De quoi les religions sont faites ?
On ne pourra sans doute jamais “empêcher” (!) des gens de croire en l’existence d’arrières mondes, en des modes imagés et imaginés, par des mythes et des récits, de concevoir des scénarios signifiants sur la naissance et la configuration de l’univers mondain dans lequel ils sont plongés, sur sa dimension supranaturelle, sur une signification de l’existence qui trouverait son fondement sur celle de l’être humain “en tant qu’Etre”, etc.
La force, et la faiblesse, du combat politique est qu’il ne livre pas bataille dans le champ de la philosophie et de la métaphysique, même si elle doit parfois y faire quelques incursions pour tenter répondre à des questions qui y trouvent là leur origine. La transformation révolutionnaire du monde terrestre suffit amplement à la tâche.
Parce que ce combat là n’est pas d’abord et primordialement une bataille d’idées (abstraites, intemporelles…) sur l’existence ou non de Dieu, sur l’essence de l’homme, mais la mise en œuvre de pratiques visant à modifier la condition humaine ; les expériences vécues qui brisent ou non les traditions sociales, les représentations religieuses, les pratiques de dévotion et de soumission à l’égard d’une puissance supérieure ; des mouvements sociaux et individuels qui redéfinissent aux yeux des hommes et des femmes leur propre capacité à décider et à agir, à poser des actes par lesquels se fabrique un nouvel imaginaire, inédit, bref, un ensemble “existentiel”, phénoménal, vécu, perçu, qui constitue ou non des expériences de la liberté, de la résistance, de l’émancipation, de l’autonomie. Qui sont ou non, en acte, et peut-être loin des slogans ronflants, l’expérience d’une vie sans dieu et sans autre maître que soi-même.
L’athéisme politique, et non philosophique, a une visée surtout pratique parce que la politique est orientée vers l’action et ne dépend ni ne vise aucune vérité transcendantale : il s’agit moins de démontrer l’indémontrable – le croyant Kant avait déjà admis l’impossible démonstration de l’existence de Dieu –, de faire d’une “vérité” pseudo scientifique un ordre normatif, une nouvelle morale du bien penser, que de faire en sorte que Dieu n’existe pas, de faire comme s’il n’existe pas, c’est-à-dire de s’occuper d’autre chose, de miser sur l’expérience pratique de la coexistence humaine, sur la capacité des hommes et des femmes à questionner le réel, à procéder à des choix qui les engagent, à prendre des décisions, à mener des actions de concert transformant la situation dans laquelle ils se trouvent. Rejoignant ici un Sartre et faisant lien avec le Marx précité, il peut être utile de rappeler que si ce sont bien les hommes qui ont inventé Dieu (et non l’inverse), c’est leur propre expérience, leur existence, qui a procédé (et donc précédé) à la création d’une “essence” de l’homme chargée de donner un “sens” à leur présence au monde. Cependant, depuis longtemps, la croyance religieuse, la théologie, a récupéré cette négativité de l’incroyance, lui a fait une place comme moment, comme étape dans un cheminement vers la foi. Les deux propositions – théologique et rationaliste, croyance et incroyance – d’une certaine manière s’annulent donc l’une l’autre. S’il s’agit bien de ne pas de livrer bataille sur l’existence de Dieu, il reste à réfléchir et à mener un autre conflit : celui sur la signification de Dieu pour l’existence humaine qui ouvre sur une autre question polémique qui, elle, n’est pas uniquement philosophique : les significations de l’existence humaine, ses caractères et ses possibles (contingence, volonté, destin…) – qui est une co-existence dès que l’on passe de l’homme générique aux hommes et aux femmes – et donc de la nature de cette coexistence, des rapports qui lient les hommes entre eux, de ce qu’ils en disent, etc.
Ce travail passe par un essai de déchiffrement de ce que les religions contiennent, de cet amalgame dont elles sont faites. De manière très générale, la religion est cet espace symbolique dans lequel ses adeptes y trouvent une des trois formes de ce que Kant appelait le tenir-pour-vrai de ce qu’admet la raison, aux côtés de l’opinion et du savoir et au milieu desquels cette croyance occupe une position intermédiaire : une insuffisance de raisons objectives quant à l’existence de objets de la foi largement compensées par des raisons subjectives jugées suffisantes pour y souscrire.
Ce langage symbolique exprime un signifié placé au-delà de lui : un au-delà appartenant à un “autre monde” que celui des apparences. Mais en tant que lien entre cet au- delà et les signes dont il se sert dans l’ici-bas, la langage religieux s’impose non plus comme simple interprète mais comme barrière infranchissable, absolue, indépassable, entre monde surnaturel et les signes “naturels” grâce auxquels il en signale la “présence”. De sorte que l’au-delà est présenté comme immanent au monde naturel humain : ce dernier n’ayant alors de sens, de possibilité d’être qu’en conservant le lien qui l’attache à son arrière-plan surnaturel et sans lequel il n’est rien, chaos, néant.
Cette croyance, que les hommes tiennent pour le vrai, se construit généralement sur un agir humain articulé avec un principe d’espérance par lequel se rejoignent et s’harmonisent le monde phénoménal de l’expérience et celui des idées morales d’un devenir au-delà de la vie naturelle : en quoi une vie vertueuse (fin morale de l’homme) donnera les clés d’une fin heureuse (fin naturelle). Mais bien évidemment, pour ce faire, cela présuppose l’existence d’une puissance supra humaine, divine, capable d’organiser pour chacun des membres de la communauté croyante le lien entre ces catégories morales explicites et cet au-delà de la vie temporelle objective : pour les croyants, c’est là que s’impose la nécessité morale de l’existence de Dieu, par laquelle la foi, et l’espérance qu’elle contient, se font les guides programmatiques d’une vie jugée digne à condition d’être dictée par cette morale.
En définitive, derrière les croyances religieuses, c’est bien de morale qu’il s’agit. Nous verrons un peu plus loin que celle-ci a partie liée avec une dimension émotionnelle et sentimentale de l’existence humaine.
Monde sensible et sentiments moraux
Ces éléments moraux que la religion prend en charge, formalise et adapte à ses propres régimes de vérité, il est tout à fait possible de les repérer et de les séparer grâce à une lecture “heuristique” des textes chrétiens par exemple. La notion de « république morale », déjà présente chez Kant, a depuis fait florès dans cette visée de sécularisation du Royaume de Dieu où se resymbolisent les actes et les règles d’organisation de la vie et de l’ordre social par une sécularisation du langage religieux. Sécularisation qui n’a qu’imparfaitement réussi puisque des religions subsistent, pas seulement comme vestiges, et que d’autres naissent… La force du fait religieux, son caractère universellement constaté, tient sans doute à cette capacité, à cette fonction aussi d’accueillir, de prendre en charge cette dimension morale qui ne trouve pas véritablement de lieu alternatif dans l’univers profane. Plus encore, dans les religions révélées, il n’y a pas de morale en dehors d’elles-mêmes : les vérités morales sont vraies car inscrites dans la révélation qui marque précisément le lien de dépendance des hommes avec l’absolu divin.
Le paradoxe est qu’aujourd’hui la précarité, la crise du sens, qu’imposent la modernité et qui leur est coextensives, apparaissent comme une menace qui pèse sur ses propres contenus normatifs, où, en quelque sorte, cette modernité constitue son propre facteur d’effondrement. Tout se passe comme si la religion devenait bien une des modalités et un des lieux de symbolisation où trouvent à s’exprimer le champ émotionnel moderne, les perceptions vécues du monde sensible, les souffrances de toutes sortes et les pathologies sociales de toute nature… en somme les données de l’existence vécues individuellement, et non une essence de l’homme : les compensations symboliques, les solidarités ou présences compassionnelles que ni la rationalité de la modernité, ni les formes de contestation sociale et politique, ni l’art ou la poésie ou les relations d’amitié ou d’amour ne parviennent à prendre en charge de manière satisfaisante.
C’est dans cet interstice de la souffrance, de la carence, de la détresse morale – et ses éventuels prolongements ou formulations identitaires – que vient se loger cette promesse de bonheur, comme renversement d’un sens fatal et comme réponse en forme de coup d’arrêt salvateur et miraculeux, qui est le trait commun de la plupart des religions à l’heure actuelle.
Pour se faire comprendre et admettre, les religions ne se sont pas contentées d’élaborer un ordre logico-symbolique normatif et de l’imposer ; elles ont aussi conçu une vision de la solidarité humaine sur des affects, sur des émotions, sur diverses modalités du sentiment amoureux, sur des sentiments d’appartenance à une communauté de semblables. Les sentiments de pitié, de compassion, de considération, de respect, d’indignation devant la souffrance d’autrui ne sont ni religieux ni irréligieux. Ils ont simplement trouvé dans la religion l’espace privilégié de leur déploiement explicite comme aspiration manifeste, comme potentiel signifiant, comme lieu de visibilité et donc de vérification d’une appartenance des personnes à une possible « humanité heureuse » (Max Horkheimer), en produisant de surcroît une traduction de ces sentiments dans des valeurs morales positives partagées par une communauté croyante préexistante à chacun de ses membres. La religion donne une réponse positive à un désir de bonheur qui ne trouve pas, ou pas suffisamment, d’application ou d’équivalence dans le monde matériel et que les pensées politiques de l’émancipation ne peuvent prendre en charge sur cette polarité positive qu’au prix d’une mystification, d’un renversement théologique dans une prophétie du salut, un culte de l’avenir forcément radieux et une philosophie de l’histoire. Car en effet, dans le meilleur des cas, c’est-à-dire quand l’on renonce à toute posture avant-gardiste ou paternaliste, l’engagement politique ne promet rien, se détourne de toute nécessité, de tout téléologie et formule des propositions. Son propos matérialiste ne peut aborder le bonheur que négativement : l’élimination de la souffrance, de la misère matérielle et morale, du malheur par la transformation sociale. La difficulté – politique, pratique – est sans doute de trouver le biais ni normatif, ni prophétique, de faire le lien entre ce refus de principe de tout fondement d’un quelconque bonheur positif dans la politique et ce désir de bonheur qui transpire et affleure de toutes parts.
Comme le disait Horkheimer, « il n’y a rien de plus élevé que l’appel à la solidarité avec la souffrance, qu’il nous faut éliminer ». La politique ne peut esquiver une dimension morale qu’elle se doit d’appliquer d’abord à elle-même et aussi hors d’elle, dans ses débordements intempestifs. C’est sans doute là, sur des motifs émotivistes – et non dans la raison ou l’intérêt – qu’il est possible, selon Horkheimer, de trouver le fondement injustifiable – ne requérant aucune justification – d’une moralité matérialiste s’articulant avec une politique émancipatrice. Une moralité qui récuse la raison comme facteur fondateur au profit de ce désir de bonheur qui, en soi, n’en appelle à aucune justification car il se nourrit ou de lui-même ou des épreuves négatives de l’expérience sensible.
C’est en cela que Horkheimer – athée, matérialiste, marxiste, promoteur d’une dialectique négative – reconnaît que la religion a historiquement été le dépositaire des idées « d’indignation, de compassion, d’amour ou de solidarité » et qu’une politique dénuée de ces dimensions ne serait que la simple administration d’une société où les idéaux de justice, de partage, d’amour du prochain, que l’on peut relier à la philia inconditionnée d’Aristote, se seraient absentés. Ce qu’il faut sauver – et non éliminer – c’est peut-être alors, dans l’un des versants de la religion, des éléments substantiels tels que « l’aspiration à un autre du monde, la prise de distance face aux conditions existantes », le refus de croire que la réalité connue et vécue constitue sa propre clôture, qu’elle ne peut être transformée et portée à un état plus élevé.
S’il faut sauver ces idées, notamment quelques indications éthiques comme un certain devoir d’attention envers autrui – et non l’amour qui est toujours, on le sait, une demande formulée à travers une offre –, ou l’idée presque politique et très radicale de l’égale dignité de tout être humain, c’est bien évidemment par des pratiques actives de transformation dans le réel profane du social et de son imaginaire qu’elles ont quelques chances de devenir réalité et d’inventer de nouvelles idées morales sous des traits nécessairement moins absolutisés, moins injonctifs et donc plus suggestifs, plus différenciés, soustraites à tout régime de vérité, à toute transcendance, à toute détermination à partir d’une sphère des besoins, d’une naturalité de l’homme, d’une essence ; dans les entrelacs, non définis a priori, et où néanmoins peuvent se définir des rapports de toute nature, des articulations problématiques, aussi incertaines que nécessaires, potentiellement conflictuelles, entre les singularités de l’éthique de chacun et les “valeurs communes” des sentiments moraux constitutives de l’imaginaire social.
L’athéisme politique dans la lutte contre le malheur
Même s’il est évidemment hors de question de souscrire à une quelconque vision normative et positive du bonheur, une politique de l’émancipation qui trouve un de ses fondements dans l’indignation et la solidarité, partage avec des attentes religieuses la mise au jour d’une « conscience de ce qui manque ». La politique révolutionnaire fait de cette absence, de ce tort à redresser, de cette injustice à réparer, l’objet d’un scandale et le motif d’une action pour faire advenir un mieux-être, une approximation du bonheur en dépit de son défaut de toute définition positive, de toute matérialité substantielle et tangible.
Les valeurs morales qu’établissent ou reformulent les religions renvoient à un champ symbolique de significations et de conduites qui appartiennent à l’imaginaire social. Si la “suppression” du fait religieux que certains s’échinent à réclamer semble bien appartenir à une autre forme de la pensée magique (qui est généralement celle des enfants) et revient à se battre contre des moulins à vent, la lutte contre les pratiques imposées par les institutions religieuses est d’une toute autre nature et n’a rien perdu de ses motivations. Mais elle ne peut accéder à un début d’efficacité ou d’évidence que si les dimensions morales articulées aux modalités de l’être-au- monde, aux expériences de la condition humaine, à l’existence et aussi à la coexistence des étants, se voient impliquées comme enjeu dans le temps présent de l’effectivité d’une action sociale-politique de transformation, dans des mouvements sociaux et politiques de contestation et d’énonciation par lesquels leurs acteurs redessinent, pour leur propre compte, les champs du pensable et du possible. Il s’agit moins de politiser tous les aspects de la vie, comme l’après-68 a pu en formuler quelques caricatures que de penser une politique, qui, en s’inventant elle-même, en transformant les relations “matérielles” de l’économie, du social, invente de nouvelles valeurs de la vie en commun, c’est-à-dire de nouvelles façons de vivre. Cette inventivité suppose d’arracher ces valeurs à celles de la modernité économique, à sa rationalité instrumentale, où les existences sont réduites à n’être que des “moyens”, les bien nommées “ressources humaines” ou un “pouvoir d’achat”. Elle suppose aussi de s’ouvrir aux sensibilités à la vie mutilée, aux échecs des projets de vie des individus, aux détresses et pathologies sociales, à la souffrance au travail et en dehors, à « la vie faillie », aux dégradations des conditions de vie, « à la vie gâchée en général » (Habermas), à condition bien sûr de ne pas devenir la roue de secours, la rustine caritative, d’une économie qui ne peut faire d’omelette sans casser des œufs et avancer sans laisser ses poids morts, ses “ressources humaines” surnuméraires, ses consommateurs désargentés, sur le bord du chemin ; ni prétendre changer le monde en se limitant à lui fournir un supplément d’âme, une dimension spirituelle.
L’athéisme politique, et non idéologique, s’intéresse donc aux religions en tant que phénomènes sociaux et culturels et aux contradictions qui les traversent pour ce qu’elles expriment. Ce qu’il faut voir, c’est que le mouvement d’écart, d’espacement, d’éloignement, entre les vérités supposées du texte et ses usages est déjà à l’œuvre actuellement, depuis longtemps en fait : depuis les origines des religions. Ces évolutions se font généralement de deux manières. Ou bien par une réinterprétation – souvent implicite – du rapport entre un texte intouchable et des modes de vie qui s’en émancipent ; ou bien le maintien d’une fidélité au texte après une réinterprétation de celui-ci en conformité avec les données du social, du monde réel, de son imaginaire, de son univers intellectuel. Il faut être bien idéaliste pour expliquer la totalité d’une religion et de ses significations par ses textes fondateurs ou doctrinaires : en leur accordant une place toute puissante, cela revient à légitimer ce statut d’exception de la parole divine dans le dispositif religieux, à faire de la domination de cette parole une bataille ontologique pour la vérité, un jeu de lumières dans les ténèbres de la caverne et ne pas s’intéresser à ce qui importe : les modalités par lesquelles procède l’émancipation humaine aux prises avec le religieux et avec toutes les instances et formes hétéronomes des significations imaginaires, des normes sociales et de leur justification, et du pouvoir politique ; les modalités par lesquelles les pratiques sociales, la coexistence humaine, le social-historique profane peuvent procéder à des modifications radicales, à des créations nouvelles dans l’ordre du symbolique.
Libération humaine et critique des religions
Les querelles à propos des fondements, du fondamentalisme, sont elles-mêmes problématiques. Qu’est ce qu’un fondement, où se situe-t-il ? Le Dieu du Coran est particulier tout en étant le même que celui de la Bible… Qu’est-ce qu’une lecture littérale ou “vraie” d’un texte ? Qu’est-ce qu’un texte dit “en vérité” ou substantiellement ? Ou bien : qu’est-ce qu’il veut dire ; ou encore : qu’est ce que l’on en comprend, surtout si ce texte est traversé d’incohérences multiples, qu’il semble dire une chose et son contraire, etc. ? Qu’en est-il d’une toute puissance divine – et du divin comme pure puissance – qui se place tellement au dessus de la communauté croyante que cette position ne peut que se retourner contre elle- même en en faisant un lieu inaccessible, hors d’atteinte de toute parole, de toute “Loi”, de tout pensée l’enfermant dans des limites juridico-sociales, où même de toute possibilité d’en effectuer la moindre “saisie” conceptuelle ? Est-ce que la religion est une connaissance, qu’est-ce qu’elle nous apprend sur l’essence de Dieu, etc. ? Les querelles théologiques ne sont pas que des conflits internes aux religions comme elles le prétendent mais sont aussi la traduction dans le champ des études savantes sur les religions et leur corpus interprétatif, des conflits qui mettent aux prises les hommes avec des enjeux autres, plus vastes : philosophiques, sociaux, politiques… Elles signalent paradoxalement qu’il n’y pas de vérité divine immanente, transcendante et indiscutable car celle-ci est déjà l’objet d’une pluralité de lectures et d’interprétation.
La critique des religions, et il faudrait là distinguer les institutions, les pratiques et les doctrines, est une affaire sérieuse, nécessaire, et sans doute sans terme. Mais elle doit se distinguer et récuser les polémiques, à forte teneur en paranoïa et en complotisme, qui s’appuient sur des usages politiques particuliers, réactionnaires, de religions pour disqualifier l’ensemble d’une communauté croyante et qui prétendent expliquer le tout du monde par l’exceptionnelle puissance démoniaque de manipulation et d’endoctrinement de quelques uns. A cet égard, les affirmations disant que « l’Islam ne peut pas changer », outre qu’elles le définissent dans une position d’exceptionnalité et d’infériorité, sont des bêtises plus grossesqueceuxquilesprofèrent:ilyaeu,ilyaetily aura des islams. Il est traversé, en particulier en ce moment, par des batailles de réinterprétation du Coran, par des querelles de toutes sortes, théologiques, épistémologiques, historiques, philosophiques et politiques qui participent à l’éclosion de ce que Mahmoud Hussein appelle le « versant Sud de la liberté » (5). Mais, comme toutes les autres religions, il ne peut bien évidement pas s’annuler de lui-même comme religion ! Il y a derrière cette récusation du Coran, cette exceptionnalité de l’Islam, le signe avant coureur d’une crise de l’imaginaire occidental, la volonté de maintenir coûte que coûte l’équation Occident = modernité = universel, la position privilégiée de l’Occident – sa caractérisation – comme le détenteur du « monopole de la production de sens « . Il y a là toute une recherche, qui déborde la question strictement religieuse, sur les rapports entre l’universel (occidental) et la différence/altérité dans un contexte de mondialisation héritée du colonialisme et où, par un effet boomerang, les pays occidentaux vivent désormais dans « la crainte de devoir abandonner la position hégémonique qui a forgé leur relation au monde (…) synonyme, dans les consciences occidentales, de la peur de voir se dissoudre leur identité ». (6)
Quant aux idées, ce n’est pas être idéaliste de dire qu’elles ont une importance. Simplement, les idées qui importent sont toujours les idées qui se rapportent à une situation, qui l’influencent parce qu’elles ont perdu leur extériorité et deviennent ou sont devenues des idées de la situation, produites par elle, c’est-à-dire par les hommes et les femmes qui s’y trouvent engagés.
A ce titre là, et selon cette perspective là, le combat doit se mener contre tous les courants de pensée, les mouvements politiques, les congrégations politico-religieuses, les Etats, qui instaurent et légitiment l’inégalité, la sujétion, les violences sexuelles ou autres, quelles que soient les raisons invoquées : religion, tradition sociale, ordre économique ou “naturel”… L’athéisme politique comme élément d’une politique émancipatrice peut contribuer
ainsi à fissurer les dogmes religieux et les adhésions qu’ils suscitent, les clôtures sur soi de leurs discours disant que le divin est la limite infranchissable qui arrête les hommes car cette limite est ce qui les fait tenir – une vie captive dont Dieu est le gardien, conçue comme une mise à l’épreuve, suspendue au jugement divin et que seul le salut libérera – , les principes ineptes d’unicité de la vérité qui se retrouvent dans l’unicité et la clôture sur soi, excluante, de la communauté croyante, etc.
De faire exploser en somme les contradictions internes qui les font tenir, qui en font le ciment paradoxal entre la clôture sur soi d’un imaginaire figé voué à se heurter de toute façon et toujours à un réel plus vaste que lui et qui donc le relativise, et les aspirations à un bonheur aussi confus qu’intensément espéré, à une existence autre, à la prise de distance d’avec les conditions présentes que les préceptes religieux contiennent aussi. Pour reprendre les mots de Marx, il s’agirait de provoquer l’éclatement de la double dimension des religions instituées entre la part qui est « l’expression de la misère réelle » de l’existence humaine et celle qui en formule « la protestation ».
La mise à mort de Dieu, qui nous libère de la métaphysique, est autre chose que le constat de la présence d’un Dieu mort (la phrase de Nietzsche prend surtout acte de cet accomplissement (7), ou la conscience d’une perte, la sensation d’une présence absente. Elle incite souvent les hommes à rechercher aussitôt de nouvelles religiosités ou à en ressusciter des anciennes, tant cette place vide est celle d’une mise à nu qui les poussent en avant d’eux- mêmes sans pouvoir définir où ils vont. La mort de Dieu – la dissipation de l’Etre – est un processus de libération : la venue à soi d’une puissance vitale par laquelle les hommes doivent produire le sens de leur devenir par delà le bien et le mal (Nietzsche) ou la mise au jour de l’expérience de la condition humaine, de l’existence, où celle-ci est conçue comme un projet, un chantier, soumis à l’emprise du fardeau de la liberté qui pousse continuellement les hommes à prendre des décisions et à faire des choix qui les engagent (Sartre).
La lutte pour l’émancipation est d’abord une lutte sociale et politique qui prend en charge le combat contre d’autres modes de domination, y compris ceux issus de l’adhésion, plus ou moins volontaire, plus ou moins contrainte, à une pratique religieuse. Mais elle ne fait pas de la croyance en une religion un critère premier et discriminant a priori pour engager le combat contre les injustices, pour l’égalité. Elle fait le pari que l’expérience de ces combats créera les conditions d’un écart, d’un arrachement, de formulations nouvelles faisant vaciller la puissance dogmatique du Verbe qui n’est autre qu’un hymne institué et réitéré de la faiblesse à la force.
La lutte pour l’émancipation se fait donc, paradoxalement mais aussi évidemment, “avec” des croyants et sans doute aussi “contre” certains athées ou laïcs qui peuvent d’autant plus se proclamer sans dieu qu’ils font partie ou soutiennent les maîtres d’un monde profane dont ils tirent le plus grand profit, qu’ils croient ou veulent croire, et faire croire, dans les vertus rationnelles de l’homo œconomicus et dans le caractère pourtant “sacré”, mystérieux et envoûtant des fétiches de son économie, où, en somme, l’immanence propre au sacré est reformulée et réinterprétée en signe d’une sorte d’anthropologie transcendantale d’une nature de l’homme doublée d’une nécessité historique, “objective”, du capitalisme. Cette émancipation ne fait pas de fixation sur le combat anti-religieux a priori car elle ne prétend pas lui opposer un contre discours positif et refuse d’établir avec les croyants un rapport paternaliste. Mais elle rencontre forcément ce combat par ses propres dynamiques sociales qui, en dynamitant les lois d’obéissance de l’ordre juridico- politique des religions, reformule un ordre symbolique sur d’autres bases : celles de l’autonomie du jugement et de l’entendement, de la puissance instituante des étants (peuple, multitudes…)
Emancipation avec des croyants, ce qui signifie “par” des croyants, par eux-mêmes, par leur propre expérience parce que la pratique de la liberté comme écart, comme tension, comme lutte, comme conflit, comme libération, est la meilleure école de la liberté et d’une définition possible de ses usages. Et aussi parce que ce ne peut être que des croyants qui, un jour, décident de la mise à mort de Dieu, sans le risque du nihilisme, de la perte de tout sens comme le craignait Nietzsche. Mise à mort ou bien décision de l’oublier au profit de la constitution locale de nouveaux universaux. Ou encore de s’en détourner gaiement et de l’abandonner au triste sort de son inutilité et de sa solitude céleste éternelle, après lui avoir dit simplement et sans regret : adieu !
J.F.
Publié dans Courant alternatif / mars-mai 2010
5 Versant sud de la liberté. Essai sur l’émergence de l’individu dans le tiers-monde, La Découverte, 1993. Mahmoud Hussein est le pseudonyme commun de deux auteurs égyptiens, Baghgat Elnadi et Adel Rifaat. Ils proposent récemment une lecture contextuelle et historicisée du Coran, expliquant que sa rédaction et sa fabrication ne sont pas le signe consubstantiel du Dieu comme “incréé” mais bel et bien une création. Penser le Coran, Grasset, 2009. Il existe d’autres hypothèses historiques ou exégétiques autour de l’origine du Coran.
6 Sophie Bessis, l’Occident et les autres, La Découverte, 2001
7 « Dieu est mort : mais tels sont les hommes qu’il y aura encore pendant des millénaires des cavernes dans lesquelles on montrera son ombre. – Et nous… il nous faut encore vaincre son ombre » (le Gai savoir).
Les citations de Max Horkheimer sont issues de l’ouvrage de Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, 2008, Gallimard.
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Il est généralement entendu, quand on est révolutionnaire, de gauche, communiste ou anarchiste, ou autre, que la « religion est l’opium du peuple ». Cette célèbre formule de K. Marx, tirée de sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), est généralement citée isolément et peut donc être tordue dans le sens voulu.
Avant de dire qu’elle est « l’opium du peuple », Marx avait pris soin de préciser dans le même paragraphe : « La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans coeur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. »
Ici apparaît clairement selon lui le côté contradictoire et paradoxal de la religion : à la fois « expression de la misère réelle », elle est aussi « protestation contre » cette même misère. C’est sans doute là, dans cette double dimension, dans cette réversibilité qu’il faut rechercher sa force, sa capacité à se maintenir, à se renouveler, à faire de nouveaux adeptes.
L’opium et son double
La religion est une donnée sociale, avant d’être un corpus « idéologique » ou une croyance tombée du ciel, un mensonge dont la force trouverait une explication primordiale dans une surpuissance démoniaque, et une visée presque conspirationniste, de manipuler les esprits dont auraient fait preuve le clergé et les institutions qui l’épaulent et le complètent.
A cette guerre de la “croyance” contre une vérité qui en démontrerait le mensonge ou l’inanité (vérité philosophique anti-métaphysique de la « mort de Dieu » de Nietzsche, ou positivisme “rationaliste” des chantres de la nature et des techniques), Marx préférera miser sur les conditions qui légitiment la religion et installent celle-ci comme « l’arôme naturel de ce monde ». D’autant que le combat frontal ne peut que prendre les voies hasardeuses de la métaphysique : la religion étant « la réalisation fantastique de l’essence humaine » tandis que « l’essence humaine n’a pas de réalité véritable ». En ces termes là, cela peut vite devenir un dialogue de sourds, un échange purement spéculatif ou un “combat” douteux pour l’instauration d’une vérité d’Etat sur l’“essence” de l’homme et sa “nature” objective, soit un pouvoir politique absolu car devenu vérité métaphysique, scientifique ou ontologique… ou les trois en même temps !
Certes dit Marx dans le même texte, « le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. » Mais « exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l’auréole. » La lutte contre la religion est bien la lutte contre les conditions qui la rendent possible, contre la « situation qui a besoin d’illusions », contre ce qui a fabriqué cette « vallée de larmes ». C’est la dimension sociale de la religion qui fait que le combat pour revendiquer le droit de ne pas croire, de penser et d’agir par soi-même (« La religion n’est que le soleil illusoire qui se meut autour de l’homme, tant qu’il ne se meut pas autour de lui-même », K. Marx, idem) ne peut être mené avec des partis, des mouvements, des organisations qui ne s’inscrivent pas dans une perspective d’émancipation sociale, mais qui, au contraire, participent activement à la domination de ce monde, un monde qui produit des religions pour le défendre, le justifier et qui parfois, servent aux dominés à s’en défendre.
A la religion qui se présente comme l’expression d’une essence de l’homme auquel il ne peut échapper, nous défendons l’idée qu’elle est avant tout une forme culturelle qui a partie liée, par des jeux de déterminations complexes, aux sociétés humaines en tant que formes symboliques, signifiantes, en tant que pôles séduisants sur lesquelles des affects peuvent s’investir ou se réfléchir : il en est ainsi de la mort dans le christianisme ; obsédante, lancinante, objet de lamentations et de deuils publics interminables, elle n’en est pas vraiment une car elle ouvre sur une autre vie, plus “vraie” encore, en tout cas bien supérieure car paradisiaque et éternelle.
Créations humaines, les religions savent jouer sur une certaine élasticité et adaptabilité. Loin d’être entièrement fermées sur elles-mêmes, comme en témoignent certaines évolutions, la cohabitation de points de vues distincts en leur sein, les batailles d’interprétation des textes, les schismes, ou encore des formes syncrétiques et de superpositions entre diverses croyances dont l’histoire humaine est riche. Même s’il est attesté que, dans le noyau fondateur des religions, monothéistes surtout, la “Loi” (celle que Dieu a donné à Moïse) ne peut être contestée : il n’y a nulle place en leur sein pour dire ou entendre qu’elle est fausse, mauvaise ou injuste car véracité ou vérité, bonté et justice sont précisément les attributs exclusifs de Dieu.
Le tour de force des religions monothéistes est de s’appuyer à la fois sur la force et l’“évidence” d’une transcendance et sur la clôture sur elle-même d’une chaîne de significations qui ne vise qu’à replier le tout du monde (la totalité de l’humanité, ses potentialités…) à l’intérieur d’elles-mêmes, à faire croire qu’elles n’ont pas de « dehors », que rien n’est pensable ni possible en dehors d’elles, qu’il y a identité et adéquation parfaite entre le monde et cette pensée du monde.
Cette force d’attraction des religions se vérifie lorsque l’on dépasse un peu la question des traditions et de l’immobilité de certaines sociétés. Parce que déjà rien n’est moins certain : il y a dans notre modernité capitaliste et hautement technicisée prolifération de religions de toutes sortes : des plus traditionnelles (Islam, églises évangéliques, variantes de l’Hindouisme…) aux plus nouvelles (de type New age par exemple). Sous nos latitudes, la pratique religieuse est sans doute moins imposée par une tradition que choisie pour répondre à des besoins ou attentes spécifiques. L’explication de l’irrationalité des religions rencontrant l’irrationalité propre des hommes n’explique rien du tout car elle renvoie à une supposée nature ou essence mystique et non rationnelle de l’homme qui n’a donc strictement rien à en dire…
Ce que disent les croyants et pratiquants est à prendre plus au sérieux : cela tourne souvent autour d’aspirations morales, celles de trouver des formes d’être, des conceptions de soi, des valeurs qui élèvent les personnes au dessus de la médiocrité du monde profane, de ses petitesses, de ses mesquineries, jalousies, égoïsme, appétit de pouvoir… d’une recherche d’un bien-être propre, “intérieur” et spirituel, d’une vérité ou authenticité de soi, d’une sérénité ou paix intérieure, d’une appartenance à une communauté de croyants – plus idéale, plus dégagée des contraintes et des limites terrestres, plus universelle et internationale, divinisée et moins compliquée que les communautés de la coexistence humaine – que des cérémonies rituelles viennent à la fois mettre en scène, célébrer et attester…
Si les religions ont été souvent du côté des oppresseurs, elles ont souvent aussi servi de raison, d’expression, de mise en mots, de référence à des mouvements de résistance et d’émancipation : bien des aspects du christianisme primitif, les diverses hérésies chrétiennes de l’époque médiévale, la rébellion des paysans de Thomas Münzer qui disaient vouloir instaurer le Royaume de Dieu sur terre, soit une forme de communisme… Ce que les hommes ont fait de la religion a plus à voir avec l’histoire des hommes et de leurs actes pour se libérer de leur condition qu’avec celle de leurs croyances.
Religion, colonialisme, auto-émancipation
Ce qui peut émanciper les femmes et les hommes des croyances religieuses, ce n’est en aucun cas la rencontre de leur ignorance supposée et d’une vérité qui viendrait les illuminer et remplacer la fausse conscience qui les abusait. C’est dans des pratiques, dans des expériences de vie, de solidarité, de création, de lutte que la conscience de soi se forge, que se créé un écart entre les mots et les choses, entre les vérités du Verbe et la prose du monde, entre les actes et ce qu’il est possible d’en dire.
« Il n’y a pas de sauveur suprême » dit la chanson, « ni Dieu, ni César, ni tribun… ». C’est bien avec cette conviction, dans cette idée de l’auto émancipation des exploité-e-s, dans des mouvements collectifs (mais aussi par des trajectoires plus singulières, plus individuelles) que peuvent se fabriquer la mise à distance des modes d’être et de pensée appartenant au passé, à une tradition et à ses aspects les plus aliénants, à un ordre social patriarcal séculaire. Ni Dieu, ni César de l’Empire, ni tribun laïc de l’ordre capitaliste, oligarchique et “républicain” !
C’est pourquoi il n’est pas contradictoire d’être (dans la mesure du possible !) aux côtés des femmes iraniennes contre les lois religieuses et l’Etat islamiste, et d’appuyer la revendication de la laïcité qui se place dans le cadre d’une lutte générale pour l’égalité et contre le patriarcat, et ne pas accepter ici que des personnes soient pourchassées pour l’affirmation d’un signe religieux ou identitaire, musulman ou autre, car la liberté de ne pas porter le voile suppose la liberté de le faire, car la laïcité est d’abord un principe d’indifférence à l’égard de toute religion, et non de fouiller et surveiller le corps social pour y traquer des différences, en peser les qualités et l’amplitude et décréter qui est conforme à un ordre normatif. Particulièrement dans un pays comme la France qui n’a pas réglé son passé colonial, où cet imaginaire là pèse encore lourdement, où il structure et configure encore massivement les données d’une “identité nationale” par ailleurs introuvable mais susceptible de faire sens, traquer les “Musulmans” au nom de laïcité, c’est s’inscrire dans la continuité coloniale et de son hypocrisie. La mission civilisatrice de la république laïque et coloniale s’accommodait fort bien, en Algérie, du code de l’indigénat où la loi coranique, et non le droit français, s’appliquait aux “indigènes” désignés comme “musulmans” ! Et comme rien ne vient complètement par hasard, ceux qui s’en prennent avec plus de bruit et de virulence aujourd’hui aux religions, en fait à une seule, l’Islam, sont ceux qui s’en prennent principalement aux étrangers, aux immigrés (français ou non, avec des papiers ou non…) de culture ou de culte musulman.
Ce sont aussi dans les courants politiques, de gauche, républicains, socialistes, communistes (staliniens) qui ont été naguère les artisans, ou les complices, de l’ordre colonial que l’ont voit aujourd’hui des tendances émerger, des groupes de pression à la laïcité douteuse se constituer et se retrouver à la manœuvre dans une nouvelle croisade anti-musulmane menée au nom de la supériorité laïque de l’Occident. Ce sont aussi, malheureusement, le fait de certains anarchistes particulièrement bouchés, qui n’ont pas été foutus d’appeler à l’insoumission et à la désertion contre la guerre d’Algérie (contrairement à certains “chrétiens” de gauche) et préfèrent loucher vers un Camus totalement inoffensif politiquement (et pour cela “sarkocompatible”) que s’intéresser à la portée autrement plus critique et libératrice des écrits d’un Frantz Fanon ! (1) Les mêmes courants politiques qui, il y a plus de 50 ans, n’ont pas ouvert la bouche, ou alors à voix très basse, face à la barbarie de la soldatesque française en Algérie, aux paras lâchés dans les rues d’Alger, à la torture institutionnalisée, aux “disparitions” (une politique de la “contre insurrection” qui ensuite fit école dans toute l’Amérique latine), qui trouvaient toujours de bonnes raisons pour ne pas prendre part à la lutte anticoloniale et trouvaient toujours aussi d’autres bonnes raisons supplémentaires au maintien de l’Algérie française (2).
Le voile, affaire d’Etat ou question sociale ?
Allons plus loin. Les combats pour l’émancipation, féministes ou autre, ne s’arrêtent pas à l’“espace public” de la laïcité. Une des forces et des caractéristiques du féminisme et des courants anti-autoritaires, dont l’anarchisme, est précisément de ne pas s’arrêter aux formes visibles de la domination mais de mettre au jour ses mécanismes dans la sphère “privée” de la famille, dans les rapports au sein du couple, etc. et de faire le lien entre le visible (les institutions, la publicité, etc.) et ce qui se joue dans les formes d’invisibilisation du domaine privé. Il n’y a aucune raison pour que, face aux phénomènes du voile ou de la burqa il n’en soit pas de même : la question de l’émancipation des femmes, vis-à-vis du patriarcat et de l’omnipotence de Dieu est une question sociale et politique qu’il appartient à la société de régler. Mais il se trouve que la société se divise au moins en deux : ceux qui la dirigent et ceux qui la subissent. C’est sur la manière de régler cette question – manière qui n’est pas neutre – et les éléments de contenus généraux qui l’accompagnent que les clivages se retrouvent : la société agit-elle par l’intermédiaire de l’instance juridico-politique de l’Etat censé la représenter ou intervient-elle par elle-même, par des mouvements sociaux, par la vitalité d’un corps social capable de s’autonomiser et d’aborder les contradictions qui le traversent dans un cadre plus général, marqué par le trait égalitaire, qui est celui de l’émancipation de toutes et tous.
L’appel à l’Etat, à la justice, à la police, pour résoudre une question sociale, outre le fait que cela ne “résout” le plus souvent rien du tout et ouvre en plus une nouvelle crise, est la marque d’une posture qui a décidé de ne faire aucune confiance au “corps social”, aux individus qui le composent et à leur intelligence pour régler entre eux les différends qui les opposent, et qui voit dans l’appel à l’ordre policier et judicaire la seule manière de défendre une laïcité et une égalité de façade.
Une autre raison de ne pas frayer avec certains « laïcs » est qu’ils se présentent d’emblée comme des petits maîtres à penser, instituteurs d’école à l’ancienne (dans un schéma très IIIème République !) dans une posture d’un paternalisme sans borne face à des enfants incultes et incapables, qui ne savent pas quoi penser et qu’il faut donc « instruire ». Bref, dans un rapport institué qui ne peut en aucun cas produire de l’égalité car il est dès le départ, structurellement, inscrit dans de l’inégalité. Si les ouvriers français se sont massivement détachés de la religion au tournant du XIXè siècle, ce n’est pas grâce à l’école publique laïque mais parce que, sans doute n’étaient-ils déjà guère croyants ou pratiquants, et aussi parce que le clergé catholique avait partie liée avec les possédants, avec la noblesse, avec les “riches” et les courants royalistes qui incarnaient le retour à un ordre ancien ouvertement contre- révolutionnaire. La lutte anti-cléricale et “rationaliste” avait lors de son moment fondateur et de son acmé une dimension de classe et était intimement liée à la lutte contre les possédants, pour la justice sociale et l’égalité économique. Les BHL, Onfray, Val et les mouvements cocardiers de la laïcité républicaine défendent avant tout les lumières de l’occident libéral et capitaliste dans un monde livré encore à l’obscurité, surtout dans ses zones insuffisamment développées et occidentalisées. Leur dénonciation de l’Islam participe d’une stigmatisation des musulmans, pierre angulaire d’une construction idéologique inégalitaire des cultures et des peuples dans lequel s’exprime le néo-racisme républicain et à partir duquel s’organise sous nos yeux une configuration du monde dans laquelle cet occident capitaliste entend garder la main. Rappelons aussi utilement que c’est sous le gouvernement de Jules Ferry – que d’aucuns présentent comme un grand libérateur de l’esprit – que l’Etat français a procédé à l’expansion considérable de son empire colonial – Indochine, Tunisie, Afrique noire occidentale et équatoriale, Madagascar… rien que ça ! – et que la laïcité de la IIIème république, des partis républicains et radicaux, s’est toujours positionnée contre l’émancipation des femmes : contre leur droit au vote, qui est quand même la base de l’égalité politique républicaine, car elles ne pouvaient avoir de conscience propre, risquaient d’être influencées, de mal voter, de ne pas choisir l’instituteur mais le candidat du curé.
Pour notre part, et sans vouloir nier qu’il puisse y avoir des “avancées” dans une traduction juridico-politique en terme de droits, il nous semble préférable d’opter résolument pour une réponse sociale à une question sociale. Le voile ou la burqa ne sont que très accessoirement un problème de laïcité. C’est d’un côté un problème d’égalité des droits (droit à l’école pour tous, à l’espace public…) et de l’autre, dans bien des cas mais pas tous, un problème de domination au sein d’un ordre familial, dans la sphère “privée” donc, que la laïcité ignore, mais que les mouvements féministes et pour l’égalité n’ont jamais considéré comme un hors lieu de leurs interventions. Si le corps social des exploités et des dominés est lui-même traversé par des questions qui provoquent en son sein de l’inégalité, qui reproduisent des formes de domination et d’assujettissement, c’est en lui-même qu’il doit et qu’il peut trouver les ressources, des capacités de faire advenir de l’égalité, économique, politique, contre le patriarcat, et une conception de la différence, de l’altérité, soustraite à toute hiérarchisation. C’est une question politique et stratégique où les contenus et les formes d’interventions doivent trouver leur cohérence.
Sur le fond et sur la forme, il s’agit de montrer que les croyants et non-croyants ont, dans leur propre réalité sociale, des intérêts communs et que par des actes, des luttes, il est possible de produire des paroles communes, que la lutte contre le patriarcat comme les autres combats ne souffre d’aucun pater ou maternalisme et que l’émancipation n’est pas l’imposition d’un modèle social, de paroles justes ou dans l’adoption forcée de mœurs jugés conformes à des canons auxquels il conviendrait de se régler, que les crispations identitaires autour de l’Islam, au-delà des enjeux politiques qui les amplifient et en organisent la scène et le scénario, sont aussi la conséquence d’un déficit des luttes générales pour l’égalité économique et politique, et notamment des luttes de classes et celles contre le patriarcat, terreau qui, sur fond de crise économique, écologique, multidimensionnelle, insaisissable et menaçante, est, comme ce fut le cas dans le passé, propice à l’exaltation des haines xénophobes et racistes et des guerres de civilisation.
L’Islam et ses usages dans le présent du monde
Une autre question est celle qui traite des courants politiques trouvant leur inspiration ou fondement dans une doctrine religieuse. Dans les pays de la vieille Europe, les religions traditionnellement dominantes (chrétiennes) sont en perte de vitesse tandis que se multiplient des formes de spiritualité et de croyance les plus exotiques sur fond de privatisation des pratiques religieuses.
La question qui revient sans cesse donc depuis quelques années est bien celle de l’islamisme politique que certains veulent corréler avec une visibilité grandissante, largement spectacularisée sous le signe de la peur et de la menace d’un l’Islam fantasmé à l’heure d’une privatisation grandissante des pratiques religieuses et d’un “déclin” supposé de l’occident (3).
Le sujet est trop vaste pour être abordé ici dans ses détails. Avec quelques précautions, il semble nécessaire de poser un certain nombre de points, à la fois contextuels et thématiques, dès le départ, pour aborder et resserrer ce sujet sur des enjeux d’importance, notamment des amalgames intéressés de toutes parts entre Islam et islamisme, entre Islam et tradition, en Orient et Occident, tout cela en brouillant la cartographie des situations et par là en autorisant tous les raccourcis…
• Même s’il est toujours plaisant de se vouloir les porteurs d’un projet universel de libération de toute l’humanité, ou même de toutes les femmes de la planète, il est une limite de taille : on ne “libère” personne à sa place, rien ne peut se faire de l’extérieur si personne ne veut être “libéré”, l’universalité d’une position, qui déjà se réfère à un principe discutable de progrès et de raison, ne prend valeur de libération que si elle est produite par une situation qui par définition, est locale, particulière, historiquement située. La liberté est d’abord une expérience de la liberté, une aspiration, une tension née d’une décision de l’éprouver avant même de la gagner. La liberté est un combat pour se libérer et accéder aux usages de la liberté.
• Les religions sont critiquables, toutes les religions, l’Islam y compris : ce sont des créations humaines et non des traits sur lesquels les individus n’ont aucun pouvoir de choisir, comme la couleur de la peau, l’appartenance reconnue à un genre, les origines territoriales, familiales ou nationales. Les amalgames se situent dans une confusion entretenue, volontairement le plus souvent, entre religion, croyants, défenseurs de leur foi et militants de courants politiques prenant appui sur une lecture du Coran niant la politique profane et son propre espace d’énonciation.
• Mais, prenant comme prétexte que les religions peuvent être choisies, au même titre sans doute que les cultures ( !), ce qui est sans doute exact au niveau des principes généraux et faux dans la plupart des cas, l’islamophobie est devenue la version “acceptable” et éduquée pour stigmatiser des croyants et les étrangers musulmans. La stigmatisation “culturaliste” de la religion musulmane est la version civilisée, cultivée et républicaine du racisme moderne, d’héritage colonialiste, basée sur une hiérarchisation différentialiste des cultures, des niveaux de vie et des niveaux de développement économique et intellectuel. Elle s’appuie sur un chantage à l’assimilation à une identité nationale qui est le schéma républicain : « si vous n’acceptez pas notre modèle, notre culture et nos valeurs, vous n’avez rien à faire chez nous, vous êtes incompatibles avec nous ! ». Cette hiérarchisation des cultures se traduit par une hiérarchisation des peuples, des territoires habités, des zones de développement, de tourisme, de business, de pillage des ressources, de pauvreté et d’indigence, à quelques kilomètres des paradis fiscaux et des lieux bunkerisés de villégiature de la jet set, dans une logique toute coloniale, à peine modernisée, et dont les modalités s’inspirent largement des principes d’organisation de l’apartheid, du développement séparé. L’emmurement des frontières territoriales et sociales, la multiplication des grillages, des murs de séparation, des zones de no man’s land, des espaces fortifiés (pour défendre un entre-soi privilégié ou maintenir les inférieurs et les incompatibles dans des zones de relégations, dans des prisons à ciel ouvert, dont le schéma presque caricatural s’appelle Gaza) viennent attester cette tendance bien établie, dans ses multiples dimensions, du local au global ( !), du quartier résidentiel barricadé pour riches dans une quelconque banlieue suburbaine verdoyante et bucolique à l’Europe forteresse, sa barrière électronique, ses radars, ses satellites et son armada aéronavale, en passant par les “zones franches” qui sont explicitement des espaces délimités et dédiés à la surexploitation et à l’esclavage moderne. Notons au passage que le développement séparé et ses murs de séparation n’ont jamais empêché les marchandises de circuler ni même la force de travail jugée nécessaire de transiter pour se faire exploiter dans les espaces de production.
• L’assimilation ou identification de l’Islam à l’islamisme politique est bien pratique et arrange deux camps dans un jeu de miroirs complice, s’autoalimentant et démultipliant ses effets à l’infini : d’un côté les courants politiques islamistes utilisant la fidélité à une foi et l’appartenance à une religion pour recruter et exister politiquement, pour conquérir ou défendre des positions de pouvoir et, de l’autre autre côté, les partisans occidentalistes de la guerre des civilisations qui ethnicisent les rapports sociaux, cherchent à masquer et à dépolitiser les enjeux des luttes pour l’égalité économique, sociale, politique et à combattre les capacités d’auto-organisation des populations que tous les pouvoirs, toutes les formes de domination, s’accordent à nier, à disqualifier ou à briser.
• L’Islam est devenu ici, en Europe occidentale, en France aujourd’hui, la figuration d’une religion particulière : elle est massivement celle des ouvriers « étrangers » de diverses provenances : Afrique du Nord, Afrique subsaharienne, Proche et Moyen Orient, Afghanistan, Pakistan…) et une interprétation dite courante en fait un ensemble de conduites, de règles et d’interdits qui s’imposent aux croyants dans leur vie de tous les jours, dans la famille, définissent une inégalité des rapports entre les hommes et les femmes, dans ce qui s’appelle ici la vie civile ou privée et aussi dans l’“espace public” censé être celui de la laïcité. Elle est une double figuration de la religion de l’étranger (pauvre, miséreux, affamé, menaçant, mais aussi inférieur et archaïque…), de ce prolétaire multinational de la globalisation et de sa famille, et d’une religion traditionnelle, à moins qu’il ne s’agisse d’une tradition sociale-religieuse, s’opposant à notre modernité, qui contient aussi les luttes – passées, présentes et à venir – contre le patriarcat, dans un contexte marqué idéologiquement par une “guerre des civilisations” visant à transfigurer et oblitérer d’autres guerres et menaces, sociales, économiques, pour la domination du monde et l’appropriation de ses richesses.
• Cette double figuration rencontre les éléments éminemment contradictoires de la modernité, et non son unilatéralité, qui sont au cœur du combat politique pour l’émancipation (égalité économique, politique, libération sociale, autonomie des individus, écologie…) dans lequel la place de ce prolétariat immigré et la figure des étrangers, sont inscrites comme l’un de ses enjeux et de ses axes majeurs, combat politique s’articulant lui-même à une raison critique, elle-même ouverte à un « partage du sensible » (Rancière), champ toujours conflictuel de significations, d’expériences, de manières d’être, de sentiments, qui nourrit cette raison critique en même temps qu’il constitue la matière première des contenus religieux… ou poétiques… ou révolutionnaires.
• Les religions, et le catholicisme en témoigne, ont tour à tour été du côté de la résistance aux valeurs productives et du côté de l’oppression en s’y adaptant, en l’accompagnant, en la légitimant. « Opium » nous dit Marx, mais aussi « arôme naturel de ce monde ». Ces dilemmes sont « aujourd’hui à l’œuvre, sous nos yeux,
dans d’autres religions – l’intégrisme n’étant que la forme dévoyée que prend la résistance à la mondialisation du capital » (4), en précisant que cette résistance ne veut pas dire ici opposition frontale sur des contenus anticapitalistes. Ni égalitaire, ni émancipatrice cette résistance intégriste se situe dans le processus contingent d’une adaptation conflictuelle et problématique à cette mondialisation et d’une bataille pour gagner une influence dans des espaces de richesses et dans les découpages du pouvoir politique globalisé.
Reconnaître la religion comme autre chose qu’un simple ramassis d’idées “fausses” qu’il s’agirait de remplacer par des idées “justes” ou “vraies”, ce n’est pas accepter la ou les religions dans une sorte de fatalisme ou neutralisme sociologisant. C’est “simplement” reconnaître leurs caractères excessivement complexes et non détachables des conditions générales dans lesquelles elles trouvent le terreau, la lumière et l’eau pour croître, se reproduire, éventuellement évoluer et s’adapter à ce réel matériel, terrestre, profane dont elles sont issues et avec lequel elles entretiennent des rapports pour le moins dialectiques d’influence réciproque. Bref, qu’il ne peut y avoir de critique de la religion qui ne soit pas en même temps une critique du monde dans lequel et par lequel elle s’épanouit. Et que cette complexité, ses dimensions culturelles qui plongent leur racines dans les traditions d’un imaginaire aussi ancestral que familier rendent vain toute intervention extérieure et superficielle qui ne prendrait pas appui sur les capacités des intéressés à se défaire eux-mêmes des chaînes qui les entravent, d’inventer eux-mêmes leurs propres processus de déconstruction et d’émancipation.
J.F.
Publié dans Courant alternatif / mars-mai 2010
1 Il est pour le moins troublant et malheureusement significatif d’une inconsistance politique que des émissions de Radio libertaire critiquant l’Islam se retrouvent sur des sites Internet d’extrême droite.
2 Précisons rapidement car l’étroitesse de cette note ne permet pas de développer. La lutte anticoloniale est d’abord un combat contre le propre colonialisme de l’Etat dont on est le ressortissant : pour ce qu’il signifie et génère à la fois envers les populations colonisées et le fait que ce soit fait “en notre nom”, mais aussi pour les conséquences du colonialisme sur la situation politique intérieure du pays colonisateur, entre autre généralement une institutionnalisation du racisme et du militarisme. Ce combat ne prend pas nécessairement la forme d’un alignement, d’un soutien acritique, à une organisation dite de libération en particulier. Beaucoup de ceux et celles qui, en Israël, se mobilisent au côté des Palestiniens, contre le colonialisme israélien, ne s’alignent avec aucune organisation politique palestinienne particulière. Ainsi pour revenir au cas français, il n’y a aucune contradiction à être, ou avoir été, contre l’Algérie française, donc pour l’indépendance, éventuellement solidaire et critique vis-à-vis du FLN au cours de sa lutte contre l’Etat français et plus du tout solidaire avec ce mouvement à partir, entre autre, des orientations réactionnaires et patriarcales qui furent les siennes lorsqu’il élabora le code de la famille en s’appuyant sur la “loi islamique”. Cette opposition au parti FLN, à sa politique, à la bureaucratie d’Etat, à son appareil policier et militaire, ne signifiant évidemment pas pour autant un quelconque soutien à un ordre ancien de domination ; elle est au contraire un appel à aller au-delà de cette indépendance là, à poursuivre le combat pour l’égalité, pour l’émancipation sociale et l’autonomie individuelle.
3 Le thème du déclin de la France, de l’Occident, de la civilisation est une complainte récurrente et cyclique, historiquement située à droite des idées politiques même si maintenant certains groupe de “gauche”, républicains, s’y retrouvent aussi, dans un mélange de nostalgie souverainiste, d’étatisme autoritaire et de laïcité rancie, normative et politiquement orientée contre les musulmans. Complaintes mais aussi appels à une restauration, à une remise en ordre au profit d’une tradition enracinée dans une identité nationale mais menacée de part en part. Depuis une bonne dizaine d’année ce thème se fait de plus en plus présent, dans le domaine économique, mais aussi dans celui des mœurs et des “valeurs” de l’Occident. Il est un des éléments sous-jacents – et parfois très explicites – des peurs orchestrées contre l’Islam et les musulmans.
4 Jean-Claude Bailly, Adieu, Essai sur la mort des dieux, éditions de l’Aube, 1993.
Il n’y a pas si longtemps, la terre comptait deux milliards d’habitants, soit cinq cents millions d’hommes et un milliard cinq cents millions d’indigènes. Les premiers disposaient du Verbe, les autres l’empruntaient. Entre ceux-là et ceux-ci, des roitelets vendus, des féodaux, une fausse bourgeoisie forgée de toutes pièces servaient d’intermédiaires. Aux colonies la vérité se montrait nue ; les « métropoles » la préféraient vêtue ; il fallait que l’indigène les aimât. Comme des mères, en quelque sorte. L’élite européenne entreprit de fabriquer un indigénat d’élite ; on sélectionnait des adolescents, on leur marquait sur le front, au fer rouge, les principes de la culture occidentale, on leur fourrait dans la bouche des bâillons sonores, grands mots pâteux qui collaient aux dents ; après un bref séjour en métropole, on les renvoyait chez eux, truqués. Ces mensonges vivants n’avaient plus rien à dire à leurs frères ; ils résonnaient ; de Paris, de Londres, d’Amsterdam nous lancions des mots « Parthénon ! Fraternité ! » et, quelque part en Afrique, en Asie, des lèvres s’ouvraient : « … thénon ! … nité ! » C’était l’âge d’or.
Il prit fin : les bouches s’ouvrirent seules ; les voix jaunes et noires parlaient encore de notre humanisme mais c’était pour nous reprocher notre inhumanité. Nous écoutions sans déplaisir ces courtois exposés d’amertume. D’abord ce fut un émerveillement fier : comment ? Ils causent tout seuls ? Voyez pourtant ce que nous avons fait d’eux ! Nous ne doutions pas qu’ils acceptassent notre idéal puisqu’ils nous accusaient de n’y être pas fidèles ; pour le coup, l’Europe crut à sa mission : elle avait hellénisé les Asiatiques, créé cette espèce nouvelle, les nègres gréco-latins.
Nous ajoutions, tout à fait entre nous, pratiques : et puis laissons les gueuler, ça les soulage ; chien qui aboie ne mord pas.
Une autre génération vint, qui déplaça la question. Ses écrivains, ses poètes, avec une incroyable patience, essayèrent de nous expliquer que nos valeurs collaient mal avec la vente de leur vie qu’ils ne pouvaient ni tout à fait les rejeter ni les assimiler En gros, cela voulait dire : vous faites de nous des monstres votre humanisme nous prétend universels et vos pratiques racistes nous particularisent. Nous les écoutions, très décontractés : les administrateurs coloniaux ne sont pas payés pour lire Hegel, aussi bien le lisent-ils peu, mais ils n’ont pas besoin de ce philosophe pour savoir que les consciences malheureuses s’empêtrent dans leurs contradictions. Efficacité nulle. Donc perpétuons leur malheur, il n’en sortira que du vent. S’il y avait, nous disaient les experts, l’ombre d’une revendication dans leurs gémissements, ce serait celle de l’intégration. Pas question de l’accorder, bien entendu : on eût ruiné le système qui repose, comme vous savez, sur la surexploitation. Mais il suffirait de tenir devant leurs yeux cette carotte : ils galoperaient. Quant à se révolter, nous étions bien tranquilles : quel indigène conscient s’en irait massacrer les beaux fils de l’Europe à seule fin de devenir européen comme eux ? Bref, nous encouragions ces mélancolies et ne trouvâmes pas mauvais, une fois, de décerner le prix Concourt à un nègre : c’était avant 39.
1961. Écoutez : « Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds. Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde. Voici des siècles… qu’au nom d’une prétendue « aventure spirituelle » elle étouffe la quasi-totalité de l’humanité. » Ce ton est neuf. Qui ose le prendre ? Un Africain, homme du tiers monde, ancien colonisé. Il ajoute : « L’Europe a acquis une telle vitesse folle, désordonnée… qu’elle va vers des abîmes dont il vaut mieux s’éloigner. » Autrement dit : elle est foutue. Une vérité qui n’est pas bonne à dire mais dont – n’est- ce pas, mes chers co-continentaux ? – nous sommes tous, entre chair et cuir, convaincus.
Il faut faire une réserve, pourtant. Quand un Français, par exemple, dit à d’autres Français : « Nous sommes foutus ! » – ce qui, à ma connaissance, se produit à peu près tous les jours depuis 1930 -, c’est un discours passionnel, brûlant de rage et d’amour, l’orateur se met dans le bain avec tous ses compatriotes. Et puis il ajoute généralement : « À moins que… » On voit ce que c’est : il n’y a plus une faute à commettre ; si ses recommandations ne sont pas suivies à la lettre, alors et seulement alors le pays se désintégrera. Bref, c’est une menace suivie d’un conseil et ces propos choquent d’autant moins qu’ils jaillissent de l’intersubjectivité nationale. Quand Fanon, au contraire, dit de l’Europe qu’elle court à sa perte, loin de pousser un cri d’alarme, il propose un diagnostic. Ce médecin ne prétend ni la condamner sans recours – on a vu des miracles – ni lui donner les moyens de guérir : il constate qu’elle agonise. Du dehors, en se basant sur les symptômes qu’il a pu recueillir. Quant à la soigner, non : il a d’autres soucis en tête ; qu’elle crève ou qu’elle survive, il s’en moque. Par cette raison, son livre est scandaleux.
Et si vous murmurez, rigolards et gênés : « Qu’est-ce qu’il nous met ! », la vraie nature du scandale vous échappe : car Fanon ne vous « met » rien du tout ; son ouvrage – si brûlant pour d’autres – reste pour vous glacé ; on y parle de vous souvent, à vous jamais. Finis les Concourt noirs et les Nobel jaunes : il ne reviendra plus le temps des lauréats colonisés. Un ex-indigène « de langue française » plie cette langue à des exigences nouvelles, en use et s’adresse aux seuls colonisés : « Indigènes de tous les pays sous-développés, unissez-vous ! » Quelle déchéance : pour les pères, nous étions les uniques interlocuteurs ; les fils ne nous tiennent même plus pour des interlocuteurs valables : nous sommes les objets du discours. Bien sûr, Fanon mentionne au passage nos crimes fameux, Sétif, Hanoi’, Madagascar, mais il ne perd pas sa peine à les condamner : il les utilise. S’il démonte les tactiques du colonialisme, le jeu complexe des relations qui unissent et qui opposent les colons aux « métropolitains » c’est pour ses frères ; son but est de leur apprendre à nous déjouer.
Bref le tiers monde se découvre et se parle par cette voix. On sait qu’il n’est pas homogène et qu’on y trouve encore des peuples asservis, d’autres qui ont acquis une fausse indépendance d’autres qui se battent pour conquérir la souveraineté, d’autres enfin qui ont gagné la liberté plénière mais qui vivent sous la menace constante d’une agression impérialiste. Ces différences sont nées de l’histoire coloniale, cela veut dire de l’oppression. Ici la Métropole s’est contentée de payer quelques féodaux : là, divisant pour régner, elle a fabriqué de toutes pièces une bourgeoisie de colonisés ; ailleurs elle a fait coup double – la colonie est à la fois d’exploitation et de peuplement.
Ainsi l’Europe a-t-elle multiplié les divisions, les oppositions, forgé des classes et parfois des racismes, tenté par tous les expédients de provoquer et d’accroître la stratification des sociétés colonisées. Fanon ne dissimule rien : pour lutter contre nous, l’ancienne colonie doit lutter contre elle-même. Ou plutôt les deux ne font qu’un. Au feu du combat, toutes les barrières intérieures doivent fondre, l’impuissante bourgeoisie d’affairistes et de compradores, le prolétariat urbain, toujours privilégié, le lumpenproletariat des bidonvilles, tous doivent s’aligner sur les positions des masses rurales, véritable réservoir de l’armée nationale et révolutionnaire ; dans ces contrées dont le colonialisme a délibérément stoppé le développement, la paysannerie, quand elle se révolte, apparaît très vite comme la classe radicale – elle connaît l’oppression nue, elle en souffre beaucoup plus que les travailleurs des villes et, pour l’empêcher de mourir de faim, il ne faut rien de moins qu’un éclatement de toutes les structures. Qu’elle triomphe, la Révolution nationale sera socialiste ; qu’on arrête son élan, que la bourgeoisie colonisée prenne le pouvoir, le nouvel État, en dépit d’une souveraineté formelle, reste aux mains des impérialistes. C’est ce qu illustre assez bien l’exemple du Katanga. Ainsi l’unité du tiers monde n’est pas faite : c’est une entreprise en cours qui passe par l’union, en chaque pays, après comme avant l’indépendance, de tous les colonisés sous le commandement de la classe paysanne.
Voilà ce que Fanon explique à ses frères d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine : nous réaliserons tous ensemble et partout le socialisme révolutionnaire ou nous serons battus un à un par nos anciens tyrans. Il ne dissimule rien ; ni les faiblesses, ni les discordes, ni les mystifications. Ici le mouvement prend un mauvais départ ; là, après de foudroyants succès, il est en perte de vitesse ; ailleurs il s’est arrêté : si l’on veut qu’il reprenne, il faut que les paysans jettent leur bourgeoisie à la mer. Le lecteur est sévèrement mis en garde contre les aliénations les plus dangereuses : le leader, le culte de la personne, la culture occidentale et, tout aussi bien, le retour du lointain passé de la culture africaine : la vraie culture c’est la Révolution ; cela veut dire qu’elle se forge à chaud. Fanon parle à voix haute ; nous, les Européens, nous pouvons l’entendre : la preuve en est que vous tenez ce livre entre vos mains ; ne craint-il pas que les puissances coloniales tirent profit de sa sincérité ?
Non. Il ne craint rien. Nos procédés sont périmés : ils peuvent retarder parfois l’émancipation, ils ne l’arrêteront pas. Et n’imaginons pas que nous pourrons rajuster nos méthodes : le néo-colonialisme, ce rêve paresseux des Métropoles, c’est du vent ; les « troisièmes forces » n’existent pas ou bien ce sont les bourgeoisies bidon que le colonialisme a déjà mises au pouvoir.
Notre machiavélisme a peu de prises sur ce monde fort éveillé qui a dépisté l’un après l’autre nos mensonges. Le colon n’a qu’un recours : la force, quand il lui en reste ; l’indigène n’a qu’un choix : la servitude ou la souveraineté. Qu’est-ce que ça peut lui faire, à Fanon, que vous lisiez ou non son ouvrage, c’est à ses frères qu’il dénonce nos vieilles malices, sûr que nous n’en avons pas de rechange. C’est à eux qu’il dit : l’Europe a mis les pattes sur nos continents, il faut les taillader jusqu’à ce qu’elle les retire ; le moment nous favorise : rien n’arrive à Bizerte, à Élisabethville, dans le bled algérien que la terre entière n’en soit informée ; les blocs prennent des partis contraires, ils se tiennent en respect, profitons de cette paralysie, entrons dans l’histoire et que notre irruption la rende universelle pour la première fois ; battons-nous : à défaut d’autres armes, la patience du couteau suffira.
Européens, ouvrez ce livre, entrez-y. Après quelques pas dans la nuit vous verrez des étrangers réunis autour d’un feu, approchez, écoutez : ils discutent du sort qu’ils réservent à vos comptoirs, aux mercenaires qui les défendent. Ils vous verront peut-être, mais ils continueront de parler entre eux, sans même baisser la voix. Cette indifférence frappe au cœur : les pères, créatures de l’ombre, vos créatures, c’étaient des âmes mortes, vous leur dispensiez la lumière, ils ne s’adressaient qu’à vous, et vous ne preniez pas la peine de répondre à ces zombies. Les fils vous ignorent : un feu les éclaire et les réchauffe, qui n’est pas le vôtre. Vous, à distance respectueuse, vous vous sentirez furtifs, nocturnes, transis : chacun son tour ; dans ces ténèbres d’où va surgir une autre aurore, les zombies, c’est vous.
En ce cas, direz-vous, jetons cet ouvrage par la fenêtre. Pourquoi le lire puisqu’il n’est pas écrit pour nous ? Pour deux motifs dont le premier est que Fanon vous explique à ses frères et démonte pour eux le mécanisme de nos aliénations : profitez- en pour vous découvrir à vous-mêmes dans votre vérité d’objets. Nos victimes nous connaissent par leurs blessures et par leurs fers : c’est ce qui rend leur témoignage irréfutable. Il suffit qu’elles nous montrent ce que nous avons fait d’elles pour que nous connaissions ce que nous avons fait de nous. Est-ce utile ?
Oui, puisque l’Europe est en grand danger de crever. Mais, direz-vous encore, nous vivons dans la Métropole et nous réprouvons les excès. C’est vrai : vous n’êtes pas des colons, mais vous ne valez pas mieux. Ce sont vos pionniers, vous les avez envoyés, outre-mer, ils vous ont enrichis ; vous les aviez prévenus : s’ils faisaient couler trop de sang, vous les désavoueriez du bout des lèvres ; de la même manière un État – quel qu’il soit – entretient à l’étranger une tourbe d’agitateurs, de provocateurs et d’espions qu’il désavoue quand on les prend. Vous, si libéraux, si humains, qui poussez l’amour de la culture jusqu’à la préciosité, vous faites semblant d’oublier que vous avez des colonies et qu’on y massacre en votre nom. Fanon révèle à ses camarades – à certains d’entre eux, surtout, qui demeurent un peu trop occidentalisés – la solidarité des « métropolitains » et de leurs agents coloniaux. Ayez le courage de le lire : par cette première raison qu’il vous fera honte et que la honte, comme a dit Marx, est un sentiment révolutionnaire. Vous voyez : moi aussi je ne peux me déprendre de l’illusion subjective. Moi aussi, je vous dis : « Tout est perdu, à moins que… » Européen, je vole le livre d’un ennemi et j’en fais un moyen de guérir l’Europe. Profitez-en.
Et voici la seconde raison : si vous écartez les bavardages fascistes de Sorel, vous trouverez que Fanon est le premier depuis Engels à remettre en lumière l’accoucheuse de l’histoire.
Et n’allez pas croire qu’un sang trop vif ou que des malheurs d’enfance lui aient donné pour la violence je ne sais quel goût singulier : il se fait l’interprète de la situation, rien de plus. Mais cela suffit pour qu’il constitue, étape par étape, la dialectique que l’hypocrisie libérale vous cache et qui nous a produits tout autant que lui.
Au siècle dernier, la bourgeoisie tient les ouvriers pour des envieux, déréglés par de grossiers appétits, mais elle prend soin d’inclure ces grands brutaux dans notre espèce : à moins d’être hommes et libres, comment pourraient-ils vendre librement leur force de travail. En France, en Angleterre, l’humanisme se prétend universel.
Avec le travail forcé, c’est tout le contraire : pas de contrat ; en plus de ça, il faut intimider ; donc l’oppression se montre. Nos soldats, outre-mer, repoussant l’universalisme métropolitain, appliquent au genre humain le numerus clausus : puisque nul ne peut sans crime dépouiller son semblable, l’asservir ou le tuer, ils posent en principe que le colonisé n’est pas le semblable de l’homme. Notre force de frappe a reçu mission de changer cette abstraite certitude en réalité : ordre est donné de ravaler les habitants du territoire annexé au niveau du singe supérieur pour justifier le colon de les traiter en bêtes de somme. La violence coloniale ne se donne pas seulement le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser. Rien ne sera ménagé pour liquider leurs traditions, pour substituer nos langues aux leurs, pour détruire leur culture sans leur donner la nôtre ; on les abrutira de fatigue. Dénourris, malades, s’ils résistent encore la peur terminera le job : on braque sur le paysan des fusils ; viennent des civils qui s’installent sur sa terre et le contraignent par la cravache à la cultiver pour eux. S’il résiste, les soldats tirent, c’est un homme mort ; s’il cède, il se dégrade, ce n’est plus un homme ; la honte et la crainte vont fissurer son caractère, désintégrer sa personne. L’affaire est menée tambour battant, par des experts : ce n’est pas d’aujourd’hui que datent les « services psychologiques ». Ni le lavage de cerveau. Et pourtant, malgré tant d’efforts, le but n’est atteint nulle part : au Congo, où l’on coupait les mains des nègres, pas plus qu’en Angola où, tout récemment, on trouait les lèvres des mécontents pour les fermer par des cadenas. Et je ne prétends pas qu’il soit impossible de changer un homme en bête : je dis qu’on n’y par- vient pas sans l’affaiblir considérablement ; les coups ne suffisent jamais, il faut forcer sur la dénutrition. C’est l’ennui, avec la servitude : quand on domestique un membre de notre espèce, on diminue son rendement et, si peu qu’on lui donne, un homme de basse-cour finit par coûter plus qu’il ne rapporte. Par cette raison les colons sont obligés d’arrêter le dressage à la mi-temps : le résultat, ni homme ni bête, c’est l’indigène. Battu, sous-alimenté, malade, apeuré, mais jusqu’à un certain point seulement, il a, jaune, noir ou blanc, toujours les mêmes traits de caractère : c’est un paresseux, sournois et voleur, qui vit de rien et ne connaît que la force.
Pauvre colon : voilà sa contradiction mise à nu. Il devrait, comme fait, dit-on, le génie, tuer ceux qu’il pille. Or cela n’est pas possible : ne faut-il pas aussi qu’il les exploite ? Faute de pousser le massacre jusqu’au génocide, et la servitude jusqu’à l’abêtissement, il perd les pédales, l’opération se renverse, une implacable logique la mènera jusqu’à la décolonisation.
Pas tout de suite. D’abord l’Européen règne : il a déjà perdu mais ne s’en aperçoit pas ; il ne sait pas encore que les indigènes sont de faux indigènes : il leur fait du mal, à l’entendre, pour détruire ou pour refouler le mal qu’ils ont en eux ; au bout de trois générations, leurs pernicieux instincts ne renaîtront plus.
Quels instincts ? Ceux qui poussent les esclaves à massacrer le maître ? Comment n’y reconnaît-il pas sa propre cruauté retournée contre lui ? La sauvagerie de ces paysans opprimés, comment n’y retrouve-t-il pas sa sauvagerie de colon qu’ils ont absorbée par tous les pores et dont ils ne se guérissent pas ? La raison est simple : ce personnage impérieux, affolé par sa toute-puissance et par la peur de la perdre, ne se rappelle plus très bien qu’il a été un homme : il se prend pour une cravache ou pour un fusil ; il en est venu à croire que la domestication des « races inférieures » s’obtient par le conditionnement de leurs réflexes.
Il néglige la mémoire humaine, les souvenirs ineffaçables ; et puis, surtout, il y a ceci qu’il n’a peut-être jamais su : nous ne devenons ce que nous sommes que par la négation intime et radicale de ce qu’on a fait de nous. Trois générations ? Dès la seconde, à peine ouvraient-ils les yeux, les fils ont vu battre leurs pères. En termes de psychiatrie, les voilà « traumatisés ».
Pour la vie. Mais ces agressions sans cesse renouvelées, loin de les porter à se soumettre, les jettent dans une contradiction insupportable dont l’Européen, tôt ou tard, fera les frais. Après cela, qu’on les dresse à leur tour, qu’on leur apprenne la honte, la douleur et la faim : on ne suscitera dans leurs corps qu’une rage volcanique dont la puissance est égale à celle de la pression qui s’exerce sur eux. Ils ne connaissent, disiez-vous, que la force ? Bien sûr ; d’abord ce ne sera que celle du colon et, bientôt, que la leur, cela veut dire : la même rejaillissant sur nous comme notre reflet vient du fond d’un miroir à notre rencontre.
Ne vous y trompez pas ; par cette folle rogne, par cette bile et ce fiel, par leur désir permanent de nous tuer, par la contracture permanente de muscles puissants qui ont peur de se dénouer, ils sont hommes : par le colon, qui les veut hommes de peine, et contre lui. Aveugle encore, abstraite, la haine est leur seul trésor : le Maître la provoque parce qu’il cherche à les abêtir, il échoue à la briser parce que ses intérêts l’arrêtent à mi-chemin ; ainsi les faux indigènes sont humains encore, par la puissance et l’impuissance de l’oppresseur qui se transforment, chez eux, en un refus entêté de la condition animale. Pour le reste on a compris ; ils sont paresseux, bien sûr : c’est du sabotage. Sournois, voleurs : parbleu ; leurs menus larcins marquent le commencement d’une résistance encore inorganisée. Cela ne suffit pas : il en est qui s’affirment en se jetant à mains nues contre les fusils ; ce sont leurs héros ; et d’autres se font hommes en assassinant des Européens. On les abat : brigands et martyrs, leur supplice exalte les masses terrifiées.
Terrifiées, oui : en ce nouveau moment, l’agression coloniale s’intériorise en Terreur chez les colonisés. Par là je n’entends pas seulement la crainte qu’ils éprouvent devant nos inépuisables moyens de répression mais aussi celle que leur inspire leur propre fureur. Ils sont coincés entre nos armes qui les visent et ces effrayantes pulsions, ces désirs de meurtre qui montent du fond des cœurs et qu’ils ne reconnaissent pas toujours : car ce n’est pas d’abord leur violence, c’est la nôtre, retournée, qui grandit et les déchire ; et le premier mouvement de ces opprimés est d’enfouir profondément cette inavouable colère que leur morale et la nôtre réprouvent et qui n’est pourtant que le dernier réduit de leur humanité. Lisez Fanon : vous saurez que, dans le temps de leur impuissance, la folie meurtrière est l’inconscient collectif des colonisés.
Cette furie contenue, faute d’éclater, tourne en rond et ravage les opprimés eux-mêmes. Pour s’en libérer, ils en viennent à se massacrer entre eux : les tribus se battent les unes contre les autres faute de pouvoir affronter l’ennemi véritable – et vous pouvez compter sur la politique coloniale pour entretenir leurs rivalités ; le frère, levant le couteau contre son frère, croit détruire, une fois pour toutes, l’image détestée de leur avilissement commun. Mais ces victimes expiatoires n’apaisent pas leur soif de sang ; ils ne s’empêcheront de marcher contre les mitrailleuses qu’en se faisant nos complices : cette déshumanisation qu’ils repoussent, ils vont de leur propre chef en accélérer les progrès. Sous les yeux amusés du colon, ils se prémuniront contre eux-mêmes par des barrières surnaturelles, tantôt ranimant de vieux mythes terribles, tantôt se ligotant par des rites méticuleux : ainsi l’obsédé fuit son exigence profonde en s’infligeant des manies qui le requièrent à chaque instant. Ils dansent : ça les occupe ; ça dénoue leurs muscles douloureusement contractés et puis la danse mime en secret, souvent à leur insu, le Non qu’ils ne peuvent dire, les meurtres qu’ils n’osent commettre. En certaines régions ils usent de ce dernier recours : la possession. Ce qui était autrefois le fait religieux dans sa simplicité, une certaine communication du fidèle avec le sacré, ils en font une arme contre le désespoir et l’humiliation : les zars, les loas, les Saints de la Sainterie descendent en eux, gouvernent leur violence et la gaspillent en transes jusqu’à l’épuisement. En même temps ces hauts personnages les protègent : cela veut dire que les colonisés se défendent de l’aliénation coloniale en renchérissant sur l’aliénation religieuse. Avec cet unique résultat, au bout du compte, qu’ils cumulent les deux aliénations et que chacune se renforce par l’autre. Ainsi, dans certaines psychoses, las d’être insultés tous les jours, les hallucinés s’avisent un beau matin d’entendre une voix d’ange qui les complimente ; les quolibets ne cessent pas pour autant : désormais ils alternent avec la félicitation. C’est une défense et c’est la fin de leur aventure : la personne est dissociée, le malade s’achemine vers la démence. Ajoutez, pour quelques malheureux rigoureusement sélectionnés, cette autre possession dont j’ai parlé plus haut : la culture occidentale. À leur place, direz-vous, j’aimerais encore mieux mes zars que l’Acropole. Bon : vous avez compris. Pas tout à fait cependant car vous n’êtes pas à leur place. Pas encore. Sinon vous sauriez qu’ils ne peuvent pas choisir : ils cumulent. Deux mondes, ça fait deux possessions : on danse toute la nuit, à l’aube on se presse dans les églises pour entendre la messe ; de jour en jour la fêlure s’accroît. Notre ennemi trahit ses frères et se fait notre complice ; ses frères en font autant. L’indigénat est une névrose introduite et maintenue par le colon chez les colonisés avec leur consentement.
Réclamer et renier, tout à la fois, la condition humaine : la contradiction est explosive. Aussi bien explose-t-elle, vous le savez comme moi. Et nous vivons au temps de la déflagration : que la montée des naissances accroisse la disette, que les nouveaux venus aient à redouter de vivre un peu plus que de mourir, le torrent de la violence emporte toutes les barrières. En Algérie, en Angola, on massacre à vue les Européens. C’est le moment du boomerang, le troisième temps de la violence : elle revient sur nous, elle nous frappe et, pas plus que les autres fois, nous ne comprenons que c’est le nôtre. Les « libéraux » restent hébétés : ils reconnaissent que nous n’étions pas assez polis avec les indigènes, qu’il eût été plus juste et plus prudent de leur accorder certains droits dans la mesure du possible ; Ils ne demandaient pas mieux que de les admettre par fournées et sans parrain dans ce club si fermé, notre espèce : et voici que ce déchaînement barbare et fou ne les épargne pas plus que les mauvais colons. La gauche métropolitaine est gênée : elle connaît le véritable sort des indigènes, l’oppression sans merci dont ils font l’objet, elle ne condamne pas leur révolte, sachant que nous avons tout fait pour la provoquer. Mais tout de même, pense-t-elle, il y a des limites : ces guérilleros devraient tenir à cœur de se montrer chevaleresques ; ce serait le meilleur moyen de prouver qu’ils sont des hommes. Parfois elle les gourmande : « Vous allez trop fort, nous ne vous soutiendrons plus. » Ils s’en foutent : pour ce que vaut le soutien qu’elle leur accorde, elle peut tout aussi bien se le mettre au cul. Dès que leur guerre a commencé, ils ont aperçu cette vérité rigoureuse : nous nous valons tous tant que nous sommes, nous avons tous profité d’eux, ils n’ont rien à prouver. Ils ne feront de traitement de faveur à personne. Un seul devoir, un seul objectif : chasser le colonialisme par tous les moyens. Et les plus avisés d’entre nous seraient, à la rigueur, prêts à l’admettre mais Us ne peuvent s’empêcher de voir dans cette épreuve de force le moyen tout inhumain que des sous-hommes ont pris pour se faire octroyer une charte d’humanité : qu’on l’accorde au plus vite et qu’ils tâchent alors, par des entreprises pacifiques, de la mériter. Nos belles âmes sont racistes.
Elles auront profit à lire Fanon ; cette violence irrépressible il le montre parfaitement, n’est pas une absurde tempête ni la résurrection d’instincts sauvages ni même un effet du ressentiment : c’est l’homme lui-même se recomposant. Cette vérité, nous l’avons sue, je crois, et nous l’avons oubliée : les marques de la violence, nulle douceur ne les effacera : c’est la violence qui peut seule les détruire. Et le colonisé se guérit de la névrose coloniale en chassant le colon par les armes. Quand sa rage éclate, il retrouve sa transparence perdue, il se connaît dans la mesure même où il se fait ; de loin nous tenons sa guerre comme le triomphe de la barbarie ; mais elle procède par elle-même à l’émancipation progressive du combattant, elle liquide en lui et hors de lui, progressivement, les ténèbres coloniales. Dès qu’elle commence, elle est sans merci. Il faut rester terrifié ou devenir terrible ; cela veut dire : s’abandonner aux dissociations d’une vie truquée ou conquérir l’unité natale. Quand les paysans touchent des fusils, les vieux mythes pâlissent, les interdits sont un à un renversés : l’arme d’un combattant, c’est son humanité.
Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds. Dans cet instant la Nation ne s’éloigne pas de lui : on la trouve où il va, où il est – jamais plus loin, elle se confond avec sa liberté. Mais, après la première surprise, l’armée coloniale réagit : il faut s’unir ou se faire massacrer. Les discordes tribales s’atténuent, tendent à disparaître : d’abord parce qu’elles mettent en danger la Révolution, et plus profondément parce qu’elles n’avaient d’autre office que de dériver la violence vers de faux ennemis.
Quand elles demeurent – comme au Congo -, c’est qu’elles sont entretenues par les agents du colonialisme. La Nation se met en marche : pour chaque frère elle est partout où d’autres frères combattent. Leur amour fraternel est l’envers de la haine qu’ils vous portent : frères en ceci que chacun d’eux a tué, peut, d’un instant à l’autre, avoir tué. Fanon montre à ses lecteurs les limites de la « spontanéité », la nécessité et les dangers de « l’organisation ». Mais, quelle que soit l’immensité de la tâche, à chaque développement de l’entreprise la conscience révolutionnaire s’approfondit. Les derniers complexes s’envolent : qu’on vienne un peu nous parler du « complexe de dépendance » chez le soldat de l’ALN. Libéré de ses œillères, le paysan prend connaissance de ses besoins : ils le tuaient mais il tentait de les ignorer ; il les découvre comme des exigences infinies. En cette violence populaire – pour tenir cinq ans, huit ans comme ont fait les Algériens, les nécessités militaires, sociales et politiques ne se peuvent distinguer. La guerre – ne fût-ce qu’en posant la question du commandement et des responsabilités – institue de nouvelles structures qui seront les premières institutions de la paix. Voici donc l’homme instauré jusque dans des traditions nouvelles, filles futures d’un horrible présent, le voici légitimé par un droit qui va naître, qui naît chaque jour au feu : avec le dernier colon tué, rembarqué ou assimilé, l’espèce minoritaire disparaît, cédant la place à la fraternité socialiste. Et ce n’est pas encore assez : ce combattant brûle les étapes ; vous pensez bien qu’il ne risque pas sa peau pour se retrouver au niveau du vieil homme « métropolitain ». Voyez sa patience : peut-être rêve-t-il quelquefois d’un nouveau Dien-Bien-Phu ; mais croyez qu’il n’y compte pas vraiment : c’est un gueux luttant, dans sa misère, contre des riches puissamment armés. En attendant les victoires décisives et, souvent, sans rien attendre, il travaille ses adversaires à l’écœurement. Cela n’ira pas sans d’effroyables pertes ; l’armée coloniale devient féroce : quadrillages, ratissages, regroupements, expéditions punitives ; on massacre les femmes et les enfants. Il le sait : cet homme neuf commence sa vie d’homme par la fin ; il se tient pour un mort en puissance, n sera tué : ce n’est pas seulement qu’il en accepte le risque, c’est qu’il en a la certitude ; ce mort en puissance a perdu sa femme, ses fils ; il a vu tant d’agonies qu’il veut vaincre plutôt que survivre ; d’autres profiteront de la victoire, pas lui : il est trop las. Mais cette fatigue du cœur est à l’origine d’un incroyable courage.
Nous trouvons notre humanité en deçà de la mort et du désespoir, il la trouve au-delà des supplices et de la mort. Nous avons été les semeurs de vent ; la tempête, c’est lui. Fils de la violence, il puise en elle à chaque instant son humanité : nous étions hommes à ses dépens, il se fait homme aux nôtres. Un autre homme : de meilleure qualité.
Ici Fanon s’arrête. Il a montré la route : porte-parole des combattants, il a réclamé l’union, l’unité du continent africain contre toutes les discordes et tous les particularismes. Son but est atteint. S’il voulait décrire intégralement le fait historique de la décolonisation, il lui faudrait parler de nous : ce qui n’est certes pas son propos. Mais, quand nous avons fermé le livre, il se poursuit en nous, malgré son auteur : car nous éprouvons la force des peuples en révolution et nous y répondons par la force.
Il y a donc un nouveau moment de la violence et c’est à nous, cette fois, qu’il faut revenir car elle est en train de nous changer dans la mesure où le faux indigène se change à travers elle. À chacun de mener ses réflexions comme il veut. Pourvu toutefois qu’il réfléchisse : dans l’Europe d’aujourd’hui, tout étourdie par les coups qu’on lui porte, en France, en Belgique, en Angleterre, le moindre divertissement de la pensée est une complicité criminelle avec le colonialisme. Ce livre n’avait nul besoin d’une préface. D’autant moins qu’il ne s’adresse pas à nous. J’en ai fait une, cependant, pour mener jusqu’au bout la dialectique : nous aussi, gens de l’Europe, on nous décolonise : cela veut dire qu’on extirpe par une opération sanglante le colon qui est en chacun de nous. Regardons-nous, si nous en avons le courage, et voyons ce qu’il advient de nous.
Il faut affronter d’abord ce spectacle inattendu : le strip-tease de notre humanisme. Le voici tout nu, pas beau : ce n’était qu’une idéologie menteuse, l’exquise justification du pillage ; ses tendresses et sa préciosité cautionnaient nos agressions. Ils ont bonne mine, les non-violents : ni victimes ni bourreaux !
Allons ! Si vous n’êtes pas victimes, quand le gouvernement que vous avez plébiscité, quand l’armée où vos jeunes frères ont servi, sans hésitation ni remords, ont entrepris un « génocide », vous êtes indubitablement des bourreaux. Et si vous choisissez d’être victimes, de risquer un jour ou deux de prison, vous choisissez simplement de tirer votre épingle du jeu. Vous ne 1′en tirerez pas : il faut qu’elle y reste jusqu’au bout. Comprenez enfin ceci : si la violence a commencé ce soir, si l’exploitation l’oppression n’ont jamais existé sur terre, peut-être la non-violence affichée peut apaiser la querelle. Mais si le régime tout entier et jusqu’à vos non-violentes pensées sont conditionnées par une oppression millénaire, votre passivité ne sert qu’à vous ranger du côté des oppresseurs.
Vous savez bien que nous sommes des exploiteurs. Vous savez bien que nous avons pris l’or et les métaux puis le pétri des « continents neufs » et que nous les avons ramenés dans vieilles métropoles. Non sans d’excellents résultats : des pals des cathédrales, des capitales industrielles ; et puis quand crise menaçait, les marchés coloniaux étaient là pour l’amortir ou la détourner. L’Europe, gavée de richesses, accorda de jure l’humanité à tous ses habitants : un homme, chez nous, ça veut dire un complice puisque nous avons tous profité de l’exploitation coloniale. Ce continent gras et blême finit par donner de ce que Fanon nomme justement le « narcissisme ». Cocteau s’agaçait de Paris, « cette ville qui parle tout le temps d’el même ». Et l’Europe, que fait-elle d’autre ? Et ce monstre sureuropéen, l’Amérique du Nord ? Quel bavardage : liberté égalité, fraternité, amour, honneur, patrie, que sais-je ? Cela nous empêchait pas de tenir en même temps des discours racistes, sale nègre, sale juif, sale raton. De bons esprits, libéraux tendres – des néo-colonialistes, en somme – se prétendaient choqués par cette inconséquence ; erreur ou mauvaise foi : ri de plus conséquent, chez nous, qu’un humanisme raciste puisque l’Européen n’a pu se faire homme qu’en fabriquant des esclaves et des monstres. Tant qu’il y eut un indigénat, ce imposture ne fut pas démasquée ; on trouvait dans le genre humain une abstraite postulation d’universalité qui servait couvrir des pratiques plus réalistes : il y avait, de l’autre côté des mers, une race de sous-hommes qui, grâce à nous, dans mille ans peut-être, accéderait à notre état. Bref on confondait genre avec l’élite. Aujourd’hui l’indigène révèle sa vérité ; du coup, notre club si fermé révèle sa faiblesse : ce n’était ni plus ni moins qu’une minorité. Il y a pis : puisque les autres se font hommes contre nous, il apparaît que nous sommes les ennemis du genre humain ; l’élite révèle sa vraie nature : un gang. Nos chères valeurs perdent leurs ailes ; à les regarder de près, on n’en trouvera pas une qui ne soit tachée de sang. S’il vous faut un exemple, rappelez-vous ces grands mots : que c’est généreux, la France. Généreux, nous ? Et Sétif ? Et ces huit années de guerre féroce qui ont coûté la vie à plus d’un million d’Algériens ? Et la gégène. Mais comprenez bien qu’on ne nous reproche pas d’avoir trahi je ne sais quelle mission : pour la bonne raison que nous n’en avions aucune. C’est la générosité même qui est en cause ; ce beau mot chantant n’a qu’un sens : statut octroyé.
Pour les hommes d’en face, neufs et délivrés, personne n’a le pouvoir ni le privilège de rien donner à personne. Chacun a tous les droits. Sur tous ; et notre espèce, lorsqu’un jour elle se sera faite, ne se définira pas comme la somme des habitants du globe mais comme l’unité infinie de leurs réciprocités. Je m’arrête ; vous finirez le travail sans peine ; il suffit de regarder en face, pour la première et pour la dernière fois, nos aristocratiques vertus : elles crèvent ; comment survivraient-elles à l’aristocratie de sous-hommes qui les a engendrées. Il y a quelques années, un commentateur bourgeois – et colonialiste – pour défendre l’Occident n’a trouvé que ceci : « Nous ne sommes pas des anges. Mais nous, du moins, nous avons des remords. » Quel aveu ! Autrefois notre continent avait d’autres flotteurs : le Parthénon, Chartres, les Droits de l’homme, la svastika. On sait à présent ce qu’ils valent : et l’on ne prétend plus nous sauver du naufrage que par le sentiment très chrétien de notre culpabilité.
C’est la fin, comme vous voyez : l’Europe fait eau de toute part.
Que s’est-il donc passé ? Ceci, tout simplement, que nous étions les sujets de l’histoire et que nous en sommes à présent les objets. Le rapport des forces s’est renversé, la décolonisation est en cours ; tout ce que nos mercenaires peuvent tenter c’est d’en retarder l’achèvement.
Encore faut-il que les vieilles « métropoles » y mettent le paquet, qu’elles engagent dans une bataille d’avance perdue toutes leurs forces. Cette vieille brutalité coloniale qui a fait la gloire douteuse des Bugeaud, nous la retrouvons, à la fin de l’aventure, décuplée, insuffisante. On envoie le contingent en Algérie, il s’y maintient depuis sept ans sans résultat La violence a changé de sens ; victorieux nous l’exercions sans qu’elle parût nous altérer : elle décomposait les autres et nous, les hommes, notre humanisme restait intact ; unis par le profit, les métropolitains baptisaient fraternité, amour, la communauté de leurs crimes ; aujourd’hui la même, partout bloquée, revient sur nous à travers nos soldats, s’intériorise et nous possède.
L’involution commence : le colonisé se recompose et nous, ultras et libéraux, colons et « métropolitains ». nous nous décomposons. Déjà la rage et la peur sont nues : elles se montrent à découvert dans les « ratonnades » d’Alger. Où sont les sauvages, à présent ? Où est la barbarie ? Rien ne manque, pas même le tam-tam : les klaxons rythment « Algérie française » pendant que les Européens font brûler vifs des Musulmans. Il n’y a pas si longtemps. Fanon le rappelle, des psychiatres en congrès s’affligeaient de la criminalité indigène : ces gens-là s’entre-tuent, disaient-ils, cela n’est pas normal ; le cortex de l’Algérien doit être sous-développé. En Afrique centrale d’autres ont établi que « l’Africain utilise très peu ses lobes frontaux ». Ces savants auraient intérêt aujourd’hui à poursuivre leur enquête en Europe et particulièrement chez les Français.
Car nous aussi, depuis quelques années, nous devons être atteints de paresse frontale : les patriotes assassinent un peu leurs compatriotes ; en cas d’absence, ils font sauter leur concierge et leur maison. Ce n’est qu’un début : la guerre civile est prévue pour l’automne ou pour le prochain printemps. Nos lobes pourtant semblent en parfait état : ne serait-ce pas plutôt que, faute de pouvoir écraser l’indigène, la violence revient sur soi, s’accumule au fond de nous et cherche une issue ? L’union du peuple algérien produit la désunion du peuple français : sur tout le territoire de l’ex-métropole, les tribus dansent et se préparent au combat. La terreur a quitté l’Afrique pour s’installer ici : car il y a des furieux tout bonnement, qui veulent nous faire payer de notre sang la honte d’avoir été battus par l’indigène et puis il y a les autres, tous les autres, aussi coupables – après Bizerte, après les lynchages de septembre, qui donc est descendu dans la rue pour dire : assez ? – mais plus rassis : les libéraux, les durs de durs de la gauche molle. En eux aussi la fièvre monte. Et la hargne. Mais quelle frousse ! Ils se masquent leur rage par des mythes, par des rites compliqués ; pour retarder le règlement de comptes final et l’heure de la vérité, ils ont mis à notre tête un Grand Sorcier dont l’office est de nous maintenir à tout prix dans l’obscurité. Rien n’y fait ; proclamée par les uns, refoulée par les autres, la violence tourne en rond : un jour elle explose à Metz, le lendemain à Bordeaux ; elle a passé par ici, elle passera par là, c’est le jeu du furet. À notre tour, pas à pas, nous faisons le chemin qui mène à l’indigénat. Mais pour devenir indigènes tout à fait, il faudrait que notre sol fût occupé par les anciens colonisés et que nous crevions de faim. Ce ne sera pas : non, c’est le colonialisme déchu qui nous possède, c’est lui qui nous chevauchera bientôt, gâteux et superbe ; le voilà, notre zar, notre loa. Et vous vous persuaderez en lisant le dernier chapitre de Fanon, qu’il vaut mieux être un indigène au pire moment de la misère qu’un ci-devant colon. Il n’est pas bon qu’un fonctionnaire de la police soit obligé de torturer dix heures par jour : à ce train-là, ses nerfs vont craquer à moins qu’on n’interdise aux bourreaux, dans leur propre intérêt, de faire des heures supplémentaires. Quand on veut protéger par la rigueur des lois le moral de la Nation et de l’Armée, il n’est pas bon que celle-ci démoralise systématiquement celle-là. Ni qu’un pays de tradition républicaine confie, par centaines de milliers, ses jeunes gens à des officiers putschistes, il n’est pas bon, mes compatriotes, vous qui connaissez tous les crimes commis en notre nom, il n’est vraiment pas bon que vous n’en souffliez mot à personne, pas même à votre âme par crainte d’avoir à vous juger. Au début vous ignoriez, je veux le croire, ensuite vous avez douté, à présent vous savez mais vous vous taisez toujours. Huit ans de silence, ça dégrade. Et vainement : aujourd’hui, l’aveuglant soleil de la torture est au zénith, il éclaire tout le pays ; sous cette lumière, il n’y a plus un rire qui sonne juste, plus un visage qui ne se farde pour masquer la colère ou la peur, plus un acte qui ne trahisse nos dégoûts et nos complicités. Il suffit aujourd’hui que deux Français se rencontrent pour qu’il y ait un cadavre entre eux. Et quand je dis : un…
La France, autrefois, c’était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d’une névrose.
Guérirons-nous ? Oui. La violence, comme la lance d’Achille, peut cicatriser les blessures qu’elle a faites. Aujourd’hui, nous sommes enchaînés, humiliés, malades de peur : au plus bas. Heureusement cela ne suffit pas encore à l’aristocratie colonialiste : elle ne peut accomplir sa mission retardatrice en Algérie qu’elle n’ait achevé d’abord de coloniser les Français. Nous reculons chaque jour devant la bagarre mais soyez sûrs que nous ne l’éviterons pas : ils en ont besoin, les tueurs ; ils vont nous voler dans les plumes et taper dans le tas.
Ainsi finira le temps des sorciers et des fétiches : il faudra vous battre ou pourrir dans les camps. C’est le dernier moment de la dialectique : vous condamnez cette guerre mais n’osez pas encore vous déclarer solidaires des combattants algériens ; n’ayez crainte, comptez sur les colons et sur les mercenaires : ils vous feront sauter le pas. Peut-être, alors, le dos au mur, débriderez-vous enfin cette violence nouvelle que suscitent en vous de vieux forfaits recuits. Mais ceci, comme on dit, est une autre histoire. Celle de l’homme. Le temps s’approche, j’en suis sûr, où nous nous joindrons à ceux qui la font.
Jean-Paul Sartre
Préface à l’édition 1961 des Damnés de la terre de Franz Fanon