Les rêves d’étoffe, les montres en papier.

OEIL
Les rêves majuscules en solennités d’inauguration.

OREILLE
Les anges en hélicoptère.

NEZ
Oui, je sais.

OEIL
Les anges de conversation.

COU
Oui je sais.

OREILLE
Les anges en coussins.

NEZ
Oui je sais.

OEIL
Les anges en glace.

COU
Oui je sais.

OREILLE
Les anges des milieux.

NEZ
Oui je sais.

OREILLE
La glace est rompue, disaient nos pères à nos mères, au premier printemps de leur existence qui était honorable et gracieuse.

OEIL
Voilà comment l’heure comprend l’heure, l’amiral sa flotte de paroles. Hiver enfant la paume de ma main.

BOUCHE (entre)
J’ai gagné beaucoup d’argent.

NEZ
Merci pas mal.

BOUCHE
Je nage dans le bassin j’ai des colliers de poissons rouges.

COU
Merci pas mal.

BOUCHE
J’ai une coiffure à l’américaine

NEZ
Merci pas mal.

OEIL
Oui j’ai déjà vu ça à New-York.

COU
Merci pas mal.

BOUCHE
Je ne comprends rien aux bruits de la prochaine guerre.

COU
Merci pas mal.

BOUCHE
Et je maigris tous les jours.

NEZ
Merci pas mal.

BOUCHE
Un jeune homme m’a suivi dans la rue à bicyclette.

COU
Merci pas mal.

BOUCHE
Je m’embarque lundi prochain.

NEZ
Merci pas mal.

OEIL
Clitemnestre le vent souffle. Le vent souffle. Sur les quais aux grelots garnis. Tournez le dos coupez le vent. Vos yeux sont des cailloux car ils ne voient que la pluie et le froid. Clitemnestre. Avez-vous senti les horreurs de la guerre ? Savez-vous glisser sur la douceur de mon langage ? Ne respirez-vous pas le même air que moi ? Ne parlez-vous pas la même langue ? Dans quel métal incalculable sont incrustés vos doigts de malheur ? Quelle musique filtrée par que rideau mystérieux empêche mes paroles de pénétrer dans la cire de votre cerveau ? Certes, la pierre vous ronge et les os vous frappent les muscles, mais jamais le langage découpé en tranches de chance ne déclenchera en vous le ruisseau employant les moyens blancs.

BOUCHE (sort)

OREILLE
Vous connaissez les calendriers d’oiseaux ?

OEIL
Comment ?

OREILLE
635 oiseaux – tous les jours un oiseau s’en va – toutes les heure une plume tombe – toutes les deux heures on écrit un poème – on le découpe avec les ciseaux.

NEZ
J’ai déjà vu ça à New-York.

OEIL
Quel philosophe. Quel poète. Je n’aime pas la poésie.

OREILLE
Mais alors vous aimez les boissons fraîches ? Ou les paysages ondulé comme les chevelures des danseuses ? Ou bien les villes antiques ? Ou les sciences occultes ?

OEIL
Je connais tout ça.

NEZ
Un peu plus de vie, là-bas sur la scène.

SOURCIL
Tambour gris pour la fleur de ton poumon.

OREILLE
Mon poumon est en poumons et non en carton si vous voulez savoir.

OEIL
Mais, Mademoiselle.

OREILLE
Je vous en prie, Monsieur.

OEIL
Pâques vertébrés en cages militaires la peinture ne m’intéresse pas beaucoup. J’aime les paysages sourds et larges galops.

NEZ
Elles et charmante votre pièce mais on n’y comprend rien.

SOURCIL
Il n’y a rein à comprendre tout est facile à faire et à a prendre. Goulot de pensée d’où sortira le fouet. Le fouet sera un myosotis. Le mysosotis un encrier vivant. L’encrier habillera la poupée.

OREILLE
Elle est charmante votre fille.

OEIL
Vous êtes bien aimable.

OREILLE
Vous vous intéressez aux sports ?

OEIL
Oui ce moyen de communication est assez pratique.

OREILLE
Vous savez j’ai un garage.

OEIL
Merci bien.

OREILLE
C’est le printemps le printemps…

NEZ
Je vous dis qu’il a 2 mètres.

COU
Je vous dis qu’il a 3 mètres.

NEZ
Je vous dis qu’il a 4 mètres.

COU
Je vous dis qu’il a 5 mètres.

NEZ
Je vous dis qu’il a 6 mètres.

COU
Je vous dis qu’il a 7 mètres.

NEZ
Je vous dis qu’il a 8 mètres.

COU
Je vous dis qu’il a 9 mètres.

NEZ
Je vous dis qu’il a 10 mètres.

COU
Je vous dis qu’il a 11 mètres.

NEZ
Je vous dis qu’il a 12 mètres.

COU
Je vous dis qu’il a 13 mètres.

NEZ
Je vous dis qu’il a 14 mètres.

COU
Je vous dis qu’il a 15 mètres.

NEZ
Je vous dis qu’il a 16 mètres.

COU
Merci merci très bien.

OEIL
Amour – sport ou réquisitoire
sommaire des BOTTINS d’amour – amour
accumulé par les siècles des poids et des nombres
avec ses seins de cuir et de cristal
dieu est un tic nerveux des dunes inexactes
nerveux et agile feuillette les pays et les poches des spectateurs
la coiffure de mort jetée au fléau
au dehors neuf
amitié à tort juxtaposée en délicatesse.

NEZ
Je vous dis que l’amour a 17 mètres.

COU
Je vous dis qu’il a 18 mètres.

NEZ
Je vous qu’il a 19 mètres.

COU
Je vous dis qu’il a 20 mètres.

NEZ
Je vous qu’il a 21 mètres.

COU
Je vous dis qu’il a 22 mètres.

NEZ
Je vous qu’il a 23 mètres.

COU
Je vous dis qu’il a 24 mètres.

NEZ
Je vous qu’il a 25 mètres.

COU
Je vous dis qu’il a 26 mètres.

NEZ
Je vous qu’il a 27 mètres.

COU
Je vous dis qu’il a 28 mètres.

NEZ
Je vous qu’il a 29 mètres.

OREILLE
Vous avez une très jolie tête
vous devriez en faire une sculpture
vous devriez donner une grande fête
pour comprendre et aimer la nature
et enfoncer dans la sculpture des fourchettes
les herbes de ventilateurs flattent les beau jours.

SOURCIL
Au feu ! Au feu !
Je crois que Clitemnestre brûle.

Tristan Tzara
le Coeur à gaz / 1921
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Homo sacer : les droits de l’homme et la biopolitique / Giorgio Agamben

Hannah Arendt a intitulé le cinquième chapitre de son livre sur l’impérialisme, consacré au problème des réfugiés, le Déclin de l’Etat-nation et la fin des droits de l’homme. Cette singulière formulation, qui rattache le sort des droits de l’homme à celui de l’Etat-nation, semble impliquer l’idée d’un lien intime et nécessaire entre eux,que l’auteur laisse inexpliqué. Le paradoxe dont part Arendt, c’est que le réfugié, figure qui aurait dû incarner par excellence l’homme des droits, marque au contraire la crise radicale de ce concept. « La conception des droits de l’homme, écrit-elle, fondée sur le présupposé de l’existence d’un être humain comme tel, fut battue en brèche aussitôt que ses promoteurs se trouvèrent confrontés pour la première fois à des hommes qui avaient perdu toute qualité et relation spécifique – hormis le simple fait d’être humains » (Arendt 3, p.299). Dans le système de l’Etat-nation, les prétendus droits sacrés et inviolables de l’homme s’avèrent privés de toute tutelle et de toute réalité dès lors qu’il n’est pas possible de les représenter comme droits des citoyens d’un Etat. Cela est déjà implicite, à bien y réfléchir, dans l’ambiguïté du titre même de la déclaration de 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. On ne comprend pas si ces deux termes désignent deux réalités autonomes ou s’ils forment au contraire un système unitaire dans lequel le premier est toujours déjà contenu et occulté par le second – et, dans ce cas, quelle relation ils entretiennent. La boutade de Burke, qui déclarait préférer aux droits inaliénables de l’homme ses « droits d’Anglais » (Rights of an Englishman), acquiert dans cette perspective une profondeur inattendue.Arendt ne développe pas au-delà de quelques allusions essentielles le rapport entre les droits de l’homme et l’Etat national ; aussi ses suggestions sont-elles restées sans suite. Après la Seconde Guerre mondiale, l’emphase instrumentale à propos des droits de l’homme et la multiplication des déclarations et des conventions émanant d’organisations supranationales ont fini par empêcher de comprendre la signification historique de ce phénomène. Mais il est temps, désormais, de cesser de lire les déclarations des droits de l’homme comme des proclamations gratuites de valeurs éternelles et méta-juridiques, visant (à vrai dire sans grand succès) à imposer au législateur le respect de certains principes moraux éternels. Il faudra au contraire les considérer selon leur fonction historique réelle dans la formation de l’Etat-nation moderne. Les déclarations des droits de l’homme représentent la figure originelle de l’inscription de la vie naturelle qui était dans l’ordre juridico-politique de l’Etat-nation. Cette vie nue naturelle qui était dans l’Ancien Régime politiquement insignifiante et appartenait à Dieu comme vie de la créature, et qui, dans le monde classique, se distinguait clairement (du moins en apparence), en tant que zōē, de la vie politique (bios), émerge désormais au premier plan dans la structure de l’Etat, et devient le fondement terrestre de sa légitimité et de sa souveraineté.Un simple examen du texte de la Déclaration de 1789 montre en effet que c’est précisément la vie nue naturelle, c’est-à-dire le simple fait de la naissance, qui se présente ici comme source et porteur du droit. « Les hommes, dit l’article 1, naissent et demeurent libres et égaux en droits »; la formulation la plus pointue reste, de ce point de vue, celle du projet présenté par La Fayette en juillet 1789 : « Tout homme naît avec des droits inaliénables et imprescriptibles. » Toutefois, la vie naturelle – qui, en inaugurant la biopolitique de la modernité, est placée ainsi au fondement de l’organisation politique – s’efface immédiatement au profit de la figure du citoyen, en qui les droits sont « conservés » (article 2 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme »). C’est justement parce que la déclaration des droits de l’homme a inscrit la naissance au coeur même de la communauté politique qu’elle peut attribuer la souveraineté à la « nation » (article 3 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation »). La nation, qui dérive étymologiquement de naître, ferme ainsi le cercle ouvert par la naissance de l’homme.
Les déclarations des droits de l’homme doivent être considérées comme le lieu où se réalise le passage de la souveraineté royale, d’origine divine, à la souveraineté nationale. Elles assurent l’exceptio de la vie dans le nouvel ordre étatique qui succède à l’écroulement de l’Ancien Régime. Le fait que le « sujet » se transforme à travers elles en « citoyen » signifie que la naissance – c’est-à-dire la vie naturelle en tant que telle – devient ici pour la première fois (par une transformation dont nous commençons à peine à mesurer les conséquences biopolitiques) le porteur immédiat de la souveraineté. Le principe de naissance et le principe de la souveraineté qui, dans l’Ancien Régime (où la naissance donnait lieu seulement au sujet), étaient séparés, s’unissent désormais irrévocablement dans le corps du « sujet souverain », pour constituer le fondement du nouvel Etat-nation. Il est impossible de comprendre le développement et la vocation « nationale » et biopolitique de l’Etat moderne au XIX° et XX° siècles, si l’on oublie que son fondement n’est pas l’homme, en tant que sujet politique libre et conscient, mais avant tout sa vie nue, sa simple naissance qui, dans le passage du sujet au citoyen, est investie en tant que telle du principe de souveraineté. La fiction impliquée ici est que la naissance devienne immédiatement nation sans qu’il puisse y avoir aucun écart entre les deux termes. Les droits ne sont attribués à l’homme (ou ne découlent de lui) que dans la mesure où il constitue le fondement, qui disparaît immédiatement (ou plutôt qui ne doit jamais émerger à la lumière en tant que tel) du citoyen.
C’est seulement si l’on comprend cette fonction historique essentielle des déclarations des droits de l’homme que l’on peut comprendre, du même coup, leur développement et leur métamorphose au cours de notre siècle. Après les bouleversements de l’assise géopolitique en Europe à la suite de la Première Guerre mondiale, et lorsque l’écart refoulé entre la naissance et la nation apparaît comme tel à la lumière, et que l’Etat-nation entre ainsi dans une période de crise durable, on voit surgir le fascisme et le nazisme, c’est-à-dire deux mouvements biopolitiques au sens propre du terme, qui font de la vie naturelle le lieu par excellence de la décision souveraine. On est habitué à résumer l’essence de l’idéologie nationale-socialiste dans le syntagme « sol et sang » (Blut und Boden). Quand Rosenberg tente d’exprimer par une formule la vision du monde de son parti, c’est bien à cette expression qu’il a recours. « La vision du monde nationale-socialiste, écrit-il, naît de la conviction que le sol et le sang constitue l’essentiel de la Germanité, et que, par conséquent, c’est par rapport à ces deux données qu’une politique culturelle et étatique doit être orientée » (Rosenberg, p.242). Mais on trop souvent oublié que cette formule politiquement si déterminée a, en vérité, une origine juridique tout à fait anodine. Elle n’est que l’expression qui résume les deux critères qui, à partir du droit romain déjà, servent à définir la citoyenneté (c’est-à-dire l’inscription première de la vie dans l’ordre étatique) : le ius soli (la naissance sur un certain territoire) et le ius sanguinis (la naissance de parents citoyens). Ces deux critères juridiques traditionnels qui, dans l’Ancien Régime, n’avaient pas de signification politique essentielle et exprimaient un simple rapport de sujétion, acquièrent une importance nouvelle et décisive dès la Révolution française. La citoyenneté, désormais, ne définit plus simplement un assujettissement générique à l’autorité royale ou à un système de lois déterminé. Elle n’incarne pas non plus le nouveau principe égalitaire (comme le pense Charlier quand, le 23 septembre 1792, il demande à la Convention que dans chaque acte public le titre de citoyen remplace le traditionnel monsieur ou sieur); elle nomme plutôt le nouveau statut de la vie comme origine et fondement de la souveraineté, désignant donc littéralement, suivant l’expression de Lanjuinais à la Convention, les membres du souverain. D’où la centralité (et l’ambiguïté) de la notion de « citoyenneté » dans la pensée politique moderne, ce qui fait dire à Rousseau qu’ « aucun auteur en France… n’a compris le véritable sens du terme citoyen«  ; mais c’est de là aussi que découle, dès la Révolution, la multiplication des dispositions normatives destinées à préciser quel homme était ou non citoyen et à articuler ou à restreindre graduellement les cercles du ius soli et du ius sanguinis. Ce qui jusqu’alors n’avait jamais constitué un problème politique (les questions : « Qu’est-ce qui est français ? Qu’est-ce qui est allemand ? »), mais seulement un sujet de discussion parmi d’autres dans l’anthropologie philosophique, devient désormais une question politique essentielle, soumise à une élaboration incessante. Jusqu’à ce que, avec le national-socialisme, la réponse à la question « Qu’est-ce qui est allemand ? (et donc, aussi : « Qu’est-ce qui ne l’est pas ») coïncide immédiatement avec la tâche politique suprême. Le fascisme et le nazisme sont, avant tout, une redéfinition du rapport entre l’homme et le citoyen ; aussi paradoxal que cela puisse paraître, ils ne deviennent pleinement intelligibles qu’une fois replacés sur l’arrière-fond biopolitique inauguré par la souveraineté nationale et les déclarations des droits de l’homme.
Seul ce lien entre les droits de l’homme et la nouvelle détermination biopolitique de la souveraineté permet de comprendre correctement un phénomène singulier, souligné plusieurs fois par les historiens de la Révolution française : en coïncidence immédiate avec la déclaration des droits inaliénables et imprescriptibles de la naissance, les droits de l’homme furent en général distingués en droits actifs et passifs. Sieyès affirmait déjà très clairement dans ses Préliminaires de la constitution que « les droits naturels et civils sont ceux pour le maintien desquels la société est formée ; et les droits politiques, ceux par lesquels la société se forme. Il vaut mieux, pour la clarté du langage, appeler les premiers droits passifs et les deuxièmes droits actifs… Tous les habitants d’un pays doivent jouir des droits de citoyen passif… tous ne sont pas des citoyens actifs. Les femmes, du moins dans l’état actuel, les enfants, les étrangers, ceux encore qui ne contribueraient en rien à fournir l’établissement public, ne doivent point influencer activement sur la chose publique » (Sieyès 2, p.189-206). De même, le passage de Lanjuinais cité plus haut, après avoir défini les membres du souverain, continue en ces termes : « Ainsi les enfants, les insensés, les mineurs, les femmes, les condamnés à peine afflictive ou infamante (…) ne seraient pas des citoyens » Sewell, p.105).
Plutôt que de voir dans ces distinctions une simple restriction du principe démocratique et égalitaire, en contradiction flagrante avec l’esprit et la lettre des déclarations, il convient de comprendre avant tout la cohérence de leur signification biopolitique. Un des caractères essentiels de la biopolitique moderne (qui connaîtra son paroxysme au XX° siècle) est qu’il lui faut redéfinir sans cesse dans la vie le seuil qui articule et sépare ce qui est dedans et ce qui est dehors. Une fois que la vie naturelle impolitique, devenue le fondement de la souveraineté, franchit les murs de l’oikos, et pénètre de plus en plus au coeur de la cité, elle se transforme en une ligne mouvante qu’il faut sans cesse redessiner. Dans la zōē, que les déclarations des droits de l’homme ont politisée, il faut redéfinir les dispositifs et les seuils qui permettront d’isoler une vie sacrée. Et lorsque, comme c’est le cas aujourd’hui, la vie naturelle est intégralement incluse dans la polis, ces seuils se déplaceront au-delà des frontières obscures qui séparent la vie et la mort, pour y repérer un nouveau mort vivant, un nouvel homme sacré.
Si les réfugiés (dont le nombre n’a cessé d’augmenter au cours de ce siècle, au point de comprendre aujourd’hui une partie non négligeable de l’humanité) représentent un élément si inquiétant dans l’organisation de l’Etat-nation moderne, c’est avant tout parce qu’en brisant la continuité entre l’homme et le citoyen, entre naissance et nationalité, ils remettent en cause la fiction originaire de la souveraineté moderne. En exposant en pleine lumière l’écart entre la naissance et la nation, le réfugié fait apparaître un court instant, sur la scène politique, cette vie nue qui en constitue le présupposé secret. En ce sens, comme le suggère Arendt, il est vraiment « l’homme des droits », sa première et unique apparition réelle sans masque du citoyen qui le recouvre constamment. Mais c’est précisément pour cela que sa figure est si difficile à définir politiquement. A partir de la Première Guerre mondiale, en effet, le lien naissance-nation n’est plus capable d’assumer sa fonction légitimante à l’intérieur de l’Etat-nation, et les deux termes commencent à afficher leur scission irrémédiable. Avec le déferlement sur la scène européenne des réfugiés et des apatrides (en peu de temps 1 500 000 Russes blancs, 700 000 Arméniens, 500 000 Bulgares, 1 000 000 de Grecs et des centaines de milliers d’Allemands, de Hongrois et de Roumains quittent leur pays d’origine), le phénomène le plus significatif à cet égard est l’introduction simultanée, dans l’ordre juridique de nombreux Etats européens, de lois qui permettent la dénaturalisation massive et la déchéance nationale des citoyens. La France donna l’exemple, en 1915, avec les citoyens naturalisés d’origine « ennemie » ; elle fut suivie en 1922 par la Belgique, qui révoqua la naturalisation des citoyens qui avaient commis des « actes antinationaux » pendant la guerre ; en 1926, le régime fasciste promulgua une loi analogue à l’encontre des citoyens qui s’étaient montrés « indignes de la citoyenneté italienne »; en 1933, ce fut le tour de l’Autriche, et ainsi de suite. Jusqu’à ce que les lois de Nuremberg sur la « citoyenneté du Reich » et sur la « protection du sang et de l’honneur allemands » poussent ce processus à l’extrême, divisant les citoyens allemands en « citoyens de plein droit » et citoyens de second rang, et introduisant le principe que la citoyenneté était quelque chose dont il fallait se montrer digne et qui dès lors pouvait sans cesse être remis en question. L’une des rares règles auxquelles les nazis se sont constamment référés pendant la « solution finale », était qu’on ne pouvait envoyer les juifs dans les camps d’extermination qu’après les avoir entièrement déchus de leur nationalité (et même de la citoyenneté résiduelle qui leur avait été laissée après les lois de Nuremberg).Ces deux phénomènes, du reste intimement apparentés, montrent que le lien naissance-nation, sur lequel la déclaration de 1789 avait fondé la nouvelle souveraineté nationale, a perdu désormais tout automatisme et tout pouvoir d’autorégulation. D’une part, les Etats-nations opèrent un réinvestissement massif de la vie naturelle, discriminant ainsi en elle une vie pour ainsi dire authentique et une vie nue privée de toute valeur politique (on ne peut comprendre le racisme et l’eugénique nazis qu’après les avoir replacés dans ce contexte); d’autre part, les droits de l’homme qui n’avaient de sens qu’en tant que présupposé des droits du citoyen, se séparent d’eux progressivement et on se met à les invoquer en dehors du contexte de la citoyenneté, aux fins supposées de représenter et protéger une vie nue de plus en plus rejetée aux marges des Etats-nations avant d’être ensuite recodifiée dans une nouvelle identité nationale. Le caractère contradictoire de ces processus est sans doute l’une des raisons de l’échec des différents comités et organisation par le biais desquels les Etats, la Société des nations et plus tard l’ONU ont essayé de faire face aux problèmes des réfugiés et de la défense des droits de l’homme, depuis le bureau Nansen (1922) jusqu’à l’actuel Haut commissariat pour les réfugiés (1951), dont l’activité n’a pas statutairement un caractère politique, mais seulement « humanitaire et social ». L’essentiel est que, lorsque les réfugiés ne représentent plus des cas individuels mais un phénomène de masse (cas de plus en plus fréquent), malgré l’invocation solennelle des droits « sacrés et inaliénables » de l’homme, ces organismes aussi bien que les Etats se sont révélés parfaitement incapables non seulement de résoudre le problème mais aussi tout simplement de l’affronter de manière adéquate.La séparation entre l’humanitaire et e politique à laquelle nous assistons aujourd’hui représente la phase extrême de la séparation entre les droits de l’homme et les droits du citoyen. Les organisations humanitaires, qui à notre époque concurrencent de plus en plus l’activité des organismes supranationaux, ne peuvent en dernière analyse que comprendre la vie humaine à l’intérieur de la figure de la vie nue ou de la vie sacrée. Elles entretiennent ainsi, malgré elles, une solidarité secrète avec les forces qu’elles devraient combattre. Il suffit de penser aux récentes campagnes publicitaires destinées à recueillir des fonds pour les réfugiés du Rwanda pour se rendre compte que la vie humaine est considérée ici (et il y a certainement de bonnes raisons à cela) exclusivement comme vie sacrée, autrement dit comme vie exposée au meurtre et insacrifiable. C’est seulement comme telle qu’elle devient un objet d’aide et de protection. Les « yeux implorants » de l’enfant rwandais, dont on voudrait exhiber la photographie pour recueillir de l’argent, mais qu’il « est difficile désormais de trouver encore en vie », constituent peut-être le signe le plus prégnant de la « vie nue » à notre époque, dont les organisation humanitaires ont besoin d’une façon parfaitement symétrique au pouvoir étatique. Séparé du politique, l’humanitaire ne peut que reproduire l’isolement de la vie sacrée sur lequel se fonde la souveraineté ; et le camp – l’espace pur de l’exception – est le paradigme biopolitique dont il ne parvient pas à venir à bout.Il convient de séparer définitivement le concept de réfugié (et la figure de la vie qu’il représente) du concept des droits de l’homme, et de prendre au sérieux la thèse d’Arendt qui lie le sort des droits de l’homme à celui de l’Etat-nation moderne, de sorte que le déclin et la crise de celui-ci impliquent nécessairement l’obsolescence de ceux-là. Le réfugié doit être considéré pour ce qu’il est, c’est-à-dire rien de moins qu’un concept-limite qui met radicalement en cause les catégories fondamentales de l’Etat-nation, depuis le lien de la naissance-nation jusqu’au rapport homme-citoyen, permettant ainsi de déblayer le terrain pour un renouvellement des catégories qu’il est désormais devenu urgent de penser en vue d’une politique où la vie nue ne serait plus séparée et exceptée au sein de l’ordre étatique, même à travers la figure des droits de l’homme.

Giorgio Agamben
Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue / 1995

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(Le pamphlet Français, encore un effort si vous voulez être républicains, que Sade fait lire au libertin Dolmancé dans la Philosophie dans le boudoir, est le premier manifeste biopolitique de la modernité, et sans doute le plus radical. Au moment même où la Révolution fait de la naissance – c’est-à-dire de la vie nue – le fondement de la souveraineté et des droits de l’homme, Sade met en scène (dans toute son oeuvre et en particulier dans les 120 Journées de Sodome le theatrum politicum comme théâtre de la vie nue, où, à travers la sexualité, la vie physiologique même des corps se présente comme l’élément politique pur. Mais aucune oeuvre ne présente aussi explicitement la revendication du sens politique de son projet que ce pamphlet, dans lequel les maisons où chaque citoyen peut convoquer publiquement autrui pour l’obliger à satisfaire ses propres désirs, deviennent le lieu politique par excellence. La philosophie, mais aussi et surtout la politique sont passées ici au crible du boudoir ; ou mieux, dans le projet de Dolmancé, le boudoir a entièrement remplacé la cité, dans une dimension où public et privé, vie nue et existence politique échangent leurs rôles.
L’importance croissante du sadomasochisme dans la modernité s’enracine dans cet échange de rôles ; car le sadomasochisme est précisément cette technique sexuelle qui consiste à faire émerger la vie nue chez le partenaire. Non seulement l’analogie avec le pouvoir souverain est explicitement évoquée par Sade (
« Il n’est point d’homme, écrit-il, qui ne veuille être despote quand il bande ») mais la symétrie entre l’homo sacer et le souverain se retrouve ici dans la complicité qui lie le masochiste au sadique, la victime au bourreau.
L’actualité de Sade ne consiste pas à avoir annoncé le primat impolitique de la sexualité dans notre époque impolitique ; sa modernité tient au contraire au fait qu’il a exposé de façon incomparable la signification absolument politique (c’est-à-dire biopolitique) de la sexualité et de la vie physiologique elle-même. Comme dans les camps de nos jours, l’organisation totalitaire de la vie dans le château de Silling, avec ses minutieux règlements quine négligent aucun des aspects de la vie physiologique (pas même la fonction digestive, codifiée et rendue publique de façon obsessionnelle), s’enracine dans le fait que pour la première fois une organisation normale et collective (donc politique) de la vie humaine, fondée exclusivement sur la vie nue, est ici pensée. / G.A.)

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