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Retour sur les enjeux du mariage pour tous : contrôler le sexe pour contrôler la race / Philippe Pignarre

L’importance de ce qui s’est passé avec le mariage pour tous et la Manif pour tous ne saurait être sous-estimée. Il est probable qu’à gauche (mais aussi sans doute à droite) on se dépêche d’oublier cette séquence qui n’avait pas été prévue. Il est frappant qu’aucune initiative indépendante n’ait été prise par les partis politiques (aucun meeting) pendant toute cette période (1). La question n’a pas été soulevée lors de l’appel à manifester par Jean-Luc Mélenchon et le Front de gauche le 5 mai 2013 et la manifestation des femmes du 9 juin n’a pas non plus mobilisé sur la question de la PMA. C’est comme si la gauche de la gauche, dans ses diverses composantes, avait perdu à cette occasion toute qualité « mouvementiste ». Le but de cette contribution est de montrer que le débat ne renvoie pas (ou pas seulement) à une banale question d’égalité des droits. Il est aussi de proposer un parcours à travers les textes et propositions de féministes dont certains sont peu connus des militants français et qui nous amènera à comprendre le lien qui existe entre les questions de « genres » et celles de « races » sans opposer les deux (2).
Ce que je voudrais montrer dans cette contribution, c’est que la Manif pour tous a été un mouvement sexiste, raciste et de classe. Sarkozy avait souhaité déchaîner les passions en lançant un débat sur l’« identité française », les valeurs. Cela n’avait pas eu beaucoup de succès. Mais la séquence de six mois que l’on a vécu en 2013 a posé toutes ces questions de manière brutale et dans la rue. Avant même de développer un peu, certaines apparences ne trompent pas :
- l’idée que la gauche était forcément illégitime et que l’on vivait désormais sous une « dictature socialiste ».
- La demande des maires du droit à une objection de conscience. Cela fait inévitablement penser au droit à l’objection de conscience obtenu par les médecins qui refusent de pratiquer des IVG mais aussi à un maire qui refuserait de marier un Noir et une Blanche.
- Les slogans « CRS à Barbès », « CRS en banlieue ».
- Une affiche, retirée dans un second temps, représentant Taubira en singe.
- L’indifférence des participants de la Manif pour tous au fait qu’il s’agit d’un mouvement international (du Brésil à l’Afrique du Sud, en passant par de nombreux pays d’Europe) et cela au nom de la spécificité de la nation française, de la civilisation française (Taubira ayant employé ce mot de « civilisation », il a été repris ad nauseam). Il est intéressant de constater que plusieurs auteurs américains mais connaissant bien la France, avaient pressenti cela. Ainsi l’historienne Joan Scott écrivait en 2011 dans un débat qui l’opposait à des historiens français de droite : « L’origine des tensions et des conflits qui accompagnent les relations entre les sexes est imputée aux faiseurs d’embarras du temps présent – homosexuels et féministes – qui ont perdu le contact avec ce que l’ »histoire » peut nous apprendre sur les inclinations humaines naturelles. Ces inclinations s’étendent de la sexualité à la politique : la hiérarchie du couple devient un modèle d’organisation sociale. […] En enracinant les comportements « français » contemporains dans une « tradition ancestrale », Habib et Ozouf essentialisent l’identité française et écartent les musulmans de la communauté nationale. […] Les dissidents sont les femmes qui demandent l’égalité des droits dans la vie politique, les homosexuels, le mariage et l’accès à la PMA, ou les musulmans qui veulent que le port du voile soit reconnu comme une forme légitime de pratique religieuse par les femmes. […] Les trois mettent en cause l’existence même de la communauté nationale. » (3)
Judith Butler avait pressenti la même chose dès 2008 à propos du débat sur le PACS : « Le refus d’accorder une reconnaissance légale à la parentalité gay va de pair avec des politiques d’État anti-musulmanes destinées à soutenir un ordre culturel qui maintient la normativité hétérosexuelle nouée à une conception raciste de la culture. Conçu comme intégralement paternel et nationaliste cet ordre est […] menacé par les agencements parentaux […] des communautés immigrées. » (4)
Rappelons-nous, à cette occasion, que Royal tout comme Sarkozy, expliquaient les émeutes de 2005 comme la conséquence de la dégradation des structures familiales chez les immigrés.
Si le débat ne renvoie pas à une simple « question démocratique » – pour reprendre le vocabulaire marxiste – mais que les enjeux sont beaucoup plus importants (A qui appartiennent les enfants ?, Qu’est-ce que la biologie ?, Comment la France s’est constituée ?, etc.). On ne fera pas rentrer si vite le diable dans sa boîte !

L’identité de la Manif pour tous        
La préoccupation essentielle de la Manif pour tous est la lutte contre le « relativisme » qui est depuis longtemps l’angoisse de l’Église catholique et qui avait amené en son temps le pape Léon XII à mettre les trois principaux livres de Bergson à l’Index : l’idée est que toutes les cultures ne se valent pas, elles sont hiérarchisées. Il y a « une » vérité dont l’Église est dépositaire. Il existe aussi un courant important de la Manif pour tous (en particulier les Veilleurs) qui constitue une résurgence des idées de Charles Maurras : il est volontiers « anticapitaliste » (il refuse la « marchandisation » à l’œuvre dans les nouvelles techniques de procréation) comme l’y invite toute une tradition catholique mais profondément patriarcale (5). Il y a évidemment peu de chances pour que les partis de droite, défenseurs inconditionnels du capitalisme et de ses exigences, en reprennent les thématiques. Ils ont tenté d’établir des liens avec les écologistes, par exemple les opposants au nouvel aéroport de Nantes, mais ont été accueillis comme ils le méritent : « Non à la veillée puante ! » Ils ne pourront qu’être en désaccord avec des mesures comme l’extension du travail du dimanche : ce sont les députés de l’UMP, catholiques, qui étaient en pointe contre le mariage pour tous qui s’opposent aujourd’hui à la ligne majoritaire de leur parti sur ce sujet.
L’ouverture du mariage aux couples du même sexe s’attaquerait donc à des choses qui relèvent de la nature, à des choses qui existeraient indépendamment de tout choix ou de toute construction. Il s’agit donc toujours de « naturaliser ». Les chefs de file de la Manif pour tous n’ont cessé de répéter qu’il n’y a qu’une alternative : entre ce qui est « naturel » et ce qui renverrait à des « choix ». Ainsi, ce que les opposants appellent la « théorie du genre » serait, en fait, une théorie où chacun « choisirait » son sexe. Peu importe si cela ne correspond évidemment pas du tout à la réalité des débats sur le genre qui disent souvent exactement l’inverse.
La meilleure manière d’argumenter en « nature » est d’avancer des slogans qui semblent relever de l’évidence, du bon sens. Comme « Tous nés d’un père et d’une mère », ou « Tous nés d’un homme et d’une femme ». Dans le manifeste de l’Avenir pour tous (une des structures qui a succédé à la Manif pour tous), on peut lire qu’il faut rétablir « la norme supérieure de l’engendrement humain biologique » ou le slogan d’une « écologie humaine ». Un oxymore parfait puisque l’écologie, c’est par définition le fait de ne plus rester entre humains mais de faire entrer les non-humains en politique !
Leur intervention s’est focalisée » sur trois sujets :
- La filiation : un enfant a besoin d’un père et d’une mère.
- La mise dans le même sac de la GPA et de la PMA. C’est un coup de génie, mais qui est aussi très révélateur. Car qu’est-ce qu’ont en commun la GPA et la PMA ? Rien, sinon d’être le fruit d’une intervention technique, de ne pas être « naturel ». Du point de vue de l’histoire des luttes des femmes contre le contrôle de leur corps par l’Église ou par l’État, ces deux techniques sont même à l’opposé.
- La soi-disant théorie relativiste du genre.
Cette insistance sur la nature, la biologie comme fondatrices est très liée à la question de la constitution de l’État français comme un État colonial et raciste. On y reviendra.

Un mouvement sexiste
Derrière le banal « Tous nés d’un homme et d’une femme », il y a l’idée que le père et la mère jouent naturellement des rôles différents auprès de l’enfant. Mais lesquels ? Très vite on tombe sur des préjugés sexistes naturalisés qui renvoient du côté de la mère à la tendresse, à la gardienne du foyer, à la vie privée, et, du côté du père, à l’autorité, à la vie publique, au travail rémunéré, etc. On est en plein dans ce qui définit justement l’oppression des femmes quelle que soit par ailleurs l’analyse que l’on fait du travail domestique.
Cette distribution des rôles n’a rien d’universel, elle est battue en brèche avec la généralisation du travail des femmes, elle ne renvoie justement pas au sexe mais à ce qui a pris le nom de « genre ».
Pour simplifier les choses, on pourrait dire qu’à partir des années 1975, des auteures comme Gayle Rubin ont proposé trois niveaux d’analyse qu’on a appelés le « système sexe/genre ». Le sexe renvoie à l’opposition mâle/femelle et le genre à l’opposition masculin/féminin ou homme/femme. À ce propos, beaucoup ont parlé de « construction sociale », ce qui n’est évidemment pas la même chose que le « choix ». Une formule est devenue célèbre : ce n’est pas parce qu’on a un zizi qu’on aime le foot et parce qu’on a un vagin qu’on est destiné à faire la cuisine !
Il y a, enfin, la sexualité.
On s’aperçoit très vite qu’il faut se méfier d’un rapport soi-disant matérialiste entre sexe, genre et sexualité. Il serait catastrophique de considérer que le sexe, c’est du solide (toute plaisanterie mise à part), le genre relevant de l’appris ou du choix, ce qui ferait, finalement, qu’il y aurait une sexualité logique donc « normale », l’hétérosexualité. Elle serait logique au sens où elle découlerait de la nature, de la biologie. Ce qui n’empêcherait pas d’être « tolérant » envers les sexualités qui ne sont pas dans la logique, « non-normales ».
Il faut aussi se méfier de parler de « rapport dialectique » entre homme et femme constituant la base de développements…
On pourrait dire que c’est le genre qui est encore le niveau le plus stable – comme l’a fait Daniel Bensaïd avec les classes sociales quand il explique que les classes sociales ne sont pas premières (sociologiquement en quelque sorte), que c’est la lutte des classes qui est créatrice. Le genre est ce qui stabilise, ou tente de stabiliser, la sexualité, d’un côté, et le sexe, de l’autre.
Sexualité et sexe sont deux inextricables fouillis. C’est connu pour la sexualité, un peu moins pour le sexe. On a longtemps caché qu’un enfant sur 70 naît avec des caractéristiques sexuelles « intermédiaires » plus ou moins évidentes (6). Mais, on estime que pour 200 à 300 enfants qui naissent chaque année en France, on est dans la plus grande difficulté pour les assigner à un sexe. On va donc les opérer (j’aurais envie, ici, d’employer le mot d’« excision ») à la naissance et on fabriquera le plus souvent des filles, c’est plus facile ! Plusieurs pays, comme l’Australie ou l’Allemagne, ont décidé de ne plus se voiler la face : ils ont créé une catégorie « autre » en plus de H et F au moment de la déclaration de naissance de l’enfant et ne font plus d’opération chirurgicale précoce.
Évidemment, le plus simple serait que l’on cesse d’exiger de déclarer le sexe des enfants à la naissance : en quoi cela intéresse-t-il l’État ? L’État est-il le propriétaire des enfants ?
Quant à la sexualité, il faudra encore de longues batailles contre la position qui considère que l’hétérosexualité est, « quand même », la plus « normale ». L’hétéronormativité est au cœur de la psychanalyse freudienne. Judith Butler constate ainsi à son sujet que « l’hétérosexualité incestueuse est constituée comme la matrice prétendument naturelle et pré-artificielle du désir » (7). Cela nous renvoie au complexe d’Œdipe, impossible à symétriser entre fabrication des hommes et fabrication des femmes. Le « tabou de l’inceste » protégerait un tabou de l’homosexualité.
Il ne faut pas cacher que la naturalisation du rapport homme/femme est également présente chez Marx. Ce dernier écrit dans les Manuscrits de 1844 : « Le rapport de l’homme à la femme est le rapport le plus naturel de l’homme à l’homme. » Marx n’historicise pas ce rapport qui renverrait donc à la nature. Ce serait une matière première, un matériau brut pour penser ensuite la production de l’histoire.

Le genre comme stabilisateur
Le genre ne stabilise pas impunément le sexe et la sexualité. Il est immédiatement un rapport de pouvoir. Dès 1975, Gayle Rubin écrit :    « Nous ne sommes pas seulement opprimées en tant que femmes, nous sommes opprimées par le fait de devoir être des femmes ou des hommes selon les cas » (8). De la même manière Christine Delphy écrit : « La division hommes/femmes se construit en même temps que la hiérarchie et non pas avant »  (9). Pour Judith Butler, le genre est moins la construction sociale de la différence des sexes qu’une « façon première de signifier des rapports de pouvoir ». Le rapport d’oppression ne vient pas après l’instauration de la division, il lui est consubstantiel (10).
Judith Butler va beaucoup travailler sur cette question du genre abandonnant un Freud trop biologisant pour un Lacan qui insiste sur l’importance du « symbolique » et du langage : si le genre ne se construit pas sur le sexe, dans une biologie naturelle qui serait portée par le sexe, c’est qu’il relève de l’imitation sans qu’existe un original, tout en « créant un effet de naturel ». Le genre, selon Butler, relève de la performance, de la mascarade, de la parade, de la danse de séduction. Il commande le désir.
Le corps genré est donc un corps performé et non pas « naturel » (11).
Il est temps de remarquer que toutes ces auteures font la même référence à un texte que l’on pourrait dire fondateur : Le Deuxième Sexe publié en 1949 par Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castra qu’on qualifie de féminin. » (12)

Le mariage pour tous et l’égalité des droits
Nous pouvons maintenant revenir à la question posée en introduction : le mariage pour tous relève-t-il de l’égalité des droits ? Si on considère que c’est le cas, encore faut-il préciser entre qui et qui. Qui devient égal à qui ? Qu’est-ce qui compte ? Le Sexe ? Le genre ? La sexualité ?
S’il y a égalité des droits, c ‘est qu’on choisit le niveau de la sexualité. Il s’agit alors d’une égalité des droits entre « hétérosexuels » et « homosexuels ». Il saute aux yeux que c’est très réducteur puisqu’on peut très bien imaginer que des femmes ou des hommes décideront de se marier par exemple pour des raisons d’amitié profonde afin de faire bénéficier le survivant d’un certain nombre de droits sans pour autant être homosexuels. Qui peut y trouver à redire ?
Les ennemis du mariage pour tous ont hésité à cet endroit précis. Le cardinal Barbarin a fait l’erreur de dire que le mariage était « hétérosexuel ». Ce qui revenait de sa part à confondre le niveau du sexe et celui de la sexualité ! Il affaiblissait ainsi la position des ennemis du mariage pour tous. Boutin, un peu plus maline, n’a pas fait cette erreur en insistant sur le fait que les homosexuels avaient le droit de se marier « mais avec des personnes de sexe opposé » !
Prendre le niveau de la sexualité pour proclamer l’égalité des droits n’est pas sans poser un gros problème : qu’on le veuille ou non, cela « essentialise », « naturalise » homosexualité et hétérosexualité. Ils deviennent, à leur tour, des normes universelles a priori. Michel Foucault a très tôt compris ce risque quand il mettait en garde contre l’idée de « faire de la sexualité un invariant » qui ne se modifierait que dans ses « manifestations » du fait de la « répression » (13). Il écrit : « Cela revient à mettre hors champs historique le désir et le sujet du désir, et à demander à la forme générale de l’interdit de rendre compte de ce qu’il peut y avoir d’historique dans la sexualité. » (14)
Ce serait bien la peine d’avoir déstabilisé le sexe et genre, si c’est pour restabiliser les choses de cette manière à partir d’une tradition qui est profondément occidentale. Sébastien Chauvin et Arnaud Lerch ont bien raison de venir nous compliquer la tâche :
« Le terme « hétérosexualité », invention datant de la fin du xixe siècle, fut forgé en même temps que celui d’ »homosexualité » par le militant homosexuel Karl Maria Kertbeny, qui cherchait à constituer les deux comme des réalités également naturelles et légitimes. Dans la période victorienne antérieure, les idéaux masculins et féminins étaient d’abord définis non par leur « sexualité », mais au contraire par leur distance à la concupiscence. Le désir hétérosexuel était anormal s’il ne visait pas exclusivement la procréation, ce dont témoignent encore certains usages du mot « hétérosexualité » au début du xxe siècle : un dictionnaire médical définit ainsi en 1901 l’hétérosexualité comme un « appétit sexuel morbide pour le sexe opposé ». Au début du xxe siècle, la sexualité hétérosexuelle perd sa dimension pathologique et devient revendiquée, recommandée. […] Il faut cependant attendre les années 1960 pour que la sexualité entre hommes et femmes soit finalement valorisée en tant que telle, en dehors de toute préoccupation reproductive ou matrimoniale, et qu’ainsi le modèle « hétérosexuel » arrive à maturité. » (15)
Il faut bien reconnaître qu’on a donné au reste du monde l’impression (pas si fausse) qu’on était des girouettes : en un siècle, on leur a d’abord fait inscrire (par exemple, au Maroc ou en Inde) l’homosexualité comme un crime ou un délit (ils étaient des barbares de ne pas s’en préoccuper) et, maintenant, on leur dit qu’ils sont des barbares d’avoir une telle législation ! Cela renvoie bien à notre hypocrisie et à notre suffisance colonialiste.
Mais si le mariage pour tous ne renvoie pas à une question d’égalité des droits, comment le justifier ?

Le sexe et l’État
On pourrait proposer une autre version que celle de l’égalité des droits et dire qu’avec le mariage pour tous, L’État ne se mêle plus, enfin, du sexe des partenaires (16). Il y a là un vieil enjeu qu’il faut réactiver. Michel Foucault a été le premier à le souligner en écrivant que la « technologie du sexe » « faisait du sexe non seulement une affaire laïque mais une affaire d’État : mieux une affaire où le corps social tout entier, et presque chacun de ses individus, était appelé à se mettre en surveillance » (17). Si c’est l’État qui définit la relation d’égalité qui doit être prise en compte, alors il y a lieu de se méfier : contrôler le sexe et les populations fait partie de ce que Michel Foucault a appelé la biopolitique. La question n’est jamais neutre mais engage toujours des projets de contrôle, articulant Etat et capitalisme.
On comprendra mieux en revenant sur l’œuvre, essentielle, de Monique Wittig, écrivaine de talent, connue pour avoir participé au dépôt d’une gerbe sous l’Arc de triomphe le 26 août 1970 « à la mémoire de la femme du soldat inconnu ». Elle écrit : « L’hétérosexualité n’est pas seulement une sexualité mais un « régime politique ». » Celui qui fait des femmes les esclaves des hommes. Elle va, du coup, redéfinir les lesbiennes : ce sont les femmes qui sont devenues des esclaves en fuite, marrons, transfuges. Cependant, grâce à l’abolition de l’esclavage, la « déclaration » de la « couleur » est maintenant considérée comme une discrimination. Mais ceci n’est pas vrai pour la « déclaration » de « sexe » que même les femmes n’ont pas rêvé d’abolir. Je dis : qu’attend-on pour le faire ? » (18)
Il n’y a plus aucune raison raisonnable pour que l’État s’occupe du sexe. Si l’État à partir du xviiie siècle s’intéresse tant au sexe, c’est pour des raisons d’identification mais aussi parce qu’il existe un ensemble qui fait système. Il s’agit de contrôler le genre pour contrôler la race. Utiliser le genre, c’est la principale arme du racisme constitutif de la politique coloniale européenne. Il faut avoir en mémoire que les enjeux sont considérables : « de 1815 à 1914, l’empire colonial direct de l’Europe est passé de 35 % de la surface de la terre à 85 %. Tous les continents ont été touchés. » (19)
Sexe et genre sont intimement liés comme le révèle l’étymologie. C’est ce que rappelle Donna Haraway. Elle a rédigé l’article « genre » dans la version allemande du dictionnaire du marxisme (entrée qui n’existait pas dans la version française !). Elle rappelle :
« « Gender » comme « genre » dérivent du latin generare(engendrer) dont la racine est « gener » qui a donné « race » et « genre ». » (20)
Le recoupement du sexe et de la race va prendre une forme bien résumée par Gayatri Spivak : « Des « hommes » blancs veulent aider des femmes de couleur à se libérer des hommes de couleur. » (21)
Il n’est finalement pas étonnant de constater que l’on retrouve aujourd’hui presque les mêmes mots utilisés : « Cette solution est résumée par Loubna Méliane, porte-parole de Ni putes ni soumises : « il faut aider les femmes des quartiers à quitter leur milieu et leur famille ». » (22)
Cette question n’a pas échappé à l’historienne Ann Laura Stoler qui a étudié les politiques française et néerlandaise en Indochine et dans les Indes néerlandaises. Elle remarque : « Il est toujours frappant d’observer à quel point le contrôle sur la sexualité et la reproduction se trouvait au cœur de la définition des privilèges coloniaux et de leurs limites. » (23)
Ainsi dans le Code civil de 1848 des Indes néerlandaises les femmes indigènes « n’avaient aucun droit sur les enfants reconnus par l’homme blanc ». Elle écrit encore :
« J’envisage le discours administratif et médical, ainsi que la gestion de l’activité sexuelle, du mariage et de la reproduction des Européens, comme partie prenante de l’appareil de contrôle colonial. […] La pensée raciale ne suit pas l’ordre bourgeois, elle le constitue. »
Elle rappelle qu’à partir des années 1920 « on a de plus en plus entendu la voix des défenseurs – voir des praticiens – de la stérilisation des personnes jugées « inaptes », membres des classes inférieures d’Angleterre, d’Allemagne et d’Amérique du Nord ». Cela n’est pas sans rappeler ce qui présente désormais comme une véritable interdiction de procréer pour les lesbiennes : l’interdiction de la PMA. Même si celle-ci restera en partie théorique (la PMA est une technique qui peut se pratiquer sans l’appareillage médico-technique), l’exclusion des femmes qui ne sont pas en couples hétérosexuels relève bien d’un régime de biopolitique.
Cela peut nous rappeler aussi ce qu’écrivait Frantz Fanon qui pourtant n’est pas très à l’aise pour parler de sexe et de sexualité comme en témoigne sa remarque un peu naïve selon laquelle il n’y a pas de pratiques homosexuelles en Martinique (24). Alors que son livre Peaux noires, masques blancs est consacré au racisme, il intitule le premier chapitre « La femme de couleur et le Blanc » et le deuxième « L’homme de couleur et la Blanche », témoignant de l’intrication entre sexe et race.

Retour sur le genre
Je voudrais pour terminer revenir sur la question du genre. Donna Haraway comme Bruno Latour et Isabelle Stengers nous ont appris à nous méfier des oppositions binaires. On a vu qu’il fallait les déstabiliser plutôt que de les dialectiser et que l’État les restabilisait en permanence pour se constituer comme État colonial/racial. Or, si l’opposition genre/sexe recouvre l’opposition culture/nature ou construit/naturel, on risque un nouveau désastre.
C’est sans doute la raison pour laquelle Monique Wittig a toujours refusé la notion de genre (distincte du sexe). Elle écrit : « Une relation d’appropriation spécifique par un homme, voilà ce qui fait la femme. À l’instar de la race, le sexe est une fonction « imaginaire » qui produit de la réalité, y compris des corps perçus comme préexistants à toute construction. » (25)
Si le sexe renvoie à la biologie comme indiscutable (à la Science) on retrouve sous une nouvelle forme tout ce à quoi nous avons essayé d’échapper dans cette contribution. Donna Harraway écrit aussi : « « Biologie » en est ainsi venu à dénoter le corps lui-même, plutôt qu’un discours social ouvert à l’invention. » C’est d’ailleurs ce que rend inévitable la discussion sur les intersexués – où les biologistes sont venus enrichir et multiplier les perspectives et non pas comme on aurait pu s’y attendre opérer une « réduction (mais cette ouverture à de nouvelles questions n’est-elle pas ce qui caractérise la bonne science ?) (26). On ne parle pas non plus impunément de la fécondation en utilisant des mots comme « compétitivité » pour parler de la « course des spermatozoïdes ». Il faut là aussi trouver de nouveaux mots, de nouvelles descriptions et proposer de nouveaux programmes de recherche biologiques.
Pour conclure, nous devons tenir compte des héritages lourds et particuliers que nous avons comme femmes ou comme homosexuels. Comment venir peupler « la maison des différences » et non pas en faire une arme de combat utilisable par l’État bourgeois et raciste ? On se rappelle de Bush justifiant l’intervention en Afghanistan par la nécessité de libérer les femmes ! Quand est né, dans les années 1980, le Black feminism, ce fut un moment très important : les femmes noires n’héritaient pas de la même chose que les femmes blanches. Donna Haraway rappelle : « au xixe siècle, des féministes blanches étaient mariées à des hommes blancs – à l’époque de l’esclavage – tandis les féministes noires étaient la propriété des hommes blancs. » De même les femmes noires n’avaient pas la propriété de leurs enfants. « Donc, le problème de la mère noire n’est pas seulement son statut de sujet, mais aussi le statut de ses enfants, de ses partenaires sexuels. Rien d’étonnant si la promotion de la race et le refus d’une séparation catégorique entre hommes et femmes – envers et contre toute analyse de l’oppression sexiste noire et blanche – occupent une telle place dans le discours des féministes noires du Nouveau Monde. »
On peut trouver des préoccupations semblables dans certaines interventions de Houria Bouteldja du Parti des indigènes de la république avec laquelle nous avons pourtant de multiples et graves divergences (27). Elle explique aux féministes françaises qui campent sur une position définitive – nous savons bien ce que signifie le voile ! –, comment cette question a surgi après la défaite de « l’antiracisme officiel » « dans un contexte de relégation sociale et raciale et dans un contexte où l’idéologie dominante propose aux femmes de l’immigration de se libérer de leur famille, de leur père, frère, religion, tradition ». « Par le voile, les femmes disent aux hommes blancs, notre corps n’est pas à votre disposition. » Cela mérite d’être entendu même si le débat doit continuer.
Le mariage pour tous et la rage qui s’est déchaînée à cette occasion ne sont donc pas seulement l’occasion de dénoncer une homophobie par ailleurs bien réelle. La question touche un nombre extraordinaire d’enjeux politiques au-delà de la question homosexuelle. Le débat est loin d’être terminé y compris parmi ceux qui ont soutenu la loi et qui peuvent l’avoir fait pour des raisons très différentes.
Philippe Pignarre
Retour sur les enjeux du mariage pour tous: contrôler le sexe pour contrôler la race
Publié le 19 février 2014 sur blog Mediapart

Site de Philippe Pignarre

À voir : Société Louise Michel, débat avec Eric Fassin
(lien vidéo de la note 1)

mvd

1 Seule la Société Louise-Michel a organisé une réunion le mercredi 16 janvier 2013 avec Eric Fassin. Son intervention, de grande qualité, peut être visionnée sur le site societelouisemichel.org.
2 En ce sens ce texte propose une démarche qui est totalement opposée à celle de Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani Belkacem dans Les Féministes blanches et l’empire, Paris, La Fabrique, 2012. La position que je développe ici est, en revanche, très proche de celle d’Elsa Dorlin. On lira avec profit son formidable petit livre : Sexe, genre et sexualité, Paris, PUF, 2008.
3 Joan W. Scott, De l’utilité du genre, Paris, Fayard, 2012.
4 Judith Butler, Ce qui fait une vie, Paris, Zones, 2010.
5 Sur l’anticapitalisme en « affinité élective » avec le catholicisme, on lira avec intérêt le livre de Michael Löwy, La Cage d’acier. Max Weber et le marxisme wébérien, Paris, Stock, 2013. Cet anticapitalisme peut prendre la forme la meilleure avec la théologie de la Libération et la pire avec la pensée de Charles Maurras et l’antisémitisme.
6 Anne Fausto-Sterling, Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, Paris, La Découverte, 2012.
7 Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005,2006.
8 Gayle Rubin, Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, Paris, Epel, 2010.
9 Christine Delphy, Classer, dominer. Qui sont les « autres » ?, Paris, La Fabrique, 2008.
10 Christine Delphy, L’Ennemi principal. Penser le genre, T. II, Paris, Sylepse, 2009.
11 Comme le corps « racial ». Voir Jean-Paul Rocchi, «  Littérature et psychanalyse de la race », Tumultes, n° 31, 2008.
12 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, paris, Gallimard, 1949.
13 Soulignons ici que tous ceux qui ont travaillé sur ce sujet, à l’exception de Michel Foucault sont des femmes. Les lesbiennes ont joué un rôle essentiel à partir des années 1975.
14 Michel Foucault, Histoire de la sexualité. L’usage des plaisirs, T. 2, Paris, Gallimard, 1984.
15 Sébastien Chauvin et Arnaud Lerch, Sociologie de l’homosexualité, Paris, La Découverte, « Repères », 2013.
16 J’emploie ici volontairement le mot de « version » une version n’est jamais exclusive, ne prétend pas à la vérité absolue. Sur cet usage : Vinciane Despret, Isabelle Stengers, Les Faiseuses d’histoire. Que font les femmes à la pensée, Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2011.
17 Michel Foucault, Histoire de la sexualité. La Volonté de savoir, T. 1, Paris, Gallimard, 1976.
18 Monique Wittig, La Pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, 2013.
19 Edouard Saïd, L’Orientalisme, Paris, Seuil.
20 Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, Paris, Éditions Jacqueline Chambon, 2009.
21 Gayatri Chakravorty Spivak, Les Subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
22 Cité par Christine Delphy (Christine Delphy, Classer, dominer, op. cit.). Sur ce rapport entre sexes et races, le travail de Christine Delphy est absolument irremplaçable. Il est d’une qualité inégalée.
23 Ann Laura Stoler, La Chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte, 2013.
24 Il écrit en note : « Mentionnons rapidement qu’il ne nous a pas été donné de constater la présence manifeste de pédérastie en Martinique. Il faut y voir la conséquence de l’absence de l’Œdipe aux Antilles. On connaît en effet le schéma de l’homosexualité. Rappelons toutefois l’existence de ce qu’on appelle là-bas « des hommes habillés en dames » ou « Ma Commère ». Ils ont la plupart du temps une veste et une jupe. Mais nous restons persuadé qu’ils ont une vie sexuelle normale. Ils prennent le punch comme n’importe quel gaillard et ne sont pas insensibles aux charmes des femmes, – marchandes de poissons, de légumes. Par contre en Europe nous avons trouvé quelques camarades qui sont devenus pédérastes, toujours passifs. Mais ce n’était point là homosexualité névrotique, c’était pour eux un expédient comme pour d’autres celui de souteneur. » Frantz Fanon, Peaux noires, masques blancs, Paris, Seuil, « Point ». On peut lui opposer ce que déclarait récemment Patrick Chamoiseau : « Dans ma jeunesse, il n’y avait pas de problème homosexuel en  Martinique. C’était hyper réprimé, résiduel, confidentiel. Ca ne gênait personne. On voyait surtout des homos extravertis, des petites folles. Les termes qui qualifiaient les homosexuels n’étaient pas péjoratifs : Macoumé (ma commère) pour les gays, zanmi pour les lesbiennes (les amies). Ce n’était pas agressif. » <outremerlemag.fr>.
25 Monique Wittig, La Pensée straight, op. cit. Monique Wittig nous met aussi en garde contre la psychanalyse, y compris sa version lacanienne défendue, par exemple, par Judith Butler : « La linguistique engendre la sémiologie et la linguistique structurale, la linguistique engendre le structuralisme, lequel engendre l’Inconscient Structural. L’ensemble de ces discours effectue un brouillage – du bruit et de la confusion – pour les opprimés, qui leur fait perdre de vue la cause matérielle de leur oppression et les plonge dans une sorte de vacuum a-historique. » On peut penser que la référence à la psychanalyse ne permet de lier sexe et race que sur le mode analogique, ce qui est évidemment totalement insuffisant. Voir Jean-Paul Rocchi, « Frantz Fanon et la théorie queer », <csprp.univ-paris-diderot.fr>.
26 Isabelle Stengers, Une autre science est possible !, Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2013.
27 Je fais référence à son intervention à l’université de Berkeley, « Race, classe et genre : l’intersectionalité entre réalité sociale et limites politiques », < indigenes-republique. fr >. Là où Houria Bouteldja est moins convaincante, c’est quand elle fait appel à l’arsenal théorique althussérien pour défendre ses positions.

Derrida et le terrorisme / Manola Antonioli / revue Outis! n°2

Comme beaucoup de sujets d’ordre éthique et politique, le thème du terrorisme n’apparaît  à première vue dans l’œuvre de Derrida que très tardivement, suite aux événements du 11 septembre 2001, dans le cadre d’un entretien avec la philosophe Giovanna Borradori, qui produit un dialogue indirect entre les commentaires d’Habermas et  ceux de Derrida autour du « concept » politique et philosophique du 11 septembre (1). Mais en réalité, l’hypothèse d’un soudain « tournant éthico-politique » de la déconstruction qui aurait eu lieu au cours des années 1980-1990 est totalement infondée : comme le philosophe n’a cessé de l’affirmer, c’est toute l’œuvre de Derrida, depuis le début, qui est engagée dans une réflexion éthique et politique, dans le cadre d’une relecture des grandes étapes de la tradition philosophique et politique occidentale. Il en est de même pour sa pensée de la « terreur » et du « terrorisme » qui (comme nous essaierons de le montrer dans les pages qui suivent) n’apparaît pas tout à coup dans une sorte d’ « écrit de circonstance » au sujet du 11 septembre, mais s’inscrit dans un réseau complexe de notions éthiques, philosophiques et politiques, élaboré dans des ouvrages précédents et développé dans des ouvrages successifs, et dont l’évolution n’a été interrompue que par la mort de Derrida en 2004.

Force de loi
Même quand la déconstruction derridienne pouvait paraître très éloignée de tout souci éthique et politique, la pensée de la loi (du droit et de la justice) était au cœur de tous ses questionnements (2) : « [...] ce qu’on appelle couramment la déconstruction, tout en semblant ne pas “adresser” le problème de la justice, n’a fait que cela sans pouvoir le faire directement, seulement de façon oblique » (3). Mais le droit et la justice deviennent des motifs récurrents et centraux dans les textes de Derrida à partir des années 1990, qui inaugurent une réflexion ininterrompue sur les figures (éthiques et/ou politiques) de l’hospitalité, du pardon, de la démocratie, du secret, du témoignage, de la souveraineté, etc., réflexion nécessaire pour que la déconstruction puisse « ne pas rester enfermée dans des discours purement spéculatifs, théoriques et académiques mais prétendre [...] avoir des conséquences, changer des choses et intervenir de façon efficiente et responsable (quoique toujours médiatisée, bien sûr), non seulement dans la profession mais dans ce qu’on appelle la cité, la pólis et plus généralement le monde » (4).
Dans les deux textes réunis dans Force de loi (ouvrage publié en 1994) (5), Derrida part de l’expression anglaise to enforce the law  qui (à la différence du français « appliquer la loi ») garde une allusion directe et littérale à la force qui est inscrite à l’origine du droit et permet ainsi d’interroger les liens entre le droit, la violence et la justice : « Pas de droit sans la force. Kant l’a rappelé avec la plus grande rigueur. L’applicabilité, l’ “enforceability” n’est pas une possibilité extérieure ou secondaire qui viendrait s’ajouter ou non, supplémentairement, au droit. Elle est la force essentiellement impliquée dans le concept même de la justice comme droit, de la justice en tant qu’elle devient droit, de la loi en tant que droit. »(6)
L’allemand Gewalt signifie ainsi violence, mais aussi pouvoir, légitimité, autorité, force politique (« Gewalt c’est donc à la fois la violence et le pouvoir légitime, l’autorité justifiée… ») (7) et inscrit  dans la langue elle-même l’ambiguïté fondamentale (ou mieux, dans le langage derridien, l’indécidabilité) entre la « force de loi » (exercice légitime de la force, considéré juste) et la violence, que l’on juge toujours injuste. Le mot Gewalt est présent également dans l’essai de Walter Benjamin Zur Kritik der Gewalt (« Pour une critique de la violence ») dont Derrida propose dans ces pages une lecture longue et détaillée qui vise à démontrer que la violence n’est jamais purement extérieure à l’ordre du droit : inscrite dans sa fondation, elle ne cesse de menacer le droit à l’intérieur même du droit. Dans cette lecture de Benjamin, Derrida utilise les outils conceptuels qu’il avait déjà mis au point dans le cadre d’une analyse de la déclaration d’indépendance américaine, (8) où il avait affirmé que la fondation d’un État, d’une nation ou de son indépendance, est toujours un acte performatif, qui institue une fiction de l’origine en donnant ainsi naissance au peuple même qui la signe : « La signature invente le signataire. Celui-ci ne peut s’autoriser à signer qu’une fois parvenu au bout, si on peut dire, de sa signature et dans une sorte de rétroactivité fabuleuse. Sa première signature l’autorise à signer » (9). Il s’agit donc toujours d’un acte de force, d’un acte violent qui à la fois produit et présuppose l’unité d’une nation.
La théorie du performatif s’oppose ici à toute théorie du contrat social comme simple sortie de la nature qui impose sa dimension constative à l’excès performatif qui fonde la loi : la « légalité » qui fonde un État est ainsi déjà contaminée par une sorte d’ « illégalité » constitutive, un recours originaire à la force. La tension entre la force et le droit qui fonde la politique ne doit et ne peut pas être simplement niée ou illusoirement résolue, puisqu’elle permet de penser une injustice inscrite au cœur même de la loi et donc d’y opposer une nouvelle forme de justice. Par exemple (10), Nelson Mandela (tout en étant juriste de formation et en admirant la démocratie parlementaire) a refusé de maintenir la lutte du Congrès National Africain dans le cadre constitutionnel, tel qu’il était alors fixé en Afrique du Sud. Il a ainsi rappelé que cette loi constitutionnelle n’avait eu pour auteurs et bénéficiaires qu’une partie extrêmement réduite de la population, celle de la communauté blanche. À travers la Charte de la liberté, qu’il a promulguée en 1955, Mandela a rappelé que, en Afrique du Sud, la violence originaire avait été trop grande, excessive, impossible à oublier (comme dans tous les cas d’États fondés sur un génocide ou une quasi-extermination). Il a ainsi opposé au coup de force originaire de la minorité blanche une nouvelle entité ethno-nationale, un autre ensemble populaire formés de tous les groupes qui habitent l’Afrique du Sud et qui demandait un nouvel acte performatif pour pouvoir à son tour se constituer en État : « À tous les sens de ce terme, Mandela reste donc un homme de loi. Il en a toujours appelé au droit même si, en apparence, il lui a fallu s’opposer à telle ou telle légalité déterminée, et même si certains juges ont fait de lui, à un moment donné, un hors-la-loi » (11).  L’acte performatif qui, en 1955, ne pouvait s’exprimer qu’au futur, a donné lieu en 1994 à la transition inattendue au terme de laquelle le régime de l’apartheid a pris fin, en offrant un exemple rare de résolution pacifique d’un long conflit interne dans le continent africain.
L’essai de Benjamin traite également de l’ambivalence fondamentale de Gewalt, au sein même de la question du droit, d’une « philosophie du droit » organisée autour d’une distinction entre deux violences du droit (la violence fondatrice qui l’institue, et la violence conservatrice qui assure sa permanence). La « critique » de la violence évoquée dans le titre n’exprime pas un simple rejet de la violence mais (au sens kantien du terme) un jugement, une évaluation, un examen de la présence (inévitable) de différentes formes de violence dans la sphère même du droit et de la justice. Pour que cette critique ait un sens, il faut donc admettre l’existence d’une forme de violence qui n’est pas un simple accident qui surviendrait au droit de l’extérieur : « ce qui menace le droit appartient déjà au droit, au droit au droit, à l’origine du droit[ » (12). Les situations révolutionnaires justifient le recours à la violence en alléguant l’instauration d’un nouveau droit et d’un nouvel État, dans une sorte de « futur antérieur » où le droit à venir légitimera en retour la situation révolutionnaire.
Toute l’histoire du droit est ainsi fondée sur des moments de violence qui suspendent, interrompent le droit pour en fonder un nouveau. Une révolution « réussie », la fondation d’un État « réussie » (au sens de la « réussite » d’un acte performatif) produiront après coup des modèles interprétatifs capables de légitimer la violence « qui a produit, entre autres, le modèle interprétatif en question, c’est-à-dire le discours de son auto-légitimation » (13), dans une sorte de « cercle herméneutique » de la violence. Derrida s’efforce ainsi de penser cette « contamination différentielle » (autre définition possible de « la déconstruction ») qui s’instaure entre violence fondatrice et violence conservatrice du droit, ce qui permet à Benjamin d’écrire qu’il y a « quelque chose de pourri au cœur du droit », une co-implication originaire et irréductible de la violence et du droit. Derrida peut en déduire que toutes les attaques contre l’usage politique de la violence qui la situent à l’extérieur du droit lui-même restent superficielles et inefficaces : la menace ne vient jamais du dehors, mais toujours du dedans du droit lui-même.
La contamination entre fondation et conservation du droit est à la base de ce que Benjamin (cité par Derrida) qualifie comme l’« ignominie » de la police moderne, fondée sur une hypocrisie constitutive. La police déborde toujours virtuellement les limites (difficiles, comme on l’a vu, à tracer) de la « violence légitime », pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce qu’elle est fondée sur des technologies de surveillance qui se développaient déjà de façon inquiétante en 1921, au moment de l’écriture de l’essai de Benjamin, et qui n’ont jamais cessé de se développer depuis. Ensuite, parce qu’elle fonctionne comme un « spectre » de l’État qui double et hante (selon la logique « spectrale » plusieurs fois évoquée et étudiée par Derrida) la vie publique et la vie privée, et qu’elle se contente de moins en  moins d’appliquer par la force (enforce) une loi préexistante. La police invente des ordonnance, intervient à chaque fois que la situation juridique n’est pas bien définie au prétexte de garantir la sécurité (ou, dans le langage contemporain, de « lutter contre l’insécurité ») : « il y a tout de suite de la police et la police légifère ; elle ne se contente pas d’appliquer une loi qui avant elle serait sans force. » (14) Cette police n’est donc pas seulement la police, écrit Derrida, pas seulement l’institution et ses agents que nous avons l’habitude d’identifier comme « la police », mais elle est l’omniprésence spectrale de la « force de loi »  dont les débordements toujours possibles menacent de l’intérieur les démocraties contemporaines.

L’ «événement » du 11 septembre
Tout ce travail mené sur la coexistence problématique de la force et du droit, même (et, pourrait-on dire, surtout) au cœur des régimes démocratiques est le préalable nécessaire à la compréhension des pages où, interrogé sur les conséquences et les significations du « 11 septembre », Derrida s’exprime sur la terreur et le terrorisme, dans l’entretien avec Giovanna Borradori intitulé « Auto-immunités, suicides réels et symboliques » (15). Tout d’abord (à contre-courant de l’hystérie médiatique et intellectuelle de l’époque), Derrida conteste et met en doute, laisse en suspens (tout au long de l’entretien) la dimension d’« événement » (ou mieux, dit-il, en reprenant le vocabulaire de la tradition empiriste anglaise), l’impresssion d’événement associée à cette date.
Le « 11 septembre » a été presque immédiatement (même trop immédiatement…) vécu et ressenti comme un événement marquant et singulier, voire sans précédent. Mais Derrida (toujours extrêmement sensible aux effets des télé-technologies) fait remarquer dès le début de l’entretien à son interlocutrice que ce « sentiment » est loin d’être spontané : il a été en large mesure constitué et produit par une machine technique, sociale et politique, médiatiquement déterminée. Malgré la multiplicité de discours qui répétaient inlassablement la dimension « sans précédent » de l’ « événement » destiné à « faire date », malgré le dispositif d’information élaboré, malgré l’impossibilité de dissocier le fait « brut » du système qui l’a diffusé et médiatisé au niveau de l’information, Derrida  rappelle la nécessité de questionner la nature imprévisible, historique, sans précédent, associée au 11 septembre et au « faire date » qu’il présuppose.
La mort de milliers de civils à l’aide de la technologie n’est pas « sans précédent » : pendant les guerres mondiales, tout comme dans les guerres qui les ont suivies au niveau planétaire, de tels meurtres massifs ont souvent eu lieu sans être jugés dignes de « faire l’événement ». La définition derridienne de l’événement implique l’inappropriabilité, l’imprévisibilité, l’absence d’horizon, le risque d’échec, la singularité absolue. À ses yeux, donc, le 11 septembre n’a pas  été un « événement » sans précédent, imprévisible, totalement singulier : il n’était pas impossible de prévoir une attaque terroriste sur le sol américain, qui prendrait comme cible des édifices hautement symboliques, et la CIA et le FBI auraient dû avoir tous les moyens pour « voir venir » les attentats et éviter la surprise. On peut et on doit discuter aussi la définition généralement donnée par les médias et les experts en tout genre d’ « événement majeur », qui ne peut se réduire à une dimension purement quantitative (la hauteur et la dimension symbolique des tours, l’importance politique et économique du territoire attaqué, le nombre des victimes). Le retentissements de ces meurtres n’est pas purement « spontané » ou « naturel », mais le produit d’une machinerie complexe (d’ordre historique, politique et surtout médiatique) qui fait « qu’on ne compte pas les morts de la même façon d’un bout à l’autre du monde » (16). Des tueries comparables ou d’une gravité même supérieure qui ont eu lieu au cours du XXe  siècle hors de l’espace européen ou américain (Cambodge, Rwanda, Palestine, etc.) n’ont pas eu le même retentissement psychologique, politique, policier ou militaire.
Face à l’insuffisance des explications purement quantitatives, Derrida propose ainsi de chercher des explications qualitatives : l’attentat a eu lieu sur le sol des États-Unis qui ont joué (au moins jusqu’au début du XXIe siècle) un rôle majeur au niveau planétaire, longtemps incontesté après la fin de la guerre froide. Mais Derrida rappelle également que le « 11 septembre » est aussi un effet lointain de la même guerre froide, et du soutien donné par les États-Unis aux ennemis de l’URSS (notamment en Afghanistan), et que l’ordre mondial de la deuxième moitié du XXe dépendait largement de la fiabilité et du crédit de la puissance américaine. Cette référence au crédit  dans toute la complexité de ses significations morales et financières acquiert un nouveau retentissement aujourd’hui, plusieurs années après la publication de cet entretien, suite à l’effondrement « récent » de ce « crédit » et à la crise financière globale qui s’en est suivie depuis 2007. Le caractère « majeur » attribué au 11 septembre était donc lié à son effet de fragilisation de l’état qui jouait à l’époque le rôle de superpuissance mondiale (même quand il violait systématiquement le droit international qu’il était censée garantir). Ce qui a été ainsi perçu comme radicalement menacé a été tout l’ordre (quoique relatif et précaire) assuré par les États-Unis mais aussi (et plus radicalement) toute la logique discursive et l’axiomatique qui aurait permis d’expliquer « le 11 septembre », tout l’ensemble des discours accrédités dans l’espace public mondial par le rôle que les États-Unis y ont aussi longtemps joué.
Les discours qui ont accompagné ce prétendu « événement », légitimés par l’opinion publique, les médias et les « experts » qui occupent l’espace médiatique et qui (selon l’expression consacrée) « font l’opinion », ont véhiculé de façon irréfléchie tout un lexique et une logique de la violence, du crime, de la guerre, du terrorisme national ou international, étatique ou anti-étatique, sans jamais envisager que ce qui a été touché et traumatisé par l’attaque « terroriste » n’a pas été seulement un ensemble d’édifices et des symboles politiques, militaires ou capitalistiques et un nombre élevé de victimes, mais aussi toutes les bases de l’appareil conceptuel dont on aurait pu précédemment se servir pour interpréter l’ « événement du 11 septembre » : « ce qu’il ya de terrible, dans le “11 septembre”, ce qui reste “infini” dans cette blessure, c’est qu’on ne sait pas ce que c’est, ni décrire, ni identifier, ni même nommer. » (17)
La tentative d’explication élaborée par Derrida dans cet entretien est fondée sur l’idée d’un processus auto-immunitaire et de ses dimensions et implications politiques, élaborée pour la première fois dans deux textes publiés en 2001 : Foi et savoir, suivi de Le Siècle et le pardon. (18)

Derrida et le terrorisme / Manola Antonioli / revue Outis! n°2 dans Antonioli mars-attacks-copie

Immunité(s)
Le concept d’immunité et d’auto-immunité est au cœur, au tout début des années 2000, des analyses de Derrida concernant la religion, la techno-science et la politique. Il a fait par ailleurs l’objet d’une élaboration complexe et approfondie (qui a d’ailleurs fortement inspiré la pensée politique de Peter Sloterdijk) de la part du philosophe italien Roberto Esposito. Esposito a montré que la paradigme biologique et médical de l’immunité et de l’immunisation tend à se généraliser dans des domaines aussi divers que la médecine, le droit, l’informatique ou la stratégie militaire (19),où se multiplient les discours axés sur une réponse de protection face à un risque qui menace un organisme : risque de nouveaux virus qui menacent le corps, risque du terrorisme ou de l’immigration qui menacent l’identité nationale et le corps politique, risques des virus qui attaquant nos systèmes informatiques, insécurité qui menace nos villes et nos sociétés. À cette liste déjà impressionnante, on pourrait ajouter toutes les peurs axées sur le corps vu comme « lieu de prévention » (20).
La dimension politique de l’action de nos gouvernements (qui ont progressivement choisi de se priver de toute forme d’autonomie et de prise de décision indépendante vis-à-vis des règles du marché qui orientent désormais leurs initiatives) semble souvent se réduire à une série ininterrompue de campagne de prévention (contre les drogues, les risques du tabac, le cancer, le Sida, les accidents de la route, l’abus d’alcool, l’usage de drogues, etc.), où la poursuite illusoire de la santé parfaite, le rêve d’élimination de tout risque mortel finissent paradoxalement par entretenir toutes les craintes, afin de renforcer et légitimer les discours sur l’« insécurité » et les initiatives politiques plus que douteuses qu’il encourage et soutient.
Toutes ces menaces innombrables de contagion (diffusées, répandues, renforcées par l’action des médias), suscitent des réactions de protection qui augmentent face à l’augmentation de la perception croissante du risque (risque en partie réel, en partie construit, entretenu, fabriqué voir « fictionné » dans le dessein, plus ou moins conscient, d’alimenter les peurs et de réduire les capacités de résistance, de réaction et d’initiative des individus et des groupes). Comme Derrida, Esposito montre que tous ces mécanismes de protection sont fondés sur l’illusion d’une identité « close » et stable, définie par des limites immuables entre le dedans et le dehors, le « propre » » et l’étranger. Quelque chose pénètre un corps (physique ou politique) : cette modification est le plus souvent perçue sous la forme d’une menace de contagion, de maladie, de mort ou de corruption d’un organisme considéré comme étant (de façon totalement fantasmatique) entier, intègre et indemne au départ.
Cependant, d’après les dernières découvertes de la biologie, le mécanisme d’immunisation ne fait en réalité que contredire et altérer sans cesse cette intégrité supposée de l’organisme : le corps attaqué ne combat pas son ennemi par une stratégie directe, mais en contournant le danger ; il ne se limite pas à éloigner le « mal » de ses frontières, mais il l’inclut toujours (par des stratégies complexes) dans son propre espace. De la même façon, on considère que la communauté politique ne peut se préserver de la violence qui la menace qu’en l’incluant partiellement, par le recours à la force légitime et le renforcement de l’appareil policier et militaire (selon le mécanisme aux effets redoutables décrit par Derrida dans Force de loi).
Mais le recours à tous ces moyens de protection finit inévitablement par limiter les libertés individuelles et collectives de façon encore plus sûre et généralisée que n’aurait pu le faire la menace extérieure à laquelle ils étaient censés répondre efficacement : la protection elle-même tend ainsi à devenir le risque majeur pour les possibilités de vie et d’action qu’il s’agissait de protéger. On entre ainsi dans une spirale sans issue : plus la perception du risque augmente, plus on réclame ou on impose des formes de prévention et d’immunisation efficaces, plus on réduit l’autonomie et la puissance dont le corps individuel et le corps collectif disposent, avec des effets irrémédiablement mortifères.
Dans Foi et savoir, Derrida met en évidence pour sa part une logique généralisée de l’auto-immunisation, à travers laquelle il pense les liens entre foi et savoir, religion et science, ainsi que le rôle du « retour de religieux » dans les diverses formes du « terrorisme contemporain ». Son analyse commence par une lecture lente et approfondie des termes liés à la sémantique religieuse (21) (le sacré, le saint, le sauf, l’indemne), étudiés à l’aide du Vocabulaire des institutions indo-européennes d’Émile Benveniste et de la lecture de Heidegger. Cette étude initiale sert de base théorique pour une réflexion sur « ce-qui-se-passe-aujourd’hui-dans-le-monde-avec-la-religion» (22), sur l’événement qui s’annonce depuis longtemps déjà dans l’ensemble des phénomènes qu’on a pris l’habitude de nommer le « retour du religieux » ou les nouvelles « guerres de religion ».
Ledit « retour du religieux » ne peut en aucun cas (d’après Derrida) être interprété comme un « retour », puisque ce dont on parle sous ce terme est en réalité une configuration totalement inédite (et non pas le simple « retour » d’un passé archaïque et pré-moderne). La question de la religion est en effet reliée, dès les premières pages du texte, aux formes de l’arrachement radical, du déracinement ou de l’abstraction que sont « la machine, la technique, la techno-science et surtout la transcendance télé-technologique » (23). Il s’agirait donc de penser ensemble « “religion et mekhané”, “religion et cyberespace”, “religion et numéricité”, “religion et digitalité”, “religion et espace-temps virtuel” » (24). Face à toutes ces formes d’abstraction, qu’on exalte ou qu’on condamne, la religion est à la fois dans l’antagonisme réactif et dans la surenchère réaffirmatrice, selon la logique aporétique et indécidable qui caractérise toutes les figures de la pensée derridienne.
Le « retour du religieux » surprend tous ceux qui croyaient ingénument qu’une alternative radicale opposait d’un côté la Religion, de l’autre la Raison, les Lumières, la Science, la Critique (c’est probablement, entre autres, la position philosophique d’Habermas qui est visée ici par Derrida). Contrairement à cette alternative classique, Derrida montre dans ces pages qu’il existe entre les deux domaines une dynamique d’ « exclusion inclusive » ou d’« inclusion exclusive » réciproque. Les formes contemporaines du religieux ne seraient en effet pas possibles, en tant que telles, sans la représentation audiovisuelle et les moyens technologiques qui les accompagnent (à l’époque, Derrida citait les déplacements d’un pape rompu à la rhétorique télévisuelle, dont les encycliques étaient immédiatement disponibles en CD-ROM, les pèlerinages aéroportés à la Mecque, la spectularisation de la religion sur les plateaux de télévision américaine, la diplomatie internationale et audiovisuelle du Dalaï-Lama).
Le développement sans limites de la raison critique et technoscientifique, loin de s’opposer à la religion, « la porte, la supporte et la suppose » (25). La religion et la raison ont ainsi la même source, se développent ensemble, et cette source unique se divise et s’oppose réactivement à elle-même, dans un processus d’ « indemnisation » sacrificielle qui tente de restaurer l’indemne qu’elle-même menace. Le mouvement qui rend indissociables la religion et la raison télétechnoscientifique réagit inévitablement et sans cesse à lui-même. Nous nous trouvons ainsi dans une logique simultanée d’immunité et d’auto-immunité : en biologie, la réaction immunitaire protège l’indemnité du corps « propre » en produisant des anticorps, mais (comme on l’a vu dans les analyses d’Esposito) les défenses immunitaires peuvent également s’engager dans un processus d’auto-immunisation qui consiste à se protéger contre son autoprotection en détruisant ses défenses immunitaires, et en déclenchant des maladies mortelles pour l’organisme.
Derrida met ainsi en évidence une sorte de logique générale de l’auto-immunisation, et il s’en sert pour penser les rapports entre foi et savoir, religion et science. La machine télétechnoscientifique ne cesse de produire des phénomènes de dislocation, d’expropriation, de déracinement, de désidiomatisation, de mettre en œuvre des distances et des vitesses qui éloignent ou rapprochent, actualisent ou virtualisent, accélèrent ou ralentissent les espaces-temps. Cette dynamique planétaire produit de multiples formes de réaction et de ressentiment, à travers lesquelles la religion s’indemnise dans un processus qui est à la fois immunitaire et auto-immunitaire.
La religion s’allie donc à toutes les formes de télé-technique, mais en même temps elle réagit de toutes ses forces à leur emprise par un processus d’indemnisation qui est lié à toutes les formes de propriété (propriété de l’idiome, lien au sol et au sang, à la famille et à la patrie, etc.) : « Communauté comme com-mune auto-immunité : nulle communauté qui n’entretienne sa propre auto-immunité, un principe d’autodestruction sacrificiel ruinant le principe de protection de soi (du maintien de l’intégralité intacte de soi), et cela en vue de quelque sur-vie invisible et spectrale. » (26)
La violence qui a accompagné les nouveaux conflits religieux de la fin du XXe siècle s’inscrit donc, d’après Derrida, dans la duplicité fondamentale des sources qui fonde le phénomène d’auto-immunisation qu’il décrit : il existe une forme de violence qui s’allie à la télétechnologie militaire, mais il y a aussi une paradoxale « nouvelle violence archaïque », celle qui s’est déchaînée en Algérie dans les années 1990, qui a caractérisé certains épisodes de la guerre en Irak ou les multiples conflits sur le continent africain ou (du côté « occidental ») le scandale d’Abou-Grahib de 2004. Elle fait intervenir des tortures, des décapitations, des mutilations de toute sorte, revient à la brutalité de la main nue, de l’agression sexuelle ou de l’arme blanche, tout en ayant recours à toutes les ressources du pouvoir médiatique.
Derrida voit dans tous ces phénomènes un recours réactif et négatif, une forme de vengeance du « corps propre » (sous toutes ses formes) contre une télé-technoscience expropriatrice et délocalisatrice. En analysant la complexité du processus d’immunisation qui a lieu aux frontières indécidables entre foi et savoir, science et croyance, Derrida a également montre dans Foi et savoir à quel point il est difficile de séparer une fois pour toutes (comme on souhaite ou on pense trop souvent pouvoir le faire) le théologique de l’éthique ou du politique, puisque les concepts sur lesquels se fonde actuellement la politique internationale ont tous une racine théologique et religieuse, dont on aurait tort d’essayer de nier purement et simplement l’existence.

Terreur et terrorisme
C’est donc à partir de ces prémisses que Derrida interprète « le 11 septembre », à travers trois séries d’arguments (27). L’ « événement » du 11 septembre présente une série de symptômes d’auto-immunité suicidaire. Le pays qui prétendait à l’époque représenter au niveau mondial (sans plus aucun concurrent, après la fin de la guerre froide) l’unité de la force et du droit, a été exposé à l’agression sur son propre sol, à une agression venue comme de l’intérieur de forces composées d’immigrés, formés et préparés à leur action aux États-Unis grâce aux ressources high-tech des États-Unis.
Double suicide, donc, des agresseurs mais aussi de ceux qui les ont indirectement armés et entraînés, en préparant au préalable (sans le savoir, ou feignant de ne pas le savoir) leur action à travers la création de situations politico-militaires favorables à leur surgissement. Le « 11 septembre » n’a pu donc être vécu que comme un événement traumatique qui (comme tout traumatisme) subvertit la chronologie. La terreur qu’il a provoquée n’est pas tournée vers le passé, mais surtout vers l’avenir, vers la peur d’une répétition probable (et qui d’ailleurs n’a pas manqué d’avoir lieu, à plusieurs reprises, depuis) dans le futur : « Le  traumatisme est produit par l’avenir, par la menace du pire à venir plutôt que par une agression passée et “finie”. » (28)
Le traitement médiatique de l’ « événement » est pour Derrida symptomatique du désir d’exorciser cette dimension « jamais finie » associée à cette agression : représenter les événements en boucle, constituer une archive accessible à tout moment, vise à donner justement le sentiment que (enfin !) « c’est fini », puisque tout est consigné et archivé, que les morts sont morts et qu’il y en aura pas d’autres. Mais il reste des témoignages qui échappent pour toujours à l’archivage, ceux des disparus qui résistent à tout travail du deuil, dont les  cadavres (jamais retrouvés et jamais montrés) ne cessent de hanter les survivants (29). Les efforts accomplis pour atténuer l’effet du traumatisme rentrent également, selon Derrida, dans la logique mortifère de l’auto-immunitaire, en produisant sans cesse de nouvelles formes de répression politique, militaire ou politico-économique, qui produisent et reproduisent les monstruosités mêmes qu’elles prétendent exorciser (il suffit d’évoquer le terrible enchaînement produit par la promulgation du « Patriot Act » et les « guerres », interminables, en Irak en en Afghanistan). La « guerre contre le terrorisme » déclarée par l’administration Bush n’a fait que « régénérer à court ou à long terme » les causes du mal qu’elle prétendait combattre.
Vis-à-vis de cet enchaînement d’« événements », une réponse philosophique est pour Derrida nécessaire, afin d’éviter les simplifications à outrance des discours officiels et des médias, qui utilisent sans les problématiser les catégories de « guerre » ou de « terrorisme ». Aucune assignation territoriale de cette prétendue « guerre » n’est plus possible, à partir du moment où nous savons que dans un contexte technologique de nouvelles formes d’agression pourraient avoir lieu n’importe où sur terre, par exemple à travers des perturbations de systèmes informatiques susceptibles de paralyser rapidement les ressources d’un pays : « Le rapport entre la terre, le territoire et la terreur a changé, et il faut savoir que cela tient au savoir, c’est-à-dire à la techno-science. » (30)
La question du terrorisme est certainement une question géopolitique, mais aussi une question géophilosophique, qui impose de repenser les liens du politique à la terre et au territoire. La violence en jeu n’est plus ainsi une « guerre » classique interétatique, mais elle ne relève pour Derrida même pas de la « guerre des partisans » au sens défini par Schmitt, puisqu’elle ne vise pas, dans la plupart des cas, à prendre le pouvoir sur le sol d’un État-nation.
Il s’agit également de penser la « terreur », son usage politique et policier, ce qui la différencie de la peur, l’histoire politique qui la lie à la Terreur révolutionnaire française, la distinction entre les victimes civiles et les victimes militaires qu’elle suppose, la possibilité constante d’un « terrorisme d’État », l’imprécision d’un concept comme celui de « terrorisme international », dont l’administration américaine de l’époque s’est servie pour justifier toutes sortes de moyens de répression (à l’extérieur comme à l’intérieur des États-Unis). Il faudrait, notamment, arrêter de supposer que tout terrorisme est toujours volontaire et organisé : Derrida rappelle qu’il y a des contextes historiques dans lesquels la terreur opère comme une sorte de « dispositif », contextes d’oppression sociale, économique ou nationale structurelle, dont les bénéficiaires n’organisent jamais d’actes terroristes et ne sont jamais traités comme tels.
Manola Antonioli
Derrida et le terrorisme / 2012
Extrait du texte publié dans Outis ! n°2
anna-b-with-a-gun démocratie dans Dehors
1 Entretien publié dans le volume Le « concept » du 11 septembre, sous la direction de Giovanna Borradori (Paris, Galilée, 2003), qui comprend dans sa première partie un entretien de la philosophe avec Habermas, et ensuite un dialogue avec Jacques Derrida, tous deux précédés d’une introduction et suivis d’un long commentaire de la directrice de l’ouvrage. Même si ce n’est pas ici notre sujet, il serait intéressant de comparer ces deux réactions philosophiques à l’ « événement » du 11 septembre. Le texte d’Habermas révèle cruellement toutes les limites de son approche du politique axée sur l’ « agir communicationnel » et sur l’idéal abstrait d’une circulation de l’information et d’une action politique virtuellement exemptes de déformations volontaires de la vérité ou de désir de manipulation. Habermas lui-même finit par faire la déclaration suivante : « Depuis le 11 septembre, je ne cesse de me demander si, au regard d’événements d’une telle violence, toute ma conception de l’activité orientée vers l’entente – celle que je développe depuis la Théorie de l’agir communicationnel —, n’est pas en train de sombrer dans le ridicule. » (p. 67). En définitive, donc, il ne peut qu’interpréter le terrorisme comme une « pathologie de la communication » (tentative de définition qui, effectivement, frôle le ridicule). L’approche du politique élaborée par Derrida tout au long de son œuvre, et qui intègre dès le début la coexistence inévitable de la force et de la loi, la violence et son effet destructeur et autodestructeur dans la vie politique, les tensions irréductibles entre le « droit » et la justice, lui permet au contraire d’élaborer une analyse fine et très actuelle des enjeux liés au 11 septembre et à ses conséquences (ce que nous essaierons de démontrer dans les pages qui suivent).
2 Pour une introduction aux dimensions éthico-politiques de la déconstruction, je me permets de renvoyer à l’ouvrage Abécédaire de Jacques Derrida, publié sous ma direction en 2006 (Mons/Paris, Sils Maria/Vrin), ainsi qu’aux ouvrages suivants : Jacques Derrida et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain…Dialogue, Paris, Fayard/Galilée, 2001 (rééd. Flammarion, coll. « Champs », 2003) ; Marc Goldschmit, Jacques Derrida, une introduction, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2003 ; Fred Poché, Penser avec Jacques Derrida. Comprendre la déconstruction, Lyon, Chronique Sociale, 2007.
3 Jacques Derrida, Force de loi, Paris, Galilée, 1994, p. 26.
4 Ibid., p. 24.
5 Dans  Le « concept » du 11 septembre, op. cit., Giovanna Borradori propose également un commentaire de ce texte important de philosophie politique (p. 234-240).
6 Jacques Derrida, Force de loi, op. cit., p. 17.
7 Ibid., p. 19.
8 Il s’agit de « Déclarations d’indépendance », première partie de l’ouvrage Otobiographies, Paris, Galilée, 1984. Pour une excellente analyse de la portée politique de ce texte, à laquelle je me réfère dans les pages qui suivent, je renvoie à l’ouvrage de Jacques Derrida et Geoffrey Bennington Jacques Derrida, Paris, Le Seuil, 1991 et notamment aux pages 212-223.
9 Jacques Derrida, Otobiographies, op. cit., p. 22.
10 Exemple qui a fait l’objet de deux écrits de Derrida, « Le dernier mot du racisme » et « Admiration de Nelson Mandela », in Psyché, Paris, Galilée, 1987.
11 Jacques Derrida, « Admiration de Nelson Mandela », in Psyche, op. cit., p. 463.
12 Jacques Derrida, Force de loi, op. cit., p. 87.
13 Ibid., p. 90.
14 Ibid., p. 104.
15 Giovanna Borradori (dir.), Le « concept » du 11 septembre, op. cit., p. 133-196.
16 Ibid., p. 142.
17 Ibid., p. 144.
18 Paris, Le Seuil, coll. « Points ».
19 Roberto Esposito, Immunitas, Torino, Einaudi, 2002.
20 Cette idée a été développée entre autres par le philosophe Bernard Andrieu dans l’ouvrage Le Somaphore, naissance du sujet biotechnologique, Mons, Édition Sils Maria, 2003, et notamment dans les pages 80-94 de cet ouvrage, consacrées à « la mise en culture du corps contemporain ».
21 Les commentaires de Foi et savoir qui suivent reprennent l’essentiel de l’entrée « Foi (et savoir) » dans l’Abécédaire de Jacques Derrida, publié sous ma direction (op. cit.), et auquel je me permets d’envoyer de nouveau.
22 Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit., p. 45.
23 Ibid., p. 10.
24 Ibid., p. 10.
25 Ibid., p. 46.
26 Ibid., p. 79.
27 Le « concept » du 11 septembre, op. cit., p. 144-152.
28 Ibid., p. 149.
29 Au sujet de la réflexion de Derrida sur l’archive et l’archivation, je renvoie à la lecture de Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995.
30 Ibid., p. 154.

L’Inconscient machinique / Félix Guattari / Chimères / Philo-performances : Temps pluriels, 2 / à la Maison populaire de Montreuil 22 février 2013 / John Cage / Music for Marcel Duchamp

Le temps des ritournelles : les ritournelles capitalistiques
Le temps n’est pas subi par l’homme comme quelque chose qui lui viendrait de l’extérieur.On n’a pas affaire à du temps « en général » et à de l’homme « en général ». De même que l’espace est visagéifié selon les normes et les rituels sociaux dominants, le temps est « battu » par des agencements concrets de sémiotisation : collectifs ou individués, territorialisés ou déterritorialisés, machiniques ou stratifiés. Un enfant qui chantonne dans la nuit parce qu’il a peur du noir, cherche à reprendre le contrôle d’événements qui se déterritorialisent trop vite à son gré et qui se mettent à proliférer du côté du cosmos et de l’imaginaire. Chaque individu, chaque groupe, chaque nation « s’équipe » ainsi d’une gamme de ritournelles conjuratoires. Les métiers et les corporations, de la Grèce antique, par exemple, possédaient en propre une sorte de sceau sonore, une courte formule mélodique appelée « nome ». Ils s’en servaient pour affirmer leur identité sociale, leur territoire et leur cohésion interne ; chaque membre du groupe « appartenant » au même shifter sonore, la ritournelle prenait ainsi fonction de sujet collectif et a-signifiant de l’énonciation. Tout ce que l’on sait des sociétés les plus anciennes nous indique qu’elles ne séparaient pas, comme le font les société capitalistiques, les composantes de chant, de danse, de parole, de rituel, de production, etc. (par exemple, dans les langues africaines dites « à ton », un mot changera de sens suivant que certains de ses phonèmes seront produits sur un ton aigu ou sur un ton grave). En fait, dans ce type de sociétés on se méfie d’un division trop accentuée du travail et des modes de sémiotisation. Les spécialistes – par exemple, les forgerons en Afrique – sont « localisés » au sein de castes, leur savoir-faire inquiète, il suppose certaines accointances avec les puissances magiques (2). Elles confient à des agencements hétérogènes (associant le rituel au productif, le sexuel au ludique, au politique, etc.), le soin d’effectuer les transitions de phase de la vie sociale, – du moins celles qui ont une importance collective marquée. Le diagrammatisme ne fait donc pas appel ici à une machine d’expression autonome, à des formations de pouvoir hiérarchisées qui le tiennent sous leur coupe pour capitaliser à leur profit tous les « bénéfices » de la division sociale-sémiotique du travail.
Les sociétés capitalistiques abandonnent cette méfiance à l’égard du « pur » – le pur spécialiste d’une pure matière, telle que le fer, telle que le fil du discours ou le fil de l’écriture. C’est au contraire l’hétérogène, le mixte, le flou, le dissymétrique qui les inquiètent. L’importance primordiale que prendra pour elles les composantes scripturales sera corrélative, pour ces dernières, d’un processus de simplification, et de rationalisation. En Occident, l’autonomisation de l’écriture, de la parole, du chant, de la mimique, de la danse, etc., aura pour conséquence un certain dépérissement des raffinements calligraphiques, de la richesse des traits prosodiques, des étiquettes posturales, bref, de tout ce qui donnait vie et grâce aux agencement d’expression mixtes. Chaque composante a acquis une indépendance, jalousement surveillée par des spécialistes, des vedettes, des champions… Ces transformations, dans le domaine de la musique, se sont traduites par une disparition progressive des rythmes complexes et par une binarisation et une ternarisation des rythmes de base. Cette « purification » a été également assortie d’un appauvrissement général des timbres (3), sinon des cellules méthodiques de base.
La simplification des rythmes de base de la temporalisation – ce que j’appelle les ritournelles – concourt en sens inverse des modes de consistances précédemment évoqués (4). Sous l’angle de leur consistance intrinsèque, elle conduit à un appauvrissement, à une sérialisation des agencements qu’elle affecte (dans l’univers des ritournelles capitalistiques, tout le monde vit aux mêmes rythmes et aux mêmes cadences accélérées). Sous l’angle de leur consistance inter-agencement, elle conduit, au contraire, à une multiplication infinies d’agencements d’énonciation axés sur des ritournelles spécialisées et hautement différenciées à partir de traits élémentaires. Les « nomes » des castes scientifiques, artistiques, sportives, etc., ne fonctionnent plus seulement comme signe de reconnaissance mais comme schéma rythmique de propositions machiniques, de diagrammes de toute sorte. (Le discours des mathématiciens véhiculera, par exemple, des formules complexes, des icônes relationnelles, des index d’orientation épistémologique selon des conséquences spécifiques.)
Les ritournelles capitalistiques, au même titre que les traits de visagéïté, doivent être classées parmi les micro-équipements collectifs, chargés de quadriller notre temporalisation la plus intime, et de modéliser notre rapport aux paysages et au monde vivant. Les unes et les autres ne peuvent d’ailleurs pas être séparées. Un visage est toujours associé à une ritournelle ; une redondance significative est toujours associée à un visage, au timbre d’une voix… « Je t’aime, ne me quitte pas, tu es ma terre, ma mère, mon père, ma race, la clé de voûte de mon organisme, ma drogue, je ne peux rien faire sans toi… Ce que tu es réellement – homme, femme, objet, idéal de standing – importe peu, en fait. Ce qui compte, c’est que tu me permettes de fonctionner dans cette société, c’est que tu neutralises, par avance, toutes les sollicitations des composantes de passage qui pourraient me faire sortir des rails du système. Rien ne pourra plus passer qui ne passe par toi… » C’est toujours la même chanson, la même misère secrète, quelle que soit la diversité apparente des notes et des paroles. Dès l’époque baroque, la musique occidentale a eu la prétention de devenir un modèle universel, absorbant occasionnellement et avec condescendance quelques thèmes « folkloriques ». Les musiques n’ont plus été liées à des territoires, si ce n’est sur le mode de la séduction exotique. Il y a eu désormais la Musique.
Les musiques jouées dans les cours des royautés européennes ont imposé leur loi, leurs gammes, leurs rythmes, leur conception de l’harmonie et de la polyphonie, leurs procédés d’écriture, leurs instruments… Vue de « l’extérieur », cette musique pure – déterritorialisée – semble plus riche plus ouverte, plus créatrice que les autres. Mais qu’en est-il exactement au niveau des agencements « consommateurs » individués ou collectifs ? Les ritournelles de consommation courante, qui sont les sous-produits de la musique « classique », celles qui nous tournent dans la tête toute la journée, ne se sont-elles pas, au contraire, appauvries, à mesure qu’elles se focalisent sur une énonciation individuée et que leur production se mass-médiatisait » ?
Au lieu d’être agencée à partir de systèmes territorialisés, tels que la tribu, l’ethnie, la corporation, la province, leur subjectivation s’est intériorisée et individuée sur les territoires machiniques que constituent le moi, le rôle, la personne, l’amour, le sentiment « d’appartenir à ». L’initiation aux sémiotiques du temps social ne relève plus désormais de cérémonies collectives mais de processus d’encodage, centrés sur l’individu, tendant à conférer une part toujours plus grande aux média. Ainsi, au lieu des berceuses et des comptines d’autrefois, il revient aujourd’hui à un nounours télévisuel – étalonné suivant les dernières méthodes de marketing – d’induire les rêves des enfants, tandis que des rengaines neuroleptiques sont administrées, à haute dose, aux jeunes gens et aux jeunes filles en mal d’amour… Ces rengaines, ces rythmes, ces indicatifs, ont envahi tous les modes de sémiotisation du temps ; elles constituent cet « air du temps » qui nous conduit à nous sentir « comme tout le monde » et à accepter « le monde comme il va… ». Lorsque Pierre Clastres évoque le chant solitaire d’un Indien face à la nuit, il le décrit comme tentative de sortie des processus « d’assujetissement de l’homme au réseau général des signes » (5), comme agression contre les mots en tant que moyen de communication. Parler, selon lui, n’implique pas nécessairement de « mettre l’autre en jeu ». Une telle échappée hors des redondances sociales, un tel « décollement » des ritournelles et des visagéïtés de l’altérité dominante, est devenu sans doute beaucoup plus difficile à atteindre dans des sociétés comme les nôtres vivant sous un régime général de bouillie inter-subjective, malaxant les flux cosmiques et les investissements de désir avec le quotidien le plus dérisoire, le plus borné, le plus utilitaire. Pouvons-nous même encore concevoir un mode d’existence, tel celui des Indiens d’Amazonie, qui n’exclut jamais, quel que soit son degré d’intégration sociale, un face-à-face solitaire avec la nuit et avec la finitude de la condition humaine ? Ce n’est pas tout à fait en vain que les psychanalystes structuralistes estiment aujourd’hui devoir fonder le Sujet et l’Autre sur un rapport exclusif au signifiant ! C’est bien, en effet, dans cette impasse que nous conduit l’évolution des sociétés « développées » !
L'Inconscient machinique / Félix Guattari / Chimères / Philo-performances : Temps pluriels, 2 / à la Maison populaire de Montreuil 22 février 2013 / John Cage / Music for Marcel Duchamp dans Chimères cindy-sherman-2
On pourrait appeler « illusion moderniste » tout ce qui nous amène à apprécier notre rapport à la vie, au temps, à la pensée, aux arts… comme étant supérieur à celui des sociétés anciennes ou archaïques du seul fait qu’il est « armé » machiniquement, c’est-à-dire qu’il met en jeu d’innombrables relais instrumentaux et sémiotiques, et développe ce que Pierre Francastel appelle un « tiers monde » entre la matière et l’image. Kafka, dont il est fréquent de voir les héros se heurter à leur propre solitude sous l’espèce d’un insupportable sifflement et qui lui-même souffrait cruellement du moindre bruit, a parfaitement décrit cette inanité du répondant sonore capitalistique dans notre rapport au temps. (« … le chant a existé chez nous dans l’ancien temps, nos légendes en font mention : il nous reste même des textes de ces chansons d’autrefois, quoique personne ne puisse plus les chanter. Nous nous faisons donc une idée de ce que peut être le chant, et l’art de Joséphine ne correspond précisément pas à cette idée. Est-ce du chant ? N’est-ce pas plutôt un sifflement ? ») (7)
L’effondrement des ritournelles territorialisées nous conduit à la limite d’un sifflement trou-noir. Musique binaire s’il en fut ! Toute la musique occidentale pourrait être considérée comme une immense fugue développée à partir de cette unique note vide. Colmater le trou noir de sa folie par des ritournelles d’enfance de plus en plus évanescentes, de plus en plus déterritorialisées, faire proliférer à l’infini leurs cellules de base par d’incessantes créations mélodiques, harmoniques, polyphoniques et instrumentales ; ne fut-ce pas, d’ailleurs, le destin d’un Robert Schumann qui eut à incarner, y compris jusque dans son effondrement final, le tournant peut-être le plus décisif de la musique scripturale (8) ? Lorsque des musicologues transcrivent aujourd’hui en notations occidentales les musiques dites « primitives », ils mesurent mal le nombre de traits de singularité qu’ils ne peuvent recueillir, en particulier ceux qui concernent les rapports secrets qui les lient à des énoncés magiques ou à des rituels religieux (9). Un spécialiste qui établira par exemple le relevé des rythmes complexes caractérisant certaines de ces musiques, traduira une rupture de rythme en terme de syncope ou de contretemps. Pour lui, la base, la référence universelle, ce sera l’isorythmie. Ils oublient que les « primitifs » ne fonctionnent certainement pas à partir des mêmes machines abstraites de rythme que les nôtres ! Leur vie paraît s’agencer selon des rythmes de grande amplitude dont nous avons perdu toute capacité de repérage, hantés que nous sommes par nos propres ritournelles uniformément isorythmiques. Nous pourrions sans doute relativement mieux situer ce problème en nous reportant aux rythmes de notre enfance, aux ruptures incessantes de substance d’expression et de temporalisation qui la caractérisaient et dont nous gardons la nostalgie… Avec l’école, le service militaire et « l’entrée dans la vie » par de grands couloirs carrelés sentant l’eau de Javel, nos ritournelles ont été purifiées, aseptisées. Une étude approfondie de ce phénomène conduirait certainement à établir une corrélation entre la montée de l’illusion moderniste et le progrès de l’hygiène publique !
Nous ne prônons pas ici un quelconque retour au primitivisme de l’enfance, de la folie ou des sociétés archaïques. Si quelque chose est infantile dans nos société ce ne sont pas les enfants mais la référence des adultes à l’enfance. Ce que nous devons viser, dans une perspective schizo-analytique, ce ne sont donc pas des régressions, des fixations aux comptines du premier âge, mais le transfert dans les champs pragmatiques capitalistiques de blocs d’enfance associant des redondances de ritournelles et des redondances de visagéïté.
A mesure que les agencements territorialisés « d’origine », comme ceux de la famille élargie, des communautés rurales, des castes, des corporations, etc., ont été balayés par des flux déterritorialisés, les composantes de conscientialisation se sont accrochées et cramponnées à des objets résiduels ou des ersatz sémiotiques. (Tout un jeu d’affinités électives, ou même de filiation directe, pourrait peut-être ainsi être mis à jour entre la Dame de l’amour courtois, le puérilisme du sentiment romantique, la fascination nazie sur le sang aryen et l’idéal de standing régnant dans les sociétés développées.) Cette déterritorialisation capitalistique des ritournelles a sélectionné des traits de matière d’expression se prêtant au jeu de ce qu’on pourrait appeler la politique des extrêmes. Les noyaux machiniques des agencements de temporalisation partent, en effet, dans trois directions à la fois :
1) vers une subjectivation hyper-territorialisée, en particulier dans le domaine de l’économie domestique, en ouvrant un champ quasi-illimité à des opérations de pouvoir portant sur le contrôle des rythmes du corps, des mouvements les plus imperceptibles du conjoint et des enfants – « Qu’est-ce que tu as, tu n’es pas comme d’habitude, qu’est-ce que tu penses, de quoi est faite ta jouissance (ou ton refus de jouissance)… »;
2) vers un diagrammatisme toujours plus « rentable » pour le système, par le développement de nouvelles technologies d’asservissement chronographique des fonctions humaines. La ritournellisation de la force de travail ne dépendant plus d’initiations corporatives, mais de l’intériorisation de blocs de code, de blocs de devenirs professionnels standard – partout le même type de cadre, d’agent de maîtrise, de bureaucrate, d’agent technique, d’O.S., etc. -, délimitant des milieux, des castes, des formations de pouvoir déterritorialisées ;
3) vers une mutation rhizomique, déterritorialisant les rythmes traditionnels (biologiques et archaïques), annulant les ritournelles capitalistiques et ouvrant la possibilité d’un nouveau rapport au cosmos, au temps et au désir.
Nous sommes partis de l’idée, qu’au même titre que la redondance de visagéïté, les redondances de ritournelle jouaient un rôle essentiel dans la micro-politique des composantes conscientielles. s’il en est bien ainsi, nous n’aurons pas à revenir sur les questions de consistance moléculaire de champ des ritournelles puisqu’elles sont les mêmes que celles de la visagéïté (10). Mais il nous reste à fonder la légitimité d’un tel parallèle. Il n’y a rien d’extraordinaire à conférer aux visages un rôle expressif déterminant et à postuler qu’ils tiennent une place fondamentale dans la genèse des effets de signification ! Mais en va-t-il de même avec cette matière insaisissable des ritournelles ? Ne s’agit-il pas de quelque chose de beaucoup plus passif ? D’une façon générale, tout ce qui concerne notre rapport au temps ne nous laisse-t-il pas beaucoup plus démunis que ce qui concerne notre rapport à l’espace ? On circule plus aisément dans l’espace que dans le temps ! L’étude de certains traits de consistance intrinsèque des redondances de ritournelle nous montrera, au contraire, que non seulement celles-ci relèvent bien du même type de double jeu des composantes conscientielles (conscience opaque de résonance et/ou hyperconscience diagrammatique) mais, qu’en outre, elles peuvent avoir une action déterritorialisante plus puissante, à plus longue portée que celles de visagéïté. C’est du moins dans cette direction que nous orientera notre analyse des ritournelles proustiennes. Je me propose donc de montrer dans la seconde partie de ce chapitre, que c’est d’abord et avant tout dans le domaine de l’éthologie animale que nous devrons fonder l’existence d’une problématique de l’innovation, de la créativité, voire, de la liberté, concernant les composantes de ritournelle.
Félix Guattari
l’Inconscient machinique / 1979
A écouter : John Cage / Music for Marcel Duchamp

A la maison populaire de Montreuil, chaque mois, une lecture, un rendez-vous, des invités, des discutants lointains ou présents, des performances artistiques, des interventions du public.
Ces séances contribueront au numéro 79 de Chimères / Chaosmose, Temps pluriels, à paraître en mai 2013.

Nous poursuivons nos rencontres de philo-performances, pour mettre en percolation pensées, affects et pratiques ; nos séances de lecture processuelles invitent chacun-e à mixer Chaosmose et l’Inconscient machinique pour provoquer de légers tremblements de pratiques : nous voudrions avec ces approches sensibles, d’angles et de niveaux différents – performances artistiques, théoriques, singulières – provoquer un décentrement des points de vues.

vendredi 22 février / Shifters de subjectivation
Avec Pascale Criton (musicienne) / Anne Querrien (sociologue) / Anne Sauvagnargues (philosophe) et quelques invités dont Deborah Walker (violoncelle), Cécile Duval (voix)

Maison Populaire
9 bis rue Dombasle 93100 Montreuil – 01 42 87 08 68
http://www.maisonpop.net/

Temps pluriels, 1 : cliquez ICI
Photos Cindy Sherman
cindy-sherman-1 Chimères dans Désir
1 Cf. Histoire de la musique, Encyclopédie de la Pléiade, tome I, p.1168.
2 Par exemple chez les Bambara la circoncision est toujours pratiquée par le forgeron, Dominique Zahan, Sociétés d’initiation, Mouton, 1960, p.110.
3 C. Sachs a relevé que 26 variétés de sons ne différant pas de hauteur pouvaient être jouées par un lettré sur une cithare. Cité par R. Francès, la Perception en musique, Vrin, 1972, p.18.
4 Cf page 48.
5 Pierre Clastres, la Société contre l’Etat, Ed. de Minuit, pages 107 et suivantes.
6 « Ce qui importe, c’est l’existence entre la perception et l’image d’un relais intermédiaire, à la fois concret, si l’on considère la machine, et abstrait, si l’on considère la représentation. On voit ainsi se dégager la notion d’un tiers monde, situé entre la matière et l’image, univers non pas naturel mais fabriqué, engagé à la fois, sous des formes diverses, et dans le concret, et dans l’imaginaire. » Pierre Francastel, la Figure et le Lieu, Gallimard, 1973, p.68.
7 Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris, trad. OEuvres complètes de Kafka, Cercle du livre précieux, tome IV, p.235. Relevons également dans perspective que, pour John Cage, une politique du son ne devrait pas faire obstacle au silence, et que le silence ne devrait plus être un écran à l’égard du son. Il envisage une sorte de « récupération » du néant, comme le montre l’extrait suivant d’un de ses entretiens avec Daniel Charles, Pour les oiseaux, John Cage, Belfond, 1976 :
John Cage – Ce néant n’est encore qu’un mot.
D. Charles – Comme le silence il doit se supprimer lui-même…
JC – Et par là on revient à ce qui est, c’est-à-dire aux sons.
DC – Mais ne perdez-vous pas quelque chose ?
JC – Quoi ?
DC – Le silence, le néant…
JC – Vous voyez bien que je ne perds rien ! Dans tout cela, il n’est pas question de perdre, mais de gagner !
DC – Revenir aux sons, c’est donc revenir, en deçà de toute structure, aux sons « accompagnés » de néant… (p.32)
Cf. également la comparaison que John Cage établit entre le dépassement de ce qu’on appelle la musique et de ce qu’on appelle la politique : « la politique c’est la même chose. Et je peux bien parler alors de « non-politique » comme on parle à mon propos de « non-musique » (p.54).
8 Cf. le très bel hommage du musicien Jacques Besse : « Robert Schumann est interné », la Grande Pâque, Belfond, 1969.
9 Dans certaines musiques africaines, par exemple, on tambourine une phrase sans l’articuler verbalement.
10 J’essayerai de montrer dans l’essai suivant sur Proust que la conscience visagéïfié peut coïncider, dans certains cas, avec la conscience ritournellisée.

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