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La part de la plèbe / Alain Brossat (entretien avec Alexandre Costanzo et Daniel Costanzo)

Dans ta démarche, la politique est la catégorie centrale, et on la retrouve problématisée entre le carnaval des Tondues au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, – ces femmes sur lesquelles s’acharnaient les foules après la Libération pour avoir couché avec l’occupant allemand –, d’ouvrages sur le stalinisme, la mémoire des camps ou encore le territoire de la prison, cette étrange institution saisie comme une survivance de barbarie… Mais aussi au détour du serviteur qui ira vérifier face au maître le principe d’égalité et du « corps de l’ennemi » où tu suis les déplacements des discours portant sur la figure paradoxale du monstre politique dans nos sociétés. Aussi, en y regardant de plus près, on dira que le principal sillon semble être celui la « violence » cartographiée au détour de termes qui reviennent sans cesse (barbarie, désastre, sauvagerie, plèbe). Or cette « sauvagerie » est déployée entre d’un côté une déconstruction de la fable démocratique qui cherche à immuniser la société contre des figures de la violence ou de la souffrance et, de l’autre, dans un appel à une « résistance infinie » comme le portrait des contours incertains et parfois sauvages de la « politique qui vient ». Pourrais-tu dans un premier temps revenir sur cette tension ou du moins définir la singularité de ta démarche ? Mais aussi préciser ce qu’il en est des figures de l’ennemi qu’une société se fabrique ? Car au fond, il y a toute une série de personnages qui circulent dans ton œuvre entre les tondues, le prisonnier ou le criminel, le fou et la maladie, la plèbe, le terroriste ou le monstre politique, et ces personnages sont bien souvent les épouvantails que notre monde se donne comme les figures de l’ennemi.

J’ai l’impression que nous tournons un peu en rond, que nous ne sommes jamais vraiment sortis de ce qui a formaté nos premières indignations et nos premiers pas de côté, à l’adolescence, à savoir cette « idée », mais qui n’en est pas vraiment une, qui est plutôt une sensation première qui n’a jamais cessé de nous envelopper et qui adhère à nos méninges comme une espèce de glu, cette « idée », donc selon laquelle les sociétés dans lesquelles nous vivons, les régimes politiques qui y sont, semble-t-il, solidement établis sont (seraient) fondés sur un mensonge constitutif, constitueraient tout un domaine d’apparence ou plutôt un mode d’apparition et même d’auto-affirmation qui serait intrinsèquement et constamment fallacieux, abusif, illusoire. Que ces sociétés, ces régimes se définissent, se présentent, se légitiment en mettant en avant un certain nombre de positivités et que la charge de la posture critique ou des pôles de radicalité (que nous nous attribuons d’office) s’épuiserait au fond à détecter les éléments de négativité que recèlent, cachent, refoulent ces prétendues positivités.
Je dis que nous tournons en rond, parce que j’ai l’impression que, d’une génération à l’autre (une génération nous sépare), nous recommençons le même geste, avec des outils différents : avec Sartre et Marx, nous démasquions, dans les années 1960-70, pêle-mêle, la double morale de la bourgeoisie et le misérable miracle de la modernisation capitaliste ; avec Rancière et Badiou, vous vous êtes activés, au tournant du siècle dernier, à arracher le masque de la démocratie de marché ; vous avez dit, avec Rancière notamment : la vraie démocratie, ce n’est pas ça, c’est tout autre chose – bref, le présent politique est fondé sur l’entretien de ce mensonge perpétuel consistant à « nous » faire prendre des vessies pour des lanternes, un régime aux traits oligarchiques irrécusables pour la démocratie.
La question pour moi n’est pas tant de savoir si cette « idée » du mensonge constitutif sans cesse reprise par un nouveau bout est vraie, si elle permet des descriptions probantes et vérifiables d’un état de réalité – elle le permet assurément à plus d’un titre –, mais plutôt si elle n’appartient pas au registre de ces vérités qui enferment et qui empêchent la pensée de se renouveler, de se déplacer et de déployer de nouvelles puissances… Cette idée/sensation du mensonge originaire est-elle vraiment aussi forte qu’elle en a l’air, et n’y aurait-il pas moyen de s’en émanciper pour tenter de penser le présent sous d’autres conditions ? – voilà la question que je me pose.
Mais quel rapport, me direz-vous, entre cette question très générale et les questions plus circonstanciées que vous me posez à propos de mon travail ? Pour moi, ce rapport s’établit tout naturellement : l’habileté avec laquelle vous parcourez mes différents chantiers en les jalonnant à l’aide de quelques mots clés et motifs récurrents me conduit sans coup férir à cette question désolante : et si mon travail n’était pas, précisément, enfermé dans quelques présupposés jamais interrogés, dans quelques gestes devenus compulsifs et automatiques à force d’être répétés ? En effet, les personnages saillants que vous mentionnez – la tondue, le plébéien, le terroriste, l’émeutier, le migrant clandestin, etc., – sont, dans tous mes essais, les truchements, voire les otages, d’une présentation, plus ou moins dramatisée, de l’envers violent du décor qui entoure et met en valeur les positivités évoquées plus haut. Ils désignent un dehors constamment litigieux et énigmatique car toujours pris dans un agencement complexe d’exclusion et d’inclusion. L’idée étant au fond, et elle me vient entre autres de Foucault, que c’est paradoxalement sur les marges que se montre le cœur des choses, ou bien encore, dans ces « gestes obscurs » qui enferment le fou, criminalisent le clandestin, humilient la tondue que se dévoile l’effectivité du pouvoir ou le secret d’une situation. Et donc, on est toujours pris dans ce geste consistant à se déplacer vers les bords, vers les marges, à inverser l’angle de vue sur telle ou telle séquence passée ou présente pour arracher le masque, organiser la résistance dans le discours, perforer l’ordre des discours, dénoncer le tour fantasmagorique du « parler correct » dans nos sociétés pour produire des effets de vérité, des effets de retour du vrai faisant brèche dans la cuirasse du grand mensonge qui enveloppe toute réalité perçue aux conditions des positivités accablantes… Telle est donc la question toute bête que je me pose – le geste critique ne subit-il pas un appauvrissement singulier, en référence au programme de « la critique » qu’esquisse Kant, lorsqu’il s’épuise pour l’essentiel à débusquer le mensonge et la violence du « système » – sous quelque angle que ce soit ? Ne sommes-nous pas trop exclusivement « critiques » en ce sens de la dénonciation et insuffisamment « artistes » au sens de l’affirmation pure ou de la création – de la présentation de nos propres positivités, là où nous aurions établi entre nous et le « grand mensonge » quelque chose comme une distance souveraine ?

En effet, notre description de ton œuvre était bien générale, et elle proposait un décor schématique en guise d’introduction pour te demander de fixer quelques gestes qui caractérisent ta démarche. Et tu indiques ces chemins, ces sillons, en effectuant un pas de côté, en écartant du moins ce que tu caractérises comme le thème du « mensonge constitutif » dans lequel se verrait piégée une adolescence de la pensée tournant à vide. On pourrait revenir sur cette appréhension des choses, mais tu parles de ce qui permet à la pensée de se renouveler, de se déplacer, de déployer de nouvelles puissances. Tu proposes de penser le présent sous d’autres conditions, d’inverser l’angle de vue sur telle ou telle séquence pour appréhender l’effectivité d’une situation, mesurer ces gestes obscurs, de se déporter vers les marges. Et ce seraient là des gestes humbles qui viendraient perforer l’ordre des discours, ouvrir des brèches. Mais précisément pourrais-tu nous donner des exemples de ces brèches dans ton œuvre, et du coup de ce qu’elles affirment comme puissances nouvelles ?

A vrai dire, puisqu’il était question de retravailler la question de la violence, je voulais essayer d’envisager sur de nouveaux frais la question de savoir à quel titre et sous quelle forme ce monde du présent dans lequel nous sommes immergés nous fait violence. Je voulais questionner cette sorte d’évidence molle selon laquelle la première des violences que ce monde nous ferait subir tiendrait au fait qu’il nous ment constamment et depuis toujours, ce monde, sur sa constitution, qu’il ne cesse, dans toutes ses dimensions, de se parer de titres qu’il n’a pas, d’usurper des mots glorieux ou puissants, de développer tout un théâtre de la représentation dont il nous faudrait, en bons platoniciens, dénoncer les illusions, les abus et les subterfuges. C’est bien cela, me semble-t-il, le paradigme négatif de cette démocratie planétaire contemporaine qui tenterait d’imposer ses titres à gouverner le monde et à être l’horizon indépassable de notre temps avec d’autant plus d’intolérance qu’elle serait le tout autre de ce qu’elle affirme être – une oligarchie réelle costumée en pouvoir du peuple. Telle serait donc la première des violences que nous ferait subir ce monde-là, une violence qui, en vérité, recèlerait en puissance toutes les autres. Et telle serait, du coup, la situation originaire qui nous assignerait le rôle, je n’ose dire la mission ou le sacerdoce, de vouer nos forces à déchiffrer cette imposture et à la dénoncer. Mais le risque n’est-il pas alors que, nous attachant à cette position, nous entrions de notre propre gré dans un agencement où nous ne ferions que tenir notre rôle, celui de l’opposant ou de l’imprécateur, du rebelle, dans un dispositif général qui, quoique nous en ayons, nous aurait de toute éternité programmés à l’avance et inclus ? La question posée est assurément deleuzienne, elle est celle de savoir comment différer vraiment, et casser la machine « dialectique » qui assigne d’emblée sa place au négatif, à l’intérieur du système et à ses conditions. L’incapacité des protagonistes les mieux renommés de la critique contemporaine du « total-démocratisme » (Rancière, Nancy, Balibar…) à différer dans la langue d’avec cette violence que fait subir le régime oligarchique contemporain au mot démocratie, la condition un peu pathétique à laquelle ils se trouvent réduits de se présenter (se subjectiver ?) comme les promoteurs de la vraie démocratie contre ses usurpateurs n’est-elle pas le symptôme de cette difficulté à s’arracher à la force d’attraction de ce champ hégémonique dans lequel, disons, tout usager du mot « démocratie » a sa place – fût-il un contempteur véhément de la démocratie de marché et de ses horreurs ? La question est donc tout à fait distincte : dans le contexte présent d’occupation du mot démocratie, au sens le plus violent du mot occupation, est-il bien sûr que nous n’ayons d’autre choix que de résister jusqu’à sa « libération », comme on résiste pour libérer un pays, un territoire occupé ? Est-ce bien ainsi que les choses se passent, lorsque des enjeux se cristallisent à la jointure du politique et du linguistique ? Ayant été longtemps un trotskiste de stricte obédience, je suis porté à oser ici une comparaison : des décennies durant, nous nous sommes battus pour disputer le nom du communisme aux staliniens qui l’avaient accaparé et le déshonoraient. L’issue de cette bataille où plus d’un a laissé sa peau n’a pas été celle que nous escomptions : si le destin a tranché, ce n’est pas en accordant sa faveur à l’un ou l’autre camp mais plutôt en dissolvant la situation sur le terreau de laquelle cette dispute faisait rage, en pulvérisant la question elle-même. Aujourd’hui, le mot communisme est un peu désoccupé, désœuvré, dépeuplé autant au moins que le mot démocratie est surpeuplé, occupé à mort et surinvesti. Pourquoi n’en irait-il pas de même de la bataille qui fait rage aujourd’hui entre les défenseurs de la démocratie contre l’idéologie du « démocratisme » (Rancière, en écrivant la Haine de la démocratie, défend la démocratie authentique contre les imposteurs de la démocratie de marché comme Trotsky faisait rempart de son corps devant Marx en écrivant Défense du marxisme où il dénonce les falsifications staliniennes) ?
A moins d’attribuer au mot démocratie un statut équivalent à celui du corps impérissable du roi (celui d’une substance suprasensible, une et indivisible, corps sacré de toute politique), on peut raisonnablement imaginer que, une nouvelle fois, c’est la configuration même de l’affrontement mettant aux prises des promoteurs du Nom de la Démocratie à d’autres, comme aux plus beaux temps de la Réforme, qui volera en éclats, le signifiant maître de toute cette empoignade devenant tout à coup indistinct, ayant perdu toute puissance et toute aura… Ce modèle du changement de terrain (Althusser) substitué à celui de la résolution d’un « problème » (au règlement d’une querelle) dans les termes où ils sont posés est familier aux épistémologues. Il s’applique aussi à la sphère des débats politiques et les discontinuités qui s’y constatent ont pour corollaire la subite désaffection de mots puissants qui, la veille encore, apparaissaient comme d’incontournables opérateurs de toute pensée ou action politique.
Il me semble bien que ceux qui considèrent que la démocratie présente une unité substantielle et que celle-ci est de nature juridique (un corps de lois) et institutionnelle et que ceux qui se font les défenseurs de la démocratie contre ses détracteurs (supposés, en l’occurrence, dans l’essai de Rancière susmentionné) dont l’unité s’énoncerait en terme d’opération – une seule et même opération de présentation de l’égalité au rebours des « comptes » inégalitaires, indéfiniment réitérable au gré de l’hétérogénéité des situations – ont davantage en commun qu’ils ne divergent sur le fond. Ils pensent la politique en général sous le couvert et aux conditions de l’Un indivisible, d’une idéalité sans alternative, d’un concept dont la compacité efface les puissances du moléculaire et les virtualités du multiple. De ce point de vue, les soulèvements arabes récents ont été un test probant. Face à la normalisation démocratique (ici aussi, le mot normalisation doit être entendu dans toute sa violence – les militaires égyptiens de l’ère post-Moubarak sont des Husak à la puissance 10) que les chancelleries et les supposées élites occidentales appellent de leurs vœux, toutes sortes de flux d’aspirations populaires, plébéiennes, juvéniles, féminines, d’intensités utopiques, hétérotopiques, millénaristes, etc., se sont manifestées, qui sont entrées en conflit plus ou moins frontal (violent, sanglant en Egypte, en tout cas) avec les visées des normalisateurs plus ou moins adoubés par les puissances occidentales. Dans ce contexte, le Nom de la Démocratie appartient à ceux qui organisent les élections générales, à ceux qui les emportent (les Frères musulmans !), à ceux qui entreprennent d’aligner la vie politique et institutionnelle de leur pays sur le supposé « modèle » de la démocratie occidentale, en y intégrant les particularités locales. Le Nom de la Démocratie appartient à ceux qui font profession de se mettre en conformité avec la normativité d’une politeia dont tout, dans le présent et le destin en Occident clament la crise et la déréliction. Tel est bien le piège implacable dans lequel les logiques du présent tendent à enfermer les énergies formidables qui se sont libérées, dans les pays arabes, au cours de l’année 2011.
Dans un tel contexte, n’est-il pas évident que le pur et simple Nom de la Démocratie échoue à nommer l’ensemble de ces gestes, mouvements, actes, paroles, affects qui constituent la part ingouvernable et adversative à la normalisation de ce processus ? Faire des jeunes révolutionnaires de la Place Tahir qui ont immédiatement discerné dans l’opération électorale une tentative d’interrompre le mouvement, un geste thermidorien, des « démocrates radicaux », voire des démocrates qui s’ignorent, n’est-ce pas passer radicalement à côté de ce que ces intensités comportent de diversité, d’indétermination, de variabilité ? La vie politique, lorsqu’elle comporte un élément de nouveauté, lorsqu’elle produit des déplacements effectifs, lorsqu’elle fait événement bouscule aussi les nomenclatures les mieux assises. C’est dans l’après-coup que l’événement reçoit son nom pour l’Histoire. Et donc décréter qu’envers et contre tout, les jeunes de la place Tahir, composition multiple d’énergies irréductibles les unes aux autres, « font de la démocratie », sans le savoir ou en le sachant, ce n’est pas rendre justice à leur capacité de réinventer le monde laquelle est, selon Hanna Arendt, le propre de la politique vive. C’est reprendre, sur un mode mineur, certes, mais avéré, le geste violent de la normalisation. Et donc, pour boucler la boucle de cette partie du questionnement, le geste philosophique à promouvoir aujourd’hui serait plutôt celui qui consiste à se rendre disponible à ces poussées de réinvention du monde plutôt que de persévérer dans la posture de la dénonciation des impostures ou de propagation de la vraie foi. Ce qui suppose une capacité effective de se déplacer, de creuser des écarts, de différer – d’avec soi notamment. J’aime assez, de ce point de vue, et même si la chose peut paraître anecdotique, la façon dont les inculpés de Tarnac, plutôt que devenir les administrateurs perpétuels de leur martyrologe, se sont métamorphosés en scieurs en long. C’est assez nietzschéen, à l’aune des temps actuels…

Ton propos polémique tourne autour de la dispute qui se joue autour du nom « démocratie », telle du moins que tu la reconstruis, et de la manière dont Jacques Rancière, entre autre, aura conceptualisé la chose politique. Cette approche semble par moment enfermer ces pensées dans une alternative un peu trop schématique (la fonction critique et le gardiennage de ce qu’est l’événement de la politique) en oblitérant au passage ce qu’elles ouvrent comme puissances chacune à leur manière. On a du mal à souscrire à bien des expressions, des tournures et parfois aux contours du tableau général que tu présentes, cependant il ne s’agit pas pour nous ici de rentrer dans cette discussion mais d’essayer de saisir le chemin que tu proposes. Dans ton tableau, tu nous dis au fond deux choses nouées. D’un côté, toute une génération aura finalement enfermé ou rétréci ce qu’est la « vie politique » : il y a des angles morts, des champs aveugles et des territoires oubliés… Et, de l’autre côté, cette dispute portant sur ce qu’est le réel de la démocratie est de toute manière perdue d’avance. Aussi le chemin que tu esquisses ira croiser au fond ce que Foucault pointait comme la « part de la plèbe » en identifiant des énergétiques de l’échappée ici ou là. Ce serait ces « lieux » aux contours improbables dans lesquels on pourrait indexer ces gestes obscurs, ces déplacements, ces « poussées », ces « capacités de réinvention du monde » propres à la singularité de chaque situation. On aurait aimé là encore que tu explicites cela avec les personnages qui circulent dans ton œuvre : les tondues, les monstres politiques, les émeutiers, les migrants, les malades, les plébéiens ou les criminels qui sont bien souvent les « figures de l’ennemi »… Mais on voulait surtout revenir pour avancer autrement à la manière dont tu définis notre régime comme « démocratie immunitaire » dont l’injonction subjective serait celle d’un noli me tangere. Pourrais-tu revenir sur cette conception du « ne me touche pas » ? Car au fond qu’est-ce que c’est cette chose qu’il ne faut pas toucher ?

Je vois bien que la pacification des mœurs continue à faire ses victimes collatérales et qu’en bons sujets de la démocratie immunitaire, vous êtes portés à rabattre le débat sur la polémique, dans son sens le plus péjoratif, dès lors qu’il trouve une certaine vivacité à tenter de s’émanciper de la codification habermassienne des procédures correctes de la « discussion ». Si vous aviez vu sur quel ton se menaient les débats, y compris entre amis politiques, dans les années 1970 ! Votre hyperesthésie à l’affect (à peine) passionné qui soutient l’argumentation est à sens unique. Ce que vous oubliez volontiers, c’est qu’il est ici le contrechamp de la morgue et du mépris si souvent rencontré au détour de ces phrases où est écarté d’un geste dont la tournure aristocratique n’échappe qu’aux distraits, « le bavardage inconsistant de la plèbe ». Bref, vous me voyez, avec cette discussion, englué dans les idées fixes, ressassant de vieilles rancunes intempestives, et vous en êtes bien fâchés, tant vous préféreriez que la paix et l’harmonie règne parmi ceux qui sont convoqués à composer l’Académie des philosophes dangereux et indomptés. Mais permettez-moi de voir les choses autrement : de la même façon que la politique vive est rare et intermittente, les vrais débats cristallisés à la jointure du philosophique et du politique, les points de discorde où se discernent des enjeux qui fassent époque et ne soient pas destinés à amuser la galerie ne sont pas légion. Notre capacité de porter des diagnostics sur le présent est évidemment tributaire de la façon dont nous saurons ou non saisir ces points de cristallisation et les expliciter. Une fois qu’une conviction est arrêtée sur ce point, c’est non pas vaine obstination mais suite dans les idées que revenir sur ces points de friction. La rhétorique élusive des questions qui fâchent, consistant à les décrier comme des « obsessions », des « marottes », m’est très familière – ceux qui se battent sans relâche contre le droit de conquête concédé à l’Etat d’Israël par les grandes puissances et une bonne partie des opinions occidentales en connaissent bien la tournure, qui se font traiter tous les jours d’ « obsédés » de la question palestinienne, d’anti-sionistes obsessionnels, etc. Il en va ici de même, toutes choses égales par ailleurs, naturellement : considérer que le partage du signifiant-maître de la politique (« la démocratie ») entre nos amis et nos ennemis politiques est une des apories majeures qui grèvent notre propre constitution politique et celle de ceux avec lesquels nous sommes appelés à former du « commun », du collectif, du « nous » politique – ce n’est pas là le symptôme d’un tempérament obsessionnel mais plutôt la manifestation d’une volonté qui s’attache à ne rien céder sur ce qui fait litige et qui, pour ce motif même, ne rechigne pas à remettre toujours les questions qui fâchent sur le tapis.
Dans la guerre des discours qui fait rage, depuis le tout début du soulèvement tunisien, le slogan de la normalisation escomptée par cet Occident que ces mouvements ont non seulement pris de cours mais souffletés a été, constamment : démocratisation. Or, ce que nous avons vu, c’est que ces mouvements étaient traversés par toutes sortes de flux hétérogènes, des flux égalitaires, anti-autoritaires, féministes, de spiritualités diverses, des flux anarchistes, pan-arabes, révolutionnaires, des flux de toutes sortes informant des pratiques et des actions, nourrissant des espérances sans dénominateur commun. C’est ce signe du multiple et de l’indéterminé, de l’éternel retour dans l’inédit même que je serais porté à retenir ici, plutôt que celui de l’ « autre démocratie » qui ne fait pas justice à la puissance de descellement de ce soulèvement par vagues. La recherche d’un principe unificateur, d’un concept unique (et présentable) sous lequel se subsume cette multiplicité porte la marque d’une hésitation à larguer les amarres de pensée encadrée et légitimée par la tradition. Au fur et à mesure que s’accumulent les phénomènes et événements, que s’épaissit le trait des processus indiquant que le cours de l’Histoire vivante se désoccidentalise, que les points de cristallisation et les lieux où « les choses se décident » se déplacent vers d’autres espaces, notamment les post-colonies (un « paysage » nouveau dont les soulèvements arabes sont une saisissante manifestation), la question de la faculté de nommer, de trancher sur la nomenclature destinée à désigner ce qui advient, ce qui est en cours, ce qui constitue l’enjeu de la lutte et le but de l’espérance devient toujours plus sensible – et litigieuse. La violence normalisatrice et hégémoniste avec laquelle le discours des médias, des élites, des gouvernements et des organisations humanitaires occidentaux place l’auto-activité protéiforme de ces multitudes qui, en Chine continentale, affrontent l’autorité autour de questions salariales, environnementales, sanitaires, liées aux croyances et aux opinions (etc.) sous le double signe de la « lutte pour la démocratie » et du « combat pour les droits de l’homme » (produisant des effets de colonisation idéologique à l’intérieur même de cet espace), est une manifestation saillante de la lutte pour la maîtrise des discours, du récit de l’Histoire contemporaine dont l’Occident s’est toujours considéré comme le détenteur naturel. La projection de catégories dans lesquelles se trouve concentré à haute dose notre propre héritage culturel sur ces mondes autres engagés dans des processus de mutation sans précédent, où surgit un champ d’expérience politique inédit, où émergent des subjectivités politiques nouvelles est ce qui appelle de notre part davantage d’écoute que d’acharnement à nommer. Or, sur ce point, nos démocrates radicaux ne font guère entendre de différence par rapport aux démocrates institutionnels : ils pensent les uns et les autres que les ouvriers et les citoyens chinois qui se heurtent au pouvoir autoritaire sont en lutte pour « la démocratie », condition absolue pour que leurs revendications et leurs espérances soient homologables. La violence cachée de ce qui se tapit ici dans la lutte pour la dénomination et la perpétuation des récits occidentalocentriques est, proprement, infinie. Le maintien de l’hégémonisme occidental sur la conduite des récits passe par de tels décrets à propos du « nom de la chose ».
Au demeurant, il est bien évident que tout ce qui contribue à l’unification des discours sur la politique autour d’un unique signifiant a partie liée avec la désintensification de la vie politique, avec son évanescence croissante. Il ne s’agit pas de dire qu’il suffirait de faire rentrer dans leurs droits des mots ou syntagmes naguère puissants comme « révolution », « prolétariat », « lutte des classes », « communisme », pour assurer la renaissance du politique ; mais, à l’évidence, la raréfaction de la vie politique entretient un rapport étroit avec sa tendance actuelle à s’effectuer sous le signe compact d’un seul maître-mot – démocratie. Cette situation de quasi-monopole fait violence à la vie politique (dont le multiple est l’élément) et tout ce qui tend à donner force de loi et à asseoir l’autorité de ce régime discursif contribue, quel que soit le chemin qui y conduit, à renforcer cet effet. Je nomme plèbe, flux plébéiens ce qui résiste à cette unification et ne se décline, par définition, qu’au pluriel. Je nomme rétivité, déprise, soulèvement (surrection) les modalités selon lesquelles se manifestent des sujets plébéiens, ou plutôt se compose une subjectivité plébéienne, s’agrège un corps plébéien de la lutte. L’expérience historique contemporaine, au temps du libéralisme enragé (wildgeworden, Marx), c’est que le peuple ne retrouve ses capacités adversatives face à ses ennemis et face à l’Etat que sous la forme elle-même ensauvagée d’une plèbe sans statut de légitimité autre que celui qu’elle construit dans la lutte, qu’elle impose à l’ennemi – je veux dire : un peuple sans arrières, sans patrimoine historique, sans inscription dans quelque grande tradition que ce soit. Un peuple surgi de rien d’autre que de sa propre exaspération, laquelle peut bien être aussi sa propre intelligence. Ce peuple né de ces conditions où tous ceux qui le composent ont été poussés à bout par l’hybris contemporaine du Capital et de ses marionnettes – la Trinité « emblématique », comme on dit, DSK, Berlusconi, Ben Ali – est aujourd’hui le tout autre du peuple du suffrage universel, celui auquel il ne saurait sous aucune condition se superposer. Mais il est également, aussi massifs que soient les rassemblements qu’il forme à l’acmé de son soulèvement, bien différent du peuple de la grève générale appelé de ses vœux par l’aile radicale de la Seconde Internationale. Car c’est un pur et simple peuple de l’instant du soulèvement, le rien devenu tout, dans le pur éclat, la pure fraction de temps où prends corps l’événement. Un peuple (celui de la place Tahir) condamné à être stigmatisé, réprimé, criminalisé comme plèbe aussitôt qu’apparaissent les premiers signes d’affaiblissement du souffle qui l’a porté.
Tout conspire en ce sens, dans les conditions actuelles où les « prolétaires » à statut de naguère tendent à être traités par le Capital comme l’étaient, hier, les sujets coloniaux, à rendre floues les frontières entre plèbe et peuple – j’entends le peuple de l’événement, le peuple de la politique vive qui, en prenant corps, déplace les limites du possible. Cette transformation des conditions de la politique a son importance, si on la réfère, par exemple, à l’opposition que théorisait Foucault entre le peuple des organisations, de la mémoire collective, de la légitimité institutionnelle (le peuple de Charonne) et la plèbe des sans noms (les massacrés du 17 octobre 1961).

Quand il s’agit d’égalité, de liberté ou d’émancipation, nous devons tout aux soulèvements populaires disait Marat. On pourrait mettre ces propos en exergue de notre entretien avec l’embarras qu’ils suscitent. Car voilà ce que sous-tendait notre question : si le noli me tangere décrit le principe subjectif caractérisant nos sociétés, on comprend intuitivement ce qu’il y a parmi ces choses un peu effrayantes auxquelles il ne faut pas toucher. Et c’est précisément ce qui se joue sous les termes de « soulèvements populaires », de « peuple », de « plèbe ensauvagée », ce qui déborde ici ou là et que tu présentes comme des flux hétérogènes, multiples et indéterminés. C’est ce qui advient dans des mouvements de déprise, des échappées, des gestes irréductibles ou lorsque tu parles aussi d’un peuple sans arrière, sans statut de légitimité autre que celui qu’il se construit ici et maintenant dans la lutte : le peuple de l’événement. On ne peut que souscrire à ces mots, on entend également, contrairement à ce que tu penses, parfaitement les antagonismes que tu fixes en déconstruisant le régime discursif dont « démocratie » serait l’opérateur – ou l’emblème pour le dire à la manière d’Alain Badiou. Et on ne peut que souscrire aussi à cet écart pointé entre un « peuple des organisations » et l’émergence d’une « plèbe des sans noms »… Ceci dit, tu nommes au fond « plèbe » ce qui vient embarrasser, bouleverser l’ordre des choses aussi bien qu’un ensemble de traditions politiques ou la pensée, de sorte que tu assumes un gardiennage de ce « dehors » dans sa singularité. Mais on sait que le problème est également de savoir ce qui advient de ces « purs éclats », de ce « peuple de l’événement » ? Ou comment établir ce « commun » qui aura inventé ici et maintenant des possibilités inouïes ? L’autre manière de poser la question est au fond celle-ci : comment une philosophie l’accueille ? Qu’en a-t-elle fait ? Ou comment elle l’affirme ? Par exemple, si Jacques Derrida invoque une « démocratie à venir » qui tomberait sous le coup de tes critiques, il a surtout construit une pensée pour appréhender des points de fuite dont « différence », « trace », « possible impossible » pourraient être les noms. C’est ce que l’on pourrait appeler également « de l’hétérogène » ou du « dehors » chez Michel Foucault ou encore le présupposé de l’égalité dans la démarche de Jacques Rancière… Alors pour reprendre le fil de notre discussion, on dira que ton objet est, parmi de nombreuses figures, cette chose embarrassante, la « plèbe ensauvagée » comme le creuset d’une triple opération. D’une part, elle exige une translation vers les marges comme un déplacement des perceptions, des angles de vue, des affectivités, et elle devient du coup l’opérateur d’un éclatement d’un certain ordre des discours figeant entre autre ce qu’est la politique. De sorte qu’elle est enfin le site de l’événement, du multiple, du pluriel, de la « vie politique » dont tu assumes le gardiennage.

J’entends bien qu’il y aurait quelque chose de profondément ridicule à s’établir dans la position du « gardien de la plèbe » comme d’autres s’auto-instituent dans celle de gardiens légitimes et étatiques du peuple républicain. Ce dont je suis convaincu, c’est que la politique doit être placée sous le signe de la multiplicité des référents et des signifiants et non pas sous celui de l’unification autour d’un signifiant-maître ou d’une Idée, de son effectuation sous le signe et dans l’horizon de l’Un-seul. Or, dans les conditions présentes où la désintensification de la vie politique, la désertification du champ politique entretiennent évidemment des relations étroites avec la tendance massive à l’unification de la sphère politique autour du mot puissant Démocratie, le nom de la plèbe survient en premier lieu comme ce qui rappelle la condition première de la vie politique, la pluralité et le conflit des référents. Le nom de la plèbe vient nommer la possibilité quand même de différer, dans ce champ, il est le signifiant de l’hétérogène et la marque de l’impossibilité d’achever la clôture sous le signe de l’Un. Le nom des « points de fuite », comme vous dites. Il sera aussi peut-être (dans la situation actuelle où le chaos organisé de l’économie néo-libérale produit une dérégulation massive des rapports sociaux et introduit dans les relations entre gouvernants et gouvernés, employeurs et salariés, riches et pauvres, un élément de brutalité sans précédent) ce qui aide à nommer tout ce qui vient, en quelque sorte, en supplément de l’exploitation capitaliste, du conflit entre capitalistes et salariés – tout ce qui, de l’immémoriale relation entre maîtres et serviteurs, se trouve réveillé par cet élément de violence innommable qu’introduit le capitalisme contemporain dans les rapports sociaux.
On voit bien comment, de plus en plus, le vocabulaire marxiste traditionnel au cœur duquel se trouve installé le motif de l’exploitation, de l’irréductible conflit qui oppose les capitalistes aux producteurs salariés, se trouve débordé par le retour de cette langue immémoriale où il est question de riches et de pauvres, de milliardaires en dollars et de sans- (papiers, domicile fixe, ressources, etc.), de maîtres et de serviteurs. Où la brutalisation des rapports sociaux trouve son expression dans la montée de motifs comme le mépris, l’humiliation, la dignité (bafouée), l’indignation, la fureur, la révolte, l’émeute – ceci sur fond de ce que l’on pourrait appeler une crise généralisée des formes de reconnaissance mutuelle qui se trouvaient établies au fondement des équilibres instables mais durables et des configurations où la complémentarité conflictuelle réglait les relations entre organisations patronales et syndicats, entre l’Etat-patron et les fonctionnaires, etc.
Ce qui est entré dans une crise durable, signe d’une « maladie » irréversible et incurable, avec la montée en puissance de l’économie liquide et du capital financier, ce sont toutes les formes d’institutionnalisation de la lutte des classes qui, en Europe notamment, s’étaient développées par paliers successifs depuis la fin du XIXe siècle. Le syndicalisme de masse, le réformisme de type social-démocrate et l’Etat social en étaient les piliers apparemment indestructibles. Or, en peu de décennies, tout ceci a été saisi d’une sorte de tremblement généralisé au point de perdre toute capacité de baliser, étayer et agencer le monde social et politique dans lequel nous vivons.
La tendancielle destruction de l’ensemble des dispositifs qui appareillaient la lutte des classes et agissaient à ce titre dans le sens de la modération des conflits a des conséquences incalculables. Sous nos latitudes mêmes, où prévalent encore des normes immunitaires élevées, des millions d’individus se retrouvent directement exposés, sans médiation, à la brutalité du système, aux assauts du capitalisme liquide et des procédures de dérégulation tous azimuts. Ces coups de boutoir pulvérisent les assurances identitaires et produisent une humanité qui, tendanciellement, va s’éprouver comme menacée dans son élémentaire intégrité. Tant il est vrai que l’effet du chaos organisé est de produire toute une série de fractures, de séparations, d’exclusions, de discriminations qui fragmentent et atomisent les groupes, détruisent les solidarités, isolent, désolent et tendent à faire douter certains de leur appartenance au corps commun de l’humanité générique – lequel n’existe qu’à la condition de la reproduction continue de ces mécanismes de reconnaissance que le système, dans sa rage destructrice contemporaine, travaille sans relâche à ruiner.
La plèbe sera alors tout simplement cette part de l’humain (de la population) qui ne consent pas à sa désolation programmée et qui politise à ses propres conditions les enjeux du « retour » de cette sorte d’Ancien régime spectral où le serviteur n’a rien d’autre à attendre du maître que le plus constant des mépris. Strauss-Kahn, sous cet angle, est mieux qu’un emblème – une allégorie, celle d’un monde où les maîtres désignent les serviteurs sous le nom de « matériel » et les voient comme le pur et simple truchement de l’assouvissement de leurs décrets et de leurs plaisirs. La plèbe, comme dans Les chants de Mandrin de Rabah Ameur-Zaïmèche, c’est le contre-champ de cette présomption sans limite, mais un contre-champ sans échange, sans langue commune, sans espace partagé. Qui s’étonnera que les châteaux brûlent, quand, du sein de la gauche socialiste, surgit ce type d’émule tardif du Divin Marquis ?
Alain Brossat
la Part de la plèbe / mai 2012
Entretien avec Alexandre Costanzo et Daniel Costanzo
Publié sur Ici et ailleurs
L’hyperlien deleuzo-guattarien, dans le propos d’Alain Brossat,
est made in le Silence qui parle.

La part de la plèbe / Alain Brossat (entretien avec Alexandre Costanzo et Daniel Costanzo) dans Agora film-socialisme2

Le mythe démocratique / Alain Brossat

« Be nice to America, or we will bring democracy to your country » (sticker humoristique arboré par certains automobilistes new-yorkais en réponse aux plus massifs « Support our troops in Afghanistan ! »)
La difficulté majeure de la « question démocratique » aujourd’hui ne se situe pas au plan des appellations, elle ne se laisse pas réduire à celle de sa définition adéquate (qui propose la meilleure définition de « la démocratie » – Karl Popper, Pierre Rosanvallon ou Jacques Rancière ?). Elle est, au fond, celle de la saisie du plan de réalité dans lequel cette question fait sens – et donc de ce qui en constitue le milieu effectif. C’est donc, à ce titre et en toute simplicité, une question ontologique.
Toutes les approches de « la démocratie » en général et de la démocratie contemporaine en particulier formulées en termes d’institution, de système de mœurs (« culture »), d’historicité, se référant à des conditions axiologiques (les fameuses « valeurs » démocratiques) ou encore à une axiomatique philosophique et politique (la démocratie, c’est le champ où fait rage la bataille pour l’égalité) – toutes ces approches sont non seulement « falsifiables », mais, plus grave, constamment récusées par ce que l’on pourrait appeler l’empiricité démocratique, un champ pratique sans cesse renouvelé et constitué par l’ensemble des décisions, gestes, routines, dispositifs, technologies constituant la supposée réalité démocratique du présent. Ceux qui, globalement, récusent cette empiricité, la définissant comme fausse démocratie, démocratie illusoire ou mensongère se condamnent à un platonisme de commodité : gardiens intransigeants de l’Idée démocratique contre toutes ses mauvaises imitations ou falsifications, ils réactivent l’opposition classique forgée par ce pastorat philosophique qui, veillant à l’intégrité des « belles » idéalités, fait de son conflit avec le réalisme politique le fondement de sa légitimité.
Si donc le plan de réalité dans lequel peut être saisie la démocratie, non comme substance ou « réalité » sur un mode naturaliste ou vériste, mais bien philosophiquement comme question, n’est ni celui de l’institution, ni celui des mœurs (usages), ni celui de la scène ou l’opération qui « vérifie » l’Idée – quel est-il donc ? Il est, aurait pu dire Foucault, s’il s’était jamais intéressé à cette question (qui, à l’évidence ne lui inspirait rien en particulier, ce que ses détracteurs s’empresseront d’inscrire à son passif, sans s’interroger plus avant sur les raisons de cette indifférence…) de deux ordres : celui des rapports de force(s) (des relations de pouvoir) et celui des discours. En d’autres termes, il n’y a rien dans la démocratie de substantiel qui ne s’effectue dans ces relations, ces interactions et ces « jeux ». Son « essence », c’est ce devenir perpétuelle, sans fond, cette mobilité infinie, ces déplacements et transformations constants que supposent les jeux de force(s) qui lui donnent consistance et l’établissent dans la durée.
La démocratie, tout particulièrement la démocratie contemporaine, ne s’identifie pas, contrairement à ce qu’affirme l’ensemble de ses thuriféraires, à la production d’éléments de réalité spécifiques, irrécusables – l’Etat de droit, les libertés publiques, le pluripartisme, les élections libres… – le propre de l’Etat démocratique étant, précisément, de disposer de la capacité illimitée, en tant que puissance incontrôlée, de suspendre, au nom de la nécessité (l’interprétation de celle-ci étant laissée à la guise de ses « décideurs ») tel ou tel de ces éléments réputés constitutifs de l’ordre et de la civilité démocratiques. La démocratie contemporaine s’identifie plutôt à son tracé, à ce qui l’apparente à une boule de feu ou une matière en expansion : elle est une « force qui va », sans pilote, sans finalité autre que le déploiement, l’expansion de sa puissance, l’impossible réalisation de ses fins – la conquête du monde.
Peut-on imaginer une machine qui ne serait pas un moyen en vue de réaliser telle ou telle fin, mais pur et simple système dynamique dont l’unique finalité (« autotélique ») serait de « continuer », poursuivre son chemin en augmentant sa puissance ? Si oui, ce serait la démocratie contemporaine, plutôt que Frankenstein ou tel automate ayant échappé au contrôle de son présomptueux inventeur.
Pour autant qu’elle est un bloc dynamique de puissance, en constante expansion jusqu’à ce qu’une puissance supérieure l’arrête et la disloque, une machine à construire des rapports de force(s), la démocratie contemporaine est strictement égale à ses pratiques et à ce qui en découle dans le monde en général et la société humaine en particulier. L’idéologie démocratique, elle, commence très précisément là où les penseurs libéraux (dans le sens anglo-saxon du terme) les mieux intentionnés tentent de nous convaincre que « la démocratie » comporte ce trait singulier qui la caractériserait en propre : elle recèlerait toujours une sorte d’excédent incalculable, de supplément d’âme éthique qui, demeurant irréductible aux imperfections de la « démocratie réelle », de l’institution démocratique (source, pour le public, de toutes les désillusions et désaffections), agirait constamment comme élément de relance de l’espérance et du programme démocratiques. Au fond, ce « plus » idéel de la démocratie contemporaine, cette écharde messianique fichée dans la chair de la grise quotidienneté démocratique, diraient nos benjaminiens, constituerait, du côté du Bien et du Juste, le symétrique exact et le contrepoids de ce qui constitue, du côté du Mal et de l’inique, la production du déchet humain, de l’en-trop, de l’humanité-jetable – les SDF, les sans-papiers, la population pénitentiaire etc. – qui sont le hors-champ rigoureux, rigoureusement inarticulable, de la vie démocratique dans les sociétés occidentales et assimilées.
Mais à l’examen, il apparaît surtout que ce supplément impalpable, ineffable et sublime, de la démocratie d’institution, quelle que soit la source ou la généalogie à laquelle on le réfère (« l’héritage des Lumières », la passion de l’égalité, la civilité démocratique, les racines chrétiennes ou juives de la démocratie occidentale…) en est surtout l’habit de lumière destiné à rendre l’intolérable supportable aux yeux du public démocratique – cela fait un certain temps déjà que, dans nos sociétés (par opposition à d’autres, régentées par des régimes dit sobrement autoritaires quand ils sont « amis » ou clients des démocraties occidentales et autocratiques, despotiques, tyranniques lorsqu’ils sont en délicatesse avec celles-ci), les Droits de l’homme sont un motif et un enjeu discursif destinés avant tout à asseoir et raffermir la légitimité du système et des élites gouvernantes, dans un subtil jeu de confrontation/dénonciation de ces « autres » qui les maltraitent ; les Droits de l’Homme, donc, comme matériau des rapports de force(s) et moyen de conduire la bataille perpétuelle (qui est la réalité effective de cette création continuée qu’est la puissance démocratique)… On pourrait désigner ce phénomène sous le nom de paradigme du Dalaï Lama – la bonne cause (les droits et libertés du peuple tibétain) et la bonne mine du saint homme, dieu vivant et politicien roué, comme moyens de poursuivre « par d’autres moyens, moins violents » (pour parodier Clausewitz) la lutte pour l’hégémonie, contre l’augmentation rapide de la puissance chinoise.

L’Un démocratique
La réalité démocratique contemporaine est égale à ce que sont les pratiques des Etats démocratiques contemporains, dans leur pure et simple effectivité, qui est dynamique et non statique, et dont l’élément (non institutionnel, prompt à se dérober à toute saisie intellectuelle et à toute description, à ce titre) est l’expansion de l’énergie, le jeu ou flux de puissance sur un mode toujours relationnel – dans le rapport à d’autres forces, à d’autres puissances dynamiques. La réalité démocratique contemporaine, et ce point est capital, « n’existe pas en premier lieu » sur un mode « interne », comme espace d’inclusion ou champ intégré plus ou moins clos, établissant sa normativité propre et exemplaire, nécessairement exemplaire face à tout ce qui en constitue l’extérieur ou l’« autre » déficient et coupable (les « dictatures arabes », par exemple).
La réalité démocratique contemporaine se manifeste et se décèle en premier lieu dans la relation qui s’établit entre l’Un démocratique et tout ce qui en est désigné, décrété, institué, pourrait-on dire, comme l’autre. L’ordre/désordre (le « chaos organisé » dans la langue du Monde diplomatique) du monde contemporain n’est pas tissé en premier lieu dans le lin blanc de l’ « exemplarité démocratique », la supposée salutaire pandémie démocratique qui attesterait la constance, envers et contre tout, l’existence d’un progrès historique et moral de l’humanité (Kant), cet ordre par antiphrase est fait du combat perpétuel pour l’hégémonie que livre la machine démocratique à cet « autre » multipolaire qu’elle s’invente tous les jours. Inversement, donc, tout ce qui s’énonce en termes de « supplément d’âme » démocratique, généralement formulé en termes axiologiques (les fameuses « valeurs ») est rigoureusement égal, comme le remarquait déjà l’historien italien Luciano Canfora, à l’idéologie du système (du bloc de puissance) démocratique. Par idéologie, nous entendons ici cet élément stratégique que constitue la mobilisation auto-légitimante du public, agencée sur toutes sortes de pratiques discursives ; la légitimation, comme enjeu idéologique, est toujours l’élément d’un combat : c’est toujours contre un autre, plus ou moins explicitement désigné, que se légitiment les démocraties – au temps de Périclès comme à celui des Bush. Le « nous, Athéniens », « nous seuls » que Thucydide fait entendre de façon lancinante dans le fameux discours de Périclès énonce ici clairement la donne.
Le régime intérieur modéré, tempéré et réputé tolérant des démocraties contemporaines doit être compris à cet égard comme un facteur essentiellement fonctionnel. Ce n’est pas « l’attachement aux valeurs » ni aucune espèce d’héritage en quête de fidélité qui ont pour effet que, dans les démocraties contemporaines, les modes de gouvernement traditionnels à l’injonction, à l’intimidation ou à la terreur ont massivement cédé la place à la consultation, la concertation, la suggestion, l’incitation, l’explication, l’optimisation, etc. Comme l’a démontré à satiété l’échec, en Europe de l’Est, du « communisme de caserne » d’inspiration stalinienne, des sociétés complexes, dotées de circuits d’intégration toujours plus allongés et différenciés ne peuvent être durablement gouvernées sur un mode autoritaire. Dans ce type de configuration, le gouvernement des vivants, pour atteindre son niveau d’efficience maximale, doit mobiliser et stimuler le consentement des gouvernés, passer par des formes d’adhésion massives, faire appel à leur discernement et à leur intelligence et ne pas spéculer pour l’essentiel, comme le fait le gouvernement traditionnel, sur leur crainte, leur ignorance et leurs divisions.
Il importe donc de bien comprendre que le supposé trait de moralité propre au gouvernement démocratique est indissociable des conditions de la gouvernementalité contemporaine – pour que des sujets modernes soient gouvernables sur le long terme et sans irrégularités majeures, il importe qu’ils le soient plutôt au consentement qu’à la contrainte, aux mécanismes de sécurité davantage qu’aux disciplines dures, voire à la terreur, etc. Ce n’est donc pas dans le domaine éthique ou sur un plan axiologique que se fait le départ entre les pouvoirs démocratiques et les « autres », ceux qui, génériquement, constituent leur « grand Autre » – c’est sur le terrain de l’efficience, du renforcement, du resserrement et de l’intensification de la relation gouvernants/gouvernés. En fin de compte, comme on l’a bien vu avec les dites « révolutions arabes » récentes, le partage ne se fait pas entre des pouvoirs moraux et des pouvoirs immoraux – un énoncé qui s’effondre de lui-même, puisque les supposés pouvoirs moraux ont soutenu avec une constance rare les supposés pouvoirs immoraux – jusqu’à l’instant de leur effondrement. Le partage effectif s’opère plutôt entre le gouvernement démocratique, comme mode de gouvernement, pastorat du vivant humain, fonctionnel et adapté aux configurations sociales, culturelles, historiques du présent, gouvernement intelligent et sophistiqué à ce titre et dans cette mesure seulement, et toutes ces formes de pouvoir bête, mimétique, cramponnées au plus obscur immémorial d’un pouvoir de prédation qui ne pourrait s’exercer que par la force brutale, la production de l’effroi perpétuel auprès des gouvernés, la « terrorisation » de la population…
Le gouvernement « intelligent » (démocratique) n’a rien de particulièrement moral, dans la mesure même où il est la condition de l’entretien de cette machine hégémonique qu’est elle-même, en acte, en situation, la puissance démocratique. Du point de vue de l’élaboration des conditions contemporaines du gouvernement humain, les démocraties sont simplement infiniment plus retorses que les plus rouées et impitoyables des tyrannies. Leur disposition première n’est pas le désir insatiable du Bien (des populations, de l’humanité…) mais un cynisme sans rivage. Le trafic constant qu’elles exercent avec la fausse monnaie des « valeurs » en dit suffisamment long à ce sujet. L’alliage unique de bavardage moral-humanitaire et d’actes de brigandage et de destruction à grande échelle (comme lors des campagnes successives des deux Bush en Irak) dont elles conservent jalousement le secret de fabrication est leur image de marque exclusive. Pour autant que les démocraties occidentales sont toujours davantage des démocraties du public et toujours moins, à rigoureusement parler, des régimes représentatifs, la dimension « éthique » de la mobilisation de leurs opinions joue un rôle toujours plus décisif, de même que la capacité de prendre l’ascendant sur les autres, sur l’Autre, en faisant valoir la supériorité morale du système démocratique sur tout ce qui ne l’imite ou s’y rallie. Les principes universels, les actions humanitaires, les Droits de l’homme se trouvent ainsi « embarqués » dans les jeux de force(s) au même titre que les moyens militaires, les pressions économiques et le reste. Parmi les composants de la puissance démocratique aujourd’hui (son hégémonie), l’idéologie est assurément le plus solide et le plus performant – dans le temps où, à l’évidence, les moyens traditionnels de la puissance occidentale sont sur le déclin.

Des mots puissants
Résumons. L’énoncé princeps du mythe démocratique aujourd’hui, comme mythe occidentaliste, est le suivant : les régimes démocratiques sont imparfaits, les puissances démocratiques se rendent coupables de bien des actions litigieuses voire criminelles. Mais la démocratie, comme idée, ayant scellé un pacte perpétuel avec l’Universel et les valeurs fondatrices de toute humanité, se tient hors de portée de ces défauts, mieux, elle est dotée d’une capacité infinie, inépuisable, de les corriger et de rétablir la légitimité de tout ce qui se trouve agencé sur son nom.
De ce jeu entre le sensible, le multiple, d’un côté, et l’intelligible, l’Un, de l’autre (le facteur constitutif de la réalité démocratique aujourd’hui) sa situation hégémonique sort toujours gagnante. Une vraie martingale philosophico-éthico-politique, tout comme le pro-videntialisme leibnizien avait sa martingale théologico-politique.
Au cœur de cette opération se détecte la captation par l’idéologie démocratique de tous les mots puissants et les grands noms que la modernité associe à sa supposée « sortie » (Kant) de la condition d’hétéronomie qui était celle des peuples et des sujets individuels dans les mondes traditionnels, dans les sociétés d’Ancien régime – humanité, liberté, égalité, dignité, droit(s)… Il s’agit bien de susciter auprès du public désormais mondialisé des jeux d’association, tels que tout se passe comme si, désormais, ces mots ne pouvaient faire sens qu’à la condition d’être associés à l’institution démocratique, à la démocratie-à-l’occidentale, et à quelques-uns des « signes particuliers » de celle-ci – le pluripartisme, les élections « libres », la « liberté de la presse » notamment. Or, à l’évidence, au fil de ces jeux d’association, ces mots magiques subissent des torsions, des formes de déperdition qui les rendent méconnaissables – il suffit de voir de quoi est fait le conseil d’administration et la composition du capital des grands quotidiens français, britanniques, états-uniens (etc.) pour savoir à quoi s’en tenir sur la qualité de cette tant vantée « liberté de la presse ». Il suffit de voir l’usage que font les gouvernements néo-libéraux d’aujourd’hui et leurs inspirateurs de motifs comme ceux de l’« équité » ou de la « dignité » pour se convaincre que, comme disait Paul Valéry, un mot devient « détestable », dans de telles circonstances, à avoir « plus de valeur que de sens » (il pensait en l’occurrence à l’usage inflationniste du mot « liberté »).
Et pourtant, rien n’est plus difficile aujourd’hui que d’émanciper des vocables comme ceux de liberté, égalité, communauté, fraternité… de leur mise aux normes par la machine démocratique. Un « apprivoisement » de ces notions en forme de rapetissement, une déperdition, un devenir-médiocre programmé de ces mots – n’est-il pas courant d’entendre aujourd’hui les gouvernants, les idéologues du régime démocratique contemporain soutenir que « la première de nos libertés, c’est la sécurité » ? Une inflexion est donc donnée à la notion de liberté (associée en premier lieu à l’expansion d’un sujet, son émancipation, son autonomie…) qui la redéploie tout entière du côté de la protection et de l’immunisation ou en termes plus concrets, dans les programmes politiques, de défense sociale face à l’ensemble des périls auxquels est censée être exposée la population. Il n’y a rien de surprenant à ce que, lorsque des notions fondatrices de la subjectivité collective des citoyens font l’objet de tels détournements, l’homme ordinaire en vienne à éprouver une véritable allergie et à manifester une hostilité ouverte vis-à-vis des usages de la liberté échappant à cette normalisation – ceux qui s’incarnent par exemple dans le mode de vie des Roms. La liberté du Rom se déplaçant des Balkans vers la France et manifestant une admirable capacité à reconstituer des îlots d’existence dans les conditions les plus précaires et souvent les plus menacées, se situe en effet aux antipodes de la « liberté » de l’homme de la foule de nos sociétés, une liberté toute entière faite de tutelles, d’assurances et d’enveloppes protectrices, et pour lequel l’idée même de se retrouver dans la situation du Rom migrant ne s’associe nullement à la liberté ou à l’autonomie, mais au contraire au pire des scénarii d’abandon et de déchéance qu’il puisse imaginer… De la même façon, lorsque les médias et les gouvernants célèbrent, à l’occasion des soulèvements dans les pays arabes, l’appétit de « liberté » retrouvé par ces populations, ils ont distinctement en vue ce qui, pour eux, constitue le maximum acceptable d’une telle notion : des libertés en forme de meilleures garanties contre la violence et l’arbitraire des puissants, mais certainement pas la pleine capacité, constitutive de la puissance d’un peuple, d’exercer son autonomie sur un mode collectif sans remettre son destin entre les mains des élites légitimées… par les chancelleries occidentales et le capital international, d’inventer de nouvelles formes politiques, etc. Cette liberté-là s’appelle, en effet, pour ces maîtres de la langue, anarchie.
L’acharnement avec lequel les élites démocratiques s’établissent dans la position de gardiennes de toutes les grandes « valeurs » (issues, généalogiquement des séquences révolutionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles dont ils condamnent, par ailleurs avec constance, la « violence sanguinaire ») en dit long sur l’importance de cet enjeu. Du coup, il devient très difficile de délier ces mots enchantés de la normativité démocratique et de les restituer à la multitude des contextes historiques, culturels et politiques dans lesquels ces notions trouvent des conditions d’intensification particulières. Il devient bien difficile à l’apprenti philosophe de comprendre que les Confessions de Rousseau sont, d’un bout à l’autre, un manifeste en faveur de l’égalité, quand bien même une lecture superficielle du Contrat social nous convainc aisément du fait que les démocraties contemporaines sont tout, selon la définition rousseauiste de la souveraineté populaire, sauf des démocraties. Il devient tout aussi difficile à l’homme démocratique ordinaire de nos pays de comprendre que le sentiment de la dignité du citoyen et de ses droits élémentaires sont, dans la Chine d’aujourd’hui, le ferment d’une lutte perpétuelle des gens d’en bas contre les accapareurs, d’une démocratie vive et de terrain si l’on veut, dont on chercherait vainement l’équivalent sous nos latitudes. Bien difficile à l’homme démocratique occidental, constamment conditionné par le détournement et la perversion de la notion de communauté (lorsque ont force de loi des expressions absurdes comme « communauté internationale » ou « communauté universitaire ») de saisir encore ce que sont les formes de vie communautaire et la « liberté sauvage » d’une tribu amazonienne ou d’un squat de longue durée, de comprendre quoi que ce soit à ce qu’étaient les communautés paysannes dans l’Espagne en révolution de 1936, etc.
La promotion, dans le grand récit qui a pris corps à la fin du siècle dernier après la chute du système soviétique, des démocraties contemporaines au rang de conservatoire de toutes les « valeurs » cardinales associées à la politique et la vie commune a pour effet un véritable arasement de celles-ci, évidées de toutes leurs puissances émancipatrices. Littéralement parlant, le mot de fraternité ne « dit » rigoureusement plus rien aux élites politiques d’un pays comme la France, ceux et celles qui les composent n’en ont plus aucune espèce d’intuition, individuellement et collectivement, et si ce vocable se rencontre encore à l’occasion dans leurs discours, généralement à l’occasion d’échéances électorales, c’est par une sorte d’automatisme et pour l’unique raison que, figurant au fronton des mairies, il vient leur rappeler le caractère obligatoire de son emploi dans l’espace du rite républicain. Pour le reste, la fraternité, comme sentiment ou affect politique, moteur d’action, s’est réfugiée aux marges de l’institution démocratique ou dans ses catacombes – là où, par exemple, des militants de RESF incitent des élus locaux à effectuer des « parrainages républicains » d’étrangers sans papiers ou déboutés du droit d’asile.
Pour le reste, les « gardiens » par fonction et destination des « valeurs » dites républicaines et démocratiques se font une idée de celles-ci qui est entièrement surdéterminée par les calculs gestionnaires appliqués aux populations, les attentes supposées du public (les sondages) et, naturellement, les « intérêts supérieurs » de l’économie et des puissances financières. Dans toutes les démocraties occidentales ou à l’occidentale qui se donnent constamment en exemple au monde entier, les libertés publiques (dont la promotion est pourtant l’enjeu majeur, la « conquête » décisive, depuis la Révolution anglaise – Habeas corpus) sont constamment mises à mal au nom d’un « état de nécessité » perpétuellement réajusté en fonction des opportunités du moment – les « bavures » policières qui se sont accumulées au Royaume Uni ces dernières années, la justice au hachoir destinée à remettre la plèbe à sa place, après les émeutes de l’été 2011 sont des illustrations probantes de cette évolution.
Une partie variable mais jamais négligeable du public partage avec les gouvernants cette perte, cet « oubli » radical du sens élémentaire des libertés publiques, alors même que celles-ci constituent en principe, dans « nos » démocraties, le vivier, le terreau élémentaire de la liberté du citoyen ordinaire – son droit à agir, se déplacer, communiquer, parler sans se heurter constamment à des dispositifs policiers. Tel est le paradoxe de la situation actuelle : plus « nos » démocrates » affichent leur vocation de champions des « valeurs » associées aux mouvements d’émancipation qui ont accompagné, en Europe et en Amérique, la chute des mondes anciens, et plus les démocraties réelles en sont, effectivement, les musées, voire les instituts funéraires.

Démocratie de papier
Toute approche de la démocratie spéculant sur une substance propre de celle-ci, de quelque espèce que ce soit, est vouée à l’échec ; une démocratie pouvant être, dans le monde contemporain, chaque chose et son contraire – dans la « démocratie la plus peuplée du monde » (l’Inde), le pluripartisme fait bon ménage avec les discriminations traditionnelles frappant les catégories situées en bas de la hiérarchie sociale. La « seule démocratie du Proche-Orient » (Israël) pratique un apartheid sournois mais persistant vis-à-vis de la partie arabe de sa population et impose à la population des territoires qu’elle annexe et occupe un état d’exception permanent. Dans plus d’une démocratie de papier, une partie variable de la population vit en dessous du seuil de pauvreté fixé par les organismes internationaux. Certains des grands Etats dits démocratiques de la planète ont la laïcité pour credo, et d’autres n’ont jamais pratiqué la séparation de l’Etat d’avec une Eglise ou des Eglises ; certains sont républicains et d’autres non. Dans nombre de ces démocraties, les élections donnent lieu à toutes sortes de manipulations, y compris en Europe (Albanie…) ; dans certaines d’entre elles, l’avortement, considéré ailleurs comme un droit des femmes fondamental continue d’être criminalisé (Philippines…), idem concernant l’homosexualité… Et, partout, dans toutes les démocraties occidentales et à l’occidentale, comme on l’a bien vu après le 11 septembre, le respect des libertés publiques est à géométrie variable et suspendu à l’appréciation de la situation générale par les gouvernants – Patriot Act, Guantanamo, vols « noirs » de la CIA, prisons et centres de torture clandestins établis dans des démocraties patentées comme dans des non-démocraties, sous-traitement de prisonniers « islamistes » à des tyrannies amies (à l’époque, y compris la Libye ! ) etc.

Lutte pour l’hégémonie
La seule chose qui soit donc constante dans l’objet « démocratie » aujourd’hui, c’est son caractère d’enjeu, c’est-à-dire sa dimension stratégique. S’il s’agissait donc d’ébaucher à tout prix une réponse à la question de rigueur – « qu’est-ce que la démocratie ? » –, il s’agirait de dire : « la démocratie », c’est ce dont il est question dans la « guerre des communiqués » qui oppose la puissance hégémonique à ses autres et son Autre, c’est ce grâce à quoi et autour de quoi il est question de prendre l’ascendant sur l’adversaire que l’on se donne, c’est, plus que l’objet du litige, le moyen par lequel l’affrontement est cultivé et poursuivi, de bataille en bataille et selon les modalités les plus variées. La politique de la « canonnière » démocratique contemporaine emprunte les moyens les plus variés : en son cœur, l’ « ordre des discours », il est vrai, la bataille pour non pas « les idées » mais le formatage de la pensée, les énoncés « corrects », les normes idéologiques ; mais aussi bien,la guerre économique (la libre circulation des marchandises) et, à l’occasion, l’exportation impériale de la démocratie à la pointe des drones US (Irak, Afghanistan) ou des porte-avions de l’OTAN (Libye). Ainsi définie en termes stratégiques, la démocratie sera désignée comme ce dont l’hégémonie légitime doit être reconnue en toutes circonstances par le plus grand nombre possible, dans le présent.
Ou inversement : ce dont les « ennemis » doivent être constamment repoussés et combattus – comme l’étaient les Scythes et les Parthes pour et par la puissance romaine.
Dans la mesure même où le combat pour « la démocratie » est indissociable de cette lutte constante pour l’hégémonie, pour la prévalence des « énoncés corrects », dans la mesure même où, dans notre présent, « la démocratie » est constamment référée à des « foyers » et des origines (« territorialisée » et « racinée »), le centaure démocratique (combinaison retorse de réalité sensible et d’idéalité) est une construction occidentale et occidentaliste. Les gens ordinaires (paysans, ouvriers, résidents…) spoliés par l’appétit féroce des nouveaux capitalistes et des bureaucrates locaux qui, en Chine continentale, luttent pied à pied contre les spoliations et les dénis de justice ne se mettent pas en mouvement pour « la démocratie » ( le bipartisme états-uniens n’est pas leur aspiration la plus pressante, et pour cause) mais bien pour faire valoir des revendications spécifiques et faire connaître au pouvoir, local et central, que « quand c’est insupportable, on ne supporte plus » – un énoncé qui ne figure dans aucune des constitutions des grandes démocraties occidentales. Ce n’est qu’au prix d’un constant, d’un acharné recodage que ces luttes (dont la variété et la massivité atteste une vitalité politique populaire, voire plébéienne infiniment plus grande que sous nos latitudes) deviennent la vitrine de ce discours occidental, des médias et chancelleries d’Occident où il n’est question que de vaillants combattants et martyrs des « Droits de l’Homme » dressés contre l’une des dernières (!) grandes autocraties de notre monde en voie de globalisation démocratique… Dans ce monde même, une formule lancinante et rituelle comme « le combat pour la démocratie » porte sa marque de fabrique occidentale et occidentaliste puisqu’elle ne peut être prononcée sans que s’ouvre le tiroir-caisse idéologique de la machine hégémonique de pouvoir.
Tout se joue en ce point où un discours (hégémoniste, hégémonisé) rencontre une lutte, un soulèvement, une résistance. C’est un fait : les gens, la masse, les hommes et les femmes d’ « en bas » se soulèvent lorsqu’ils n’en peuvent plus – c’est le « printemps arabe », après tant d’autres scènes et séquences historiques fugitives ou durables, en forme d’instant de grâce, depuis la chute de l’Empire soviétique… Mais ces soulèvements n’ont pas de modèle(s), ils ne procèdent pas par imitation, ils ne sont pas des révolutions de « rattrapage » (où la tortue du monde arabe s’évertuerait à « rattraper » le lièvre des démocraties occidentales), ils sont, par définition des événements sans destination portés par une énergie propre, des affects collectifs spécifiques – fureur, haine, fierté, enthousiasme, etc. Ils sont surrection pure, déploiement d’une puissance propre et non pas action ou suite d’actions mises en route par un discours et résultant d’un calcul.
Tout se joue donc dans la mise en place du dispositif de capture de ces événements par le discours et le système d’interprétation qui est supposé les doter de leur sens pour le public mondialisé. Tout se joue dans l’enclenchement de ce processus qui est celui de leur formatage démocratique aux conditions du discours hégémonique et dont le message rapidement explicite est le suivant : sans doute les spasmes, les concours de foule, les moments de violence même de ces soulèvements étaient-ils inévitables pour que le tyran, l’autocrate soit mis au rebut ? Mais n’est-il pas d’ores et déjà temps d’en venir à l’inéluctable – la formation de partis de pouvoir, la préparation d’élections générales, l’adoption d’une constitution démocratique… ?
La validation des soulèvements par le discours démocratique globaliste a pour condition absolue la mise en mouvement accélérée de ce processus de normalisation. En bref : soit vous jouez le jeu du dispositif général de la globalisation démocratique (ce qui, sur le terrain, signifie l’interruption de tout processus révolutionnaire et l’acceptation des conditions d’une « stabilisation » qui, en Egypte, va prendre sur le terrain la forme du durcissement de l’état d’exception imposé par la caste militaire), soit vous êtes mis hors jeu et vous devrez vous attendre à être traités comme des parias de l’ordre démocratique mondial ce qui, par les temps qui courent, est l’équivalent rigoureux de l’ostracisme des Grecs anciens ou de la mise au ban pratiquée par les tribus germaniques…
La capture des soulèvements arabes par le discours démocratique occidentaliste est donc le processus même par lequel les maîtres (les servants de la machine impériale, plutôt, de pauvres maîtres, donc) dessinent les lignes à l’intérieur desquelles doit demeurer confiné le mouvement qui s’est amorcé avec les soulèvements : l’acceptable, c’est une forme d’ajustement, de mise en conformité des régimes arabes avec la normativité démocratique mondialisée, et dont la validation de ce qui, de ce point de vue, peut aisément être relaté rétrospectivement comme une choquante anomalie – l’éternisation au pouvoir de cette caste de satrapes dont le contrat avec les puissances occidentales était clair et distinct : servez-vous, leur avait-il été signifié une fois pour toutes, servez-vous sans limite, aussi longtemps que vous nous servez – sans limite.
Le risque est grand aujourd’hui que les soulèvements arabes aient été cela : non pas des révolutions annonçant un changement de donne historique à court ou long terme, affectant non pas seulement une « région » toute entière, une aire culturelle, mais aussi (et surtout) remettant fondamentalement en question la relation entre la puissance hégémonique et les peuples en soulèvement – en bref réactivant la dispute autour de la relation post-coloniale considérée comme l’un des enjeux majeurs de la discorde perpétuelle autour de l’impérialisme « démocratique » ; bien plutôt, donc, une gigantesque émeute surgie en de nombreux points du monde arabe, un soulèvement quasi généralisé contre l’insupportable de la brutalité et de la bêtise des pouvoirs en place – une déflagration, une libération d’énergie d’une puissance rarement égalée… mais un mouvement qui, aussitôt saisi par le dispositif impérial, se trouve absorbé, récupéré (Deleuze-Guattari), optimisé (Foucault) par les mécanismes de sécurité de la machine globale aux fins d’une « modernisation » limitée, molle des rapports de pouvoir dans cette aire. Bref, la « démocratisation » comme antidote au mal absolu – la révolution… Tout est en place aujourd’hui, après le succès de la campagne morale de l’OTAN en Libye, pour que s’intensifie l’action de ce dispositif récupérateur, régulateur.
Persévère, au demeurant, ce qui persiste à être le dehors incalculable de cet appareil de capture : la rétivité populaire à toute espèce de restauration ou de reconduction de la violence du pouvoir. Lorsque les peuples ont fait l’expérience de la mortalité de ce qu’ils s’étaient accoutumés à voir comme l’immémorial, l’inébranlable, l’indéracinable, ils tendent à devenir eux-mêmes ingouvernables.
Alain Brossat
le Mythe démocratique / 2012
Texte publié sur Ici et ailleurs le 3 janvier 2012
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The Prisoner / 1967

Le Père Noël supplicié / Claude Lévi-Strauss

Les fêtes de Noël 1951 auront été marquées, en France, par une polémique à laquelle la presse et l’opinion semblent s’être montrées fort sensibles et qui a introduit dans l’atmosphère joyeuse habituelle à cette période de l’année une note d’aigreur inusitée. Depuis plusieurs mois déjà, les autorités ecclésiastiques, par la bouche de certains prélats, avaient exprimé leur désapprobation de l’importance croissante accordée par les familles et les commerçants au personnage du Père Noël. Elles dénonçaient une « paganisation » inquiétante de la Fête de la Nativité, détournant l’esprit public du sens proprement chrétien de cette commémoration, au profit d’un mythe sans valeur religieuse. Ces attaques se sont développées à la veille de Noël ; avec plus de discrétion sans doute, mais autant de fermeté, l’Église protestante a joint sa voix à celle de l’Église catholique. Déjà, des lettres de lecteurs et des articles apparaissaient dans les journaux et témoignaient, dans des sens divers mais généralement hostiles à la position ecclésiastique, de l’intérêt éveillé par cette affaire. Enfin, le point culminant fut atteint le 24 décembre, à l’occasion d’une manifestation dont le correspondant du journal France-Soir a rendu compte en ces termes :

Devant les enfants des patronages
le Père Noël a été brûlé sur le parvis de la Cathédrale de Dijon

Dijon, 24 décembre (dép. France-Soir.)
« Le Père Noël a été pendu hier après-midi aux grilles de la cathédrale de Dijon et brûlé publiquement sur le parvis. Cette exécution spectaculaire s’est déroulée en présence de plusieurs centaines d’enfants des patronages. Elle avait été décidée avec l’accord du clergé qui avait condamné le Père Noël comme usurpateur et hérétique. Il avait été accusé de paganiser la fête de Noël et de s’y être installé comme un coucou en prenant une place de plus en plus grande. On lui reproche surtout de s’être introduit dans toutes les écoles publiques d’où la crèche est scrupuleusement bannie.
Dimanche à trois heures de l’après-midi, le malheureux bonhomme à barbe blanche a payé comme beaucoup d’innocents une faute dont s’étaient rendus coupables ceux qui applaudiront à son exécution. Le feu a embrasé sa barbe et il s’est évanoui dans la fumée.
À l’issue de l’exécution, un communiqué a été publié dont voici l’essentiel :
« Représentant tous les foyers chrétiens de la paroisse désireux de lutter contre le mensonge, 250 enfants, groupés devant la porte principale de la cathédrale de Dijon, ont brûlé le Père Noël.
Il ne s’agissait pas d’une attraction, mais d’un geste symbolique. Le Père Noël a été sacrifié en holocauste. À la vérité, le mensonge ne peut éveiller le sentiment religieux chez l’enfant et n’est en aucune façon une méthode d’éducation. Que d’autres disent et écrivent ce qu’ils veulent et fassent du Père Noël le contrepoids du Père Fouettard.
Pour nous, chrétiens, la fête de Noël doit rester la fête anniversaire de la naissance du Sauveur. »

L’exécution du Père Noël sur le parvis de la cathédrale a été diversement appréciée par la population et a provoqué de vifs commentaires même chez les catholiques.
D’ailleurs, cette manifestation intempestive risque d’avoir des suites imprévues par ses organisateurs.
L’affaire partage la ville en deux camps.
Dijon attend la résurrection du Père Noël, assassiné hier sur le parvis de la cathédrale. Il ressuscitera ce soir, à dix-huit heures, à l’Hôtel de Ville. Un communiqué officiel a annoncé, en effet, qu’il convoquait, comme chaque année, les enfants de Dijon place de la Libération et qu’il leur parlerait du haut des toits de l’Hôtel de Ville où il circulera sous les feux des projecteurs.
Le chanoine Kir, député-maire de Dijon, se serait abstenu de prendre parti dans cette délicate affaire. »

Le jour même, le supplice du Père Noël passait au premier rang de l’actualité ; pas un journal qui ne commentât l’incident, certains même – comme France-Soir déjà cité et, on le sait, le plus fort tirage de la presse française – allant jusqu’à lui consacrer l’éditorial. D’une façon générale, l’attitude du clergé dijonnais est désapprouvée ; à tel point, semble-t-il, que les autorités religieuses ont jugé bon de battre en retraite, ou tout au moins d’observer une réserve discrète ; on dit pourtant nos ministres divisés sur la question. Le ton de la plupart des articles est celui d’une sensiblerie pleine de tact : il est si joli de croire au Père Noël, cela ne fait de mal à personne, les enfants en tirent de grandes satisfactions et font provision de délicieux souvenirs pour l’âge mûr, etc. En fait, on fuit la question au lieu d’y répondre, car il ne s’agit pas de justifier les raisons pour lesquelles le Père Noël plaît aux enfants, mais bien celles qui ont poussé les adultes à l’inventer. Quoi qu’il en soit, ces réactions sont si unanimes qu’on ne saurait douter qu’il y ait, sur ce point, un divorce entre l’opinion publique et l’Église. Malgré le caractère minime de l’incident, le fait est d’importance, car l’évolution française depuis l’Occupation avait fait assister à une réconciliation progressive d’une opinion largement incroyante avec la religion : l’accession aux conseils gouvernementaux d’un parti politique aussi nettement confessionnel que le MRP. en fournit une preuve. Les anticléricaux traditionnels se sont d’ailleurs aperçu [sic] de l’occasion inespérée qui leur était offerte : ce sont eux, à Dijon et ailleurs, qui s’improvisent protecteurs du Père Noël menacé. Le Père Noël, symbole de l’irreligion, quel paradoxe ! Car, dans cette affaire, tout se passe comme si c’était l’Église qui adoptait un esprit critique avide de franchise et de vérité, tandis que les rationalistes se font les gardiens de la superstition. Cette apparente inversion des rôles suffit à suggérer que cette naïve affaire recouvre des réalités plus profondes. Nous sommes en présence d’une manifestation symptomatique d’une très rapide évolution des mœurs et des croyances, d’abord en France, mais sans doute aussi ailleurs. Ce n’est pas tous les jours que l’ethnologue trouve ainsi l’occasion d’observer, dans sa propre société, la croissance subite d’un rite, et même d’un culte ; d’en rechercher les causes et d’en étudier l’impact sur les autres formes de la vie religieuse ; enfin d’essayer de comprendre à quelles transformations d’ensemble, à la fois mentales et sociales, se rattachent des manifestations visibles sur lesquelles l’Église – forte d’une expérience traditionnelle en ces matières – ne s’est pas trompée, au moins dans la mesure où elle se bornait à leur attribuer une valeur significative.
Depuis trois ans environ, c’est-à-dire depuis que l’activité économique est redevenue à peu près normale, la célébration de Noël a pris en France une ampleur inconnue avant guerre [sic]. Il est certain que ce développement, tant par son importance matérielle que par les formes sous lesquelles il se produit, est un résultat direct de l’influence et du prestige des États-Unis d’Amérique. Ainsi, on a vu simultanément apparaître les grands sapins dressés aux carrefours ou sur les artères principales, illuminés la nuit ; les papiers d’emballage historiés pour cadeaux de Noël ; les cartes de vœux à vignette, avec l’usage de les exposer pendant la semaine fatidique sur la cheminée du récipiendaire ; les quêtes de l’Armée du Salut suspendant ses chaudrons en guise de sébiles sur les places et les rues ; enfin les personnages déguisés en Père Noël pour recevoir les suppliques des enfants dans les grands magasins. Tous ces usages qui paraissaient, il y a quelques années encore, puérils et baroques au Français visitant les États-Unis, et comme l’un des signes les plus évidents de l’incompatibilité foncière entre les deux mentalités, se sont implantés et acclimatés en France avec une aisance et une généralité qui sont une leçon à méditer pour l’historien des civilisations.
Dans ce domaine, comme aussi dans d’autres, on est en train d’assister à une vaste expérience de diffusion, pas très différente sans doute de ces phénomènes archaïques que nous étions habitués à étudier d’après les lointains exemples du briquet à piston ou de la pirogue à balancier. Mais il est plus facile et plus difficile à la fois de raisonner sur des faits qui se déroulent sous nos yeux et dont notre propre société est le théâtre. Plus facile, puisque la continuité de l’expérience est sauvegardée, avec tous ses moments et chacune de ses nuances ; plus difficile aussi, car c’est dans de telles et trop rares occasions qu’on s’aperçoit de l’extrême complexité des transformations sociales, même les plus ténues ; et parce que les raisons apparentes que nous prêtons aux événements dont nous sommes les acteurs sont fort différentes des causes réelles qui nous y assignent un rôle.
Ainsi, il serait trop simple d’expliquer le développement de la célébration de Noël en France par la seule influence des États-Unis. L’emprunt est un fait, mais il ne porte que très incomplètement ses raisons avec lui. Énumérons rapidement celles qui sont évidentes : il y a davantage d’Américains en France, qui célèbrent Noël à leur manière ; le cinéma, les digests et les romans américains, certains reportages aussi des grands journaux, ont fait connaître les mœurs américaines, et celles-ci bénéficient du prestige qui s’attache à la puissance militaire et économique des États-Unis ; il n’est même pas exclu que le plan Marshall ait directement ou indirectement favorisé l’importation de quelques marchandises liées aux rites de Noël. Mais tout cela serait insuffisant à expliquer le phénomène. Des coutumes importées des États-Unis s’imposent même à des couches de la population qui ne sont pas conscientes de leur origine ; les milieux ouvriers, où l’influence communiste discréditerait plutôt tout ce qui porte la marque made in USA, les adoptent aussi volontiers que les autres. En plus de la diffusion simple, il convient donc d’évoquer ce processus si important que Kroeber, qui l’a identifié d’abord, a nommé diffusion par stimulation (stimulation diffusion) : l’usage importé n’est pas assimilé, il joue plutôt le rôle de catalyseur ; c’est-à-dire qu’il suscite, par sa seule présence, l’apparition d’un usage analogue qui était déjà présent à l’état potentiel dans le milieu secondaire. Illustrons ce point par un exemple qui touche directement à notre sujet. L’industriel fabricant de papier qui se rend aux États-Unis, invité par ses collègues américains ou membre d’une mission économique, constate qu’on y fabrique des papiers spéciaux pour emballages de Noël ; il emprunte cette idée, c’est un phénomène de diffusion. La ménagère parisienne qui se rend dans la papeterie de son quartier pour acheter le papier nécessaire à l’emballage de ses cadeaux aperçoit dans la devanture des papiers plus jolis et d’exécution plus soignée que ceux dont elle se contentait ; elle ignore tout de l’usage américain, mais ce papier satisfait une exigence esthétique et exprime une disposition affective déjà présentes, bien que privées de moyen d’expression. En l’adoptant, elle n’emprunte pas directement (comme le fabricant) une coutume étrangère, mais cette coutume, sitôt connue, stimule chez elle la naissance d’une coutume identique.
En second lieu, il ne faudrait pas oublier que, dès avant la guerre, la célébration de Noël suivait en France et dans toute l’Europe une marche ascendante. Le fait est d’abord lié à l’amélioration progressive du niveau de vie ; mais il comporte aussi des causes plus subtiles. Avec les traits que nous lui connaissons, Noël est essentiellement une fête moderne et cela malgré la multitude de ses caractères archaïsants. L’usage du gui n’est pas, au moins immédiatement, une survivance druidique, car il paraît avoir été remis à la mode au moyen âge. Le sapin de Noël n’est mentionné nulle part avant certains textes allemands du XVIIe siècle ; il passe en Angleterre au XVIIIe siècle, en France au XIXe seulement. Littré paraît mal le connaître, ou sous une forme assez différente de la nôtre puisqu’il le définit (art. Noël) comme se disant « dans quelques pays, d’une branche de sapin ou de houx diversement ornée, garnie surtout de bonbons et de joujoux pour donner aux enfants, qui s’en font une fête ». La diversité des noms donnés au personnage ayant le rôle de distribuer des jouets aux enfants : Père Noël, Saint Nicolas, Santa Claus, montre aussi qu’il est le produit d’un phénomène de convergence et non un prototype ancien partout conservé.
Mais le développement moderne n’invente pas : il se borne à recomposer de pièces et de morceaux une vieille célébration dont l’importance n’est jamais complètement oubliée. Si, pour Littré, l’arbre de Noël est presque une institution exotique, Cheruel note de façon significative, dans son Dictionnaire Historique des Institutions, Mœurs et Coutumes de la France (de l’aveu même de son auteur, un remaniement du dictionnaire des Antiquités Nationales de Sainte Palaye, 1697-1781) : « Noël… fut, pendant plusieurs siècles et jusqu’à une époque récente (c’est nous qui soulignons), l’occasion de réjouissances de famille » ; suit une description des réjouissances de Noël au XIIIe siècle, qui paraissent ne céder en rien aux nôtres. Nous sommes donc en présence d’un rituel dont l’importance a déjà beaucoup fluctué dans l’histoire ; il a connu des apogées et des déclins. La forme américaine n’est que le plus moderne de ces avatars.
Soit dit en passant, ces rapides indications suffisent à montrer combien il faut, devant des problèmes de ce type, se défier des explications trop faciles par appel automatique aux « vestiges » et aux « survivances ». S’il n’y avait jamais eu, dans les temps préhistoriques, un culte des arbres qui s’est continué dans divers usages folkloriques, l’Europe moderne n’aurait sans doute pas « inventé » l’arbre de Noël. Mais – comme on l’a montré plus haut – il s’agit bien d’une invention récente. Et cependant, cette invention n’est pas née à partir de rien. Car d’autres usages médiévaux sont parfaitement attestés : la bûche de Noël (devenue pâtisserie à Paris) faite d’un tronc assez gros pour brûler toute la nuit ; les cierges de Noël, d’une taille propre à assurer le même résultat ; la décoration des édifices (depuis les Saturnalia romaines sur lesquelles nous reviendrons) avec des rameaux verdoyants : lierre, houx, sapin ; enfin, et sans relation aucune avec Noël, les Romans de la Table Ronde font état d’un arbre surnaturel tout couvert de lumières. Dans ce contexte, l’arbre de Noël apparaît comme une solution syncrétique, c’est-à-dire concentrant dans un seul objet des exigences jusqu’alors données à l’état disjoint : arbre magique, feu, lumière durable, verdure persistante. Inversement, le Père Noël est, sous sa forme actuelle, une création moderne ; et plus récente encore la croyance (qui oblige le Danemark à tenir un bureau postal spécial pour répondre à la correspondance de tous les enfants du monde) qui le domicilie au Groenland, possession danoise, et qui le veut voyageant dans un traîneau attelé de rennes. On dit même que cet aspect de la légende s’est surtout développé au cours de la dernière guerre, en raison du stationnement de certaines forces américaines en Islande et au Groenland. Et pourtant les rennes ne sont pas là par hasard, puisque des documents anglais de la Renaissance mentionnent des trophées de rennes promenés à l’occasion des danses de Noël, cela antérieurement à toute croyance au Père Noël et plus encore à la formation de sa légende.
De très vieux éléments sont donc brassés et rebrassés, d’autres sont introduits, on trouve des formules inédites pour perpétuer, transformer ou revivifier des usages anciens. Il n’y a rien de spécifiquement neuf dans ce qu’on aimerait appeler, sans jeu de mots, la renaissance de Noël. Pourquoi donc suscite-t-elle une pareille émotion et pourquoi est-ce autour du personnage du Père Noël que se concentre l’animosité de certains ?
Le Père Noël est vêtu d’écarlate : c’est un roi. Sa barbe blanche, ses fourrures et ses bottes, le traîneau dans lequel il voyage, évoquent l’hiver. On l’appelle « Père » et c’est un vieillard, donc il incarne la forme bienveillante de l’autorité des anciens. Tout cela est assez clair, mais dans quelle catégorie convient-il de le ranger, du point de vue de la typologie religieuse ? Ce n’est pas un être mythique, car il n’y a pas de mythe qui rende compte de son origine et de ses fonctions ; et ce n’est pas non plus un personnage de légende puisqu’aucun récit semi-historique ne lui est attaché. En fait, cet être surnaturel et immuable, éternellement fixé dans sa forme et défini par une fonction exclusive et un retour périodique, relève plutôt de la famille des divinités ; il reçoit d’ailleurs un culte de la part des enfants, à certaines époques de l’année, sous forme de lettres et de prières ; il récompense les bons et prive les méchants. C’est la divinité d’une classe d’âge de notre société (classe d’âge que la croyance au Père Noël suffit d’ailleurs à caractériser), et la seule différence entre le Père Noël et une divinité véritable est que les adultes ne croient pas en lui, bien qu’ils encouragent leurs enfants à y croire et qu’ils entretiennent cette croyance par un grand nombre de mystifications.
Le Père Noël est donc, d’abord, l’expression d’un statut différentiel entre les petits enfants d’une part, les adolescents et les adultes de l’autre. À cet égard, il se rattache à un vaste ensemble de croyances et de pratiques que les ethnologues ont étudiées dans la plupart des sociétés, à savoir les rites de passage et d’initiation. Il y a peu de groupements humains, en effet, où, sous une forme ou sous une autre, les enfants (parfois aussi les femmes) ne soient exclus de la société des hommes par l’ignorance de certains mystères ou la croyance – soigneusement entretenue – en quelque illusion que les adultes se réservent de dévoiler au moment opportun, consacrant ainsi l’agrégation des jeunes générations à la leur. Parfois, ces rites ressemblent de façon surprenante à ceux que nous examinons en ce moment. Comment, par exemple, ne pas être frappé de l’analogie qui existe entre le Père Noël et les katchina des Indiens du Sud-Ouest des États-Unis? Ces personnages costumés et masqués incarnent des dieux et des ancêtres ; ils reviennent périodiquement visiter leur village pour y danser, et pour punir ou récompenser les enfants, car on s’arrange pour que ceux-ci ne reconnaissent pas leurs parents ou familiers sous le déguisement traditionnel. Le Père Noël appartient certainement à la même famille, avec d’autres comparses maintenant rejetés à l’arrière-plan : Croquemitaine, Père Fouettard, etc. Il est extrêmement significatif que les mêmes tendances éducationnelles qui proscrivent aujourd’hui l’appel à des « katchina » punitives aient abouti à exalter le personnage bienveillant du Père Noël, au lieu – comme le développement de l’esprit positif et rationaliste aurait pu le faire supposer – de l’englober dans la même condamnation. Il n’y a pas eu à cet égard de rationalisation des méthodes d’éducation, car le Père Noël n’est pas plus « rationnel » que le Père Fouettard (l’Église a raison sur ce point) : nous assistons plutôt à un déplacement mythique, et c’est celui-ci qu’il s’agit d’expliquer.
Il est bien certain que rites et mythes d’initiation ont, dans les sociétés humaines, une fonction pratique : ils aident les aînés à maintenir leurs cadets dans l’ordre et l’obéissance. Pendant toute l’année, nous invoquons la visite du Père Noël pour rappeler à nos enfants que sa générosité se mesurera à leur sagesse ; et le caractère périodique de la distribution des cadeaux sert utilement à discipliner les revendications enfantines, à réduire à une courte période le moment où ils ont vraiment droit à exiger des cadeaux. Mais ce simple énoncé suffit à faire éclater les cadres de l’explication utilitaire. Car d’où vient que les enfants aient des droits, et que ces droits s’imposent si impérieusement aux adultes que ceux-ci soient obligés d’élaborer une mythologie et un rituel coûteux et compliqués pour parvenir à les contenir et à les limiter ? On voit tout de suite que la croyance au Père Noël n’est pas seulement une mystification infligée plaisamment par les adultes aux enfants ; c’est, dans une très large mesure, le résultat d’une transaction fort onéreuse entre les deux générations. Il en est du rituel entier comme des plantes vertes – sapin, houx, lierre, gui – dont nous décorons nos maisons. Aujourd’hui luxe gratuit, elles furent jadis, dans quelques régions au moins, l’objet d’un échange entre deux classes de la population : à la veille de Noël, en Angleterre, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle encore, les femmes allaient a gooding c’est-à-dire quêtaient de maison en maison, et elles fournissaient les donateurs de rameaux verts en retour. Nous retrouverons les enfants dans la même position de marchandage, et il est bon de noter ici que pour quêter à la Saint Nicolas, les enfants se déguisaient parfois en femmes : femmes, enfants, c’est-à-dire, dans les deux cas, non-initiés.
Or, il est un aspect fort important des rituels d’initiation auquel on n’a pas toujours prêté une attention suffisante, mais qui éclaire plus profondément leur nature que les considérations utilitaires évoquées au paragraphe précédent. Prenons comme exemple le rituel des katchina propre aux Indiens Pueblo, dont nous avons déjà parlé. Si les enfants sont tenus dans l’ignorance de la nature humaine des personnages incarnant les katchina, est-ce seulement pour qu’ils les craignent ou les respectent, et se conduisent en conséquence ? Oui, sans doute, mais cela n’est que la fonction secondaire du rituel ; car il y a une autre explication, que le mythe d’origine met parfaitement en lumière. Ce mythe explique que les katchina sont les âmes des premiers enfants indigènes, dramatiquement noyés dans une rivière à l’époque des migrations ancestrales. Les katchina sont donc, à la fois, preuve de la mort et témoignage de la vie après la mort. Mais il y a plus : quand les ancêtres des Indiens actuels se furent enfin fixés dans leur village, le mythe rapporte que les katchina venaient chaque année leur rendre visite et qu’en partant elles emportaient les enfants. Les indigènes, désespérés de perdre leur progéniture, obtinrent des katchina qu’elles restassent dans l’au-delà, en échange de la promesse de les représenter chaque année au moyen de masques et de danses. Si les enfants sont exclus du mystère des katchina, ce n’est donc pas, d’abord ni surtout, pour les intimider. Je dirais volontiers que c’est pour la raison inverse : c’est parce qu’ils sont les katchina. Ils sont tenus en dehors de la mystification, parce qu’ils représentent la réalité avec laquelle la mystification constitue une sorte de compromis. Leur place est ailleurs : non pas avec les masques et avec les vivants, mais avec les Dieux et avec les morts ; avec les Dieux qui sont morts. Et les morts sont les enfants.
Nous croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les rites d’initiation et même à toutes les occasions où la société se divise en deux groupes. La « non-initiation » n’est pas purement un état de privation, défini par l’ignorance, l’illusion, ou autres connotations négatives. Le rapport entre initiés et non-initiés a un contenu positif. C’est un rapport complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les morts et l’autre les vivants. Au cours même du rituel, les rôles sont d’ailleurs souvent intervertis, et à plusieurs reprises, car la dualité engendre une réciprocité de perspectives qui, comme dans le cas des miroirs se faisant face, peut se répéter à l’infini : si les non-initiés sont les morts, ce sont aussi des super-initiés ; et si, comme cela arrive souvent aussi, ce sont les initiés qui personnifient les fantômes des morts pour épouvanter les novices, c’est à ceux-ci qu’il appartiendra, dans un stade ultérieur du rituel, de les disperser et de prévenir leur retour. Sans pousser plus avant ces considérations qui nous éloigneraient de notre propos, il suffira de se rappeler que, dans la mesure où les rites et les croyances liées au Père Noël relèvent d’une sociologie initiatique (et cela n’est pas douteux), ils mettent en évidence, derrière l’opposition entre enfants et adultes, une opposition plus profonde entre morts et vivants.
Nous sommes arrivés à la conclusion qui précède par une analyse purement synchronique de la fonction de certains rituels et du contenu des mythes qui servent à les fonder. Mais une analyse diachronique nous aurait conduit [sic] au même résultat. Car il est généralement admis par les historiens des religions et par les folkloristes que l’origine lointaine du Père Noël se trouve dans cet Abbé de Liesse, Abbas Stultorum, Abbé de la Malgouverné qui traduit exactement l’anglais Lord of Misrule, tous personnages qui sont, pour une durée déterminée, rois de Noël et en qui on reconnaît les héritiers du roi des Saturnales de l’époque romaine. Or, les Saturnales étaient la fête des larvae c’est-à-dire des morts par violence ou laissés sans sépulture, et derrière le vieillard Saturne dévoreur d’enfants se profilent, comme autant d’images symétriques, le bonhomme Noël, bienfaiteur des enfants ; le Julebok scandinave, démon cornu du monde souterrain porteur de cadeaux aux enfants ; Saint Nicolas qui les ressuscite et les comble de présents, enfin les katchina, enfants précocement morts qui renoncent à leur rôle de tueuses d’enfants pour devenir alternativement dispensatrices de châtiments ou de cadeaux. Ajoutons que, comme les katchina, le prototype archaïque de Saturne est un dieu de la germination. En fait, le personnage moderne de Santa Claus ou du Père Noël résulte de la fusion syncrétique de plusieurs personnages : Abbé de Liesse, évêque-enfant élu sous l’invocation de Saint Nicolas, Saint Nicolas même, à la fête duquel remontent directement les croyances relatives aux bas, aux souliers et aux cheminées. L’Abbé de Liesse régnait le 25 décembre ; la Saint Nicolas a lieu le 6 décembre ; les évêques-enfants étaient élus le jour des Saints Innocents, c’est-à-dire le 28 décembre. Le Jul scandinave était célébré en décembre. Nous sommes directement renvoyés à la libertas decembris dont parle Horace et que, dès le XVIIIe siècle, du Tillot avait invoquée pour relier Noël aux Saturnales.
Les explications par survivance sont toujours incomplètes ; car les coutumes ne disparaissent ni ne survivent sans raison. Quand elles subsistent, la cause s’en trouve moins dans la viscosité historique que dans la permanence d’une fonction que l’analyse du présent doit permettre de déceler. Si nous avons donné aux Indiens Pueblo une place prédominante dans notre discussion, c’est précisément parce que l’absence de toute relation historique concevable entre leurs institutions et les nôtres (si l’on excepte certaines influences espagnoles tardives, au XVIIe siècle) montre bien que nous sommes en présence, avec les rites de Noël, non pas seulement de vestiges historiques, mais de formes de pensée et de conduite qui relèvent des conditions les plus générales de la vie en société. Les Saturnales et la célébration médiévale de Noël ne contiennent pas la raison dernière d’un rituel autrement inexplicable et dépourvu de signification ; mais elles fournissent un matériel comparatif utile pour dégager le sens profond d’institutions récurrentes.
Il n’est pas étonnant que les aspects non chrétiens de la fête de Noël ressemblent aux Saturnales, puisqu’on a de bonnes raisons de supposer que l’Église a fixé la date de la Nativité au 25 décembre (au lieu de mars ou de janvier) pour substituer sa commémoration aux fêtes païennes qui se déroulaient primitivement le 17 décembre, mais qui, à la fin de l’Empire, s’étendaient sur sept jours, c’est-à-dire jusqu’au 24. En fait, depuis l’Antiquité jusqu’au moyen âge, les « fêtes de décembre » offrent les mêmes caractères. D’abord la décoration des édifices avec des plantes vertes ; ensuite les cadeaux échangés, ou donnés aux enfants ; la gaîté et les festins ; enfin la fraternisation entre les riches et les pauvres, les maîtres et les serviteurs.
Quand on analyse les faits de plus près, certaines analogies de structure également frappantes apparaissent. Comme les Saturnales romaines, la Noël médiévale offre deux caractères syncrétiques et opposés. C’est d’abord un rassemblement et une communion : la distinction entre les classes et les états est temporairement abolie, esclaves ou serviteurs s’asseyent à la table des maîtres et ceux-ci deviennent leurs domestiques ; les tables, richement garnies, sont ouvertes à tous ; les sexes échangent les vêtements. Mais en même temps, le groupe social se scinde en deux : la jeunesse se constitue en corps autonome, elle élit son souverain, abbé de la jeunesse, ou, comme en Écosse, abbot of unreason ; et, comme ce titre l’indique, elle se livre à une conduite déraisonnable se traduisant par des abus commis au préjudice du reste de la population et dont nous savons que, jusqu’à la Renaissance, ils prenaient les formes les plus extrêmes : blasphème, vol, viol et même meurtre. Pendant la Noël comme pendant les Saturnales, la société fonctionne selon un double rythme de solidarité accrue et d’antagonisme exacerbé et ces deux caractères sont donnés comme un couple d’oppositions corrélatives. Le personnage de l’Abbé de Liesse effectue une sorte de médiation entre ces deux aspects. Il est reconnu et même intronisé par les autorités régulières ; sa mission est de commander les excès tout en les contenant dans certaines limites. Quel rapport y a-t-il entre ce personnage et sa fonction, et le personnage et la fonction du Père Noël, son lointain descendant ?
Il faut ici distinguer soigneusement entre le point de vue historique et le point de vue structural. Historiquement, nous l’avons dit, le Père Noël de l’Europe occidentale, sa prédilection pour les cheminées et pour les chaussures, résultent purement et simplement d’un déplacement récent de la fête de Saint Nicolas, assimilée à la célébration de Noël, trois semaines plus tard. Cela nous explique que le jeune abbé soit devenu un vieillard ; mais seulement en partie, car les transformations sont plus systématiques que le hasard des connexions historiques et calendaires ne réussirait à le faire admettre. Un personnage réel est devenu un personnage mythique ; une émanation de la jeunesse, symbolisant son antagonisme par rapport aux adultes, s’est changée en symbole de l’âge mûr dont il traduit les dispositions bienveillantes envers la jeunesse ; l’apôtre de l’inconduite est chargé de sanctionner la bonne conduite. Aux adolescents ouvertement agressifs envers les parents se substituent les parents se cachant sous une fausse barbe pour combler les enfants. Le médiateur imaginaire remplace le médiateur réel, et en même temps qu’il change de nature, il se met à fonctionner dans l’autre sens.
Écartons tout de suite un ordre de considérations qui ne sont pas essentielles au débat mais qui risquent d’entretenir la confusion. La « jeunesse » a largement disparu, en tant que classe d’âge, de la société contemporaine (bien qu’on assiste depuis quelques années à certaines tentatives de reconstitution dont il est trop tôt pour savoir ce qu’elles donneront). Un rituel qui se distribuait jadis entre trois groupes de protagonistes : petits enfants, jeunesse, adultes, n’en implique plus aujourd’hui que deux (au moins en ce qui concerne Noël) : les adultes et les enfants. La « déraison » de Noël a donc largement perdu son point d’appui ; elle s’est déplacée, et en même temps atténuée : dans le groupe des adultes elle survit seulement, pendant le Réveillon au cabaret et, durant la nuit de la Saint Sylvestre, sur Time Square. Mais examinons plutôt le rôle des enfants.
Au moyen âge, les enfants n’attendent pas dans une patiente expectative la descente de leurs jouets par la cheminée. Généralement déguisés et formés en bandes que le vieux français nomme, pour cette raison, « guisarts », ils vont de maison en maison, chanter et présenter leurs vœux, recevant en échange des fruits et des gâteaux. Fait significatif, ils évoquent la mort pour faire valoir leur créance. Ainsi au XVIIIe siècle, en Écosse ils chantent ce couplet :

Rise up, good wife, and be no’ swier (lazy)
To deal your bread as long’s you’re here;
The time will come when you’ll be dead,
And neither want nor meal nor bread
(1)

Si même nous ne possédions pas cette précieuse indication, et celle, non moins significative, du déguisement qui transforme les acteurs en esprits ou fantômes, nous en aurions d’autres, tirées de l’étude des quêtes d’enfants. On sait que celles-ci ne sont pas limitées à Noël (2). Elles se succèdent pendant toute la période critique de l’automne, où la nuit menace le jour comme les morts se font harceleurs des vivants. Les quêtes de Noël commencent plusieurs semaines avant la Nativité, généralement trois, établissant donc la liaison avec les quêtes, également costumées, de la fête de Saint Nicolas qui ressuscita les enfants morts ; et leur caractère est encore mieux marqué dans la quête initiale de la saison, celle de Hallow-Even – devenue veille de la Toussaint par décision ecclésiastique – où, aujourd’hui encore dans les pays anglo-saxons, les enfants costumés en fantômes et en squelettes persécutent les adultes à moins que ceux-ci ne rédiment leur repos au moyen de menus présents. Le progrès de l’automne, depuis son début jusqu’au solstice qui marque le sauvetage de la lumière et de la vie, s’accompagne donc, sur le plan rituel, d’une démarche dialectique dont les principales étapes sont : le retour des morts, leur conduite menaçante et persécutrice, l’établissement d’un modus vivendi avec les vivants fait d’un échange de services et de présents, enfin le triomphe de la vie quand, à la Noël, les morts comblés de cadeaux quittent les vivants pour les laisser en paix jusqu’au prochain automne. Il est révélateur que les pays latins et catholiques, jusqu’au siècle dernier, aient mis l’accent sur la Saint Nicolas, c’est-à-dire sur la forme la plus mesurée de la relation, tandis que les pays anglo-saxons la dédoublent volontiers en ses deux formes extrêmes et antithétiques de Halloween où les enfants jouent les morts pour se faire exacteur des adultes, et de Christmas où les adultes comblent les enfants pour exalter leur vitalité.
Dès lors, les caractères apparemment contradictoires des rites de Noël s’éclairent : pendant trois mois, la visite des morts chez les vivants s’était faite de plus en plus insistante et oppressive. Pour le jour de leur congé, on peut donc se permettre de les fêter et de leur fournir une dernière occasion de se manifester librement, ou, comme dit si fidèlement l’anglais, to raise hell. Mais qui peut personnifier les morts, dans une société de vivants, sinon tous ceux qui, d’une façon ou de l’autre, sont incomplètement incorporés au groupe, c’est-à-dire participent de cette altérité qui est la marque même du suprême dualisme : celui des morts et des vivants ? Ne nous étonnons donc pas de voir les étrangers, les esclaves et les enfants devenir les principaux bénéficiaires de la fête. L’infériorité de statut politique ou social, l’inégalité des âges fournissent à cet égard des critères équivalents. En fait, nous avons d’innombrables témoignages, surtout pour les mondes scandinave et slave, qui décèlent le caractère propre du réveillon d’être un repas offert aux morts, où les invités tiennent le rôle des morts, comme les enfants tiennent celui des anges, et les anges eux-mêmes, des morts. Il n’est donc pas surprenant que Noël et le Nouvel An (son doublet) soient des fêtes à cadeaux : la fête des morts est essentiellement la fête des autres, puisque le fait d’être autre est la première image approchée que nous puissions nous faire de la mort.
Nous voici en mesure de donner réponse aux deux questions posées au début de cette étude. Pourquoi le personnage du Père Noël se développe-t-il, et pourquoi l’Église observe-t-elle ce développement avec inquiétude ?
On a vu que le Père Noël est l’héritier, en même temps que l’antithèse, de l’Abbé de Déraison. Cette transformation est d’abord l’indice d’une amélioration de nos rapports avec la mort ; nous ne jugeons plus utile, pour être quitte [sic] avec elle, de lui permettre périodiquement la subversion de l’ordre et des lois. La relation est dominée maintenant par un esprit de bienveillance un peu dédaigneuse ; nous pouvons être généreux, prendre l’initiative, puisqu’il ne s’agit plus que de lui offrir des cadeaux, et même des jouets, c’est-à-dire des symboles. Mais cet affaiblissement de la relation entre morts et vivants ne se fait pas aux dépens du personnage qui l’incarne : on dirait au contraire qu’il ne s’en développe que mieux ; cette contradiction serait insoluble si l’on n’admettait qu’une autre attitude vis-à-vis de la mort continue de faire son chemin chez nos contemporains : faite, non peut-être de la crainte traditionnelle des esprits et des fantômes, mais de tout ce que la mort représente, par elle-même, et aussi dans la vie, d’appauvrissement, de sécheresse et de privation. Interrogeons-nous sur le soin tendre que nous prenons du Père Noël ; sur les précautions et les sacrifices que nous consentons pour maintenir son prestige intact auprès des enfants. N’est-ce pas qu’au fond de nous veille toujours le désir de croire, aussi peu que ce soit, en une générosité sans contrôle, une gentillesse sans arrière-pensée ; en un bref intervalle durant lequel sont suspendus [sic] toute crainte, toute envie et toute amertume ? Sans doute ne pouvons-nous partager pleinement l’illusion ; mais ce qui justifie nos efforts, c’est qu’entretenue chez d’autres, elle nous procure au moins l’occasion de nous réchauffer à la flamme allumée dans ces jeunes âmes. La croyance où nous gardons nos enfants que leurs jouets viennent de l’au-delà apporte un alibi au secret mouvement qui nous incite, en fait, à les offrir à l’au-delà sous prétexte de les donner aux enfants. Par ce moyen, les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste d’abord à ne pas mourir.
Avec beaucoup de profondeur, Salomon Reinach a écrit une fois que la grande différence entre religions antiques et religions modernes tient à ce que « les païens priaient les morts, tandis que les chrétiens prient pour les morts » (3). Sans doute y a-t-il loin de la prière aux morts à cette prière toute mêlée de conjurations, que chaque année et de plus en plus, nous adressons aux petits enfants – incarnations traditionnelles des morts – pour qu’ils consentent, en croyant au Père Noël, à nous aider à croire en la vie. Nous avons pourtant débrouillé les fils qui témoignent de la continuité entre ces deux expressions d’une identique réalité. Mais l’Église n’a certainement pas tort quand elle dénonce, dans la croyance au Père Noël, le bastion le plus solide, et l’un des foyers les plus actifs du paganisme chez l’homme moderne. Reste à savoir si l’homme moderne ne peut pas défendre lui aussi ses droits d’être païen. Faisons, en terminant, une dernière remarque : le chemin est long du roi des Saturnales au Bonhomme Noël ; en cours de route, un trait essentiel – le plus archaïque peut-être – du premier semblait s’être définitivement perdu. Car Frazer a jadis montré que le roi des Saturnales est lui-même l’héritier d’un prototype plus ancien qui, après avoir personnifié le roi Saturne et s’être, pendant un mois, permis tous les excès, était solennellement sacrifié sur l’autel du Dieu. Grâce à l’autodafé de Dijon, voici donc le héros reconstitué avec tous ses caractères, et ce n’est pas le moindre paradoxe de cette singulière affaire qu’en voulant mettre fin au Père Noël, les ecclésiastiques dijonnais n’aient fait que restaurer dans sa plénitude, après une éclipse de quelques millénaires, une figure rituelle dont ils se sont ainsi chargés, sous prétexte de la détruire, de prouver eux-mêmes la pérennité.
Claude Lévi-Strauss
le Père Noël supplicié / 
1952
Texte publié dans les Temps Modernes n° 77, 1952 / Paris, Éditions Gallimard.
Le Père Noël supplicié / Claude Lévi-Strauss dans Flux naughty-girl
Note de la rédaction – Nous exprimons nos remerciements à la revue Anhembi de São Paulo (Brésil) et à son directeur M. Paulo Duarte qui ont bien voulu nous autoriser à publier le texte français original de cette étude dont ils se sont réservé l’exclusivité en langue portugaise.
1 Cit. par J. Brand, Observations on Popular Antiquities, n. éd., London, 1900, p. 243.
2 Voir sur ce point A. Varagnac, Civilisation traditionnelle et genres de vie, Paris, 1948, p. 92,. 122 et passim.
3 S. Reinach, l’Origine des prières pour les morts, dans : Cultes, Mythes, Religions, Paris, 1905, Tome I, p. 319.

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