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Love Boat : Eloge (s) de l’amour / Alain Badiou / Elias Jabre / Jean-Luc Godard

1 : ELOGE DE L’AMOUR… ET DE LA MEMOIRE / Elias Jabre
Les vieillards ne veulent pas le temps, car ils ont peur de déchoir…
Dans l’amour, il y a trois âges : la jeunesse, l’âge adulte et la vieillesse.
Edgar rappelle qu’il y a également quatre moments : « la rencontre, la passion amoureuse, la séparation, les retrouvailles. »
Edgar auditionne une vieille actrice qui joue le troisième âge de l’amour. Elle récite : « Ça dépend de l’idée que je me fais encore de moi. Quelqu’un qui a pour projet d’aller encore de l’avant, implique dans son précédent moi, le moi qui n’est plus, et il se désintéresse. Par contre, le projet de certains refuse le temps, et un lien solidaire très fort avec le passé s’établit. C’est le cas de presque tous les vieillards. Ils ne veulent pas le temps, car ils ont peur de déchoir chacun, en son moi intérieur. »
Dans la deuxième partie, Edgar répète ces mêmes mots deux ans plus tôt au vieux résistant figé dans son passé :
« Qui va décider si notre passé est vivant ou pas ? » demande le vieil homme.
- Ça dépend de ce que vous pensez, vous. Celui qui a pour projet d’aller encore de l’avant définit son ancien moi comme un moi qu’il n’est plus. Au contraire, le projet de certains implique le refus du temps, une étroite solidarité avec le passé. La plupart des vieillards sont dans ce cas. Ils refusent le temps parce qu’ils ont peur de déchoir. Chacun garde la conviction d’être demeuré immuable. Mais dans quelle mesure la mémoire nous permet-elle de récupérer nos vies ? » répond Edgar.
De même, Berthe demandera à sa grand-mère : « Il y a une question que je n’ai jamais osé poser, à grand-papa, non plus. Pourquoi vous avez gardé votre nom de bataille, et pas le vrai (…) Vous vous appelez encore Bayard. Pendant la guerre, oui, mais après ? »
Bayard, nom héroïque de chevalier… La vieille femme ne répond pas.
Ce passage entre en résonance avec le temps présent qui semble arrêté. Peut-être peut-on déceler un indice de cette glaciation ?
Si l’on reprend les quatre moments de l’amour, il semble que ces vieillards aient été saisis d’une telle passion pour leur moi héroïque de résistants (deuxième moment de l’amour), qu’ils n’auraient jamais réussi à passer le moment de la séparation. Et comme si ce refus de la séparation avait entravé le mouvement en empêchant les générations suivantes d’exister, le référent ultime restant cette période glorieuse qui aurait émasculé tout devenir.
Lorsque Edgar arrive chez le couple de vieux résistants, des américains débarquent au même moment leur racheter leurs souvenirs afin d’en faire un film.
Les deux vieux semblent alors les représentants d’un peuple immobile qui n’a jamais su se défaire de son histoire. Ils ont perdu leurs enfants qui se sont suicidés après 68 et voient aujourd’hui un monde sans mémoire qui fonctionne sur les images de leur passé. Passé qu’ils vendent à présent à Hollywood pour retrouver un peu de couleur ou gagner un peu d’argent.
Cette impossibilité de la séparation avec cette tranche d’héroïsme ou simplement cette longue digestion naturelle semble avoir vitrifié le temps, quelles que soient les poussées de désir des générations suivantes. Car jusqu’à présent, les valeurs de notre temps restent perpétuées par ces images de résistance. Des images mortes de héros du passé qui ont donné leurs noms à des rues que les passants ont oublié….
Un monde qui a perdu la mémoire…
Tout au long du film, Godard incruste des mots sur fond noir qui scandent l’histoire.
Eloge de l’amour… de quelque chose,… de quelque chose… de quelque chose… La locution « de quelque chose » réapparaît régulièrement, comme si le titre lui-même cherchait à se souvenir de quoi…
Mais qu’est-ce qui a été perdu ? La mémoire de l’amour ? Ou la mémoire de la mémoire ?
Eloge de l’amour est un éloge de l’amour de la mémoire, comme si l’un n’allait pas sans l’autre.
Dés le début de la première partie, Edgar demande à une jeune fille qui passe le casting, si elle se souvient des noms des personnages qu’elle doit jouer :
« - Vous vous souvenez des noms ?
- Non, je ne sais plus du tout. »
répond la jeune actrice.
Le film commence et se termine avec la même réplique. On entend, en effet, pendant le générique de fin qui boucle la deuxième partie, Edgar répéter cette phrase qui fait ainsi la jonction avec la première partie (chronologiquement inversée).
« - Vous vous souvenez des noms ? Ou peut-être qu’on l’avait pas dit. Peut-être qu’on l’avait pas dit. Peut-être qu’on l’avait pas dit », répète la voix désabusée d’Edgar, et le film s’achève.
Tous les acteurs ou comédiens qu’Edgar rencontrera semblent souffrir de la même amnésie.
Il demandera à l’un d’entre eux venu lire un passage du Bleu du ciel : « Vous avez entendu parler de cet écrivain ? – Bataille ? non. »
L’acteur lira son texte avec emphase, comme un héros de spectacle, et Edgar de conclure, comme à chaque fois : « Non, ça n’ira pas ».
Ce dernier lui demande « Mais pourquoi ? ». La réponse d’Edgar : « Je l’ai déjà dit, un adulte, ça n’existe pas », comme si ces acteurs n’étaient pas à la hauteur de son projet, étant juste capables de jouer des rôles, mais non d’incarner ses personnages.
Une autre actrice essuiera sa colère : « Il faut apprendre à lire, Madame, ou à dire, ou apprendre à écouter ». Puis, « Ça n’ira pas. » répète Edgar, avant de la laisser avec Philippe qui chantonne le texte qu’elle ne sait pas lire.
Edgar erre dans un monde vieux où les jeunes n’ont pas de mémoire, les jeunes étant jusqu’à cette vieille actrice au regard vide et poignant à laquelle il fait la leçon.
Hollywood au service du capitalisme et de l’Etat américain
Cette amnésie mêlée à cette vitrification des images du passé semble entretenue par une machine infernale qu’alimentent les « américains », peuple sans histoire qui dévore les histoires des autres au profit du commerce.
Dans la deuxième partie du film, le producteur américain venu acheter les souvenirs du couple de vieux résistants compte faire un film avec Juliette Binoche. Il est accompagné d’un homme du State Department qui représente l’Etat : « Washington is the real director of the ship, and Hollywood is only the Stewart. (…) Ils disent que le cinéma est l’avant-garde du commerce. »
Les américains sont présentés comme n’aimant pas l’histoire, mais les histoires.
Quand Edgar fait une remarque à la productrice américaine sur le concepteur de sa voiture, une Lotus, elle lui répond avec agacement :
« So what?
- You don’t like history, miss »
répond à son tour Edgar.
Lors d’une discussion avec Berthe, dans la première partie, Edgar lui dit : « les Américains du Nord, ils n’ont pas de mémoire à eux ou très peu. Alors ils achètent celles des autres. Surtout de ceux qui ont résisté, ou ils vendent des images parlantes, mais une image ne dit jamais rien. On n’y voit plus rien, mais c’est ça qu’ils veulent.
- Je suis de votre avis. »
, répond la jeune femme.
Aujourd’hui, les histoires des peuples sont brouillées par les images hollywoodiennes. La résistance est devenue un divertissement pour des foules qui leur permettra de s’exalter le temps d’une séance, avant de reprendre leur place dans un monde immobile.
Matrix apparaît plusieurs fois. Dans la deuxième partie, des jeunes filles habillées et coiffées en costumes traditionnels font signer une pétition pour passer Matrix en breton. Scène improbable de notre modernité où les images d’un passé devenu folklorique se durcissent et luttent contre les images d’un monde de marchandise. Images gelées du passé, images marchandises du présent, décomposition de notre temps.
Matrix, dont on voit l’affiche dans la première partie, est également l’illustration de la superproduction américaine qui utilise la résistance comme un thème hollywoodien au service du commerce, ce qui la déconnecte de toute politique.
Edgar, dans la deuxième partie colorisée, discute au restaurant à propos du capitalisme et du spectacle avec l’homme qui l’aide à faire son travail de recherche :
« - Ceux dont on parle, en fait, ils considèrent la vie comme une pute dont ils profitent pour améliorer leur existence. Ils confondent la vie et l’existence
- L’extraordinaire pour améliorer l’ordinaire, comme on dit.
- C’est exact.
- On peut jouir de l’existence, pas de la vie. »

On retrouve plus loin un échange similaire entre Edgar et la jeune femme : « Quand est-ce que le regard a basculé à votre avis ?
- (…) avant la préséance de la télé (…) sur la vie. »

La discussion résume un monde où le capitalisme serait une sorte de maladie parasitaire qui se nourrirait de la vie, l’exploitant jusque dans ses derniers retranchements pour fabriquer des images extraordinaires au service d’existences gelées.
Monde d’ennui avec des moments de spectacle. Monde de la fin de l’histoire et de la mort de la politique.
Elias Jabre
Eloge de l’amour… et de la mémoire / 2009
Extrait du texte publié dans Chimères n°70 Dedans-Dehors 1

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2 : ELOGE DE L’AMOUR / Alain Badiou
(…) la France est simultanément le pays des révolutions et une grande terre de la réaction. C’est un élément dialectique de compréhension de la France. J’en discute souvent avec mes amis étrangers, parce qu’ils continuent à entretenir la mythologie d’une merveilleuse France toujours sur la brèche des inventions révolutionnaires. Alors, ils ont forcément été un peu surpris par l’élection de Sarkozy, qui ne s’inscrit pas tout à fait dans ce registre… Je leur réponds qu’ils font une histoire de France dans laquelle se succèdent les philosophes des Lumières, Rousseau, la Révolution française, Juin 48, la Commune de Paris, le Front populaire, la Résistance, la Libération et Mai 68. Fort bien. Le problème, c’est qu’il y en a une autre : la Restauration de 1815, les Versaillais, l’Union sacrée pendant la guerre de 14, Pétain, les horribles guerres coloniales… et Sarkozy. Il y a donc deux histoires de France, emmêlées l’une à l’autre. Là où, en effet, les grandioses hystéries révolutionnaires se donnent libre cours, les réactions obsessionnelles leur répondent. De ce point de vue, je pense que l’amour aussi est en jeu. D’ailleurs, il a toujours été très lié aux événements historiques. Le Romantisme amoureux est lié aux révolutions du XIX° siècle. André Breton, c’est aussi le Front populaire, la Résistance, le combat antifasciste. Mai 68 a été une grande explosion de tentatives de nouvelles conceptions de la sexualité et de l’amour. Mais lorsque le contexte est dépressif et réactionnaire, ce qu’on tente de mettre à l’ordre du jour, c’est l’identité. Cela peut prendre différentes formes, mais c’est toujours l’identité. Et Sarkozy ne s’en est pas privé. Cible numéro un : les ouvriers de provenance étrangère. Instrument : des législations féroces et répressives. Il s’était déjà exercé là-dedans quand il était ministre de l’Intérieur. Le discours en vigueur mêle identité française et identité occidentale. Il n’hésite pas à faire un numéro colonial sur « l’homme africain ». La proposition réactionnaire est toujours de défendre « nos valeurs » et de nous couler dans le moule général du capitalisme mondialisé comme seule identité possible. La thématique de a réaction est toujours une thématique identitaire brutale sous une forme ou sous une autre. Or, quand c’est la logique de l’identité qui l’emporte, par définition, l’amour est menacé. On va mettre en cause son attrait pour la différence, sa dimension sociale, son côté sauvage, éventuellement violent. On va faire de la propagande pour un « amour » en toute sécurité, en parfaite cohérence avec les autres démarches sécuritaires. Donc défendre l’amour dans ce qu’il a de transgressif et d’hétérogène à la loi est bien une tâche du moment. Dans l’amour, minimalement, on fait confiance à la différence au lieu de la soupçonner. Et dans la Réaction, on soupçonne toujours la différence au nom de l’identité ; c’est sa maxime philosophique générale. Si nous voulons au contraire, ouvrir à la différence et à ce qu’elle implique, c’est-à-dire que le collectif soit capable d’être celui du monde entier, un des points d’expérience individuelle praticables est la défense de l’amour. Au culte identitaire de la répétition il faut opposer l’amour de ce qui diffère, est unique, ne répète rien, est erratique et étranger. J’écrivais en 1982 dans Théorie du sujet : « Aimez ce que jamais vous ne verrez deux fois. »
(…) Godard a toujours inscrit dans ses films, moment historique après moment, ce qu’il estimait être les points de résistance, les points de création aussi, et plus généralement tout ce qui méritait à ses yeux d’entrer dans la composition d’une image. Sur l’amour, essentiel pour lui, il me semble qu’il le distribue entre une conception forte et puritaine à la fois de la sexualité, et une tension proprement amoureuse dont les femmes principalement sont dépositaires, au point que les rejoindre, ou en accepter l’autorité sur ce point, est pour tout homme une épreuve. Je viens de travailler avec lui sur son prochain film, où je ferai peut-être, dans le rôle du philosophe-conférencier d’une croisière en bateau de luxe, un passage, ou peut-être pas, car qui sait ce que cet artiste va faire à la fin de tout ce qui fut tourné ? J’ai admiré de près son exactitude, son exigence, unique. Et c’est presque toujours de l’amour qu’il s’agit. Cependant, la différence que je verrai entre lui et moi sur la connexion entre l’amour et résistance, c’est la mélancolie qui chez Godard est la couleur de toute chose. Je suis incurablement éloigné, y compris s’agissant de l’amour, de ce coloris subjectif.
(…) En politique, comme nous l’avons dit, il y a des ennemis. Donc, on ne va pas se soucier de leurs souffrances d’amour. Ils ne vont pas, si vous me passez l’expression, nous la faire ! Si on est lucide politiquement, on dira que le fait que Sarkozy ait été ou non trompé par sa femme n’est pas, franchement, notre problème. Mais dans un autre registre, celui d’un savoir diffus concernant les vertus de l’amour, un registre qui a d’ailleurs été cimenté par le christianisme,, il faut bien reconnaître que l’on s’intéresse à la visibilité de l’amour. Et, finalement, cette visibilité fait partie du champ sans bornes où se façonne, avec des matériaux impurs, le courage politique, le quel part toujours de ceci que les ennemis n’ont aucune signification surnaturelle, ni aucune force transcendante. Je songe – pour ne pas nous cantonner aux médiocrités sarkoziennes – à un exemple d’amour intense, sublime, de notre histoire : celui qui, du temps de la Fronde, a lié la régente Anne d’Autriche à ce politique génial, corrompu et retors qu’était Mazarin. Du point de vue des émeutiers, cet amour a été indissolublement un terrible obstacle (jamais la régente ne lâchera son homme) et un aliment essentiel de la polémique populaire, qui représentait Mazarin en cochon pervers. On ne saurait mieux dire qu’entre la politique et l’amour n’existent que des rapports ambigus, une sorte de séparation poreuse, ou de passage interdit, dont il faut rien de moins que les ressources du théâtre pour rendre raison. Comédie ? Tragédie ? Les deux. Aimer, c’est être aux prises, au-delà de toute solitude, avec tout ce qui du monde peut animer l’existence. Ce monde, j’y vois, directement, la source du bonheur qu’être avec l’autre me dispense. « Je t’aime » devient : il y a dans le monde la source que tu es pour mon existence. Dans l’eau de cette source, je vois notre joie, la tienne d’abord. Je vois, comme dans le poème de Mallarmé : Dans l’onde toi devenu(e) / ta jubilation nue.
Alain Badiou
Eloge de l’amour / entretiens avec Nicolas Truong / 2009

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Biopolitique/Bioéconomie / Maurizio Lazzarato

Les débats passionnés sur le « libéralisme » pendant la campagne référendaire européenne ont-ils contribué en quoi que ce soit à rendre intelligible la logique libérale ? À la lecture des deux cours de Michel Foucault récemment publiés, Sécurité, territoire, population et Naissance de la biopolitique, il est permis d’en douter. En retraçant une généalogie et une histoire du libéralisme, ces livres ouvrent une lecture du capitalisme qui diffère à la fois du marxisme, de la philosophie politique et de l’économie politique, et notamment en ce qui concerne la relation entre économie et politique, et la question du travail. Foucault introduit une nouveauté remarquable dans l’histoire du capitalisme : le problème de la relation entre économie et politique est résolu par des techniques et des dispositifs qui ne viennent ni de la politique, ni de l’économie. C’est ce « dehors », cet « autre » qu’il s’agit d’interroger. Le fonctionnement, l’efficacité, la force du politique et de l’économie, tels que nous les connaissons aujourd’hui, ne dérivent pas des formes de rationalité internes à ces logiques, mais d’une rationalité qui leur est extérieure et que Foucault appelle le « gouvernement des hommes ». Le gouvernement est une « technologie humaine » que l’État moderne a héritée de la pastorale chrétienne (technique spécifique que l’on ne trouve ni dans la tradition grecque, ni dans la tradition romaine) et que le libéralisme a infléchie, modifiée, enrichie, transformée de gouvernement des âmes en gouvernement des hommes. Gouverner peut se traduire par la question : comment conduire la conduite des autres ? Gouverner, c’est exercer une action sur des actions possibles. Gouverner consiste à agir sur des sujets qui doivent être considérés comme libres. Foucault avait déjà parlé de gouvernement pour expliquer les dispositifs de régulation et de contrôle des malades, des pauvres, des délinquants ou des fous. Dans cette généalogie du libéralisme, la théorie des micro- pouvoirs est mise à contribution pour expliquer les phénomènes massifs de l’économie, avec des innovations majeures. La macro-gouvernementalité libérale n’est possible que parce qu’elle exerce ses micro-pouvoirs sur une multiplicité. Les deux niveaux sont inséparables. La théorie des micro-pouvoirs est une question de méthode, de point de vue, et non d’échelle (l’analyse de populations spécifiques comme les fous, les prisonniers, etc.).
Économie et politique
Pourquoi la relation entre économie et politique devient-elle problématique au milieu du XVIII° siècle ? Foucault l’explique ainsi : l’art de gouverner du souverain doit s’exercer dans un territoire et sur des sujets de droits, mais cet espace est habité depuis le xviiie siècle par des sujets économiques qui ne détiennent pas de droits, mais qui ont des intérêts. L’homo œconomicus est une figure absolument hétérogène et non superposable, non réductible, à l’homo juridicus ou l’homo legalis. L’homme économique et le sujet de droits donnent lieu à deux processus de constitution absolument hétérogènes : le sujet de droits s’intègre à l’ensemble des sujets de droits par une dialectique de la renonciation. La constitution politique suppose en effet que le sujet juridique renonce à ses droits, qu’il les transfère à quelqu’un d’autre. L’homme économique s’intègre, quant à lui, à l’ensemble des sujets économiques (constitution économique), non pas par un transfert de droits, mais par une multiplication spontanée des intérêts. On ne renonce pas à son intérêt. Au contraire, c’est en persévérant dans son intérêt égoïste qu’il y a multiplication et satisfaction des besoins de tous.L’émergence de cette irréductibilité de l’économie à la politique a donné lieu à un nombre invraisemblable d’interprétations. Ce problème est évidemment au centre du travail d’Adam Smith, puisqu’il se trouve historiquement et théoriquement à ce tournant. Et c’est à ce tournant que, depuis deux siècles, tous les commentateurs reviennent sans cesse. Pour Adelino Zanini, qui résume peut- être de la façon la plus complète ce débat, Smith n’est pas le fondateur de l’économie politique, mais le dernier philosophe moral qui cherche à déterminer la raison pour laquelle éthique, économique et politique ne se recouvrent plus, ne constituent plus un ensemble cohérent et harmonieux (1). Adam Smith aboutit, selon Zanini, à la conclusion suivante : le rapport entre économie et politique ne peut ni se résoudre, ni s’harmoniser, ni se totaliser. Et il laisse la solution de cette énigme à une postérité… qui n’a pas vraiment suivi le chemin qu’il avait tracé.Pour Hannah Arendt, l’économie politique introduit la nécessité, le besoin, l’intérêt privé (oikos) dans l’espace public, c’est-à-dire tout ce que la tradition classique grecque et romaine définissait comme non politique. C’est de cette façon que l’économie, en occupant la sphère publique, détériore de façon irréversible le politique. Pour Carl Schmitt, la logique de l’économie politique est un facteur de dépolitisation et de neutralisation du politique parce que la lutte à mort entre ennemis se transforme en concurrence entre hommes d’affaires (les bourgeois), parce que l’État se mue en société, et l’unité politique du peuple en multiplicité sociologique de consommateurs, de travailleurs et d’entrepreneurs. Si, pour Hannah Arendt, l’économie c’est la tradition classique que l’économie rend inopérante, pour Schmitt, c’est la tradition moderne du droit public européen. Pour Marx, la division entre le Bourgeois (sujet économique) et le Citoyen (sujet de droits) est une contradiction qu’il faut interpréter de manière dialectique. Le Bourgeois et le Citoyen sont dans un rapport de structure à superstructure. La réalité des rapports de production s’éloigne dans les cieux de la politique, en les mystifiant. La révolution est la promesse de réconciliation de ce monde divisé.Foucault propose une solution absolument originale. Premièrement, la relation entre ces différents domaines politique, économique et éthique ne peut plus renvoyer à une synthèse, à une unité dont rêvent encore, de façon différente, Schmitt, Arendt et Marx. Deuxièmement, ni la théorie juridique, ni la théorie économique, ni la loi ni le marché, ne sont capables de concilier cette hétérogénéité. Il faut un nouveau domaine, un nouveau champ, un nouveau plan de référence qui ne sera ni l’ensemble des sujets de droits, ni l’ensemble des sujets économiques. Les uns et les autres ne seront gouvernables que dans la mesure où l’on pourra définir un nouvel ensemble qui les enveloppera, en faisant apparaître non seulement leur liaison ou leur combinaison, mais aussi toute une série d’autres éléments et d’intérêts. Pour que la gouvernementalité conserve son caractère global, pour qu’elle ne se sépare pas en deux branches (art de gouverner économiquement et art de gouverner juridiquement), le libéralisme invente et expérimente un ensemble de techniques (de gouvernement) qui s’exercent sur un nouveau plan de référence et que Foucault appelle la « société civile », la « société » ou le « social ». La société civile n’est pas ici l’espace où se fabrique l’autonomie par rapport à l’État, mais le corrélatif des techniques de gouvernement. La société civile n’est pas une réalité première et immédiate, mais quelque chose qui fait partie de la technologie moderne de la gouvernementalité. La société n’est ni une réalité en soi, ni quelque chose qui n’existe pas, mais une réalité de transaction, au même titre que la folie ou la sexualité. Au croisement des relations de pouvoir et de ce qui sans cesse leur échappe, naissent des réalités de transaction qui sont en quelque sorte une interface entre gouvernants et gouvernés. C’est à ce croisement, dans la gestion de cette interface, que se constitue le libéralisme comme art de gouvernement. C’est à ce croisement qui naît la biopolitique. L’homo œconomicus n’est donc pas pour Foucault l’atome de liberté insécable face au pouvoir souverain, il n’est pas l’élément irréductible au gouvernement juridique, mais « un certain type de sujet » qui permettra à un art de gouverner de se limiter, de se régler selon les principes de l’économie et de définir une manière de « gouverner le moins possible ». L’homo œconomicus est le partenaire, le vis-à-vis, l’élément de base de la nouvelle raison gouvernementale qui se formule à partir du xviiie siècle.Le libéralisme n’est donc pas d’abord, et à proprement parler, une théorie économique, ni une théorie politique, mais un art de gouverner qui assume le marché comme test, comme instrument d’intelligibilité, comme vérité et mesure de la société. Par « société », il faut entendre l’ensemble des relations juridiques, économiques, culturelles, sociales, etc., tissées par une multiplicité de sujets. Et par « marché », il ne faut pas comprendre « marchandisation ». Pour Foucault le XVIII° siècle ne marque pas l’entrée dans le premier livre du Capital, avec l’aliénation et le renversement des rapports des hommes en choses déterminés par l’échange de marchandises, le secret qu’il faudrait arracher à ces dernières, etc. Le marché n’est pas défini par l’instinct de l’homme à échanger. Il ne s’agit pas non plus du marché dont parle Braudel, qui, comme tel, ne serait jamais réductible au capitalisme. Par « marché », il faut toujours entendre, non pas égalité de l’échange, mais concurrence et inégalité. Ici, les sujets ne sont pas des marchands, mais des entrepreneurs. Donc le marché est celui des entreprises et de leur logique différentielle et inégalitaire.
Le libéralisme comme gouvernement des dispositifs de pouvoir hétérogènes Foucault explique les modalités de fonctionnement de la rationalité gouvernementale de façon tout aussi originale. Elle ne fonctionne pas selon l’opposition de la régulation publique (État) et de la liberté de l’individu qui entreprend, mais selon une logique stratégique. Les dispositifs juridiques, économiques et sociaux ne sont pas contradictoires, mais hétérogènes. Hétérogénéité, pour Foucault, signifie tensions, frictions, incompatibilités mutuelles, ajustements réussis ou manqués entre ces différents dispositifs. Tantôt le gouvernement joue un dispositif contre l’autre, tantôt il s’appuie sur l’un, tantôt sur l’autre. Nous sommes confrontés à une espèce de pragmatisme qui a toujours comme mesure de ses stratégies le marché et la concurrence. La logique du libéralisme ne vise pas le dépassement, dans une totalité réconciliée, de différentes conceptions de la loi, de la liberté, du droit, du processus que les dispositifs juridiques, économiques et sociaux impliquent. La logique du libéralisme s’oppose, selon Foucault, à la logique dialectique. Cette dernière fait valoir des termes contradictoires dans un élément homogène qui promet leur résolution dans une réconciliation. La logique stratégique a pour fonction d’établir les connexions possibles entre des termes disparates, et qui restent disparates. Foucault décrit une politique de la multiplicité qui s’oppose aussi bien au primat de la politique revendiqué par Arendt et Schmitt, qu’au primat de l’économie de Marx. Au principe totalisant de l’économie ou du politique, Foucault substitue la prolifération de dispositifs qui constituent autant d’unités de consistance, de degrés d’unité chaque fois contingents. Aux sujets majoritaires (sujets de droits, classe ouvrière, etc.), il substitue les sujets « minoritaires », qui opèrent et constituent le réel par l’agencement et l’addition de bouts, de morceaux, de parties chaque fois singuliers. La « vérité » de ces parties ne se trouve dans le « tout » ni politique, ni économique.À travers le marché et la société se déploie l’art de gouverner, avec une capacité toujours plus fine d’intervention, d’intelligibilité, d’organisation de l’ensemble des rapports juridiques, économiques et sociaux, du point de vue de la logique de l’entreprise.
Population/classes
Le gouvernement s’exerce toujours sur une multiplicité que Foucault appelle, dans le langage de l’économie politique, »population ». Pour Foucault, le gouvernement comme gestion globale du pouvoir a toujours eu pour objet la « multitude », et les classes (les sujets économiques), les sujets de droits et les sujets sociaux en font partie. Dans l’analyse du capitalisme, la ligne de discrimination se fait entre des techniques et des savoirs qui ont comme objet la multiplicité-population, et d’autres qui ont pour objets les classes. Depuis le début du capitalisme, le problème de la population a été pensé en termes de bioéconomie, alors que Marx avait essayé de contourner la population (la « multitude », dans le langage du pouvoir) et d’en évacuer la notion même, pour la retrouver sous la forme non plus bioéconomique, mais historico-politique, de l’affrontement de classe et de la lutte de classe. La population doit être saisie sous un double aspect. Par un bout, c’est l’espèce humaine et ses conditions de reproduction biologiques (régulation des naissance et de la mortalité, gestion de la démographie, risques liés à la vie, etc.), économiques et sociales, mais par un autre bout, c’est le Public, l’Opinion publique. Les économistes et les publicistes naissent en effet au même moment, comme le note Foucault. Le gouvernement vise, depuis le XVIII° siècle, à agir sur l’économie et sur l’Opinion. L’action du gouvernement s’étend donc de l’enracinement sociobiologique de l’espèce jusqu’à la surface de prise offerte par le Public, comme autant de dispositifs de pouvoir – et non pas comme « appareils idéologiques d’État ». De l’espèce aux publics, on a là tout un champ de réalités nouvelles, de nouvelles manières d’agir sur les comportements, sur les opinions, sur les subjectivités, pour modifier les manières de dire et de faire des sujets économiques et des sujets politiques.
Discipline et sécurité
Nous avons encore une vision disciplinaire du capitalisme, alors que, selon Foucault, ce sont les dispositifs de sécurité qui tendent à primer. La tendance qui s’affirme dans les sociétés occidentales vient de loin, de la Polizeiwissenschaft, c’est celle de la société de sécurité qui englobe, utilise, exploite, perfectionne sans les supprimer, les dispositifs disciplinaires et de souveraineté, selon la logique stratégique de l’hétérogénéité. Il faut distinguer discipline et sécurité. La discipline enferme, fixe des limites et des frontières, tandis que la sécurité garantit et assure la circulation. La première empêche, la seconde laisse faire, incite, favorise, sollicite. La première limite la liberté, la seconde est fabricatrice, productrice de liberté (liberté de l’entreprise ou de l’individu entrepreneur). La discipline est centripète, elle concentre, elle enferme ; la seconde est centrifuge, elle élargit, elle intègre sans cesse de nouveaux éléments dans l’art de gouverner. Soit l’exemple de la maladie. La maladie peut être traitée soit de façon disciplinaire, soit selon la logique de la sécurité. Dans le premier cas (celui de la lèpre), on essaie d’annuler la contagion en séparant les malades et les non-malades, en enfermant et isolant les premiers. Les dispositifs de sécurité, à l’inverse, en s’appuyant sur de nouvelles techniques et de nouveaux savoirs (la vaccination), prennent en compte l’ensemble de la population sans discontinuité, sans rupture entre malades et non-malades. À travers les statistiques (autre savoir indispensable aux dispositifs sécuritaires), on dessine une cartographie différentielle de la normalité en calculant le risque de contagion pour chaque tranche d’âge, pour chaque profession, pour chaque ville, et, à l’intérieur de chaque ville, pour chaque quartier. On aboutit ainsi à un tableau retraçant les différentes courbes de normalité à partir de repérages des risques. La technique sécuritaire vise à rabattre les courbes les plus défavorables, les plus déviantes, sur la courbe la plus normale. On est donc confronté à deux techniques qui produisent deux types de normalisation différents. La discipline répartit les éléments à partir d’un code, d’un modèle, d’une norme qui détermine le permis et le défendu, le normal et l’anormal. La sécurité est une gestion différentielle des normalités et des risques, qu’elle ne considère ni comme bons, ni comme mauvais, mais comme un phénomène naturel, spontané. Elle dessine une cartographie de cette distribution, et l’opération de normalisation consiste à faire jouer les unes par rapport aux autres les différentielles de la normalité. « Alors que la souveraineté capitalise un territoire, alors que la discipline architecture un espace et pose comme problème essentiel une distribution hiérarchique et fonctionnelle des éléments, la sécurité va aménager un milieu en fonction des événements ou des séries des événements possibles, séries qu’il va falloir réguler dans un cadre multivalent et transformable » (2 ). La sécurité intervient sur des événements possibles et non sur des faits. Elle renvoie à l’aléatoire, au temporel, à ce qui est en train de se faire. À la différence de la discipline, la sécurité est une science des détails. Les choses de la sécurité sont des choses de chaque instant, alors que les choses de la loi sont définitives, permanentes et importantes.
Vitalpolitik
Foucault relativise la puissance « ontologique » spontanée de l’entreprise, du marché et du travail, la force constitutive des sujets « majoritaires » (entrepreneurs et travailleurs). Au lieu d’en faire les sources de la production de la richesse (et de la production du réel), comme le font les marxistes de façon spéculaire, ou comme le fait l’économie politique, il montre qu’ils sont plutôt les résultats de l’action d’un ensemble de dispositifs qui activent, sollicitent, investissent la « société ». Entreprise, marché et travail ne sont pas des puissances spontanées  : le gouvernement libéral doit les rendre possible, les faire exister.Le marché, par exemple, est un régulateur économique et social général, mais il n’est pas pour autant un mécanisme naturel que l’on trouverait au fondement de la société, comme le pensent les marxistes et les libéraux classiques. Au contraire, les mécanismes du marché (les prix, les lois de l’offre et de la demande) sont fragiles. Il faut à chaque fois créer les conditions pour les faire marcher. La gouvernementalité assume le marché comme ce qui limite l’intervention de l’État, mais ce n’est pas pour neutraliser ses interventions, c’est pour les requalifier. Le rapport entre État et marché est très bien mis en lumière par la théorie et la pratique des ordolibéraux allemands. Les interventions libérales peuvent bien être aussi nombreuses que les interventions keynésiennes (« La liberté du marché nécessite une politique active et extrêmement vigilante » (3,) elles visent en fait autre chose et ont un autre objet. Ces interventions ont comme finalité la possibilité du marché. L’objectif est celui de rendre possible la concurrence, l’action des prix, le calcul à partir de l’offre et de la demande, etc. Non pas intervenir sur le marché, mais pour le marché, disent les ordolibéraux. Il ne faut pas intervenir sur le marché, puisque c’est le principe d’intelligibilité, le lieu de véridiction, la mesure. Sur quoi va-t-on donc intervenir ? Selon les libéraux allemands, il faut agir sur des données qui ne sont pas directement économiques, mais qui sont les conditions d’une éventuelle économie de marché. Le gouvernement doit intervenir sur la société elle-même, dans sa trame et dans son épaisseur. La « politique de la société », comme ils l’appellent, doit prendre en charge et en compte les processus sociaux pour faire place, en leur sein, à un mécanisme de marché. Pour que le marché soit possible, on doit agir sur le cadre général : sur la démographie, sur les techniques, les droits de propriété, les conditions sociales, les conditions culturelles, l’éducation, les régulations juridiques, etc. La pensée économique des libéraux aboutit, pour rendre le marché possible, à penser une politique de la vie (Vitalpolitik) : « …une politique de la vie, qui ne soit pas orientée essentiellement, comme une politique sociale traditionnelle, à l’augmentation des salaires et à la réduction du temps de travail, mais qui prenne conscience de la situation vitale d’ensemble du travailleur, sa situation réelle, concrète, du matin au soir, du soir au matin » (4). Il semble que la « troisième voie » de Tony Blair s’inspire de ce libéralisme continental, plutôt que du néolibéralisme américain.
Le travail et les travailleurs
De la même manière qu’il faut « passer à l’extérieur du marché », il faut passer aussi « à l’extérieur » du travail pour saisir sa « puissance ». Et passer à l’extérieur, c’est passer par la « société » et la « vie ». Pour « rendre possible » le travail, le gouvernement libéral doit investir la subjectivité du travailleur, c’est-à-dire ses choix, ses décisions. L’économie doit devenir économie des conduites, économie des âmes (la première définition du gouvernement par les Pères de l’Église redevient d’actualité !). Les néolibéraux américains adressent une critique paradoxale à l’économie politique classique et notamment à Smith et Ricardo. L’économie politique a toujours indiqué que la production dépend des trois facteurs de production (la terre, le capital et le travail), mais dans ces théories « le travail est toujours resté inexploré ». Bien sûr, selon Foucault, on peut dire que l’économie d’Adam Smith commence par une réflexion sur le travail, dans la mesure où cette dernière est la clef de l’analyse économique, mais l’économie politique classique « n’a jamais analysé le travail en lui-même, ou plutôt elle s’est employée à le neutraliser sans cesse et à le neutraliser en le rabattant exclusivement sur le facteur temps. » Le travail est un facteur de production bien qu’il soit en lui-même passif, et il ne trouve d’emploi et d’activité que grâce à un certain taux d’investissement. Cette critique vaut aussi pour la théorie marxienne. Pourquoi les économistes classiques, tout comme Marx, ont-ils, paradoxalement, neutralisé le travail ? Parce que leur analyse économique se résume à l’étude des mécanismes de la production, de l’échange et de la consommation, et laisse ainsi échapper les modulations qualitatives du travailleur, ses choix, ses comportements, ses décisions. Les néolibéraux veulent, au contraire, étudier le travail comme conduite économique, mais comme conduite économique pratiquée, mise en œuvre, rationalisée, calculée par celui qui travaille. C’est la théorie du « capital humain », élaborée entre les années 1960 et 1970, que Foucault utilise pour illustrer ce passage, cet approfondissement de la logique du gouvernement. Du point de vue du travailleur, le salaire n’est pas le prix de vente de sa force de travail. C’est un revenu. Et un revenu de quoi ? De son capital, c’est-à-dire d’un capital humain indissociable de celui qui le détient, un capital qui fait corps avec le travailleur. Du point de vue du travailleur, donc, le problème est celui de la croissance, de l’accumulation, de l’amélioration de son capital humain.Former et améliorer le capital, qu’est-ce que cela veut dire ? Faire et gérer des investissements dans l’éducation scolaire, dans la santé, dans la mobilité, dans les affects, dans les relations de toutes sortes (le mariage par exemple), etc. En réalité, il ne s’agit pas d’un travailleur au sens classique du terme (Marx), puisque le problème est celui de la gestion du temps de la vie d’un individu et non seulement la gestion de son temps de travail. Et cela à partir de la naissance, puisque ses performances futures dépendent aussi de la quantité d’affects qui lui est donnée par les parents, capitalisée en revenu par lui et en « revenu psychique » par les parents. Pour transformer le travailleur en entrepreneur et en investisseur, il faut donc « passer à l’extérieur » du travail. Les politiques culturelles, sociales, éducatives définissent les cadres « larges et mouvants » à l’intérieur desquels évoluent les individus qui choisissent. Et les choix, les décisions, les conduites, les comportements sont des événements, des séries d’événements qu’il s’agit précisément de réguler par des dispositifs sécuritaires.On passe de l’analyse de la structure, du processus économique, à l’analyse de l’individu, de la subjectivité, de ses choix et des conditions de production de sa vie. À quel système de rationalité cette activité de choix doit-elle obéir  ? Aux lois du marché, au modèle de l’offre et de la demande, au modèle coûts / investissements qui sont généralisés dans le corps social tout entier, pour en faire « un modèle des rapports sociaux, un modèle de l’existence même, un rapport de l’individu à lui-même, au temps, à l’entourage, à l’avenir, au groupe, à la famille, dans le sens que l’économie est l’étude de la manière dont sont allouées des ressources rares à des fins alternatives » (5). Contrairement au point de vue de Polanyi et de l’école de la régulation, la régulation du marché n’est pas un correctif à son développement désordonné, mais son institution. Pourquoi ce renversement de point de vue ? Parce que ce qu’il faut prendre en compte est un problème relativement négligé par l’économie : le problème de l’innovation. Si innovation il y a, si l’on crée du nouveau, si on découvre des formes nouvelles de productivité, « tout cela n’est rien d’autre que le résultat de l’ensemble des investissements que l’on a fait au niveau de l’homme lui même ». Une politique de croissance ne peut pas être simplement indexée au problème de l’investissement matériel, du capital physique d’une part et du nombre de travailleurs multiplié par les heures de travail, de l’autre. Ce qu’il faut modifier c’est le niveau et le contenu du capital humain et, pour agir sur ce « capital », il faut mobiliser une multiplicité de dispositifs, solliciter, inciter, investir la « vie ». Foucault requalifie la Biopolitique comme une politique de la « société » et non plus seulement comme « régulation de la race » (Agamben) où une série de dispositifs hétérogènes intervient sur l’ensemble des conditions de la vie, en visant la constitution de la subjectivité par une sollicitation des choix, des décisions des individus. C’est en ce sens que le pouvoir est « action sur des actions possibles », intervention sur des événements. « On a (…) l’image de l’idée ou le thème-programme d’une société où il y aura optimisation des systèmes de différence, dans laquelle le champ serait laissé libre aux processus oscillatoires, dans laquelle il y aura une tolérance accordée aux individus et aux pratiques minoritaires, dans laquelle il y aura une action non pas sur les joueurs, mais sur les règles du jeu et enfin dans laquelle il y aura une intervention qui ne serait pas de type de l’assujettissement interne des individus, mais une intervention de type environnementale » (6). Les dispositifs sécuritaires définiront un cadre assez « lâche » (puisque, précisément, il s’agit de l’action sur des possibles) à l’intérieur duquel, d’une part, l’individu pourra exercer ses « libres » choix sur des possibles déterminés par d’autres et au sein duquel, d’autre part, il sera suffisamment maniable, gouvernable, pour répondre aux aléas des modifications de son milieu, comme le requiert la situation d’innovation permanente de nos sociétés. À la lecture de ces cours, on pourrait croire Foucault fasciné par le libéralisme. Ce qu’il intéresse dans le libéralisme est en réalité une politique de la multiplicité. La gestion du pouvoir comme gestion de la multiplicité. Ces textes telluriques, où l’on voit fonctionner les circuits cérébraux de Foucault, avec leurs connexions et disjonctions synaptiques abruptes, semblent nous inviter considérer le pouvoir, non comme quelque chose qui est, mais comme quelque chose qui se fait (et qui se défait aussi bien !). Ce qui existe, ce n’est pas le pouvoir, mais le pouvoir en train de se faire, en prise directe avec les événements, à travers une multiplicité de dispositifs, d’agencements, de lois, de décisions, qui ne sont pas un projet rationnel et préconçu (« un plan »), mais qui peuvent faire système, totalité. Un système et une totalité toujours contingents.Si la philosophie française est depuis longtemps, dans ses développements les plus intéressants, une philosophie de la multiplicité, la politique française est, depuis plus longtemps encore, une politique de la totalité, de l’un, de l’unité. C’est ici que la droite et la gauche (marxiste et socialiste) françaises se rejoignent. Nous en avons eu récemment confirmation avec la campagne référendaire sur l’Europe. Le soir des résultats, la droite et la gauche se sont immédiatement renfermées dans le tout « rassurant » de la Nation, dont elles n’étaient au fond jamais sorties, mais elles ont fait appel aussi, et le même soir, à un autre tout, inefficace et rassurant lui aussi, pour résoudre le problème du chômage : l’emploi (le travail réduit à sa forme emploi). La politique de la totalité ne connaît pas le « dehors ». L’impuissance des tenants du « oui » et du « non » renvoie à une même impossibilité : celle de penser et pratiquer une politique de la multiplicité qui passe à l’extérieur de tous les « touts » substantialisés : travail, marché, État, nation.
Maurizio Lazzarato / 2005
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1 Adelino Zanini, Adam Smith. Economia, morale, diritto, Bruno Mondadori, 1977 et Genesi imperfetta. Il governo delle passioni in Adam Smith, G. Chiapelli, 1995.
2 Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Gallimard/Seuil, 2004, p. 22.
3 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Gallimard/Seuil, 2004, p. 139.
4 Ibidem, p. 164.
5 Ibidem, p. 247.
6 Ibidem, p. 265.

Triage, égalisation, modernité / Alain Brossat

Pendant la première guerre mondiale, la médecine de guerre élabore la technique du triage. Celle-ci consiste à séparer les blessés sur le front en trois catégories : ceux que les médecins identifient sur le champ comme victimes de blessures si graves qu’ils ne peuvent être sauvés. A ceux-ci, on se contentera de dispenser des soins de réconfort, en attendant qu’ils meurent ; ensuite, ceux qui sont victimes de blessures, mutilations ou chocs graves, mais dont on pense qu’ils peuvent être soignés : après leur avoir dispensé les premiers soins, on les évacuera vers les hôpitaux de l’arrière où ils seront traités. La troisième catégorie est celle des blessés légers ; on leur administrera les premiers soins et ils regagneront l’arrière par leurs propres moyens pour se faire soigner ensuite, avant de retourner au combat, pour la plupart d’entre eux.
L’invention de cette technique du triage des blessés (avec ses critères d’évaluation de la gravité des blessures, ses routines, etc.) relève d’un principe de rationalisation de la médecine de guerre. Il s’agit de s’émanciper d’une pratique compassionnelle de la médecine, qui porterait à s’occuper en priorité des blessés les plus gravement atteints, à soulager d’abord ceux qui souffrent le plus, pour s’orienter en fonction d’un principe d’efficience maximale, afin de sauver le plus grand nombre de vies – en apprenant donc à discriminer rigoureusement le sauvable du non sauvable, ce qui va être pris en charge pour tenter de le faire vivre, malgré tout, de ce qui va être abandonné à la mort. La question de la vie (humaine) n’est pas du tout abordée ici dans une optique morale, la vie à conserver, préserver, sauver en tant que « sacrée », ou en tant que vie du « prochain », mais dans celle d’un utilitarisme rigoureux – sauver le plus grand nombre de vies possible parmi celles qui sont endommagées, car ce sont des vies utiles en tant que vies de combattants. L’éthique du médecin de guerre est soumise aux impératifs et aux règles de l’institution militaire. Militaire professionnel ou médecin civil appelé, le médecin aux armées est « mobilisé. Dit autrement : l’humain à traiter, soigner, sauver est ici envisagé en tant que matériau de guerre vivant qu’il importe de prendre en compte et gérer selon le principe de moindre dépense, d’usure minimale. On est bien dans la perspective d’un « faire vivre », il s’agit bien d’une technique destinée à faire vivre le matériau vivant endommagé dans les conditions d’efficacité maximale, mais dans un contexte où ce faire vivre est indémêlable du « faire mourir » qui est le principe de base de la guerre de masse. Il s’agit bien d’assurer la survie du plus grand nombre de blessés possible pour les renvoyer à la mort ensuite. Dans les termes d’Ernst Jünger et de Foucault : la mobilisation totale rend le faire vivre indiscernable du faire mourir. On n’est pas du tout ici donc dans le cas de figure d’un « ou bien ou bien » (« faire vivre ou laisser mourir »), mais bien dans celui d’un « et » et même d’un « pour » : faire vivre (ceux dont on estime qu’on peut les sauver) et laisser mourir les autres. Et : faire vivre les blessés sauvables pour les faire mourir à l’occasion de la prochaine offensive.
Ce qui est donc bien clair, ici, c’est qu’il ne faut être toujours très circonspect lorsqu’on est spontanément porté à attribuer un sens moral ou une valeur morale aux moyens multiples et variés dont se soutient le souci ou la perspective du « faire vivre » dans les sociétés modernes. Ce qui se présente en premier lieu, ce sont des principes et des techniques de rationalisation de la vie de la masse, que ce soit en tant de paix ou en tant de guerre, des principes et des techniques requis par les conditions mêmes de l’exercice du pouvoir dans les sociétés modernes.
La technique du triage est ici un peu l’équivalent pour les temps de guerre de ce qu’est celle de la variolisation (qui s’invente au XVIIIe siècle) pour les temps de paix, il s’agit de réduire autant que possible, par la mise en place d’un dispositif approprié, la déperdition en masse humaine qui s’enregistre du fait d’un facteur mortifère particulier et particulièrement massif : la variole ou les armes de destruction massive modernes. Dans un cas, il s’agit de faire diminuer la mortalité infantile due à la variole, dans l’autre les morts par infection dues aux blessures par balles, éclats d’obus, etc. Dans les deux cas, il s’agit de dispositifs de sécurisation : des populations infantiles urbaines, premières victimes de la variole, dans le premier, de la masse des poilus exposée au feu de l’ennemi dans le second. Dispositifs d’une sécurisation toute relative, dans les deux cas, bien entendu.
Ce qui introduit une différence entre les deux figures envisagées ici, c’est l’opération du tri, de la sélection. Ce qui est intéressant, politiquement, avec la vaccination et ses ancêtres comme la variolisation, c’est qu’elle est à la fois, par excellence, une pratique biopolitique (une technique d’entretien de la population, c’est-à-dire, sous le regard du pouvoir moderne, du troupeau humain) et un moyen d’égalisation sans équivalent : le propre des maladies infectieuses étant d’ignorer la distinction entre riches et pauvres, de frapper certes en premier lieu ceux qui vivent dans les taudis, mais de ne pas épargner pour autant ni les maisons de maîtres ni les palais, l’efficacité de la vaccination aura pour condition première qu’elle s’applique à tous de la même façon, qu’elle soit un dispositif général pan-inclusif et égalisateur au sens où son application est exactement la même pour tous et ses effets aussi, puisqu’elle ne connaît que des corps, des organismes vivants. Face à la tuberculose, les malades du début du XXe siècle ne sont pas égaux, les uns crèveront doucement dans leur coron et les autres, comme le héros de la Montagne magique, tenteront d’aller se soigner à Davos. Mais il en va de même quand on entre dans le champ de la médecine préventive qui entreprend de repousser les grandes épidémies : il faut prendre en charge une population dans sa totalité, sans reste ni déchet, et on peut voir dans ce dispositif, indifféremment, un joyau de la biopolitique ou un paradigme « décalé » de l’égalitarisme démocratique : toutes les vies se valent en tant qu’elles doivent être immunisées contre la variole, la diphtérie et la coqueluche. La vaccination est, de ce point de vue, le geste par excellence qui inclut et rassemble, qui ne connaît ni race ni condition sociale, ni condition de citoyenneté – il faut que tous les enfants vivant sur le sol français aient leur carnet de santé et aient, entre 0 et 5 ans, leur programme complet de piqûres de rappel.
Au contraire, la procédure qu’adopte la médecine de guerre sur les champs de bataille de la Somme et du Chemin des Dames relève un geste clé de la modernité occidentale qui se déploie tout différemment : il consiste à produire de l’intelligibilité, de la visibilité, à mettre en œuvre des décisions en triant, séparant, discriminant. Il s’agit d’une part de classer (une activité dont Foucault a montré dans les Mots et les choses combien elle est une opération de la pensée), donc de passer du chaos à l’ordre ; d’autre part, d’agir, de statuer – selon que tel individu, telle catégorie, tel corps se verront assigner telle ou telle place à l’occasion de ce tri, ils feront l’objet de telle ou telle procédure – dans bien des cas, nous le savons, il peut s’agir de choix de vie et de mort, de questions de tout ou rien. Le propre de ce geste est d’être omniprésent dans les topographies modernes, en tant que geste de pouvoir, moyen de penser d’agir des pouvoirs. Le propre de ce geste est donc d’être axiologiquement indéterminable, geste de vie, geste de mort, indifféremment.
Et en effet, rien ne ressemble davantage, du point de vue déterminant qui est celui de la forme de l’opération ou de la structure du dispositif, au geste du médecin militaire qui, éventuellement, sauve le blessé orienté vers une unité de soins urgents que celui du SS qui, sur la rampe d’Auschwitz, préside à la Selektion destinée à déterminer qui prendra directement le chemin de la chambre à gaz et qui se verra attribuer, en tant que travailleur forcé, esclave concentrationnaire, un sursis, voire une mince chance de survie.
Innombrables sont, bien loin des configurations extrêmes que j’évoque ici, les gestes, dispositifs et pratiques de pouvoir qui, dans les sociétés modernes, sont coulées dans cette grande forme du triage parmi les vivants ou de la sélection parmi une population ou une catégorie de population donnée. Et, dans l’immense majorité des cas, ces gestes sont loin de revêtir la tournure dramatique qui est la leur dans les exemples que j’ai cités jusqu’alors. Pensez par exemple : que seraient nos sociétés sans examens et concours ? Le plus souvent, ces dispositifs sélectifs ne sont associés pour nous à aucune violence, leur normalité, leur banalité tiennent à leur étroite association à la fonctionnalité du système. Toute sa vie durant, l’individu moderne est, dans les sociétés occidentales, soumis à de telles opérations dont certaines ont peu d’incidence sur son existence et d’autres, au contraire, représentent des points de bifurcation majeurs. Mais aussi bien, nous le voyons lorsque est en jeu le destin de catégories humaines pauvres en droits – détenus des prisons, réfugiés, demandeurs d’asile, sans papiers, nomades, prostituées, etc. – ces dispositifs peuvent être des opérateurs de véritables apartheids, de routines de ségrégation, d’exclusion, de proscription, de mise au ban qui sont l’envers inique et inavouable du tant vanté « état de droit » dans les sociétés démocratiques.
Et c’est ici que nous rencontrons la « grande idée » de Zygmunt Bauman, qui est celle de la disponibilité de moyens techniques ou de savoir-faire ou de routines, élaborés en tant que vecteurs de la rationalisation politique, administrative, économique, des dispositifs « »intelligents », donc – et qui en eux-mêmes, dans leur caractère purement machinique ou instrumental, sont neutres. Il n’y a rien de violent ni de discriminatoire à « compter à part » le nombre de gauchers ou d’obèses qui vivent dans la société française, s’il s’agit d’imaginer des outils ou instruments adaptés au schéma nerveux des premiers et d’élaborer des régimes alimentaires utiles aux seconds. En revanche, ce qu’il s’agira de penser, ce sont des rencontres, des conjonctions, probables ou improbables, fréquents ou exceptionnels, entre de tels dispositifs associés à la « raison pratique » de nos sociétés dites complexes et des circonstances particulières, des projets spécifiques. Pour résumer et simplifier Bauman, disons ceci : en règle générale, ce n’est pas une mauvaise mais une bonne chose que les trains partent à l’heure et que la conscience professionnelle des conducteurs de motrices les porte au respect des horaires – ils ne font qu’incarner un peu plus rigoureusement que le commun des mortels cette religion de l’exactitude qui est un des traits de nos sociétés, sans oublier l’amour, également partagé, du travail bien fait.
Le problème survient le jour où c’est un train chargé de déportés qui part à l’heure, et livre sa cargaison vaille que vaille ; c’est-à-dire que le problème surgit là où se produit la rencontre improbable mais néanmoins possible entre l’amour du métier du conducteur de motrice, le bon fonctionnement de l’administration ferroviaire et le projet exterminateur des nazis (ou d’autres). Ce que nous avons toujours du mal à apprécier, dit Bauman, c’est que, dans nos sociétés, les violences les plus massives et dévastatrices ont lieu là où se produit cette synergie entre le plus normal, le plus routinier, voire le plus valorisé comme élément de civilité ou comportement éthique (la conscience professionnelle du cheminot qualifié) et des circonstances ou des acteurs inattendus. Rien de plus banal qu’un contrôle de passeport sur une frontière : c’est une opération routinière de filtrage dont la plupart d’entre nous ne redoutons rien et dont nous sortons indemnes. Mais que, pour certains, cette opération se trouve associée à ce dispositif nommé « zone d’attente » – qui est une sorte de camp de concentration furtif –, et les choses changent de tournure : on peut non seulement subir les pires humiliations au cours d’une opération de reconduite, mais aussi y laisser sa peau.
Ce qui va donc poser problème, lorsque nous aurons à évaluer les formes de violence contemporaine, à les hiérarchiser, aussi bien d’un point de vue analytique qu’éthique, c’est cette intrication du normal et de l’extraordinaire, ce caractère a priori indifférencié des dispositifs, procédures et routines qui constituent le soubassement aussi bien de l’entretien de la vie, du fonctionnement de la société que d’actions de destruction massive ou de processus de décivilisation.
Le problème du conducteur de motrice consciencieux est qu’il lui suffit de demeurer absolument égal à lui-même, à ses habitudes et à sa constitution éthique en tant que travailleur pour basculer du monde de la vie réglée, normale, vers celui de la criminalité de masse, vers ce que l’on nomme aujourd’hui volontiers le crime absolu, le génocide. En tant que personne, il n’est affecté par aucun mouvement d’ensauvagement, de barbarisation, lorsqu’il glisse d’un monde dans l’autre. Au contraire, la condition pour qu’il devienne l’instrument efficace du crime, c’est qu’il demeure entièrement ce civilisé qu’il est – un homme de ponctualité, de respect de sa hiérarchie, d’amour du travail bien fait. Bauman identifie parfaitement ce point d’inversion de la dynamique de la civilisation – là où l’accomplissement du crime des crimes requiert moins la férocité ou la démesure de monstres que la réserve, la discipline, l’autocontrainte, le sérieux, le sang-froid et surtout la compétence de l’homme de la masse de nos sociétés. Comme le dit Bauman, c’est précisément parce qu’ils étaient des civilisés et non des sauvages que les Allemands, les Français, etc. ont détourné le regard et n’ont pas perdu leur réserve infinie d’impassibilité lorsqu’on a raflé les juifs. Et ce ne sont pas les exemples qui nous manquent pour affirmer que, sur ce plan, le cours de la civilisation s’est poursuivi et accéléré. On pourrait nommer cela le désastre de notre condition immunitaire, toujours plus immunitaire : cette incapacité constitutive qui est la nôtre de faire face à l’enragement des routines et des dispositifs d’entretien de la vie lorsque se présente, ce qui est fréquent, un tel devenir monstrueux du banal ou, pour dire la même chose en espéranto agambénien, lorsque s’opère la saisie de la norme et de la règle par la dynamique de l’exception. Cette incapacité de quitter nos routines intellectuelles, aussi bien que nos sanctuaires affectifs et moraux, pour enregistrer dans des gestes ou des fonctionnements qui continuent à s’accomplir selon des protocoles réglés, le surgissement d’une forme ou une autre de l’état d’exception ; la mise en œuvre de violences dont le propre est de saper d’autant plus dangereusement l’édifice de la civilisation qu’elles émanent de son plus intime même.
Il nous faut ici faire apparaître le contrechamp nécessaire de la problématique arendtienne. Irrécusable, « indépassable » est, sur un certain plan, l’idée selon laquelle les régimes totalitaires portent la marque d’une criminalité d’un type particulier, d’une criminalité qui est la résultante de la combinaison de facteurs comme l’effondrement du système politique des Etats-nations en Europe, la massification des sociétés, la montée des idéologies de la race, etc. C’est l’idée bien connue selon laquelle le camp de concentration (la violence concentrationnaire) constitue le cœur et le condensé du système et de la violence totalitaires. Dans cette perspective, il importe plus que tout de présenter l’opposition entre régimes totalitaires et régimes démocratiques comme le fondement de toute perspective de reconstruction de la politique par-delà les moments totalitaires.
Mais, d’un autre côté, nous voyons que lorsque nous nous efforçons de penser les pouvoirs modernes non pas en termes d’institution politique ou de superstructure, d’idéologie, mais de fonctionnalité de dispositifs ou d’appareils, de mise en œuvre de schèmes de rationalisation, alors cette opposition tend à devenir floue. Pour reprendre l’exemple dont je suis parti, les régimes totalitaires pratiquent des opérations de triage et de sélection particulièrement brutales, notamment lorsque celles-ci s’exercent dans l’horizon de la terreur de masse, mais il n’y aurait aucun sens à proclamer pour autant que tri et sélection sont des dispositifs intrinsèquement ou potentiellement totalitaires. Les régimes et les sociétés démocratiques ne sont pas moins portés à user de ces routines que les totalitaires, simplement elles en font des usages différents, plus plastiques, ambivalents et discriminés. Mais l’essentiel demeure : ce sont les sociétés modernes, antérieurement à tout embranchement historique où le totalitaire se sépare du démocratique et s’y oppose, qui mettent en place ces procédures, car elles sont indispensables à son fonctionnement – en tant que sociétés de masse, notamment. Qui dit société de masse dit bureaucratie gestionnaire de la masse et de ses activités ; or, triage et sélection sont le B.A.- Ba de l’action bureaucratique. Le problème de nos sociétés, que nous échouons constamment à penser jusqu’au bout, est que l’on y extermine comme on y sauve et qu’ainsi s’intriquent constamment procédures d’entretien ou d’optimalisation de la vie et procédures de production de la mort en masse.
Sans doute pouvons-nous identifier ici l’une des antinomies les plus flagrantes des sociétés modernes en Occident : celle où s’opère la conjonction disjonctive entre le geste de la sélection ou du tri et cette autre opération, non moins inséparable de la condition de modernité, et qui consiste à égaliser et rassembler en dé-singularisant, en dé-hiérarchisant et dé-liant les sujets individuels des conditions d’appartenance et des modes de désignation traditionnels. Cette opération de rassemblement ne consiste pas à niveler, elle n’est pas seulement distincte de la production de la masse, mais elle s’y oppose car elle a pour objet la production de singularités dé-singularisées, c’est-à-dire qu’elle résulte de l’opération par laquelle un sujet identifie sa dignité au fait que celle-ci relève d’un partage égalitaire, pense sa liberté, sa condition de majorité (etc.) aux conditions de la liberté et de l’état de majorité de tous les autres. En ce sens, l’antinomie constitutive de la modernité politique est celle qui place en chiens de faïence le quelconque dé-singularisé (le citoyen, l’individu autonome, le sujet raisonnant/raisonnable) et l’homme normal, en tant qu’homme de la masse ou du troupeau. Pour que le premier émerge et existe en tant qu’opérateur de la modernité politique (par opposition à l’Ancien Régime des castes et ordres), il faut que soit produit sans fin ce geste qui consiste à proclamer l’égalité de principe (de rassemblement par égalisation) en dépit des disparités manifestes et contre elles. C’est le geste très insolite, qui consiste à établir le principe de la distinction du quelconque. Cette règle qui, seule, donne sens à des énoncés tels que : untel titulaire d’aucune distinction particulière, par filiation ou attribution, mais c’est quelqu’un. Le fait de n’être rien ni personne en particulier ne constitue pas un obstacle, en principe, à la possibilité de devenir quelqu’un, c’est-à-dire de se distinguer au moyen de son mérite seul. C’est le paradigme de Jacques ou de Figaro ou de tel porte-parole fugace d’un mouvement de sans papiers, de prostituées ou de chômeurs. Une tension infinie s’établit entre l’opération du tri qui attribue des places et celle de l’égalisation par désingularisation qui efface ou brouille les tris et sélections opérés antérieurement. C’est dans ce champ de tension que se forme et devient visible toute espèce de jeu politique moderne. C’est aussi lorsque ce rapport de forces se défait que surgissent, dans nos sociétés, des violences irréductibles à la condition de simples irrégularités, mais enclenchant des processus de décivilisation – lorsque, notamment, la dynamique du triage et de la sélection, en tant que pratique de pouvoir, devient à ce point hégémonique et tyrannique qu’elle rend ineffectuable la métamorphose de l’homme de la masse (l’homme normal) en quelconque imprévisible…
Alain Brossat
Article publié dans le Passant ordinaire n° 45 /2003
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bibliographie :
Zygmunt Bauman / Modernité et Holocauste / la Fabrique, 2002
Hans-Magnus Enzensberger / Aussichten auf den Bürgerkrieg / Suhrkamp, 1996

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