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Les nouveaux noms séparateurs du biopouvoir et les populations superflues / Dimitris Vergetis

Depuis 2007 la crise sévit. Voici, d’emblée précisé, le noyau de notre thèse : ce qu’on peut lire en filigrane dans les descriptions et analyses savantes de la crise économique, c’est la mise en place discrète mais décisive, par le néolibéralisme déchaîné, des prémisses d’une nouvelle biopolitique de l’espèce humaine.
La Grèce : un cas ou un paradigme ?
Commençons par la Grèce. Depuis près de trois ans la société grecque, lentement mais inéluctablement, se délite. Elle se délite sous l’onde de choc de politiques d’austérité d’une brutalité inédite dans l’histoire économique de l’Occident en période de paix. La grande crise de 1929 fait d’ores et déjà pâle figure devant les effets cumulés de la récession qui frappe la Grèce. La causalité sous-jacente à ce désastre, telle qu’elle est mise en récit par les experts et la presse internationale est régulièrement identifiée à l’explosion de la dette souveraine et au tarissement des ressources budgétaires, suite à une gestion calamiteuse, irresponsablement menée par une classe dirigeante incompétente et compulsivement illustrée par de hauts faits de corruption.
Ce diagnostic se complète par la stigmatisation de la rentabilité du travailleur grec, éternel paresseux sous le soleil méditerranéen, l’incrimination du niveau des salaires qui, défiant toute rationalité économique, condamnerait la Grèce à un défaut de compétitivité structurel.
Ce récit dont la plausibilité est étayée par des statistiques, diagrammes comparatifs et avis d’experts, semble inattaquable, tellement il adhère au tissu des données objectives. Relayé sans répit par l’ensemble des mass media, même à l’intérieur du pays, il fournit non seulement la matrice herméneutique de la crise mais aussi les vecteurs d’une politique néolibérale radicalisée à outrance, supposée y remédier. Doté d’une cohérence et d’une dignité de dogme, il contamine les esprits et se propage même sur des segments de populations durement touchées.
Il est politiquement urgent d’abattre cette fiction. Il importe de produire la vérité de la crise grecque et de la faire valoir au-delà de ses coordonnées locales. Car dans ce qui se passe actuellement en Grèce se dessine avec une clarté féroce une stratégie globale dont l’adoption par l’ultralibéralisme ébranlé tient lieu de réponse aux impasses de la crise de 2007. Il se confirme de plus en plus que l’effondrement généralisé de la société grecque, loin de s’accomplir sous l’effet d’une dynamique interne d’implosion, s’avère parfaitement orientée de l’extérieur comme le prouve le fait qu’il se solde par le sinistre spectacle d’une braderie des biens publics, frénétiquement orchestrée par le nouveau gouvernement sous le diktat de ses créanciers.
En Grèce se révèle et s’affirme, avec une radicalité dévastatrice et débarrassée de ses inhibitions parlementaires, l’inspiration qui anime le projet du capitalisme ultralibéral : la destruction méthodique des sociétés historiques comme préalable et comme moteur même de la privatisation du monde. A cet égard, absolument révélateur est l’axiome cynique formulé par M. Schaüble, selon lequel un Etat surendetté insolvable doit être traité comme une entreprise en faillite, c’est-à-dire laissé à la merci de ses créanciers. Dans ces propos, aucune différence n’est faite entre une entreprise et une société.
Actuellement, on voit la société grecque violemment transformée en un immense supermarché où ses créanciers sont conviés à se servir librement : les compagnies d’électricité et d’eau, les bâtiments publics, les banques contrôlées par l’Etat, les réseaux routiers, des ports et des aéroports, des segments entiers de régions côtières, les richesses du sous-sol, etc. – et même des sites archéologique (!) – sont bradés et remis à vil prix aux mains d’investisseurs privés. Mise en coupe réglée par ses créanciers, la Grèce fait l’objet d’un dépeçage qui, loin de s’accomplir sou forme de pillage désordonné, s’organise comme une privatisation des biens publics et des richesses nationales, minutieusement arrangée parmi ses créanciers. Tout indique qu’ils se sont mis d’accord sur la part du gâteau qui échoit à chacun (1).
Au fil des jours on voit s’accumuler les preuves d’un usage calculé et tordu de la crise de la dette. Celle-ci a servi à la fois de prétexte, d’amorce et d’instance de légitimation d’un processus inédit, savamment planifié par les institutions financières internationales et les « fondés de pouvoir du Capital » (2) qui ambitionnent de faire d’une société entière un objet d’expérimentation des principes ultralibéraux. A cet égard, les perfides aveux du représentant grec (3) au FMI sont hautement révélateurs. Lors des discussions à huis-clos qui ont abouti à la mise au point du premier Mémorandum, les experts engagés dans sa rédaction avaient rendu un verdict sans appel : demander à un pays de procéder en même temps à la réduction de sa dette, à la résorption des déficits publics, à la réforme de l’Etat, à la réorganisation du marché du travail et à la restructuration de l’appareil productif constituait une équation insoluble. Et pour verrouiller l’affaire, on a pris soin d’y rajouter deux contraintes : un temps trop serré pour réaliser les objectifs chiffrés du Mémorandum et un taux d’intérêt inspiré des pires pratiques usurières. Ce qui avait amené même Dominique Strauss-Khan à expliquer à M. Papandréou qu’il ne devait pas accepter ce plan de sauvetage suicidaire. Mais la classe dirigeante grecque, gangrenée par sa servitude et sa complicité résignée s’est empressée d’y souscrire. Bref, tous les intéressés connaissaient parfaitement que le Mémorandum était voué à l’échec. Mais son implacable mise en oeuvre répondait à une autre finalité inavouable, cyniquement fixée d’emblée. Il importe de l’identifier. A cet égard, la réponse qui nous semble s’imposer est la suivante : les politiques appliquées à la Grèce sous prétexte de redressement économique visent à mettre en place un nouveau paradigme de société entièrement transitif aux automatismes du capital et aux lois du marché. la technicité de leur langage d’exposition ne fait qu’écran à leur objectif qui consiste à reterritorialiser l’ensemble du lien social sur la forme-marchandise. Le projet expérimenté en Grèce aspire à neutraliser, et à la limite à éradiquer, la politique comme instance de médiation entre l’économique et le social, à démanteler tendanciellement tous les dispositifs de protection sociale, à privatiser la prise en charge de tout risque de la vie et à abolir le droit du travail, pour créer des zones spéciales d’exploitation – formes dérivées des « camps » mais hautement rentabilisées, et charitablement humanisées. Ces zones de développement spéciales constituent une illustration paradigmatique de ce que Badiou a isolé sous le terme de « zonage ».
Les dirigeants européens répètent en choeur et à satiété que la Grèce est un cas particulier. En fait, loin d’être traité comme un cas particulier qui fait exception à la norme européenne qu’elle devrait impérativement intérioriser, la Grèce est forcée de fournir le portrait anticipé de ce à quoi vont devoir ressembler les sociétés occidentales, remaniées sous la férule du néolibéralisme déchaîné. Tout en restant dans le cadre du mode de production capitaliste, nous sommes donc au seuil d’un changement d’époque. Or celui-ci s’annonce sous des auspices littéralement macabres en tant qu’il couve une nouvelle biopolitique de l’espèce. Il importe d’en restituer la pente et les mécanismes d’accomplissement.

La crise et le réveil de l’histoire
Si le déchaînement néolibéral du capitalisme inaugure un changement d’époque, il introduit de nouveaux foyers de conflit et suscite par voie de conséquence de nouvelles luttes de résistance. En fait, on assiste, depuis la crise de 2007, à un profond remaniement du champ des luttes sociales. Foucault proposait une typologie générale des luttes et en distinguait trois catégories fondamentales : celles qui constituent une résistance aux formes de domination – ethnique, sociale ou religieuse -, celles qui s’affrontent aux divers mécanismes d’exploitation destinés à soustraire aux producteurs immédiats le fruit de leur travail, et celles qui s’opposent aux schèmes d’assujettissement de l’individu à des normes contraignantes et intériorisées (4). Il pensait que notre époque est celle où s’affirme la prévalence indiscutable des luttes contre la soumission de la subjectivité. Elles sont centrées sur les effets de pouvoirs locaux et sur l’ennemi immédiat – pas sur l’ennemi numéro un. Or, le champ des luttes est en plein remaniement. Les luttes sont de plus en plus recentrées et concentrées dans des choix de résistances aux formes renouvelées d’exploitation, propagées par le déchaînement néolibéral du capitalisme. Celui-ci s’impose comme l’ennemi numéro un, parfaitement identifiable comme tel, à une échelle qui transcende les singularités locales. En somme, on assiste à un « réveil de l’histoire », pour reprendre l’expression percutante de Badiou.*
Le retour en force de ce type de luttes est concomitant aux choix opérés par le capitalisme néolibéral afin de résorber l’onde de choc déclenchée par la crise de 2007. Ebranlé par celle-ci, il tente de se redresser par un passage à la limite. Nous entendons par là que ses serviteurs, décidés à dépasser la crise par les moyens mêmes qui l’ont créée, optent pour une radicalisation des formes d’exploitation et leur extension à l’ensemble de la société, y compris aux couches relativement privilégiés. On en a la démonstration éclatante en Grèce où le rouleau compresseur des mesures d’austérité écrase l’ensemble de la société avec un zèle égalitaire qui n’épargne que les riches. L’objectif visé est de rayer de la carte les couches sociales moyennes, détentrices de précieuses réserves de richesse convoitées et d’entraîner l’ensemble de la société dans la spirale de la paupérisation. En termes techniques, il s’agit d’induire une dévaluation interne, à défaut de pouvoir mener une dévaluation monétaire, la Grèce n’ayant plus sa propre monnaie. Mais ce langage technique, abondamment repris par la presse, vise à voiler un enjeu autrement plus radical. Au fond il s’agit d’organiser une régression à des formes de surexploitation affines à celles qui ont nourri l’expansion de capital au XIX° siècle (5), mais surtout tendanciellement affines à celles qui prolifèrent actuellement dans l’espace asiatique et lancent un défi de compétitivité à l’Occident. A cet égard, la décision résolue du capitalisme européen, dopé par la Wille ultralibérale allemande, consiste à fabriquer une nouvelle espèce : le Chinois blanc – grec, espagnol, letton, etc. Cet avatar frankensteinien rompu aux services de la flexibilité, dernière invention des marchés mondialisés, constituerait la relève néolibérale du travailleur. Or, aux dires même des stratèges de l’Occident, on ne saurait relever le défi de compétitivité lancé par l’espace asiatique sans venir à bout de deux obstacles majeurs.
1 Premièrement il faudra soustraire les décisions politiques cruciales au jeu relativement aléatoire des procédures supposées démocratiques, propres à la représentation parlementaire. Il s’agit d’obtenir ce que Balibar a qualifié de « neutralisation » de la démocratie parlementaire. Dépossédés de leur souveraineté, les peuples voient les instances décisionnelles nationales s’externaliser au profit d’institutions supranationales. La prolifération des mémorandums, des pactes de stabilité budgétaire et autres « règles d’or » s’avère être de redoutables instruments d’amplification de ce processus. En même temps, on voit la classe politique abdiquer avec bonheur ou résignation son pouvoir décisionnel pour se vouer à la ratification et à la gestion des paquets de réformes dictées par les marchés et leurs serviteurs institutionnels. Un pas significatif de plus a été franchi avec le licenciement pur et simple des politiciens inhibés ou discrédités aux yeux de l’opinion publique, et la mise en place de régimes de gouvernance confiés aux technocrates – de préférence à ceux qui y étaient prédestinés par leur passé de loyal serviteur des grands banquiers. Le cobaye grec fournit une illustration exemplaire de tous les aspects de ce processus.
2 Tâche plus urgente que la dégénérescence organisée de la médiation politique est celle qui doit aboutir à la mise en place de politiques sociales orientées vers le démantèlement sélectif et chiffré de l’Etat-providence. Il est urgent de tailler dans le vif des dépenses de santé et de donner le coup de grâce à plusieurs institutions de protection sociale. Certes, la tentation néolibérale de réduire le poids des comptes sociaux n’est pas récente. Mais actuellement tout indique que nous sommes au seuil d’une mutation des politiques sociales. A cet égard, une récente étude de Standard an Poor’s met cyniquement les points sur les i. Ce porte-parole de l’ultralibéralisme lance à tous les pays du G20 un avertissement comminatoire où il annonce son intention de dégrader leur note élevé s’ils ne procèdent pas, dans un court délai, au démantèlement sélectif de leurs système de santé. La projection des tendances actuelles ne laisse à aucun pays occidental le moindre espoir de pouvoir exciper du trilple A, garantie d’accès privilégié aux marchés, dans le proche avenir. « La hausse progressive des dépenses de santé pèsera lourdement sur les cordons de la bourse publique dans les décennies à venir », avertit sur un ton menaçant Marko Mrsnik, analyste vedette de l’agence de notation. « Nos simulations montrent que les abaissements de note commenceraient en 2015″, prédit l’étude de S & P (6).
L’allongement de la durée de vie, qui se traduit par l’inexorable « vieillissement » des populations, et l’irrésistible introduction de nouvelles technologies médicales, souvent onéreuses et d’application coûteuse, dans les traitements et les politiques de santé préventives se solde fatalement par la fâcheuse aggravation des déficits des comptes sociaux. Voilà ce qui menace de plomber irrémédiablement les finances des Etats occidentaux. Par contre, souligne le verdict de S & P, « le fait que la plupart des pays asiatiques n’ont pas un système de droit à la couverture sociale comme celui mis en place en Occident signifie que la bombe à retardement démographique n’aura pas d’effet significatif. » Bref, dans les sociétés ultralibérales en éclosion, seule la mort est à même de se porter garante de la bonne santé de l’économie capitaliste !
Il faut donc s’en remettre à la mort pour assainir la pyramide des âges par des politiques d’élimination subtile des populations vieillies. Sauf que ces politiques, à prendre dans leur collimateur uniquement les vieillards ne sauraient satisfaire à la volonté qui les guide. Il leur faut ratisser plus large et expurger la pyramide des âges, à tous ses degrés, de sous-ensembles d’hommes superflus. Leur existence menace l’équilibre des finances publiques et entrave la compétitivité. L’impératif d’épuration, afin d’enrayer la tendance à la chute du profit capitaliste, fixe le cap d’une nouvelle biopolitique. Une version brutale de celle-ci est mise en oeuvre en Grèce et on constate déjà une déstructuration apocalyptique du système de santé. Il serait instructif mais fastidieux d’établir l’inventaire des mesures prises et, en tout cas, impossible d’en faire l’exhaustion, vu les nouvelles coupes annoncées au fil des jours. Notons qu’on assiste à l’interminable redéfinition restrictive des catégories des ayants-droit et à leur éjection des dispositifs de protection sociale. Tout cela pour la bonne cause : assainir les comptes sociaux ! Dans le même but et sous le diktat de la troïka, les diverses caisses d’assurance-maladie ont été démantelées pour former un nouvel organisme de santé unitaire, doté d’un fonctionnement rationalisé et financièrement équilibré. Les résultats de cette réforme tant vantée ne se sont pas fait attendre. Présenté comme le fleuron des réformes menées, le nouvel organisme est d’ores et déjà en faillite, alors que la plupart des caisses d’assurance-maladie étaient excédentaires ! Les assurés, et notamment les malades, en font déjà les frais. Mais cet échec n’en est pas un pour tout le monde. Il constitue l’étape préalable réussie d’une privatisation des soins de santé, préconisée par les serviteurs du néolibéralisme afin de dégrever l’Etat de dépenses inutiles – mais précieuses pour les assurances privées. La même inspiration sévit dans la réforme des caisses de retraites.
Il va de soi que toutes ces réformes constituent autant de foyers de résistances convergentes sur l’ennemi numéro un. Mais la traduction politique de celle-ci reste une question ouverte.

Badiou avec Foucault
Nous ne devons pas perdre de vue que l’obsession de l’approche comptable qui motive ces réformes à l’échelle de l’Occident laisse dans l’ombre la radicalité du virage amorcé sous l’impulsion ultralibérale. Au fond, qu’est-ce qui chemine à l’ombre de ces réformes ? A notre avis, il importe de saisir qu’une véritable mutation est en train d’affecter le fonctionnement du bio-pouvoir qui a joué un rôle stratégique dans la mise en forme de la domination du capital sur tous les aspects de la vie.
On sait grâce aux analyses de Foucault que le biopouvoir dans son développement historique s’est constitué autour de deux axes. Le premier est celui d’une anatomie politique du corps humain, dont la colonne vertébrale consiste en un ensemble de technologies disciplinaires plus ou moins empiriques. Leur mise en oeuvre a façonné des corps disciplinés, dociles aux procédures d’extraction de leur force productive, par soumission à des techniques de dressage et de majoration de leurs aptitudes. L’ultralibéralisme redessine cet axe avec une cruauté inhumaine. On apprend, par exemple, que les travailleurs chinois sont contraints de travailler dans les ateliers d’Apple 80 heures par semaine.
L’axe stratégique du dispositif du biopouvoir s’est formé à partir d’une nouvelle distribution topique de la vie, la reterritorialisation de celle-ci non plus dans la singularité du corps mais dans le multiple de la population. Au corps vivant comme cible de technologies disciplinaires se substitue un objet discursif inédit, « la population », forme d’organisme transindividuel.
C’est à partir de ce moment-là qu’un « biopolitique » de l’espèce humaine est possible. L’accomodation disciplinaire des mécanismes du biopouvoir se faisait sur le corps comme objet de surveillance et de dressage, saisi dans son inscription locale – l’école, l’atelier, la caserne, etc. L’accomodation biorégulatrice se fait sur un artefact discursif, « la population » au niveau duquel on isole des processus d’ensemble, réinscriptibles en langage statistique. La population est, en réalité, un artefact transbiologique, composé de variables dont l’existence est purement statistique et dont « la vie » constitue le référent fantomatique. Mais la teneur proprement discursive de l’objet-population ne doit pas faire écran à la matérialité de ses incidences dès lors qu’il devient support de projets biopolitiques et d’opérations qui s’en inspirent. D’abord parce que cet objet aimante sur lui des technologies de pouvoir dirrectement articulées sur le savoir. Pour la première fois dans l’histoire les effets du discours de la science commencent à embrayer, grâce à sa médiation, directement sur le support vivant du sujet parlant. En termes lacaniens, l’objet-population entre en jeu comme médiation désincarnée mais qui, par sa fonction, rend possible un transfert d’effets du symbolique au réel, S → R. C’est dans ce cadre que la vie des populations se constituent en objet de préoccupation politique par l’alliance stratégique des mécanismes de pouvoir, jadis inféodé au souverain, avec le discours de la science.
Mais à force d’intégrer dans es mécanismes tous les paramètres qui définissent la vie, le biopouvoir est en mesure non seulement de gérer la vie mais aussi de programmer l’holocauste, selon une expression de Foucault. Dans une phrase étonnante, celui-ci va jusqu’à suggérer que, bien plus qu’une possibilité indifférente, l’extermination de masse est une sorte de déisr réalisable qui hante le pouvoir, une sorte de redoutable tentation qui le fait rêver : « Si le génocide ets bien le rêve des pouvoirs modernes (…) c’est parce que le pouvoir se situe et s’exerce au niveau de la vie, de l’espèce, de la race et de phénomènes massifs de population. » (7) Les exactions de l’eugénisme, du racisme et bien évidemment du nazisme ont fait éclater au grand jour cette ambiguïté inhérente au biopouvoir.
A la lumière de ces remarques, l’orientation des réformes motivées par la « crise » se décante. Dans son passage à la limite, dans son passage à l’acte, dirais-je, le neolibéralisme s’avère animé d’une volonté de reconfigurer les sociétés occidentales et, dans cette perspective, il réordonne le dispositif du biopouvoir autour de ses potentialités mortifères. Assujetti aux finalités du néolibéralisme débridé, le biopouvoir se transforme en une matrice de biopolitiques au service de la mort. reprenant, un peu modifiée, une expression de Ph. Lacoue-Labathe et de JL Nancy, nous pourrions parler de « retrait du biopolitique » pour désigner la restructuration asymétrique du dispositif de biopouvoir autour de sa polarité thanatogène. Désormais, la phrase de Foucault « l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question » acquiert une résonance franchement inquiétante.
Là, les enjeux des réformes commencent à s’éclairer. Ce qui est à l’ordre du jour n’est pas assimilable à une simple rationalisation comptable des dépenses de santé ni au simple démantèlement des dispositifs de protection sociale. A travers une gestion comptable orientée du dispositif du biopouvoir, on procède à la redéfinition de ses fonctions et à la réassignation de ses missions. Mais il faut saisir que les gains obtenus se capitalisent sur deux tableaux : réduction des dépenses inutiles et éradication indirecte des populations indésirables. L’ultralibéralisme avance d’un pas décidé. dans son passage à l’acte criminel, il manifeste sa résolution de planifier l’élimination lente, discrète et politiquement correcte des populations superflues dont l’existence plombe les comptes sociaux et empêche les économies occidentales de booster leur compétitivité. Evalués à l’aune utilitaire de l’ultralibéralisme, les retraités, les chômeurs difficilement recyclables, les non-productifs, ceux qui sont stigmatisés comme « malades mentaux », les handicapés, les malades chroniques, les immigrés exténués par les persécutions, des segments de la jeunesse non qualifiée, etc., ne représentent plus des populations intégrables au jeu social mais des hétérogénéités parasitaires dont l’existence contrevient au cadre idéal de reproduction du capital et de maximisation du profit. Fatalement, un sort funeste est réservé à ces existences encombrantes auxquelles le capitalisme ultralibéral assigne un statut de populations superflues. Leur élimination s’impose. Il y va de la bonne santé du capitalisme.
Le biopouvoir se réglait sur le principe de faire vivre et laisser mourir, qui fixait le cap d’une biopolitique de l’espèce humaine. Restructuré autour de sa polarité mortifère et chargée d’assainir le corps social de toutes les existences parasitaires, le biopouvoir se mue inexorablement en une performante machine de mort politiquement correcte. Elle s’en acquitte par un enchaînement de réformes orientées mais aussi par la multiplication de ce que Badiou a appelé les « noms séparateurs » et l’amplification de leur fonction. Ce genre d’opérateur nomminal désigne, ou plutôt créé des catégories sociales « suspectes » (8). Il n’entre pas en jeu avec une portée descriptive mais avec des incidences politiques et policières. Il fixe un écart « suspect » au regard de la norme identitaire en vigueur et, par-là, il opère une identification stigmatisante et ségrégative.
La vie n’est plus l’unique signifiant maître du biopouvoir*. Le fonctionnement de celui-ci s’enrichit et se diversifie par l’intégration de nouveaux noms séparateurs. Il les met en fonction pour inventer et délimiter de nouveaux sous-ensembles de populations « anormales », inutiles et indésirables. Ils constituent des vecteurs d’expansion de biopolitiques thanatophores promus par les impératifs de l’ultralibéralisme. Il faut saisir que les populations superflues ne forment pas un ensemble fermé, composé de ceux dont le potentiel productif est peu rentable et l’existence « coûteuse ». Car, à la limite, c’est la société entière qui est une population superflue pour les flux de capitaux des marchés déterritorialisés. En tout cas, de très larges couches sociales sont susceptibles de basculer dans cette catégorie. Dans l’univers relativement clos de la nation, la puissance de celle-ci était indexée sur sa démographie et sur le niveau de santé de sa population. La reproduction de la force de travail était largement prise en charge par les prestations du biopouvoir. Celui-ci en spécifiait les conditions d’effectuation, même si maints droits sociaux n’ont pas été charitablement accordés mais concédés à l’issue d’âpres luttes. Avec la mondialisation et la mobilité forcée des travailleurs, les « ressources humaines » sont désormais renouvelables à vil prix. Il est facile et hautement profitable d’importer non seulement de la main-d’oeuvre mais aussi du personnel très qualifié formé dans des contrées lointaines. Le coût de la formation d’un informaticien aux Etats-Unis, depuis sa naissance jusqu’à l’acquisition de ses compétences, est cent fois supérieur à celui de la formation de quelqu’un né en Inde. il est aussi hautement profitable de délocaliser pour aller capter sur place une force de travail privée de droits et à prix dérisoire. Bref, la machine capitaliste peut se procurer de la marchandise humaine à prix très avantageux, sans avoir à se soucier de sa formation et de sa reproduction. Le cas de la Grèce, de l’Espagne, et du Portugal pour rester dans le contexte actuel, qui voient leur jeunesse hautement qualifiée aspirée par l’Allemagne, pays en dépérissement démographique, fournit une démonstration exemplaire de ce processus.
On constate de plus en plus que le remaniement ultralibéral du capitalisme est de manière inhérente antinomique à l’Etat social et plus généralement aux politiques centrées sur le souci de la vie. Cette discordance s’aggrave et s’affecte d’un tour supplémentaire dès lors que s’exacerbe l’incompatibilité structurelle entre le fonctionnement autonomisé des marchés mondiaux et l’onéreuse survivance locale des systèmes de protection sociale, chargés de veiller à améliorer le niveau de vie. Du coup, on se trouve confrontés à une stratégie globale des marchés pour redessiner dans son ensemble l’architecture des sociétés occidentales sur le modèle des entreprises et des multinationales, complété par des pratiques de « zonage ». Mais avant tout, cette stratégie inaugure un nouveau principe de biorégulation de l’espèce humaine où l’humanité elle-même devient pour l’ultralibéralisme une cible de zonage afin d’y éliminer des populations suspectes, inutiles, superflues.
Dimitris Vergetis
Les nouveaux noms séparateurs du biopouvoir et les populations superflues / 2012
Publié dans Lignes n°39 « Le devenir grec de l’Europe néolibérale »
(octobre 2012)

* Souligné par le Silence qui parle. Le lien vers l’Homme jetable, de Bertand Ogilvie, dont nous publierons prochainement un extrait, est également du SQP.
A lire : Droit à la vie ? / Alain Brossat
Les nouveaux noms séparateurs du biopouvoir et les populations superflues / Dimitris Vergetis dans Badiou dr-jerry-et-mr-love1
1 A commencer par la privatisation à prix symbolique et sans appel d’offre de la Banque agricole, possesseur de 40% des terres cultivables, par le biais de prêts accordés, et détentrice de 18 milliards de titres de créances.
2 Expression de Marx, réactualisée par Badiou.
3 En bisbille avec Papandréou, il a, après coup, vendu la mèche, lui reprochant d’avoir livré le pays en pâture aux rapaces de la haute finance en toute connaissance de cause.
4 M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir » in Dits et écrits IV, Paris, Gallimard, 1994, p.222-243. (Dits et écrits II, 2001, p.1041 – note du Silence qui parle)
5 Ce trait « régressif » est souligné par Badiou.
6 http://www.daily-bourse.fr/sampp-pourrait-baisser-les-notes-de-certains-pays-Feed-REUnRTROPT201201131115604APAE80U0X5100.php
7 M. Foucault, Histoire de la sexualité, la Volonté de savoir I, Paris, Gallimard, coll. « Tel », p.186.
8 A. Badiou, le Réveil de l’histoire, Paris, Lignes, 2011, p.109-123.

Autochtone imaginaire, étranger imaginé – Retours sur la xénophobie ambiante / Alain Brossat

Extraits – table des matières – parution : janvier 2013
Raconter des histoires qui comptent « La langue des vaincus a-t-elle jamais existé ? », se demandait un jour Michel Foucault recourant au vocabulaire de Walter Benjamin ? La réponse pourrait être double : ces vaincus, cette plèbe ne sont à proprement parler audibles que pour autant qu’ils s’expriment dans un cadre fixé par l’autorité – en répondant, pour l’essentiel, aux questions qu’elle leur pose ; mais le plus souvent, leur accès au langage est limité à la bonne écoute, celle qui leur permet de se comporter selon les consignes et injonctions qui leurs sont adressées. Dans ce registre, on pourrait dire que cette plèbe est moins muette que programmée pour s’exprimer a minima et faire ce qu’elle a à faire aux conditions de ceux qui entendent la gouverner. Sa parole et ses discours, de ce point de vue, lui échappent radicalement, étant constamment déterminés par les conditions de leur hétéronomie. »

Qui a tué Walter Benjamin ? « De quoi est faite la mort de Walter Benjamin, pour que la disparition violente et prématurée d’un des plus éminents philosophes du XXe siècle se trouve à tout jamais associée à « la frontière » ? »
« Cette sorte de persécution, plus ou moins « douce » mais tenace, à laquelle doivent faire face les réfugiés a pour effet la multiplication des « problèmes d’intendance ». Se loger, entreprendre un voyage, trouver un emploi… Tout devient compliqué, infiniment plus compliqué que pour les autres, selon une double modalité funeste : d’une part, elle produit des effets particuliers d’usure psychique et de l’autre, elle ne peut pas faire l’objet d’un « partage » avec les autres, les supposés autochtones pour lesquels ces complications n’existent pas. »

Contre la démocratie de l’entre-soi « Le partage entre ceux qui, dans nos sociétés, occupent fantasmatiquement la place de l’autochtone et tous les autres est l’un des plus décisifs, les plus efficaces et fonctionnels parmi ces « gestes » du gouvernement des vivants. Une population ne peut être gouvernée (ici, à l’égal d’un territoire) qu’à la condition de ce travail intense d’organisation et de répartition que le pouvoir (les gouvernants) opèrent sur elle, qu’à la condition d’être saisie par la multitude de ces gestes de différenciation. D’un point de vue politique et juridique, il importe donc que le système d’égalisation formelle entre les individus (en principe tous égaux devant la loi quelle que soit leur puissance sociale et égaux de même en tant qu’électeurs) trouve sa contrepartie et son complément dans le système qui institue des inégalités fonctionnelles et structurelles entre des catégories hétérogènes : le ressortissant français et l’immigré maghrébin, le demandeur d’asile et Mme Bettancourt, etc. »

L’hospitalité comme cristal « Toute réglementation ou restriction apportée au principe d’hospitalité tue l’hospitalité. »
« Par conséquent, ce que nous sommes en droit d’exiger de la part de nos gouvernants, de nos États pour autant que ceux-ci se targuent d’être « démocratiques », c’est une politique civilisée de l’étranger, une politique éclairée des circulations de personnes, pas une hospitalité in- conditionnelle, laquelle, pour cette raison même, peut a contrario être le fait des personnes et des communautés – pas celui des États, des gouvernements, des administrations. Pour dire les choses abruptement et comme par anticipation sur ce qui va suivre : l’hospitalité est un cristal trop pur pour être confié aux États, à l’administration, aux pouvoirs modernes. »

De Welcome à Go home « Partons d’une remarque très générale : le cinéma peut être défini entre autres comme un dispositif général d’apprivoisement. Une de ses vocations est de rendre présentables pour nous, c’est à-dire compatibles avec les conditions du contemporain, avec les normes et les sensibilités, avec l’ordre des discours, toutes sortes de figures, de scènes du passé ou du présent qui, de par leurs caractéristiques propres, entretiennent un litige violent avec ces conditions mêmes. Le cinéma, comme appareil culturel, apprivoise l’intolérable, élabore l’imprésentable envers et contre cette « imprésentabilité » même, en créant les conditions de sa narrativité ou plutôt de sa narrabilité. »

L’archéologie du silence / (dans le prolongement de Anderlecht, printemps 2008, les limites des situations d’enquête) « Très rapidement, s’est imposée cette évidence (comme souvent, comme toujours peut-être…) : ce n’est pas l’enquêteur qui décide de la tournure que prendra son investigation, c’est l’enquête elle- même qui dicte ses conditions, qui « pose les questions ».
« Le demandeur sait, en général, que le pur et simple récit sobre et factuel, sinon objectif, des circonstances qui l’ont conduit à quitter son pays et à se réfugier en France a fort peu de chances de coïncider avec les critères fixés par l’OFPRA ou le service des étrangers des préfectures. Il sait, ou il devine donc, que son récit doit être « amélioré » ou mis en conformité avec l’attente supposée de l’autorité. Mais, précisément, la découverte de cette règle du jeu « cachée » par le demandeur et les conclusions qu’il va en tirer seront susceptibles de se retourner contre lui en toutes circonstances : les divers arrangements cosmétiques que subiront les récits vont constituer pour l’administration une inépuisable réserve de méfiance organisée et systématique, un motif permanent pour discréditer, disqualifier ces récits et considérer a priori le demandeur comme un affabulateur. »

Cinéma et guerre des espèces « C’est là à la fois la puissance spécifique du cinéma et ce que l’on pourrait appeler sa duplicité constitutive : une évidence immédiate des corps qui s’impose à nous avec une force telle que nous ne sommes guère portés à nous demander ce que nous « disent » ces corps, ce qui se signifie effectivement dans la mise en place de la configuration où ils se côtoient, se rencontrent, se heurtent, etc. À ce titre, dans cette dimension, le cinéma, ou plus précisément, un certain cinéma industriel, soumis à des normes spécifiques (ce qui ne veut pas du tout dire sans qualités artistiques – cf. John Ford), peut être décrit comme la fabrique des messages inavouables, nécessairement subliminaires, directement véhiculés par une grammaire corporelle et phénotypique et d’autant plus aptes à irriguer les strates profondes de la psyché du spectateur.  »

La fable DSK « Il s’agit de détecter la façon dont l’histoire de la « post-colonie » continue de s’écrire au présent sur un mode compact ou diffus, massif ou infinitésimal, comme histoire coloniale infinie et indéfinie, au fil d’un chapelet d’incidents ou d’événements disparates : de la « bavure » policière en banlieue à la « sortie » intempestive d’un rappeur d’origine africaine contre les homosexuels, en passant par les « prières de rue » des musulmans de la Goutte d’Or et l’anniversaire d’un massacre colonial (le 17 octobre 1961). En ce sens d’un éternel retour dans le présent du rapport colonial, diffracté et redéployé aux conditions de l’actualité, la « post-colonie » peut être nommée « néo-colonie » ou « toujours-colonie ». Le « post- » étant, comme dans la figure du post-moderne, une modalité du même réactivé selon des modalités nouvelles, et aucunement ce qui succède, vient après, quand la séquence est close et la parenthèse refermée. »

De Toulouse à Peshawar, en passant par Gaza : l’affaire Merah « La prise en charge purement et simplement sécuritaire de l’événement, placée sous le signe des agissements imprévisibles, stupéfiants et inhumains du monstre, est destinée à empêcher que s’instaure à ce propos une discussion publique qui pourrait donner lieu à des enchaînements, des rapprochements entre ces crimes « aberrants » et des facteurs de natures diverses : la récente liquidation de Ben Laden au Pakistan, l’intervention occidentale en Afghanistan, les menaces d’agression réitérées de l’État d’Israël contre l’Iran et, je l’ai dit plus haut, le différend francoalgérien à propos des crimes de la colonisation. La rhétorique du monstre qui tend toujours à faire du criminel un homme seul, du crime une aberration absolue, procède ainsi par effets de décontextualisation massifs, de manière à établir l’autorité de pures tautologies au degré zéro de la pensée : le monstre est celui qui commet des actions monstrueuses et celles-ci administrent en retour la preuve qu’il est un monstre et rien d’autre. »

Nommer les crimes d’état « Il existe, si l’on peut dire les choses ainsi, une propension naturelle des États, une sorte d’instinct de conservation, qui les conduit à lier le motif de leur intégrité et de la perpétuation de leur renom ou de leur gloire (qui est à peu près indistinct de celui de l’intégrité) à celui de leur impunité pour les crimes commis en leur nom dans le passé. Constamment, cette propension fait fond et sur la difficulté d’établir les faits – la possibilité infinie d’agencer des récits de diversion – et sur les dénis de continuité en rapport aux différentes séquences qui s’enchaînent dans son histoire. Concernant le premier aspect, le livre de Jean-Louis Planche a montré combien la fable de l’insurrection concertée des populations musulmanes du Constantinois a eu la vie dure dans le récit franco-français des événements de mai 1945, tout comme le déni de l’ampleur des massacres perpétrés par l’armée et les milices formées par les colons3. Concernant le second aspect, nul n’ignore qu’il n’aura pas fallu moins d’un demi- siècle pour que la République accepte la charge des crimes commis par le régime de Vichy dans le contexte des persécutions infligées aux juifs, entre 1940 et 1944. »

Sortie « Il faut donc le dire avec force : il n’y a pas davantage de « question de l’étranger » dans nos sociétés aujourd’hui (en Europe occidentale) qu’il n’y avait de « question juive » dans l’Allemagne de la fin des années 1920 et du début des années 1930. Et il y a bien, oui, une sérieuse « question de l’autochtone » qui, sous l’effet des chocs cumulés et corrélés qu’il subit, voit se déliter son sentiment du « propre » – comme il y avait, assurément, au tournant des années 1920, un sérieux « problème allemand » (social, politique, historique) du fait de la succession des chocs apocalyptiques endurés par ce pays depuis 1914 (la guerre, la défaite, la chute de l’Empire, l’échec de la révolution de 1918- 19, le chaos des premières années de Weimar, la crise de 1929…). La menace que constituerait la prolifération de l’étranger-parmi-nous, telle que l’éprouvent les plus fragiles des « autochtones » (un sentiment qui se condense dans la formule « on n’est plus chez nous »), est en vérité le pseudonyme du sentiment de déperdition du « propre » nourri en tout premier lieu par les phénomènes de globalisation, de liquéfaction des rapports sociaux, et bien sûr, par la déqualification, la désaffiliation, la perte de statut, de reconnaissance, de dignité, de droits, etc. – tous ces « chocs » en série éprouvés par ceux qu’on pourrait appeler les « petits autochtones » d’aujourd’hui (sur le modèle des petits Blancs du monde colonial). »
Alain Brossat
Autochtone imaginaire, étranger imaginé
Retours sur la xénophobie ambiante
/ 2013
Publié sur Ici et ailleurs
A lire également : le Racisme des intellectuels / Alain Badiou
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Autochtone imaginaire, étranger imaginé - Retours sur la xénophobie ambiante / Alain Brossat dans Agora nemo

L’écran et le zoo – Spectacle et domestication, des expositions coloniales à la télé-réalité / Olivier Razac

L'écran et le zoo - Spectacle et domestication, des expositions coloniales à la télé-réalité / Olivier Razac dans Krach zoo-humain21-225x300De la première exposition universelle française en 1855 à l’Exposition Coloniale de 1937, onze manifestations nationales présentent des aspects de l’Empire français. Ces spectacles pédagogiques mêlent architecture, textes et images, animaux et hommes, avec la tâche de faire connaître aux Français l’étendue et la diversité de leur empire. Cette forme de spectacle s’impose à partir de l’arrêt de l’expansion et de la pacification du terrain conquis aux alentours de 1900. Elles « remplacent », en quelque sorte, les exhibitions ethnographiques qui montraient des sauvages à combattre, alors qu’il faut maintenant montrer des vaincus à domestiquer. L’idée qui guide ces spectacles est la présentation synthétique de l’ensemble des colonies françaises dans leurs aspects économiques, esthétiques et humains. Autrement dit, il s’agit de reproduire en miniature la totalité de l’empire avec ses productions utiles, ses animaux, ses types ethniques, ses habitations et ses objets pittoresques. Cette concentration fictive a pour objectif de célébrer l’immensité et la diversité de l’empire tout en en démontrant la productivité et l’unité. Pour l’Exposition Universelle de 1889, Eugène Monot insiste sur la réussite de la synthèse : « La science la plus exacte s’est unie à l’art le plus consommé pour faire de ces palais africains et asiatiques de véritables monuments des civilisations qu’ils représentaient… L’unité de caractère qui se dégage de la juxtaposition de ces éléments architecturaux est absolument satisfaisante. » (21) La maîtrise de l’espace colonial est mise en scène grâce à la capacité d’acheminer en France, de réunir en un lieu et d’organiser comme un domaine les éléments disparates de l’Empire.
L’exposition la plus aboutie et la plus vaste est l’Exposition Coloniale Internationale et des pays d’Outre-Mer voulue et portée par le Maréchal Lyautey. Elle a lieu à Paris, au bois de Vincennes autour du lac Daumesnil, de mai à novembre 1931. Ce qui reste avant tout de ces expositions ce sont les clichés des éphémères bâtiments exotiques construits pour l’occasion. Il y a des palais grandioses comme la reconstitution d’Angor Vat en 1889, 1922 et 1931 ou des palais inspirés de modèles existants comme la mosquée de Djenné au Niger en 1931. Il y a des tours, des pavillons, des jardins, des restaurants et des rues entières bordées d’échoppes reconstituant les souks marocains, algériens et tunisiens. Il y des habitations « traditionnelles » telles les cases aux toits de chaume de l’indispensable village africain. Dans toutes les expositions, la plupart des constructions ne sont pas faites pour durer. Il est prévu de les détruire dès la fin de la manifestation. Pour les copies de palais, on enrobe de staff un squelette de béton et de bois. On peut ainsi façonner sculptures et bas-reliefs. Lorsque c’est nécessaire, les matières originales sont reproduites. Les murs de latérite de la mosquée de Djenné sont imités par un mélange de chaux et de ciment, la couleur rouge est rendue par de la peinture projetée au pistolet. De même qu’au zoo voisin, on construit et on peint des rochers factices, on recouvre les façades d’un voile exotique, on creuse des bassins, on aménage pelouses et jardins… Pour l’essentiel, la prétention des architectes français est l’authenticité des constructions. Angkor Vat, dont l’original est en grande partie détruit est reconstitué plus vrai que nature. Les architectes s’appuient sur des photographies pour les proportions d’ensemble et sur des moulages archéologiques vieux d’un demi-siècle pour les détails. Le public prend le palais de l’Afrique Occidentale pour la véritable mosquée de Djenné alors qu’il est la copie du bâtiment néo-nigérien construit par les français en s’inspirant de la mosquée détruite. Les façades des maisons mauresques sont vieillies, les murs irréguliers, l’aspect général est inachevé voire même délabré. On va jusqu’à faire passer l’hiver aux enduits pour qu’ils se couvrent de moisissures. « Sur le tout, une patine de vétusté imprègne un étonnant cachet de vérité. » (22) Les cases et les pagodes utilisent souvent les matériaux d’origines mais sont adaptées aux besoins de l’exposition et au goût des spectateurs. « Le pavillon du Sénégal et du Soudan est d’une architecture africaine mi-exacte et mi-conventionnelle. Les nécessités de la circulation du public au milieu des collections exposées interdissent les reconstitutions fidèles, auxquelles il faut substituer des édifices plus vastes et mieux pourvus de dégagement.» (23) Car, simultanément à l’affirmation d’authenticité, les architectes ont souvent pris des libertés en vue de l’amélioration d’une architecture indigène jugée archaïque ou décadente. Bref, on s’arrange avec l’authenticité. Ici, on appuie sur la nécessité de montrer comme des vestiges les monuments et l’habitat annamite en voie de disparition. Là, comme pour le palais de l’Algérie en 1931, on insiste sur le fait que le bâtiment résulte d’une synthèse entre un style local qui apporte piquant et exotisme subordonné à une construction moderne et occidentale qui assure dignité, solidité et pérennité. Il ne faut pas non plus oublier l’incroyable décoration lumineuse de l’exposition. Un éclairage très travaillé des bâtiments et une profusion de jets d’eaux lumineux et colorés nappent le « réalisme » de l’exposition d’une ambiance féerique proprement spectaculaire. L’image authentique de l’empire ce n’est pas la reconstitution de l’étranger, c’est le spectacle magique de la puissance coloniale qui conserve, évalue et améliore les architectures indigènes.
Cette authenticité pittoresque plus ou moins remaniée soutient la prétention des expositions à concentrer l’essentiel de la vie coloniale. Il y a un transport du spectateur qui, à Vincennes et en une heure, peut aller du Maroc à l’Indochine et finir en Afrique de l’Ouest. Inversement, c’est la colonie elle-même qui est déplacée sur le sol de France. Débarrassée de tout le superflu par l’œil critique de la civilisation triomphante, elle ne prend plus que quelques centaines de mètres carrés. En 1931, « Pour la première fois à Paris le Maroc peut être vu tout entier. » (24) En 1900, parcourant la section tunisienne, un visiteur peut dire : « Il va de soi que ce quartier résume toute une ville et même toutes les villes de la Tunisie . » (25) La puissance coloniale cherche à digérer tant de cultures vastes et complexes qu’il faut qu’elle les mâche longtemps. Le public des expositions est l’estomac, l’opinion publique est l’intestin chargés d’ingérer, d’assimiler et de diffuser l’image d’un empire colonial stéréotypé. La condensation y vaut comme réalité, la simplification comme pédagogie et la propagande comme légitimation.
Les expositions coloniales se veulent toutes pédagogiques. Elles ont pour but de constituer « une utile propagande et un judicieux enseignement, [de donner], notamment, à l’élite de la jeunesse française, le sentiment de la valeur et de l’utilité de l’expansion coloniale. » (26) A cette fin on trouve dans tous les pavillons des textes explicatifs, des statistiques, des graphiques, qui mettent en avant les progrès économiques des colonies. Il est démontré que chaque colonie se développe grâce à l’action de la métropole mais qu’en retour elle apporte des produits spécifiques. En enrichissant ses colonies, la métropole s’enrichit. D’autre part, les expositions prétendent également faire connaître les cultures colonisées. Car, comme le dit Lyautey, « notre action [ne se justifie qu’à condition] d’avoir l’œil constamment ouvert sur ce qu’il peut y avoir, chez ces frères différents, de meilleur que chez nous, de garder le souci incessant de nous adapter à leurs statuts, à leurs traditions, à leurs coutumes et à leurs croyances, en un mot : de les comprendre. » (27) Et, pour « comprendre » les colonisés, rien de mieux apparemment que de représenter les scènes les plus éculés. Des dioramas abondent pour plonger le spectateur dans l’ambiance des villes et des campagnes coloniales avec « réalisme et vivacité ». Des cités majestueuses, des rues animées, des travailleurs heureux montrent un visage souriant et prospère des colonies. Il y a également des galeries de photographies, moins attrayantes mais plus convaincantes que les dioramas. Ce sont souvent des scènes typiques, aux modèles figés dans des poses attendues : Un « Arabe » enturbanné vend des babioles à même le sol, un chef africain est entouré de ses nombreuses femmes et enfants, un « sauvage » à demi nu brandit une lance ou un arc. Enfin, en 1931, un cinéma est installé à l’intérieur du modèle réduit de la mosquée de Djenné, on y « assiste aux scènes les plus typiques de la vie indigène. » (28)
Comme le rappelle un bandeau publicitaire, l’exposition de 1931 est « un vivant panorama de la vie indigène. » (29) Le décor des expositions est peuplé, sinon il y manquerait la partie jugée la plus attractive, divertissante et pittoresque. Les cortèges coloniaux sont importants. En 1931, il y 450 indochinois et 200 « indigènes » pour l’AOF. Le recrutement des figurants est minutieux. Ce sont des indigènes choisis pour leurs bons rapports avec les colons, la plupart sont éduqués à la française, certains sont diplômés et demandent à poursuivre leurs études en France. Ils sont salariés avec des horaires de travail, un jour de congé hebdomadaire, des logements séparés de l’exposition et ils sont suivis médicalement. A leur arrivée, ils ont reçu leur costume de scène pour le spectacle et un habit européen pour le quotidien, bien que toute sortie soit sujette à autorisation. Après leur journée, ils se douchent, se changent, se reposent et dînent dans une cantine spéciale d’un repas « adapté » à leur régime alimentaire.
Pour donner vie au décor colonial, les hommes sont accompagnés par la faune et la flore de leur pays d’origine. On plante des végétaux exotiques pour faire oublier la végétation locale et des animaux vivants circulent dans l’exposition. On peut faire des promenades cocasses à dos de dromadaire ou d’éléphant et les fauves du zoo permettent de ressentir le frisson du sauvage.
La participation humaine des indigènes se résume pour l’essentiel à parader et à travailler. Les expositions sont ponctuées de nombreuses fêtes, spectacles, défilés et autres « fantasia ». Des troupes de théâtre de Java, ou encore du Japon, effectuent des représentations et rencontrent un fort succès. Des troupes de danseurs et de chanteurs animent les pavillons et les défilés. « La grande fête coloniale du vélodrome de Vincennes [...] a commencé par la reconstitution du cortège d’un mandarin Indochinois [...]. L’Afrique noire se révéla avec la Moro-Naba des Mossi, entourée de ses serviteurs qui soufflaient dans de longues trompettes et de ses ministres, aussi graves que le roi Béhanzin, sous son dais jaune, encadré de sa cour. Les amazones de la garde royale exécutèrent une danse délirante et les guerriers de la région du Tchad mimèrent frénétiquement le combat et la chasse. » (30)
Les autres indigènes animent les décors qui copient le réel. Ils servent des plats locaux dans des restaurants typiques. La « Brasserie de la jungle » accueille les visiteurs dans un décor kitsch traversé par des serveurs costumés. On peut y manger des plats locaux et écouter de la musique exotique. D’autres indigènes fabriquent des objets typiques devant les visiteurs avec des méthodes propres à étonner le citadin occidental. On demande aux joaillers, brodeurs, tisserands, potiers, ciseleurs, confiseurs de faire un spectacle de leurs activités quotidiennes. Ces gestes mille fois répétés, il leur faut les jouer, les transformer de l’intérieur en une représentation d’autant plus payante qu’elle est attractive. Ils se font artisans-acteurs pour des spectateurs-clients. Les marchés reconstitués sont animés par des vendeurs au style diversement apprécié. « L’engeance des bazars est la même qu’en Algérie voisine [...]. Cyniques et familiers tous ces Levantins, ceux de Tunis comme ceux d’Alexandrie [...] ou de l’Asie Mineure ne se contentent pas d’obséder le passant de leurs offres et de leurs invites. Ils prennent volontiers les hommes par le bras, les femmes par la taille, pour les attirer devant leurs étalages. » (31) Mais cette critique fonctionne, elle aussi, comme preuve de l’authenticité de l’exposition. Non seulement on a reconstitué le marché, mais également l’ambiance qui y règne. Si vous allez dans le souk tunisien, vous serez comme transporté sur place avec ce que cela comporte de dépaysement, de gène et même de risque. Enfin, il y a également des figurants, plus rares, qui représentent les parties les plus sauvages de l’empire. Cette part s’est progressivement réduite comme pour illustrer les progrès de la pacification. En 1889, javanais et sénégalais sont encore présentés comme des sauvages. En 1931, il n’y a plus guère que les Canaques qui sont exhibés comme des primitifs, cannibales qui plus est, selon une mise en scène totalement fantaisiste. Mais l’époque n’est plus à cela, ce spectacle n’était pas prévu, il a été improvisé et se tient à l’extérieur de l’exposition, au Jardin d’Acclimatation. Il suscite une certaine affluence mais aussi des attaques virulentes. Les anciens coloniaux, l’Eglise et la Ligue des droits de l’homme y voient un spectacle faux et dégradant, si bien que l’exhibition est écourtée en novembre 1931. Quoiqu’il en soit, la contrainte qui pèse sur les figurants est toujours la même, il s’agit d’avoir l’air naturel, c’est-à-dire de faire illusion dans le rôle qui leur est échu. « Sur le vif, c’est ainsi que le photographe, le dessinateur, le journaliste ou le simple visiteur entend le saisir, lui, « l’indigène par nature », qui a pour tâche de vivre au quotidien sous l’œil de milliers de badauds. »(32) Pour faire illusion, le mieux est d’avoir l’air plus vrai que nature avec ou contre son gré. S’il faut jouer « le marchand indigène », le figurant en rajoute. « Approchez Messieurs et Dames, approchez ! Achetez un tapis ! Des vrais ! Fabriqués dans la forêt vierge ! Par les négresses à plateaux ! Je suis du pays ; j’ai été capturé il y a deux mois seulement ! » (33) Si c’est l’Indochinois docile, il fait des petits pas, il minaude et remercie sans cesse. Pour être reconnu comme un vrai Indochinois qui mérite sa petite pièce en posant à côté de madame, le mieux est encore de jouer au porteur d’eau avec son balancier et son large chapeau de paille. Si c’est le Canaque cannibale, le figurant pousse des cris, grogne et fait semblant de ronger un os qui ressemble à un fémur, alors même qu’il est un bon catholique élevé à la française. Aux expositions, les comportements et les modes de vie exotiques sont, comme l’architecture, magnifiés par le kitsch. Mais le déclin est proche. La dernière exposition coloniale n’est qu’une partie de l’Exposition Universelle de 1937. La scénographie exotique y est appauvrie et plus stéréotypée qu’à Vincennes. Après Vichy et avec le début de la décolonisation, l’imagerie coloniale française doit changer. Les références raciales, paternalistes et méprisantes s’estompent au profit des thèmes économiques de développement. Mais des exhibitions d’Hagenbeck aux dernières expositions coloniales, la mise en scène réelle du sauvage, l’exposition de l’exotique ont produit les types humains qui étaient utiles à la situation idéologique et politique. Elles ont diffusé des clichés raciaux qui, digérés par l’opinion publique, hantent encore nos représentations. Si le spectacle n’est jamais innocent, le spectacle de la réalité l’est bien moins encore.
Olivier Razac
L’écran et le zoo – Spectacle et domestication,
des expositions coloniales à la télé-réalité
/ 2002
Notes, livre et épilogue inédit téléchargeables sur le site Philoplèbe
zoo-humain colonialisme dans Krach

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