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Le projet de loi réformant les soins en psychiatrie: une insulte à la culture / Michaël et Jacqueline Guyader

Il faut être bête comme l’homme l’est si souvent pour dire des choses aussi bêtes que bête comme ses pieds, gai comme un pinson
Le pinson n’est pas gai, il est juste gai quand il est gai, triste quand il est triste ou ni triste ni gai
/ Jacques Prévert

Lorsque s’imposera le bilan de l’action présidentielle de Nicolas Sarkozy, on ne manquera pas de constater la déflagration qu’il aura initiée entre l’Etat et les avancées civilisatrices, les acquis culturels de notre pays. Et l’on pourra dresser un sinistre catalogue : discours à l’université de Dakar sur l’homme Africain « pas assez entré dans l’histoire », loi organisant les soins psychiatriques sous contraintes en ambulatoire, centres de rétentions administratives à perpétuité, démantèlement de « camps » de Roms, de gens du voyage, création d’une inégalité des citoyens devant la loi, plaisanteries de mauvais goût devant les tombes des résistants des Glières, réponses insultantes à des citoyens en colère, mépris pour les lecteurs de la Princesse de Clèves, et bien sûr j’en passe.

Promotion de la barbarie, insulte à la culture caractérisent cette politique.
Le discours présidentiel et la politique du gouvernement sont constamment marqués de l’imperium de la culture du résultat ; l’action, fût-elle agitation volontariste, trouve seule grâce à leurs yeux. Or dans le champ du soin à la personne psychiquement en souffrance, cette orientation est catastrophique. Elle rejette les apports d’une clinique de la psychopathologie patiemment élaborés en particulier par les écoles françaises et allemandes, enrichie par la philosophie phénoménologique et par le génie freudien, approches qui nécessitaient d’écouter les patients cas par cas et une formation continue sérieuse de la part des praticiens de toutes catégories. Elle y projette au contraire une protocolisation des pratiques et une évaluation détachée de tout contexte clinique, fondée sur des définitions de traits pathologiques sans commune structure mais dont l’addition se prête à des statistiques abusivement transposées ici. Cette agitation pseudo scientifique accompagne de fait un virement volontaire, violemment scandé, s’insufflant obsessionnellement dans les media, de l’interprétation de la psychopathologie comme souffrance individuelle vers l’affirmation de la dangerosité du patient pour autrui.
On pourrait croire en effet sans rapport les errements du président et de son gouvernement avec l’observation de ce qui se passe en psychiatrie aujourd’hui ; pourtant, la préférence allant aux faux semblants, l’on y retrouve la haine de l’histoire et de la patience, de l’exigence intellectuelle, on y retrouve la lâche flatterie populiste de la passion de l’ignorance pour faire gober la promotion des entreprises de fabrications de coupables, on y retrouve une fermeture bornée aux hasards et à la singularité des rencontres qui fondent toute possibilité de création civilisatrice.
Quand Picasso peignit son Nain d’après celui de Vélasquez dans les Ménines il était à l’apogée de son travail et en particulier du désapprentissage du savoir académique : lui-même affirmait : « à huit ans j’étais Raphaël, il m’a fallu toute une vie pour peindre comme un enfant ».
Dans nos professions nous savons bien quelles difficultés il nous faut affronter, traverser, pour savoir ne pas savoir et nous laisser enseigner (sinon soigner) par l’aventure de la rencontre avec des patients. Le caractère parfois inouï de leur souffrance pourrait nous tenter de recourir à la maîtrise, au contrôle, à la tentative de modifier par la manipulation des comportements qui nous dérangent trop ; répondant par la violence à la peur qui parfois les envahit nous pourrions alors renoncer à ce que Tony Lainé appelait « sa profonde solidarité avec la folie qu’il y a dans l’autre » niant nos propres failles, nous nous retrouverions du côté de la barbarie dont l’histoire de la psychiatrie a souvent montré trop de preuves.
Praticiens de ce champ particulièrement sensible à ce qu’être humain peut signifier, notre travail quotidien est de nous réunir grâce à une orientation qui limite ces tendances barbares, dites inhumaines ; sans les nier, de veiller à opposer à la mise au ban de tel ou tel malade, à la répression de tel ou tel comportement par l’abrutissement médicamenteux ou l’enfermement, l’offre d’un accueil pour l’histoire de chacun avec sa temporalité pour entrer en confiance, avec la singularité des médiations que chacun reconnaît ou invente.
Mais, nous voilà convoqués aujourd’hui là où la barbarie de la société de contrôle (au sens de Deleuze reprenant le syntagme de William Burroughs), tente de nous mener.
Malgré la contestation radicale des psychiatres désaliénistes contre les lieux d’enfermement comme réponse à la question de la folie, malgré la leçon incontournable de Foucault, nous sommes conviés à participer activement à la recherche d’une maîtrise du symptôme par le contrôle des conditions de son émergence au domicile même du patient.
Le projet de loi relative aux droits et à la protection (sic) des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge – qu’en terme galant ces choses là sont mises – organise la continuité de la contrainte au prétexte de la continuité des soins ; dévoiement de sens qui s’inscrit dans la cohorte des insultes à la culture, à l’apaisement du lien social qu’elle promeut, nouvel avatar qui vient stigmatiser une population et confirmer la défiance à l’encontre de ceux qui n’adhéreraient pas au projet médical les concernant (non compliants faut-il dire !) mais aussi à l’égard de l’étranger, du paresseux, du lettré, du sans papier, de l’analyste et de son patient, du voisin, de l’artiste, de l’homme de passage, sans oublier le raton laveur, car ne sont-ils pas des dangers potentiels pour le sommeil des bien pensants ? La promotion de la confusion entre Droits de l’homme et du citoyen et la mesquine petite somme des droits individuels permet d’agiter le chiffon d’une prétendue aspiration populaire à la sécurité plutôt que de se pencher sur les conditions de vie commune d’un peuple. Population facilement exclue à cause du mal-être qu’ils évoquent et que l’on préférerait ne pas voir, les patients comptent parmi les proies que s’autorise la puissance publique dans son entreprise nuisible de chasse aux boucs émissaires.
Le projet de loi réformant l’obligation de soin pour les patients constitue donc un paradigme mortifère de cette tentative de destruction des solidarités garantes de la solidité du lien social entre les citoyens. Il s’agit là du projet cardinal d’un gouvernement pour lequel l’extrême droite est manifestement plus q’une compagne de route et pour lequel aussi la défense des intérêts des plus nantis impose d’organiser l’affrontement des plus démunis dans leur multiplicité et avec leurs intérêts parfois contradictoires, ou comment faire oublier l’affaire Woerth-Béttencourt en organisant la chasse aux Roms puis en septembre le soin sous contrainte en ambulatoire auquel nous sommes déterminés à livrer une bataille sans concession.
Ce texte que députés et sénateurs seront amenés à examiner à l’automne prochain semble-t-il est une insulte à la culture car il ne laisse aucune place à ce qui du génie humain peut contribuer à tenter de donner hospitalité à la folie, il ne laisse aucune place au surgissement des potentialités créatrices qui, dans la folie, permettent à des sujets sur le point de succomber au tragique morcellement d’eux même, de reprendre pied, d’oser solliciter d’ autres personnes encourageant la trouvaille de suppléance à leur abîme pour que la vie ne soit plus complètement impossible. Les relations étroites entretenues par la folie et l’art, l’adoption par les équipes soignantes de la fécondité dont la souffrance psychique peut parfois être porteuse sont autant de témoignages contre l’atteinte à l’intégrité sociale et politique des patients qui constitue une insulte à notre culture fertilisée par le romantisme et le surréalisme.
La désignation des patients comme d’abord potentiellement dangereux est un raccourci inadmissible, un misérable contresens méconnaissant la fécondité poétique dont ils sont porteurs, méconnaissant l’apport de la folie à la connaissance de l’âme humaine, à ses créations artistiques, à ses trouvailles scientifiques. Ethiquement, elle est l’exact opposé de la considération attentive et solidaire que requiert toute pratique visant à prendre réellement soin de son contemporain. Philosophiquement elle dément honteusement l’incertitude fondamentale de la raison.
Cette loi se caractérise aussi par la protocolisation abusive du soin : l’absence d’un patient à sa séance, au temps de rencontre avec le soignant faisant l’objet non d’un questionnement, d’une mise en perspective clinique mais d’un acte normé, automatique, obligatoire, au nom naturellement des bonnes pratiques : dénoncer le sujet concerné à l’autorité administrative laquelle éventuellement le ramènera menotté à l’hôpital.
Cette organisation visant au contrôle systématisé des « comportements » est un scandale dans le champ de l’aide, du soin. Elle consiste essentiellement à exclure les praticiens, toutes catégories professionnelles confondues de leur fonction primordiale : élaborer une réflexion sur leur travail pour ne pas nuire aux possibilités de traitement.
Nous savons bien que la seule possibilité que nous ayons de préserver la dignité et l’intégrité psychique des patients, et la nôtre aussi, réside dans l’effort pour aborder l’énigme particulière de la souffrance de chacun, et cela comme Picasso peignant son Nain l’a fait, en se débarrassant des oripeaux du conformisme académique.
Nous avons à chaque instant de nos pratiques à nous débarrasser autant que possible du fatras psychologisant et éducatif dont l’université fait volontiers la promotion. Nous avons aussi et surtout à nous débarrasser de tout ce qui pourrait nous paraître justifier que nous devenions acteurs du maintien d’un ordre public dont nous voyons au quotidien de l’arsenal législatif développé par les plus hautes autorités de l’Etat comment il tente d’imposer à un corps social au bord de la rupture les modalités les plus excluantes possibles du vivre ensemble et combien il confine à l’ordre moral dont le qualificatif de « nouveau » ne limite pas l’horreur.
Avec, Freud nous ne pouvons pas y croire, mais avec lui il faut bien se rendre à l’évidence une fois encore : dans les moments de chamboulement de la société, aujourd’hui la mondialisation, les effets pacificateurs de la culture peuvent tomber les uns après les autres et quelquefois massivement. Le pire déferle alors et son cortège d’agonies, sa géhenne d’espérances perdues. Marquant l’extrême difficulté qu’il y a justement pour les hommes à vivre ensemble, à se retrouver dans le Babel des langues et des pulsions, le pire ne demande qu’à faire retour, livrant chacun sans limite à prendre sa place selon son organisation psychique au fil des événements, dominant ou dominé et parfois les deux à la fois, scène ouverte par l’oppression de l’homme par son semblable, avec « la paille de la misère pourrissant dans l’acier des canons » pour reprendre encore Prévert…
Or l’on nous propose sans merci, le pauvre langage du président de la République en témoigne sans cesse, de faire la guerre contre ci, la guerre contre ça ; après la guerre économique le temps est à la guerre à la délinquance et à ceux qui l’incarnent : fous, Roms et sans papiers faisant, semble-t-il, bien l’affaire.
Bernard- Henri Lévy dans son article du Monde intitulé Les trois erreurs de Nicolas Sarkozy : mépris des Roms, outrage à l’esprit des lois, discours de guerre civile écrit : « tenir le langage de la déchéance [...] c’est la garantie d’une société fiévreuse, inapaisée, où chacun se dresse contre chacun et où le ressentiment et la haine seront très vite les derniers ciments du lien social ».
Nous savons bien pourtant comment les fous, souvent déjà témoins d’horreurs passées, subissent parfois et pour les mêmes raisons le sinistre sort de ceux que la bête désigne comme boucs émissaires des malheurs du monde. L’étymologie peut être d’une aide précieuse dans la compréhension de ces tristes voisinages :
Aliéné du latin alius l’autre, le radicalement étranger, dont vient aussi témoigner la traduction allemande du mot aliéner : entfremdung,rendre étranger donc. C’est vraiment à ceci que nous sommes conviés : faire des patients des étrangers radicalement autres et dont il ne faudrait que redouter la violence.
Il s’agit là d’une proposition éthiquement inadmissible, une fois encore, une insulte à la culture à laquelle nous refusons de nous associer.
Le 2 décembre 2008 un discours offensif contre nos patients avait été proféré, il n’était pas forcément de bon ton, au cénacle des professionnels de l’enfermement, d’y voir une attaque grave aux libertés publiques ; la suite vient et organise un statut très particulier de l’humain en souffrance psychique ou de n’importe qui troublerait l’ordre public du fait d’un comportement incompatible avec les exigences de l’ordre moral. Ainsi l’on pourrait demain se voir imposer des soins psychiatriques sous contraintes éventuellement à la maison voire une hospitalisation. Cette dernière se déroulerait dans des lieux « sécurisés » ( pour lesquels rappelons-le soixante dix millions d’euros ont été débloqué par le ministère en trois mois) et dans des conditions où aller et venir librement serait graduellement limité sinon empêché essentiellement selon l’appréciation de l’omnipotente autorité administrative et l’étrange bénédiction présidentielle : « personne mieux qu’un policier de haut vol ne saurait en exercer les prérogatives », le tout éventuellement sur signalement des directeurs d’hôpitaux obligatoirement prévenus par les équipes soignantes…
Lacan reprenant le Balcon de Jean Genet rappelle à propos du rapport du sujet avec la fonction de la parole que « si est un rapport adultéré un rapport ou chacun a échoué et où personne ne se retrouve [….] continue de se soutenir si dégradé soit-il […] comme quelque chose qui est lié a ce qu’on appelle l’ordre et cet ordre se réduit quand une société en est venue à son plus extrême désordre à ce qui s’appelle la police ». Dans la pièce de Genet, les petits vieux réclament des uniformes de généraux, d’évêques et de juges pour jouir dans le ventre des prostituées mais personne ne demande à enfiler les oripeaux du préfet de police qui choisit le phallus comme emblème, lui qui, pivot de tout, se désespère en même temps que sa fonction ne soit pas assez attractive pour que l’on souhaite s’identifier à lui.
Il va de soi que nous ne saurions empêcher le président et ses préfets de jouir de leurs semblants phalliques, le voudrions-nous que n’en n’aurions pas les moyens, mais nous avons le projet résolu d’empêcher qu’ils emportent les plus vulnérables d’entre nous dans leur préoccupante sarabande.
« L’Etat qui fait la guerre se permet toutes les injustices, toutes les violences » dit Freud dans ses Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort. Il y a dans le projet de loi qui nous bouleverse une réelle violence instituée, d’autant plus inquiétante que le principe civilisateur, l’apaisement créatif du lien entre les citoyens, sera d’autant plus difficile à mettre en œuvre dans ce moment de risque de « grande misère psychologique des masses » pour là encore reprendre Freud…
Les prochaines dispositions législatives concernant les personnes nécessitant des soins psychiatriques sont à l’aune de ce qui s’enseigne sur les bancs des écoles de médecine et de soins infirmiers : c’est ainsi qu’il est enseigné dans les établissements publics de santé une méthode consistant à permettre au personnel devant un patient agité, de savoir utiliser tel ou tel outil relationnel stéréotypé pour pacifier la situation ou à défaut d’utiliser des techniques issues des arts martiaux ; la guerre disais-je ; c’est ainsi qu’il faut déplorer la suppression progressive mais rapide des formations universitaires en psychopathologie, c’est ainsi que telle officine de recherche établit un classement ridicule de l’efficacité des thérapies, c’est ainsi encore que s’organise un diplôme de psychothérapeute visant à former en trois ans des professionnels de la psychothérapie. Ces pratiques tiennent lieu de réflexion référencée approfondie, prudente et précautionneuse sur les causes, le sens de la survenue de tel ou tel évènement, insulte à la culture vous dis-je.
Il y a lieu à ce propos de constater que ce désastreux dévoiement de nos pratiques et de l’enseignement n’est pas de la seule responsabilité du gouvernement. Certains professionnels y ont leur part qui en effet réclament, enseignent, promeuvent, appliquent ces méthodes simplificatrices et violentes de relation avec les patients.
La contrainte à la maison, l’immobilisation techniquement maîtrisée en lieu et place de la tentative toujours retravaillée de trouver les moyens d’une réelle hospitalité pour la folie, constituent ainsi les moyens nouveaux proposés aux professionnels dans l’exercice de leur profession.
Nous avions pourtant mis beaucoup d’espoir dans la révolution copernicienne en psychiatrie qui ne centrait plus la question de la folie sur celle de l’asile ; nous avions cru dépassée la loi d’exception dont le premier effet avait été d’imposer un statut hors le droit commun à ceux que la parfaite étrangeté qui les définissait avait fait nommer « aliénés ».
Nous voilà aujourd’hui renvoyés à cette approche ségrégative donnant aux plus fragiles d’entre nous un statut d’extra territorialité, les excluant du droit commun et les assignant au titre de leur souffrance particulière à l’enfermement à l’hôpital ou pire encore désormais, chez eux.
Nous n’aurions pas dû oublier qu’un an avant sa mort, huit ans après sa condamnation définitive, Galilée, devenu complètement aveugle, écrivit dans un sonnet :
« Monstre je suis plus étrange et difforme
Que harpie sirène ou chimère….
Et je perds et mon être et ma vie et mon nom »

La barbarie du savoir dogmatique, de la norme indiscutable peut aussi défaire le sujet péniblement rassemblé autour de sa faille originelle.
Nous avons eu tort d’imaginer le progrès désaliéniste comme définitif, sans doute n’avions-nous pas assez bien lu Freud et son Avenir d’une illusion : toutes les avancées démocratiques, toutes les inventions esthétiques demandent à être soutenues, sans relâche tant elles sont fragiles.
Nous n’acceptons pas cette réforme imposée du soin en psychiatrie qui ne tient aucun compte de ce que la réflexion clinique attentive permet de médiations, d’inventions chaque jour à chaque rencontre avec chacun des patients dont la singularité de la souffrance nous enseigne les méandres de la complexité psychique, dont l’histoire particulière avec ses appartenances sociales et ses origines sur le globe est à considérer avec bienveillance là où le sarkozysme, pauvre référence politique mal inspirée des plus sinistres thèses stigmatisantes et rejetantes, ne veut rien savoir de la fécondité des brassages ethniques et culturels.
Le pouvoir s’attaque chaque jour un peu plus au socle sur lequel la République s’est construite, il a entrepris une destruction quasi systématique des propositions du Conseil National de la Résistance, il met à mal les droits essentiels de l’homme et du citoyen, organise des niveaux différents de citoyenneté, s’attaque à ce que l’histoire récente de la psychiatrie a tenté de développer, il met ainsi en danger la civilisation, la culture même qui permet aux humains d’essayer de vivre ensemble. Il y a là plus que jamais une ardente obligation à s’opposer à cette casse, à refuser d’appliquer des lois sans légitimité, à continuer d’essayer d’établir pour les générations à venir les bases d’une civilisation non excluante, les fondements d’une organisation sociale ou dire le mot culture ne serait pas une insulte.
Nous sommes aujourd’hui dans la position décrite par Francis Ponge à propos de Giacometti : « l’homme en souci de l’homme, en terreur de l’homme, s’affirmant une dernière fois en attitude hiératique, d’une suprême élégance. Le pathétique de l’exténuation à l’extrême de l’individu réduit à un fil » Ce fil est fragile, il tient chacun des hommes et ne demande qu’à se rompre, nous sommes garants du maintien de son intégrité, c’est ainsi que les poètes, les peintres, les musiciens pourront continuer à tisser avec ce fil à quoi nous sommes réduits, la beauté et l’espérance du monde.
Il y a un acte de profonde culture à refuser le projet de loi organisant des soins sous contrainte à domicile, un des actes de résistance que la dérive actuelle du pouvoir exige, comme de refuser le traitement discriminatoire de certaines catégories de citoyens réduits aux actes commis par une infime minorité d’entre eux. Il y a lieu de prendre ainsi notre place, « calmes sous nos sabots, brisant le joug qui pèse sur l’âme et sur le front de toute humanité » pour citer Rimbaud dans son poème Morts de quatre vingt douze.
Michaël et Jacqueline Guyader
septembre 2010
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Schizoanalyse, capitalisme et liberté. La longue marche des désaffiliés / Anne Querrien

Dès la fin de la guerre d’Algérie et le constat de la mise en échec des désirs de coopération intelligente par les blocs politico-économiques, et surtout à partir du mouvement mondial des étudiants en 1968, il devint clair qu’un nouveau mouvement social était en train de naître. Ses premières défaites dans les urnes et dans la rue ne l’empêcheraient pas de se poursuivre souterrainement car il s’enracinait dans les formes les plus modernes du capitalisme, celles qui mobilisent la connaissance dans la coopération. Nous avions participé en 1968 à l’un de ses affleurements joyeux, libertaire, multiple, inventif, et nous devions chercher les autres par une micro-politique systématique de tissage, d’alliance, de « rhizomatisation ». Nous nous sommes détournés alors délibérément des discours marxisants à prétentions militaires, quitte à paraître réformistes voire invisibles. Pas question de dire « vers la guerre civile » pour faire plaisir à quelques centaines de militants désemparés, et surtout obéir à la vieille règle radicale socialiste « je suis leur chef donc je les suis. » En même temps pas question d’abandonner les copains embourbés dans la répétition des modèles issus des guerres d’indépendance nationale ou de la résistance à l’occupant nazi : la solidarité avec ceux qui furent emprisonnés en France, en Allemagne, en Italie fut totale et la construction d’autres lignes de fuite conduite avec efficacité. Cette efficacité passait par un intense travail de sémiotisation, de reformulation : ne pas laisser le système dominant affirmer que tout ce qui entrave sa marche triomphale sera réduit à l’état infra-humain et surtout ne pas laisser les pulsions des militants se prendre en miroir dans cette réduction mortifère à la nullité. Construire sans arrêt, avec ténacité, de nouveaux espaces de liberté, qui suivent les pistes de la solidarité, de l’affirmation des droits humains, de l’autonomie et de la polyvocité du désir. Cette construction passe aussi par un travail schizonalytique continu avec certains de ceux qui rencontrent professionnellement le mouvement avec le mandat institutionnel de le réprimer mais qui ont le désir personnel, aussi ténu soit-il, de le laisser passer, voire de le renforcer. Le choix de mots est alors essentiel pour faire de l’action quotidienne une matière à options, une occasion de micro-résistance, un outil d’élargissement de l’espace des libertés. Les années 1980 furent pour Félix des « années d’hiver », un étouffement du mouvement, un obscurcissement de la pensée car les multiples expériences auxquelles il avait accès par son rhizome, les recherches d’autres modes de vie, les tentatives de nouvelles institutions, ont été dans l’ensemble rabotées par l’alliance perverse d’un discours social-démocrate et de mesures économiques frayant le passage au capitalisme néolibéral ce qui laissait peu de ressource pour ces espaces de liberté à la création desquelles Félix travaillait.
Se figurer que les étudiants étaient la nouvelle avant-garde d’un prolétariat façonné par la grande industrie a permis en 1968 de vivre un mois de grèves et de manifestations inoubliable, mais laissait complètement dans le brouillard pour concevoir les devenirs du mouvement. Le mot d’autogestion semblait peu convenir au refus du travail qui se profilait. La violence avec laquelle un nombre important d’étudiants s’étaient jetés dans la bagarre témoignait d’un enjeu sous-jacent. Le rôle des intellectuels était en train de changer, ils allaient être appelés à participer au formatage de l’économie, ils ne pourraient plus se draper dans les plis de la représentation de la subjectivité historique. Nous connaissions du capitalisme l’exploitation des ouvriers, la domestication des employés, la destruction du tiers-monde ; notre morale petite bourgeoise nous empêchait de nous associer directement à ces entreprises. Mais un nouveau pouvoir subtil nous proposait de faire des intellectuels les agents de sa grande entreprise de sémiotisation généralisée, et de faire des marginaux ses relais, de faire des critiques les joints de l’édifice social lézardé, et des anciens militants les penseurs de sa politique d’assurance contre tous les risques.
Mais qui dit joint dit aussi fissure, micro-pouvoir d’observation, de poursuite, d’élargissement de ces failles sur lesquelles le hasard nous avait placés. Ce fut d’abord un positionnement politique professionnel anti-hiérarchique, aux sympathies communistes, qui est apparu immédiatement après la guerre d’Algérie. La construction de la nouvelle indépendance se faisait sur des coordonnées propres, sans la mobilisation attendue des minorités politiques qui de l’intérieur de l’ancien pays colonisateur avaient prêté main forte. La paix avait un goût amer ; elle teintait de national, de religieux, voire de régressif pour les femmes, le modèle déjà connu de la démocratie populaire. Le mouvement révolutionnaire international était certes le même dans tous les pays, mais il avait ses couleurs spécifiques à chacun, voire des déclinaisons beaucoup plus locales ou particulières entre lesquelles il convenait de trouver des formes de coordination. Explorer la diversité des voies suivies en fait par les militants, par les créateurs, par toutes les personnes en recherche, créer par « groupuscules » des micro-plans de consistance, d’analyse, d’actions, et faire « rhizome » en nouant des relations, des alliances dans de multiples directions : c’est ce que Félix a proposé constamment aux nombreux militants qu’il croisait. La parole, l’être ensemble électif, la petite rupture dans l’emploi du temps comme échappées, dérives, explorations.
En 1965 il avait fondé la Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles (FGERI) soit un ensemble de groupes de travail qui faisaient déborder la psychothérapie institutionnelle vers d’autres objets ; on parlait de ce que chacun avait choisi de faire comme discipline, comme métier, sur les musiques ou les films, sur la contraception et l’avortement aussi. Dans ce contexte les objets de discussion étaient des objets qui résistent, qui à la fois donnent envie d’agir ou de penser, mais par rapport auxquels chacun ne fait presque rien ; le groupe oblige. Des groupes qui ne sont pas confiés à des spécialistes mais ouverts ; où n’importe qui peut couper l’autre et le pousser à l’écriture aussi comme action. Il y avait ainsi des architectes, des psychiatres, des enseignants, des étudiants, des femmes, des ethnologues, des ouvriers en rupture de parti communiste. Cela n’avait pas l’air très révolutionnaire tous ces groupes qui discutaient, qui se demandaient où passe le désir dans ce qu’ils côtoient. Ils ont soutenu publiquement les situationnistes de Strasbourg. La FGERI avait une revue, Recherches, qui imitait, par sa maquette, la New Left Review anglaise ou les Quaderni Rossi italiens, mais avait déjà abandonné le marxisme à toute épreuve et pour tout sujet. Recherches méritait bien son pluriel ; les recherches sont multiples.
Tous ces groupes ont basculé dans mai 68, se dispersant souvent selon d’autres affinités ; de nombreuses personnes se sont retrouvées au mouvement du 22 mars parti de Nanterre. Juste avant Félix a créé avec quelques uns le CERFI, un bureau d’études qui canaliserait l’argent qu’on peut gagner avec un tel potentiel. Le hasard a fait arriver l’argent : le gouvernement après 68 cherchait à comprendre les critiques qui lui étaient faites dans le domaine de l’urbanisme, de la garde d’enfants, de l’ensemble des services collectifs. Comme dirait Félix le gouvernement voulait « resémiotiser » le paysage social bouleversé par mai 68, et cherchait auprès des différents courants apparus avant ou dans le mouvement de quoi penser sa nouvelle situation, enclencher un processus de décentralisation, de dissémination et de renforcement des positions de pouvoir. Le CERFI se retrouve alors en première ligne. Il renvoie au pouvoir sa propre image dans son analyse des équipements du pouvoir. Félix introduit alors la notion d’assujettissement sémiotique pour montrer comment les équipements collectifs interviennent sur les esprits, sur les imaginaires et pas seulement sur les corps comme dans la vision disciplinaire de Michel Foucault.
Le CERFI continue la revue Recherches, répond à des appels d’offres de recherches de ministères, travaille, développe ses analyses du pouvoir, des agencements collectifs, et ses recherches-actions dans les champs déjà explorés par la FGERI. Surtout avec le minimum d’argent qui permet d’avoir un lieu, il accueille à son assemblée générale hebdomadaire quantité de personnes en recherche de branchements sociaux, militants ; il devient un laboratoire de ce que pourrait être la schizoanalyse, une écoute publique des désirs des uns et des autres et un agencement en temps réel de ces désirs les uns avec les autres, une sorte de micro-machination sociale qui a pour limites les insuffisances théoriques et pratiques, mais aussi les imaginaires de ses animateurs. Cette limite c’est celle de la difficulté d’une reterritorialisation mobile, fluente, sur un « corps sans organes » sur lequel pourraient venir s’accrocher les machines désirantes, pourraient venir se décrire indéfiniment les nouveaux évènements sur une surface circonscrite. On est loin alors, et encore aujourd’hui, de la conquête d’une telle paix, d’une telle « chaosmose ». Le CERFI sort dans Recherches « Trois milliards de pervers, grande encyclopédie des homosexualités », manifeste exubérant de ce nouveau tissage des désirs qu’il propose. On est en 1973.
Dans les limites de la Clinique psychiatrique de La Borde, et avec le suivi analytique assuré par Jean Oury, cette mise en mouvement de la communauté par la parole a eu des effets thérapeutiques et de mieux être attestés par tous. Dans le cadre du CERFI l’assèchement de la manne financière qui autorisait cette construction de lignes de fuite a rapidement conduit à une résurgence des corporatismes des « vrais chercheurs », et des rapports de force qui ont mis fin à l’institution : ceux qui étaient capables de faire des vraies études pour des vrais ministères dans des vrais bureaux d’études sont allés en faire. La mise en commun de ressources pour une autre exploration a disparu vers 1976. Félix cherche à l’étranger des expériences alternatives, dans les communautés californiennes, dans les gangs new-yorkais. L’heure est à la résistance à partir de groupes de vie quotidienne et de création artistique, plus qu’au changement institutionnel quadrillé par les volontés de réforme.
Pourquoi vouloir à toute force cette autre exploration si elle se heurte chaque fois au mur de l’identification imaginaire au modèle dominant ? Les trois expériences vitales de Félix se conjuguent pour lui dire de ne pas abandonner:
- le vécu des luttes militantes faites depuis la Libération d’aventures comme celle des Auberges de Jeunesses, celle du cercle lettres de l’Union des étudiants communistes, celle de la Voix communiste pendant la guerre d’Algérie, celle de Mai 1968 : on rencontre toujours des militants, des militantes qui ont une épaisseur sociale, une étrangeté, un désir qui ne coïncident pas avec l’étroitesse et la soumission qu’on leur demande. Tous ces gens rencontrés au fil de l’action militante développent une passion de connaissance, écrasée par les actions étriquées et répétitives des organisations « révolutionnaires ».
- le travail de recherche sur l’inconscient tant dans la pratique analytique en institution à La Borde, que dans un milieu qui fréquente le séminaire de Lacan. C’est la découverte de la multiplicité de trajectoires sociales suivies par les « fous » arrivés en institution ; c’est le constat de l’étrangeté de ce qui fait effet de coupure dans ces trajectoires, du caractère fortuit de ce qui peut modifier l’inconscient à l’échelle moléculaire ; c’est l’expérimentation de la création continuée d’un milieu institutionnel qui n’est pas sans contrainte mais où l’analyse peut avoir force de proposition, si elle est toujours en éveil, si elle suit les événements ; c’est l’assurance que la chronicisation n’est pas irrémédiable ; c’est le vécu d’une folie socialisée et toujours présente. Cet étirement de l’espace et du temps, ce façonnement quasi-artiste du quotidien qu’a vécu La Borde sont-ils transférables dans une expérience sociale plus large ? C’est la question du CERFI, ou de la revue Chimères fondée en 1979, ou du CINEL (centre d’initiative pour de nouveaux espaces de liberté) fondé également en 1979. Le CINEL se différencie du CERFI par un objet plus politique : la solidarité avec les militants poursuivis par la police en Allemagne, en Italie, en Espagne, ou la lutte contre la guerre du Golfe ou pour une paix juste et durable au Proche Orient. Mais à la manière du CERFI, et comme Félix l’institue partout où il passe, c’est une sorte de table ouverte, où chacun vient librement parler de ce qui lui fait problème. La liberté commence à se construire là, dans le micro-espace où on l’appelle à émerger. Le CINEL expérimente les radios libres et intervient sur la constitution de droit européen. La liberté y devient l’affaire de chacun.
- la pratique de l’écriture avec Gilles Deleuze par laquelle Félix tisse avec la trame théorique de la recherche philosophique, les attendus de la pratique politique et de la pratique thérapeutique, en insérant comme autant de rameaux et d’inscriptions sur le corps commun les nombreuses recherches que mènent autant d’amis sur des points particuliers. Avec Gilles se fabrique un corps sans organes sur lequel s’accrochent de nombreuses machines de leurs recherches séparées. Un corps sans organe sur lequel est venu déjà s’accrocher avec force la machine militante homosexuelle, et qui attend d’autres devenirs. Tout au long de ces années Félix a poursuivi la recherche théorique d’un cadre d’analyse plus directement politique, à l’usage des militants eux-mêmes, qui leur permettent d’inscrire leurs intuitions particulières, leurs fragments de lutte dans une perspective générale. Comment s’orienter dans la pensée, dans l’action quand la perspective de la récupération est si proche, quand l’ensemble des contenus devient agençable au sein des dispositifs de pouvoir, quand la différence en porte plus que sur les relations. Trois grands apports conceptuels traversent l’ensemble des textes rassemblés dans cette édition :
- le capital comme intégrale des formations de pouvoir, comme pouvoir planétaire intégré d’assujettissement sémiotique, de mise en équivalence de n’importe quoi avec n’importe quoi, d’écrasement de la puissance productive de la différence en simple écart de valeur ;
- la différence entre la puissance déterritorialisante du machinisme et le caractère social des reterritorialisations avec les risques de sédentarisation, de corporatisme que cela implique ;
- l’urgence de construire une ère post-médias, de développer une écologie de l’esprit, une écosophie.

1 Capital, pouvoir et assujettissement sémiotique
A travers les guerres qui se suivent, le capitalisme réduit peu à peu chaque territoire de la planète à une étendue comparable avec les autres, échangeable entre grandes puissances dans les traités de paix et les conférences internationales, dénuée de toutes autres caractéristiques que celles directement intégrées à la production économique et au marché. Les conflits en cours vérifient encore cette proposition lorsqu’ils arrivent à réduire les habitants à la position de réfugiés. La guerre économique prive peu à peu chaque pays des ressources d’emprunt qui lui auraient permis d’agir pour son développement, et les condamnent les uns après les autres à prendre une place fixe sur la hiérarchie des territoires assujettis au capitalisme mondial intégré. Les multinationales peuvent ainsi disposer d’un portfolio des territoires mobilisables avec des descriptifs précis des qualités, des coûts qu’ils y rencontreront. Les frontières nationales jouent encore un rôle important dans ces portfolios, car c’est selon leur dessin que se sont définis les régimes de sécurité sociale qui différencient fortement les conditions d’emploi des différents salariats. Mais les gouvernements nationaux n’ont plus qu’un pouvoir de médiation entre l’Empire économique mondial et les populations, la gestion de l’ajustement structurel entre valeurs subjectives et valeurs mondialisées du territoire local. Plus ce pouvoir de médiation sera fragmenté et collé aux spécificités des populations mieux le capital mondial se portera ; d’où l’intérêt du capitalisme pour les langues et les religions minoritaires, ses vols successifs au secours de certains groupes dominés, recorporatisés ensuite dans une façade de gestion nationale.
L’ensemble des procédés de contrôle social concourt à cet assujettissement sémiotique qui culmine dans les techniques comptables, bancaires, juridiques, évaluatives dont le développement nous est présenté comme une garantie de moralité (d’ailleurs sujette à caution, voir par exemple l’affaire Enron). Toutes les formes de connaissance qui contribuent à l’acceptation d’un savoir commun, au refoulement des pulsions, des rêves, des tentatives de singularisation sont également mobilisées, ainsi que l’ensemble des rituels de la vie quotidienne tels que le vêtement, les manières de se tenir et tout ce qui concourt à signifier un rôle social pour que l’interlocuteur vérifie qu’il est bien rempli. La théorie de l’habitus de Pierre Bourdieu est une autre forme de description de cet assujettissement sémiotique. Dans le capitalisme mondial intégré la sémiotisation ne se limite plus aux instruments financiers et à la fabrication d’un marché, mais se réalise dans l’ensemble des interactions symboliques par lesquelles les personnes co-présentes font société. Comme l’ont montré les sociologues Erwing Goffman aux Etats-Unis et Isaac Joseph en France, le traitement des ratés de la communication est le moment le plus fin de cet assujettissement, celui dans lequel ses différents rituels sont capables de réparer les erreurs premières de la mise en relation, de finir d’homogénéiser, dans la reconnaissance de la différence, l’espace social des entreprises ou du capitalisme mondial.
Dans ce capitalisme sémiotique la dimension de pouvoir, la capacité de concentrer la vision sur le spectacle choisi, est plus importante que la dimension de profit, qui n’intervient que comme bénéfice secondaire du système. Or cette capacité de pouvoir est battue en brèche par la multidirectionnalité de la déterritorialisation machinique ; et le capitalisme a donc besoin d’agents de plus en plus nombreux pour rapporter à ses vecteurs les forces d’invention, en prélever son propre renforcement. Il n’hésite d’ailleurs pas à inhiber cette inventivité sociale pour la canaliser dans les seules directions qu’il a sélectionnées. C’est pour rester au plus près de ces procédés de sélection et de contrôle qu’il s’appuie systématiquement sur les Etats-nations dans le cadre desquels avait commencé à se mettre en forme depuis un siècle l’alliance entre le pouvoir et le travail scientifique et technique ; le capitalisme mondial utilise les canaux qui marchent avant d’en inventer de nouveaux, et n’invente ces derniers que sous la pression des déterritorialisations en cours, soit souvent avec un certain retard. Extorquer une plus-value économique exige d’avoir le pouvoir de faire croire au juste prix du travail exploité ; cette croyance n’est jamais seulement résignation imposée par le chômage et la répression, elle s’appuie aussi sur toutes ces formes d’autoévaluation que multiplient les médias modernes ; surtout elle est refoulement de nombreuses autres potentialités sans valeur officielle.
Chaque individu énonce lui-même de façon apparemment libre l’ensemble des phrases qui signent sa place dans le capitalisme mondial intégré, et fait le nécessaire pour y rester. Il croise diverses appartenances qui ancrent son présent dans son passé, et dans les passés des différents groupes auxquels il se réfère ; le nouveau se présente alors sous les traits de la répétition du passé et la sécurisation systématique du non-événement est activement recherchée, soit matériellement par les équipements de sécurité, soit imaginairement par une prévention, par une représentation la plus complète possible de tous les accidents qui peuvent arriver. Un travail permanent de mise en forme de la réalité est assuré pour lui donner la figure du déjà vu, et plus encore du déjà prévu. L’individu rejoue des figures qui lui ont été soufflées par les médias. La subjectivité se trouve donc façonnée par la nationalité, et à l’intérieur de celle-ci par les grandes orientations des médias de référence.
Félix distingue déjà le capital social du capital économique : c’est le premier qui assume la fonction de modélisation sociale et qui produit la subjectivité nationale alors que le capital économique s’accommode d’une diversité de comportements. Le capital social est accessible à tous, s’analyse en termes de capacité d’action, et s’accumule en termes de pouvoir sur les autres. Il joue un rôle essentiel dans les actions de développement ; il offre son relais local au pouvoir d’état, et permet de façon relativement économique l’assujettissement de nouvelles régions par intériorisation des règles de fonctionnement social dominantes.
Cette conception du capital en donne une vision moins bipolarisée que la vision marxiste classique ; elle rend compte de la diversité des luttes et surtout elle propose d’en approfondir les traits de singularité, au lieu d’essayer de faire passer celles-ci dans les seuls modèles légitimes. Face à l’activité unifiante et homogénéisante du capital elle maintient une ouverture, elle explique la diversité constatée des expressions de lutte.
Chaque segment est invité à approfondir, étendre, complexifier sa propre problématique, étirer son univers dans toutes les directions et sortir de la place assignée. A lutter notamment contre la contamination de son univers symbolique par les modèles de la classe dominante. Le schéma d’Alain Touraine pour qui la construction de l’identité du dominé se fait en miroir du dominant, pour dépasser l’opposition dialectiquement et devenir capable de gouverner le tout, est sérieusement mis à mal par cette problématique qui prône plutôt les alliances à l’écart entre groupes dominés, les parcours de lignes de fuite, et le dédain pour le symbolisme unifié du centre.
Dès le début des années 1980 Félix note que la classe ouvrière qualifiée s’est laissée gagner par les modèles de consommation bourgeois, et a été remplacée au sein des mouvements militants par de nouveaux milieux sociaux « non garantis » : immigrés, femmes surexploitées, travailleurs précaires, chômeurs, étudiants sans débouchés, assistés de toutes sortes, et aujourd’hui exclus du logement ou des prestations sociales. Ces groupes ne sont pas unifiés. Les valeurs et les qualifications qui les traversent sont multiples mais inopérantes dans le système de production. Ils demandent le droit de vivre, d’inventer de nouvelles formes de vie, de dessiner de nouveaux espaces avant le droit de travailler. Leur existence percute directement les formes de sémiotisation propres au système dominant. Ils apparaissent d’emblée comme marginaux. Leur venue dans les grandes métropoles du capitalisme mondial fait tout d’un coup apparaître les territoires d’où ils viennent pour ce qu’ils sont : des poches de pauvreté au sein de l’espace insolent du développement économique. Ils en appellent à une redistribution, et toutes les formes de redistribution existantes se défendent contre cette nouvelle donne. Tous les pays industriels sont en proie à une réforme de l’Etat-providence, à une restriction de celui-ci au seul bénéfice des travailleurs garantis, dans la seule préoccupation de la reproduction du centre du système, au moment-même où les transformations de l’économie devraient le conduire à garantir à tous un revenu.
Ce resserrement du pouvoir sur ses fondamentaux, sur ses axiomes de base, diffuse depuis l’économie à tous les secteurs de la société, à tous les rapports de domination secondaire, qui deviennent autant de points de cristallisation de pouvoir contre lesquels viennent se briser en autant d’éclats les mouvements de déterritorialisation.

2 Déterritorialisation machinique et reterritorialisations sociales
De nouvelles capacités sont sans arrêt produites par la découverte de nouvelles manières de faire dans tous les domaines de la vie. Ces manières de faire n’ont pas nécessairement besoin d’un appareillage très compliqué : de nombreux romans montrent les multiples constructions inventives qu’on peut mener avec des éléments très simples. Mais l’innovation technologique ouvre chaque jour des possibilités inédites, et suscite les vocations à mettre les machines en oeuvre, à les compléter les unes par les autres, à leur faire produire des performances inédites. Toute machine produit un déplacement de l’objet qu’on lui soumet, mais aussi du sujet qui la fait marcher et qui réalise à travers elle de nouvelles capacités. La machine ne laisse pas indifférent. Elle modifie la place de celui qui l’actionne, de celui qui regarde l’actionner, même de manière infinitésimale, dans le système des places que le capitalisme sémiotique assigne. La machine est un facteur de dérangement, de déterritorialisation, de mise de l’humain hors de sa terre non pas d’origine, mais provisoire. La machine inscrit chacun au coeur d’un réseau qui le sollicite de manière technique et de manière sociale à la fois. La sémiotisation capitaliste encode cette modification au plus vite, en propose un sens qui se voudrait unique. Mais la prolifération machinique déborde de toutes parts les capacités de recentralisation, d’axiomatisation du système. Elle produit sur toutes ses marges, mais aussi en son coeur, des zones d’autonomies temporaires, provisoirement déboussolées, ouvertes à d’autres travaux d’interprétation.
Alors qu’on pourrait évaluer à 20% maximum de la population, ceux qui votent à l’extrême gauche ou pour les verts, la minorité plus ou moins réfractaire au travail de sémiotisation du capitalisme, ce sont l’ensemble des travailleurs, des consommateurs, des vivants, qui développent leurs pratiques en adjacence aux flux machiniques déterritorialisés, et qui sont confrontés au choix d’en suivre tel filon ou tel filon ou au contraire d’intégrer le groupe central qui rabat l’ensemble de ces potentialités sous la définition d’identités hiérarchisées. Ces minorités se dispersent le long des flux, manifestent une diversité de désirs divergents. En même temps elles se développent au fur et à mesure que les flux machiniques les renforcent et les sollicitent, et mettent de fait en réseau leurs points de résistance. Cette résistance, tant qu’elle n’est pas transversalité par quelque agencement d’énonciation collective s’immisce tout simplement dans le système du capitalisme mondial intégré, répond à ses besoins d’un espace de capture toujours plus large pour mener son entreprise de récupération. Par un côté cette entreprise de révolution moléculaire est relativement à l’aise, elle peut opérer pacifiquement, elle est même demandée par le pouvoir, et de l’autre elle se consume rapidement, phagocytée par la normalisation, la sémiotisation, qui l’inscrivent sans douleur dans le tableau général des innovations récentes.
Comment s’arc-bouter contre ce lissage général de l’espace, quelles sont les forces qui résistent à l’assujettissement ? Et pourquoi y résister ? A cette dernière question la réponse est simple : la production du phylum machinique n’est pas forcée de se perdre dans la sémiotisation qui fonctionnalise toutes les démarches, qui les inscrit dans un code, qui y assigne un début et un fin, qui engloutit chaque action dans la répétition d’un modèle préformé ou post-formé. Le principe de plaisir qui accompagne les découvertes le long de la ligne machinique peut continuer à proliférer au lieu de se transformer en rictus de la satisfaction de soi, en rictus du vide du travail bien fait. La créativité accompagne la mise en ouvre des processus machiniques et peut donner naissance à de nouveaux programmes d’action. La jouissance du désir machinique se fait force productive. Il y a dans l’action sociale comme dans la matière un principe un principe de bifurcation qui voit le changement se produire au bout de la répétition.
Ces bifurcations du désir machinique produisent des plate-forme intermédiaires, des micro-espaces de valorisation à la marge des lignes de désir dégagées précédemment. On constate une prolifération d’espaces sociaux dédiés à une multitude d’objets tous différents. De nouvelles terres émergent sur lesquels se rencontrent ceux qui ont suivi des lignes de déterritorialisation proches. Il ne s’agit pas d’un espace de sens unifié et celui que produit en même temps le capital à partir des mêmes données économiques et sociales ne rassemble que partiellement ce qui a ainsi émergé. L’espace du désir déborde de partout et le choix se présente de rentrer dans l’ordre en se prêtant à la production de plus value de code, ou de d’explorer les espaces nouvellement créer, de vivre autre chose. L’espace d’ensemble est troué, a des zones d’invisibilité, des points aveugles. La recherche d’une unification trop grande, du côté des forces de résistance, ne serait que facilitation pour le travail de sémiotisation du capital. La lenteur, l’inertie, la jouissance esthétique, le voyage sont alors des postures à développer sans souci d’intégrer, de dominer, d’homogénéiser. Partir à la découverte des différences qu’on arrive toujours à produire malgré le capitalisme mondial intégré, et grâce à lui, grâce à son souci d’offrir toujours plus d’outils de déterritorialisation et de sémiotisation. Les segments sociaux de la différence s’enroulent autour de ses lignes de forces comme les plantes saprophytes autour des grillages tendus pour aider la croissance des plantes attendues. De nouvelles espèces surgissent au croisement de celles qui demeurent, et telles les cyborgs allient apports technologiques et passions humaines.
Dans ces lignées technologiques les institutions sociales ne tiennent plus la place de choix qu’elles ont occupé au début de la démarche de Félix. Contrairement à ce qu’on avait imaginé, ce ne sont pas les institutions qu’on rend thérapeutiques ou éducatives globalement, mais le transfert temporaire qu’on y apporte, la tension entre un individu ou un groupe innovant et le public auquel il s’adresse, la force qu’il inscrit dans une forme réelle locale, avec laquelle il apporte sa capacité de réforme. Même si l’action consiste à instituer des formes de gestion collective, ces formes ne suffisent pas à porter l’innovation au delà de l’intervention de l’individu qui est pris dans le mouvement de transformation, s’il n’est pas lui-même inscrit dans un autre réseau transversal à l’institution où il agit. Plusieurs individus au sein d’une même institution peuvent être accrochés à des phylums de transformation, mais ceux-ci seront toujours distincts ; la convergence un moment possible, l’espace commun réalisé, peuvent être remis en question par les circonstances, par la poursuite de chacun sur sa propre ligne tout simplement, ou par leur réaction différente à un évènement extérieur. Faire individu dans le système c’est délibérément chercher de telles accroches, prendre de la distance avec son histoire et donner prise aux autres dessus, prendre avec eux l’espace et le temps d’une production, d’une transformation. L’occupation de terres, d’immeubles abandonnés, le jardinage dans les friches urbaines, la résistance aux opérations immobilières, sont devenus des formes privilégiées d’intervention de ce mouvement. Mais ces actions ne s’entendent comme ses traces que si elles sont reliées par la participation aux grands moments de lutte et de réflexion qui anticipent un autre monde.
Ces occupations ne sont fonctionnelles qu’en apparence. Elles donnent à des artistes des espaces de travail temporaires ; elles donnent à des familles ou des célibataires des logements provisoires, des terrains où édifier leurs maisons, des espaces où peindre et répéter. Mais ces petites victoires concrètes sur le terrain sont la création d’autant de lieux de discussion, d ’espaces collectifs d’où envisager le monde différemment, d’où commencer à penser qu’on peut y conquérir une place. Les centres sociaux en Italie, comme les quelques grandes friches culturelles des villes européennes sont des lieux d’exploration et de maintien en éveil d’une jeunesse qui refuse la mise au travail salarié prématurée. Là se cherchent des musiques, des danses, des scénarios de films, des productions nouvelles souvent confuses mais non assimilables par les grands systèmes interprétatifs existants. Les nouveaux langages ont besoin de lieux pour se créer et l’espace strié, approprié et de plus en plus cher, n’est pas propice à cette création. La mise en perspective politique se fait par l’intermédiaire du statut et de la question du revenu. Lorsque Félix écrivait il y a près de vingt ans ces questions étaient moins soulignées qu’actuellement ; pourtant elles avaient déjà fait l’objet des expérimentations du CERFI. Quelles sont les conditions de rémunération, de vie collective, propices à une création, à un branchement continué sur le phylum machinique et sur toutes les recherches qui l’explorent ?
Dans tous ces groupes l’espace occupe une place centrale, un espace temporairement en déshérence, mais dont le capitalisme immobilier prépare la réappropriation. La construction de la reterritorialisation qui s’y profile demande alors beaucoup de tact : s’agit-il seulement d’un petit groupe qui jouit momentanément d’une opportunité foncière pour une carrière dans son domaine, ou s’agit-il de l’ouverture d’un espace de liberté, d’expression de désirs, de relais, et ce par la position progressive d’objets, de programmes, qui organisent une mise en relation des uns et des autres, une ouverture à tous ? Il est très difficile pour un espace de reterritorialisation de ne pas devenir fonctionnel par rapport au désir qui l’a constitué, et de ne pas organiser le branchement de ce désir sur le grand axe sémiotiseur du capitalisme. Cela implique de laisser ouvert l’espace sans arrêt au discordant, au différent sans pour autant admettre que cette différence prenne le dessus et rapporte la reterritorialisation à soi-même. Cela implique de produire dans cet espace des occasions différenciées de prise de parole qui ne soit pas seulement de la décision centrale à prendre, qui ne soit pas seulement une forme de participation, mais une recherche de faire vivre aussi l’espace par ses bords, alors que le reterritorialisation sociale consiste souvent à inventer un micro-signifiant de ralliement alternatif, et à s’y tenir complètement arc-bouté dans une surdité complète à ce qui se passe autour. Faire vivre une expérience micro-sociale, un espace où se croisent et se rencontrent des désirs, est très difficile tant est grande notre capacité à anticiper la réaxiomatisation de toutes nos actions, et à nous en faire donc les premiers vecteurs. Une micropolitique résolue d’alliances, de position de nouveaux objets sur les bords qui impliquent d’autres groupes et soient donc aussi tenus par eux est alors indispensable. La subjectivité du groupe est travaillée par cette tension entre son centre de gravité, son vide intérieur, et ses bords actifs dans la sensibilité à l’altérité, au phylum machinique peut-être, mais aussi au chaos social de trajectoires de désir qui se multiplient à l’infini. Félix semble encore croire à un sens de l’histoire défini par l’invention technologique qui emporterait le désir humain avec elle, et lui donnerait la force de braver toutes les axiomatisations, reterritorialisations et autres pulsions mortifères. Mais ce sens n’est-il pas donné aussi par l’axiomatisation capitaliste qui finance la recherche et surtout sa mise en ouvre technique ? Le quotidien de l’analyse comme du militantisme montre que le sens se cherche plutôt dans les relations, dans ce social fragmenté en micro-espaces de reterritorialisation que Félix propose de soigner avec toute l’attention d’autant de jardiniers, dans ce qu’il a appelé écosophie.

4 Vers une ère post-médias par la pratique de l’écosophie
Félix a toujours insisté sur le rôle capital des médias dans le travail d’axiomatisation générale en quoi consiste le capitalisme mondial intégré, et mentionne à plusieurs reprises les radios libres comme une des voies que devrait prendre une politique de résistance. Pouvoir énoncer autre chose que ce qu’il faut dire, pouvoir configurer d’autres sensibilités, pouvoir entendre aussi des énoncés différents, être invités à fantasmer à partir d’autres propositions : les radios libres en France foisonnèrent à la fin des années 1970 et au début des années 1980 ; elles furent un des problèmes technico-politiques qu’eut à résoudre le gouvernement socialiste : comment partager la bande FM entre cette multiplicité de moyens d’expression ? Et le moyen de l’axiomatisation vint : par la puissance de l’émetteur et donc l’argent mobilisé par la radio. La radio a été une expérience passionnante, la possibilité de constituer de nouveaux agencements d’énonciation, la production de nouveaux modes de vie centrés autour du nouvel outil technique. Mais la radio a été une expérience éphémère, marquée par les conditions d’utilisation technique et financière de ce média. Il ne s’agit pas d’une expérience post-média, mais d’une expérience de lutte, d’expression, de conquête du présent par un média. Ce média reste très vivant dans de nombreux pays notamment en Afrique. En Europe il a été supplanté par l’internet plus performant pour construire collectivement des messages et les transmettre à un public cible.
Lorsque Félix est mort en 1992 l’internet était encore un outil aux mains des universitaires et des militaires américains ; l’ordinateur portable avait déjà révolutionné depuis quelques années les pratiques de l’écriture collective chez les jeunes et les artistes : les fanzines se multipliaient dans les quartiers de banlieue. L’écriture comme la musique devenaient de nouvelles pratiques de recherche et de description d’identités complexes, de publicisation directe de ses interrogations à des publics d’amis ou carrément à la rue. Les essais d’analyse video faits par Félix quelques années avant avec la photographe Martine Barrat auprès des gangs d’adolescents new-yorkais devenaient précurseurs des interrogations européennes. Face aux manifestations multiples d’identités différentes, contradictoires, il ne s’agissait pas de se mettre à l’écart pour compter les coups au prétexte de la nature nécessairement agressive de la différence, mais de proposer des objets technologiques d’auto-observation des constituants de chaque groupe, et des dispositifs sociaux de négociation qui permettent aux uns et aux autres de s’épanouir par l’intelligence : intelligence de leur propres constituants, intelligence de leurs relations aux autres. Tout le contraire d’une ligne de répression, d’interdiction et de rentrée dans l’ordre, mais au contraire une écologie sociale des différences, un apprentissage de la résolution des peurs, un désamorçage de l’agression. La pertinence de ce propos fut notamment sensible dans les suites de l’émeute urbaine des Creeps et des Bloods à Los Angeles en 1992. Après des combats dévastateurs démarrés sur un prétexte ethnique lamentable, les jeunes présentèrent en commun un programme d’améliorations urbaines pour leurs quartiers.
Que ce soit la radio, la photographie, la video ou l’internet, l’ensemble des outillages techniques à la base des principaux médias s’est miniaturisé de telle manière qu’il devient possible à des groupes amateurs, ou à des anthropologues, des poètes, bref aux gens ordinaires de s’en saisir, et de travailler leur expression à même le média sans le filtre d’une représentation qu’elle soit professionnelle ou politique. En même temps le média par ses exigences de cadrage, de découpage du temps, par toute la configuration technique de son usage, crée tout de même une altérité qui compose avec le message qu’on veut lui voir véhiculer. Le quotidien devient passible d’une reproduction qui n’est plus imitation, mais questionnement, bifurcation. La sélection dans le réel à laquelle oblige n’importe lequel de ces supports agit comme instrument d’analyse, et non simple reflet, comme invitation à penser.
L’ère post-média par la diversité des messages qu’elle aura à transmettre sur les mêmes faits ouvrira à la multiplicité des interprétations, sortira du rabattement sur le passé et sur les origines, refusera l’affirmation maniaque d’une vérité unique, recherchera la pluralité des récits et des mises en scène. Cette ouverture sera permise par une véritable hétérogénèse des situations collectives, dans laquelle l’apprentissage ne se fera plus par imitation mais par exploration du différent, constitution progressive de l’un en l’autre du nouveau, retrait progressif des marques de l’un et de l’autre dans une nouvelle synthèse. De nouveaux rapports s’affirmeront entre les êtres, caractérisés moins par leurs sexes, leurs ethnies ou leurs générations que par leurs machinismes de prédilection, leurs médias préférés. De nouveaux savoirs s’affirmeront au côté de la science produite dans les laboratoires et les universités, et fourniront à celle-ci de nouvelles hypothèses pour prolonger ses recherches.
Les textes de Félix sont cependant traversés par l’angoisse qu’il n’en soit pas ainsi et que la révolution moléculaire à l’oeuvre le long des nouveaux machinismes technologiques soit brutalement interrompue par une catastrophe politique dictatoriale. Celle-ci est appelée en effet par la mise en série de toutes les micro-catastrophes qui se produisent le long des axes de sémiotisation par exclusion des territoires de désir rejetés par son entreprise d’unification, et par dégradations des territoires naturels ou sociaux. Le développement du capitalisme s’accompagne d’un cortège d’évènements néfastes, traités par lui comme autant de scories et de justificatifs de la soumission. C’est dans ce champ travaillé par le militantisme écologique et l’entreprise politique des Verts qu’il importe notamment de développer au plus vite des cartographies schizoanalytiques qui donnent une valeur motrice à l’incertitude contemporaine. Loin de pousser à l’acceptation des mots d’ordre dominant, celle-ci doit ouvrir à la pluralité des hypothèses, éveiller au goût du risque et de la création collective.
Le développement machinique actuel en généralisant à l’ensemble de la société la capacité à produire des messages médiatisés a créé une situation inédite de déhiérarchisation, d’égalisation potentielle. La transversalisation de l’ensemble des processus sociaux est devenue possible, avec les risques d’effondrement de la reproduction centralisée que cela implique. La violence des réactions du capitalisme, et des mouvements qui parcourent en écho l’ensemble des corps sociaux, en est forcément exacerbée. La recherche de solutions se fait en même temps à l’échelle mondiale, ce qui intensifie encore les soubresauts des anciennes territorialités étroites en train de perdre leur fonctionnalité. D’où l’importance de créer par petits groupes ou de manière plus transversale de nouveaux lieux de cartographie de la subjectivité à partir desquels pourraient s’affirmer de nouvelles valeurs ; d’où l’importance de se mettre en travers de toutes les tentatives de mises en équivalence généralisée, de concentration de la vérité et de la valeur.
Il s’agit de créer une nouvelle logique des intensités « une écologique », qui sur des dimensions toujours renouvelées, repère la logique du mouvement machinique, et les territorialités sociales qu’il tangente, autour desquelles il s’enroule, et qu’il entraine dans son mouvement sans pour autant les détruire, en les dilatant au contraire, en les ouvrant aux autres territorialités qui les bordent, en organisant une déterritorialisation en douceur. La littérature, la science, la philosophie, l’art ont été jusqu’ici des pratiques de déterritorialisation douce parce qu’inscrites en marge de la part dominante du socius, dans des espaces réservés à l’intellectualité, dans des espaces supérieurs. Le développement des médias de masse, comme auparavant certaines pratiques religieuses ou éducatives, a donné à tous un accès imaginaire à cette sphère intellectuelle. Le développement des outils technologiques médiatiques offre à tout un chacun la possibilité d’aller y puiser pour de vrai, et d’en faire dériver de nouvelles formes de production encore inconnues à ce jour. La révolution moléculaire est plus que jamais à l’ordre du jour ; son avènement dépendra de notre capacité à vaincre l’ambivalence du désir dans des pratiques schizoanalytiques collectives qui restent à inventer.

L’actualité de la pensée de Félix
Vingt après leur rédaction les textes de Félix restent complètement d’actualité, y compris dans leur ton un peu prophétique, dans leur appel à l’organisation politique. En vingt ans l’intégration de la planète a avancé, et les technologies financières du capitalisme se sont améliorées tout en connaissant de sérieuses déconvenues. La pression vers l’appauvrissement et la désolation de plus grandes masses d’habitants de la planète s’est confirmée ; l’asservissement des techniciens et autres professionnels à des machinismes de plus en plus sophistiqués s’est accru. La révolution moléculaire est restée rampante : fourmillement de petits groupes, difficulté à faire des ponts à partir des bordures entre groupes, faible élaboration théorique ou poétique, éparpillement dans les causes lointaines, usage des moyens technologiques de communication pour construire cahin-caha des morceaux de plan d’immanence, des espaces où les événements peuvent se diffuser, les solidarités s’organiser.
Les psychanalystes sérieux prétendent que la schizoanalyse est une théorie mise à la disposition des loosers pour se conforter dans leur être, comme le cinéma a pu être une mise en scène de loosers pour accompagner les méditations de leurs semblables sur les méandres de leurs propres vies. Il faut répondre à ces gens sérieux catégoriquement oui. Mais je préfère dire « désaffiliés » à la fois pour rendre hommage aux belles analyses de Robert Castel sur la décomposition de l’Etat providence gagné par les luttes de la classe ouvrière, et pour désigner au plus juste la condition de base de tout un chacun dans ce mouvement dont le premier manifeste s’est appelé l’Anti-OEdipe. Les désaffiliés ont besoin de comprendre non pas pourquoi ils ont perdu, et pourquoi ils n’ont pas su répondre aux attentes de leurs parents, mais qu’est-ce qu’ils peuvent faire de cette perte, de la position sans repères qui est la leur. Car si les désaffiliés ont perdu le pouvoir sur leur vie, ils détiennent toujours comme le dit l’américaine Starhawk le pouvoir du dedans, le pouvoir de tout être vivant. Les désaffiliés disposent aujourd’hui de nouveaux instruments pour composer l’espace, former des communautés, construire des identités, tisser des alliances, forger de nouveaux repères, et libérer le mental de son aspiration à la normalité.
Anne Querrien
Schizoanalyse, capitalisme et liberté. La longue marche des désaffiliés
Préface à une édition espagnole d’un recueil de textes de Félix Guattari
mise en ligne 2004 sur le site de la revue Multitudes
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Les intercesseurs / Gilles Deleuze

Si ça va mal dans la pensée aujourd’hui, c’est parce que, sous le nom de modernisme, il y a un retour aux abstractions, on retrouve le problème des origines, tout ça… Du coup, toutes les analyses en termes de mouvements, de vecteurs, sont bloquées. C’est une période très faible, une période de réaction. Pourtant, la philosophie croyait en avoir fini avec le problème des origines. Il ne s’agissait plus de partir, ni d’arriver. La question était plutôt qu’est-ce qui se passe « entre » ? Et c’est exactement la même chose pour les mouvements physiques.
Les mouvements, au niveau des sports et des coutumes, changent. On a vécu longtemps sur une conception énergétique du mouvement : il y a un point d’appui, ou bien on est source d’un mouvement. Courir, lancer le poids, etc. : c’est effort, résistance, avec un point d’origine, un levier. Or aujourd’hui on voit que le mouvement se définit de moins en moins à partir de l’insertion d’un point de levier. Tous les nouveaux sports – surf, planche à voile, deltaplane… – sont du type : insertion sur une onde préexistante. Ce n’est plus une origine comme point de départ, c’est une manière de mise en orbite. Comment se faire accepter dans le mouvement d’une grande vague, d’une colonne d’air ascendante, « arriver entre » au lieu d’être origine d’un effort, c’est fondamental.
Et pourtant, en philosophie, on en revient aux valeurs éternelles, à l’idée de l’intellectuel gardien des valeurs éternelles. C’est ce que Benda déjà reprochait à Bergson être traître à sa propre classe, à la classe des clercs, en essayant de penser le mouvement. Aujourd’hui, ce sont les droits de l’homme qui font fonction de valeurs éternelles. C’est l’Etat de droit et autres notions dont tout le monde sait qu’elles sont très abstraites. Et c’est au nom de ça que toute pensée est stoppée, que toutes les analyses en termes de mouvements sont bloquées. Pourtant, si les oppressions sont si terribles, c’est parce qu’elles empêchent des mouvements et non parce qu’elles offensent l’éternel. Dès que l’on est dans une époque pauvre, la philosophie se réfugie dans la réflexion « sur »… Si elle ne crée rien elle-même, que peut-elle bien faire, sinon réfléchir sur ? Alors elle réfléchit sur l’éternel, ou sur l’historique, mais elle n’arrive plus à faire elle-même le mouvement.

Le philosophe n’est pas réflexif c’est un créateur
En fait, ce qui importe, c’est de retirer au philosophe le droit à la réflexion « sur « . Le philosophe est créateur, il n’est pas réflexif.
On me reproche de reprendre des analyses de Bergson. En effet, c’est un très nouveau découpage de distinguer, comme Bergson le fait, la perception, l’affection et l’action comme trois espèces du mouvement. C’est toujours nouveau parce que ça n’a jamais été bien assimilé, il me semble, et ça fait partie de ce qui est le plus difficile et le plus beau dans la pensée de Bergson. Or, appliquer cette analyse au cinéma, se fait tout seul : c’est en même temps que le cinéma s’invente et que la pensée de Bergson se forme. L’introduction du mouvement dans le concept se fait exactement à la même époque que l’introduction du mouvement dans l’image. Bergson, c’est l’un des premiers cas d’auto-mouvement de la pensée. Parce qu’il ne suffit pas de dire : les concepts se meuvent. Encore faut-il construire des concepts capables de mouvements intellectuels. De même, il ne suffit pas de faire des ombres chinoises, il faut construire des images capables d’auto-mouvement.
Dans mon premier livre, j’avais considéré l’image cinématographique comme cette image qui acquiert un auto-mouvement. Dans le second livre, je considère l’image cinématographique dans son acquisition d’une auto-temporalité. Ce n’est donc pas du tout prendre le cinéma dans le sens d’une réflexion sur, c’est prendre le domaine où s’effectue réellement ce qui m’intéresse : dans quelles conditions peut-il y avoir un auto-mouvement ou une auto-temporalisation de l’image, et quelle a été l’évolution de ces deux facteurs depuis la fin du XIXe siècle. Car, lorsque se fait un cinéma fondé sur le temps et non plus sur le mouvement, c’est évident qu’il y a changement de nature par rapport à la première époque. Et seul le cinéma peut être le laboratoire qui nous rend sensible cela, dans la mesure où, précisément, le mouvement et le temps sont devenus des constituants de l’image elle-même.
Le premier stade du cinéma, donc, c’est l’auto-mouvement de l’image. II se trouve que ça va se réaliser dans un cinéma de narration. Mais ce n’était pas forcé. II y a un manuscrit de Noël Burch qui est essentiel sur ce point : la narration n’était pas comprise dans le cinéma dès le début. Ce qui a amené l’image-mouvement, c’est-à-dire l’auto-mouvement de l’image, à produire de la narration, c’est le schème sensori-moteur. Le cinéma n’est pas narratif par nature : il devient narratif quand il prend pour objet le schème sensori-moteur. A savoir : un personnage sur l’écran perçoit, il éprouve, il réagit. Ça suppose beaucoup de croyance : le héros est dans telle situation, il réagit, le héros saura toujours comment
réagir. Ça suppose une certaine conception du cinéma. Pourquoi est-il devenu américain, hollywoodien ? Pour une raison simple : c’est l’Amérique qui avait la propriété de ce schème. Tout s’est fini avec la Seconde Guerre. D’un coup, les gens n’y croient plus tellement, qu’il y ait possibilité de réagir à ces situations. L’après-guerre les dépasse. Et il va y avoir le néo-réalisme italien qui présente des gens placés dans des situations qui ne peuvent plus se prolonger en réactions, en actions. Pas de réactions possibles, est-ce que ça veut dire que tout va être neutre ? Non, pas du tout. Il y aura des situations optiques et sonores pures, qui vont engendrer des modes de compréhension et de résistance d’un type tout à fait nouveau. Et ce sera le néo-réalisme, la Nouvelle Vague, le cinéma américain en rupture avec Hollywood.
Bien sûr, le mouvement va continuer à être présent dans l’image, mais, avec l’apparition de situations optiques et sonores pures, délivrant des images-temps, ce n’est plus lui qui compte, il n’est là qu’à titre d’index. Les images-temps, ça ne veut pas du tout dire de l’avant et de l’après, de la succession. La succession existait dès le début comme loi de la narration. L’image-temps ne se confond pas avec ce qui se passe dans le temps, ce sont de nouvelles formes de coexistence, de mise en série, de transformation…

La transformation du boulanger
Ce qui m’intéresse, ce sont les rapports entre les arts, la science et la philosophie. II n’y a aucun privilège d’une de ces disciplines sur une autre. Chacune d’entre elles est créatrice. Le véritable objet de la science, c’est de créer des fonctions, le véritable objet de l’art, c’est de créer des agrégats sensibles et l’objet de la philosophie, créer des concepts. A partir de là, si l’on se donne ces grosses rubriques, aussi sommaires soient-elles : fonction, agrégat, concept, on peut formuler la question des échos et des résonances entre elles. Comment est-il possible que, sur des lignes complètement différentes, avec des rythmes et des mouvements de production complètement différents, comment est-il possible qu’un concept, un agrégat et une fonction se rencontrent ?
Premier exemple : il y a, en mathématiques, un type d’espace appelé espace riemannien. Mathématiquement très bien défini, en rapport avec des fonctions, ce type d’espace implique la constitution de petits morceaux voisins dont le raccordement peut se faire d’une infinité de manières et cela a permis, entre autres, la théorie de la relativité. Maintenant, si je prends le cinéma moderne, je constate qu’après la guerre apparaît un type d’espace qui procède par voisinages, les connections d’un petit morceau avec un autre se faisant d’une infinité de manières possibles et n’étant pas prédéterminées. Ce sont des espaces déconnectés. Si je dis : c’est un espace riemannien, ça a l’air facile et pourtant c’est exact d’une certaine manière. Il ne s’agit pas de dire : le cinéma fait ce que Riemann a fait. Mais, si l’on prend uniquement cette détermination de l’espace : voisinages raccordés d’une infinité de manières possibles, voisinages visuels et sonores raccordés de manière tactile, alors, c’est un espace de Bresson. Alors, bien sûr, Bresson n’est pas Riemann, mais il fait dans le cinéma la même chose qui s’est produite en mathématiques et il y a écho.
Un autre exemple : il y a dans la physique quelque chose qui m’intéresse beaucoup, qui a été analysé par Prigogine et Stengers, et qu’on appelle « transformation du boulanger ». On prend un carré, on l’étire en rectangle, on coupe le rectangle en deux, on rabat une partie du rectangle sur l’autre, on modifie constamment le carré en le réétirant, c’est l’opération du pétrin. Au bout d’un certain nombre de tranformations, deux points, si rapprochés soient-ils dans le carré originel, se trouveront fatalement dans deux moitiés opposées. Ça donne l’objet de tout un calcul et Prigogine, en fonction de sa physique probabilitaire, y attache une grande importance.
Là-dessus, je passe à Resnais. Dans son film Je t’aime, je t’aime, on voit un héros qui est reporté à un instant de sa vie et cet instant va être pris dans des ensembles différents à chaque fois. Comme des nappes qui vont être perpétuellement brassées, modifiées, redistribuées, de telle façon que ce qui est proche sur une nappe va être au contraire très distant sur l’autre. C’est une conception du temps très frappante, très curieuse cinématographiquement et qui fait écho à la « transformation du boulanger ». Au point qu’il ne me semble pas choquant de dire Resnais est proche de Prigogine, tout comme Godard, pour d’autres raisons, est proche de Thom. Il ne s’agit pas de dire : Resnais fait du Prigogine et Godard du Thom. Mais de constater qu’entre des créateurs scientifiques de fonctions et des créateurs cinématographiques d’images il y a des ressemblances extraordinaires. Et cela vaut également pour les concepts philosophiques, puisqu’il y a des concepts différenciés de ces espaces.
Du coup, la philosophie, l’art et la science entrent dans des rapports de résonance mutuels et dans des rapports d’échange, mais, à chaque fois, pour des raisons intrinsèques. C’est en fonction de leur évolution propre qu’ils percutent l’un dans l’autre. Alors, dans ce sens, il faut bien considérer la philosophie, l’art et la science comme des espèces de lignes mélodiques étrangères les unes aux autres et qui ne cessent pas d’interférer. La philosophie n’ayant, là-dedans, aucun pseudo-primat de réflexion, et dès lors aucune infériorité de création. Créer des concepts, c’est non moins difficile que de créer de nouvelles combinaisons visuelles, sonores, ou créer des fonctions scientifiques. Ce qu’il faut voir, c’est que les interférences entre lignes ne relèvent pas de la surveillance ou de la réflexion mutuelle. Une discipline qui se donnerait pour mission de suivre un mouvement créatif venu d’ailleurs abandonnerait elle-même tout rôle créateur. L’important n’a jamais été d’accompagner le mouvement du voisin, mais de faire son propre mouvement. Si personne ne commence, personne ne bouge. Les interférences ce n’est pas non plus de l’échange : tout se fait par don ou capture.
Ce qui est essentiel, c’est les intercesseurs. La création, c’est les intercesseurs. Sans eux il n’y a pas d’oeuvre. Ça peut être des gens – pour un philosophe, des artistes ou des savants, pour un savant, des philosophes ou des artistes – mais aussi des choses, des plantes, des animaux même, comme dans Castaneda. Fictifs ou réels, animés ou inanimés, il faut fabriquer ses intercesseurs. C’est une série. Si on ne forme pas une série, même complètement imaginaire, on est perdu. J’ai besoin de mes intercesseurs pour m’exprimer, et eux ne s’exprimeraient jamais sans moi : on travaille toujours à plusieurs, même quand ça ne se voit pas. A plus forte raison quand c’est visible : Félix Guattari et moi, nous sommes intercesseurs l’un de l’autre.
La fabrication des intercesseurs à l’intérieur d’une communauté apparaît bien chez le cinéaste canadien Pierre Perrault : je me suis donné des intercesseurs, et c’est comme ça que je peux dire ce que j’ai à dire. Perrault pense que, s’il parle tout seul, même s’il invente des fictions, il tiendra forcément un discours d’intellectuel, il ne pourra pas échapper au « discours du maître ou du colonisateur », un discours préétabli. Ce qu’il faut ; c’est saisir quelqu’un d’autre en train de « légender », en « flagrant délit de légender ». Alors se forme, à deux ou à plusieurs, un discours de minorité. On retrouve ici la fonction de fabulation bergsonienne… Prendre les gens en flagrant délit de légender, c’est saisir le mouvement de constitution d’un peuple. Les peuples ne préexistent pas.
D’une certaine manière, le peuple, c’est ce qui manque, comme disait Paul Klee. Est-ce qu’il y avait un peuple palestinien ? Israël dit que non. Sans doute y en avait-il un, mais ce n’est pas ça l’essentiel. C’est que, dès le moment où les Palestiniens sont expulsés de leur territoire, dans la mesure où ils résistent, ils entrent dans le processus de constitution d’un peuple. Ça correspond exactement à ce que Perrault appelle flagrant délit de légender. Il n’y a pas de peuple qui ne se constitue comme ça. Alors, aux fictions préétablies qui renvoient toujours au discours du colonisateur, opposer le discours de minorité, qui se fait avec des intercesseurs.
Cette idée que la vérité, ce n’est pas quelque chose qui préexiste, qui est à découvrir mais qu’elle est à créer dans chaque domaine, c’est évident, par exemple dans les sciences. Même en physique, il n’y a pas de vérité qui ne suppose un système symbolique, ne serait-ce que des coordonnées. Il n’y a pas de vérité qui ne « fausse » des idées préétablies. Dire « la vérité est une création » implique que la production de vérité passe par une série d’opérations qui consistent à travailler une matière, une série de falsifications à la lettre. Mon travail avec Guattari : chacun est le faussaire de l’autre, ce qui veut dire que chacun comprend à sa manière la notion proposée par l’autre. Se forme une série réfléchie, à deux termes. N’est pas exclue une série à plusieurs termes, ou des séries compliquées, avec bifurcations. Ces puissances du faux qui vont produire du vrai, c’est ça les intercesseurs…

La gauche a besoin d’intercesseurs
Digression politique. D’un régime socialiste, beaucoup de gens attendaient un nouveau type de discours. Un discours très proche des mouvements réels, et capable dès lors de se concilier ces mouvements, en constituant les agencements compatibles avec eux. La Nouvelle Calédonie, par exemple. Quand Pisani a dit : « De toute manière, ce sera l’indépendance », c’était déjà un nouveau type de discours. Cela signifiait : au lieu de faire semblant d’ignorer les mouvements réels pour en faire l’objet de négociations, on va tout de suite reconnaître le point ultime, la négociation se faisant sous l’angle de ce point ultime, accordé d’avance. On négociera sur les modes, les moyens, la vitesse. D’où les reproches de la droite, pour qui, vieille méthode, il ne faut surtout pas parler d’indépendance, même si on la sait inéluctable, puisqu’il s’agit d’en faire l’enjeu d’une très dure négociation. Les gens de droite ne se font pas d’illusions, je crois, ils ne sont pas plus bêtes que d’autres, mais leur technique à eux c’est de s’opposer au mouvement. C’est la même chose que l’opposition à Bergson en philosophie, c’est pareil tout ça. Epouser le mouvement ou bien le stopper : politiquement, deux techniques de négociation absolument différentes. Du côté de la gauche, ça implique une nouvelle manière de parler. La question n’est pas tellement de convaincre, mais d’être clair. Être clair, c’est imposer les « données », non seulement d’une situation, mais d’un problème. Rendre visibles des choses qui ne l’auraient pas été dans d’autres conditions. Sur le problème calédonien, on nous a dit qu’à un certain moment ce territoire a été traité comme une colonie de peuplement, si bien que les Canaques sont devenus minoritaires sur leur propre territoire. A partir de quelle date ? A quel rythme ? Qui a fait ça ? La droite refusera ces questions. Si ces questions sont fondées, en déterminant les données on exprime un problème que la droite veut cacher. Parce qu’une fois que le problème a été posé, il ne peut plus être éliminé, et il faudra que la droite elle-même change de discours. Donc, le rôle de la gauche, qu’elle soit ou non au pouvoir, c’est découvrir un type de problème que la droite veut à tout prix cacher.
Il semble malheureusement qu’on puisse parler à cet égard d’une véritable impuissance à informer. Il y a certes une chose qui excuse beaucoup la gauche : c’est que les corps de fonctionnaires, les corps de responsables, ont toujours été de droite en France. Si bien que, même de bonne foi, même jouant le jeu, ils ne peuvent pas changer leur mode de pensée ni leur mode d’être.
Les socialistes n’avaient pas les hommes pour transmettre et même élaborer leurs informations, leurs manières de poser les problèmes. Ils auraient dû faire des circuits parallèles, des circuits adjacents. Ils auraient eu besoin des intellectuels comme intercesseurs. Mais tout ce qui s’est fait dans cette direction, ça a été des prises de contact amicales, mais très vagues. On ne nous a pas donné l’état minimum des questions. Je prends trois exemples très divers : le cadastre de Nouvelle-Calédonie, peut-être est-il connu dans des revues spécialisées, on n’en a pas fait une matière publique. Pour le problème de l’enseignement, on laisse croire que le privé, c’est l’enseignement catholique ; je n’ai jamais pu savoir quelle était la proportion du laïc dans l’enseignement privé. Autre exemple, depuis que la droite a reconquis un grand nombre de municipalités, les crédits ont été supprimés pour toutes sortes d’entreprises culturelles, parfois grandes, mais souvent aussi petites, très locales, et c’est d’autant plus intéressant qu’elles sont nombreuses et petites ; mais il n’y a pas moyen d’avoir une liste détaillée. Ce genre de problèmes n’existe pas pour la droite parce qu’elle a des intercesseurs tout faits, directs, directement dépendants. Mais la gauche a besoin d’intercesseurs indirects ou libres, c’est un autre style, à condition qu’elle les rende possibles. Ce qui a été dévalorisé, à cause du parti communiste, sous le nom ridicule de « compagnons de route », la gauche en a vraiment besoin, parce qu’elle a besoin que les gens pensent.

Le complot des imitateurs
Comment définir une crise de la littérature aujourd’hui ? Le régime des best-sellers, c’est la rotation rapide. Beaucoup de libraires tendent déjà à s’aligner sur les disquaires qui ne prennent que des produits répertoriés par un top-club ou un hit-parade. C’est le sens d’« Apostrophes ». La rotation rapide constitue nécessairement un marché de l’attendu : même l’ « audacieux », le « scandaleux », l’étrange, etc., se coulent dans les formes prévues du marché. Les conditions de la création littéraire, qui ne peuvent se dégager que dans l’inattendu, la rotation lente et la diffusion progressive sont fragiles. Les Beckett ou les Kafka de l’avenir, qui ne ressemblent justement ni à Beckett ni à Kafka, risquent de ne pas trouver d’éditeur, sans que personne s’en aperçoive par définition. Comme dit Lindon, « on ne remarque pas l’absence d’un inconnu ». L’URSS a bien perdu sa littérature sans que personne s’en aperçoive. On pourra se féliciter de la progression quantitative du livre et de l’augmentation des tirages : les jeunes écrivains se trouveront moulés dans un espace littéraire qui ne leur laissera pas la possibilité de créer. Se dégage un roman standard monstrueux, fait d’imitation de Balzac, de Stendhal, de Céline, de Beckett ou de Duras, peu importe. Ou plutôt Balzac lui-même est inimitable, Céline est inimitable : ce sont de nouvelles syntaxes, des « inattendus ». Ce qu’on imite, c’est déjà et toujours une copie. Les imitateurs s’imitent entre eux, d’où leur force de propagation, et l’impression qu’ils font mieux que le modèle, puisqu’ils connaissent la manière ou la solution.
C’est terrible, ce qui se passe à « Apostrophes ». C’est une émission de grande force technique, l’organisation, les cadrages. Mais c’est aussi l’état zéro de la critique littéraire, la littérature devenue spectacle de variétés. Pivot n’a jamais caché que ce qu’il aimait vraiment, c’était le football et la gastronomie. La littérature devient un jeu télévisé. Le vrai problème des programmes à la télévision, c’est l’envahissement des jeux. C’est quand même inquiétant qu’il y ait un public enthousiaste, persuadé qu’il participe à une entreprise culturelle, quand il voit deux hommes rivaliser pour faire un mot avec neuf lettres. Il se passe des choses bizarres, sur lesquelles Rossellini, le cinéaste, a tout dit. Ecoutez bien : « Le monde aujourd’hui est un monde trop vainement cruel. La cruauté, c’est aller violer la personnalité de quelqu’un, c’est mettre quelqu’un en condition pour arriver à une confession totale et gratuite. Si c’était une confession en vue d’un but déterminé je l’accepterais, mais c’est l’exercice d’un voyeur, d’un vicieux, disons-le, c’est cruel. je crois fermement que la cruauté est toujours une manifestation d’infantilisme. Tout l’art d’aujourd’hui devient chaque jour plus infantile. Chacun a le désir fou d’être le plus enfantin possible. je ne dis pas ingénu : enfantin… Aujourd’hui, l’art, c’est ou la plainte ou la cruauté. Il n’y a pas d’autre mesure : ou l’on se plaint, ou l’on fait un exercice absolument gratuit de petite cruauté. Prenez par exemple cette spéculation (il faut l’appeler par son nom) qu’on fait sur l’incommunicabilité, sur l’aliénation, je ne trouve en cela aucune tendresse, mais une complaisance énorme… Et cela, je vous l’ai dit, m’a déterminé à ne plus faire de cinéma. » Et cela devrait d’abord déterminer à ne plus faire d’interview. La cruauté et l’infantilisme sont une épreuve de force même pour ceux qui s’y complaisent, et s’imposent même à ceux qui voudraient y échapper.

Le couple déborde
On fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais, en fait, ils n’arrêtent pas de s’exprimer.
Les couples maudits sont ceux où la femme ne peut pas être distraite ou fatiguée sans que l’homme dise « Qu’est-ce que tu as ? exprime-toi… », et l’homme sans que la femme…, etc. La radio, la télévision ont fait déborder le couple, l’ont essaimé partout, et nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. Douceur de n’avoir rien à dire, droit ne n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit. Ce dont on crève actuellement, ce n’est pas du brouillage, c’est des propositions qui n’ont aucun intérêt. Or ce qu’on appelle le sens d’une proposition, c’est l’intérêt qu’elle présente. Il n’y a pas d’autre définition du sens, et ça ne fait qu’un avec la nouveauté d’une proposition. On peut écouter des gens pendant des heures : aucun intérêt… C’est pour ça que c’est tellement difficile de discuter, c’est pour ça qu’il n’y a pas lieu de discuter, jamais. On ne va pas dire à quelqu’un : « Ça n’a aucun intérêt, ce que tu dis ! » On peut lui dire : « C’est faux. » Mais ce n’est jamais faux, ce que dit quelqu’un, c’est pas que ce soit faux, c’est que c’est bête ou que ça n’a aucune importance. C’est que ça a été mille fois dit. Les notions d’importance, de nécessité, d’intérêt sont mille fois plus déterminantes que la’ notion de vérité. Pas du tout parce qu’elles la remplacent, mais parce qu’elles mesurent la vérité de ce que je dis. Même en mathématiques : Poincaré disait que beaucoup de théories mathématiques n’ont aucune importance, aucun intérêt. Il ne disait pas qu’elles étaient fausses, c’était pire.

Œdipe aux colonies
Peut-être les journalistes ont-ils une part de responsabilité dans cette crise de la littérature. Il va de soi que les journalistes ont souvent écrit des livres. Mais, quand ils écrivaient des livres, ils entraient dans une autre forme que celle du journal de presse, ils devenaient écrivains. La situation est devenue différente, parce que le journaliste a acquis la conviction que la forme livre lui appartient de plein droit, qu’il n’a aucun travail spécial à faire pour arriver à cette forme. C’est immédiatement, et en tant que corps, que les journalistes ont conquis la littérature. Il en sort une des figures du roman standard, quelque chose comme Œdipe aux colonies, les voyages d’un reporter, compte tenu de sa quête personnelle de femmes ou de sa recherche d’un père. Cette situation rejaillit sur tous les écrivains : l’écrivain doit se faire journaliste de lui-même et de son oeuvre. A la limite, tout se passe entre un journaliste auteur et un journaliste critique, le livre n’étant qu’un relais entre les deux, ayant à peine besoin d’exister. C’est que le livre n’est plus que le compte rendu d’activités, d’expériences, d’intentions, de finalités qui se déroulent ailleurs. Il est devenu lui-même enregistrement. Dès lors, chacun semble et se semble à lui-même gros d’un livre, pour peu qu’il ait un métier ou simplement une famille, un parent malade, un chef abusif. Chacun son roman dans sa famille ou sa profession… On oublie que la littérature implique pour tout le monde une recherche et un effort spéciaux, une intention créatrice spécifique, qui ne peut se faire que dans la littérature elle-même, celle-ci n’étant nullement chargée de recevoir les résidus directs d’activités et d’intentions très différentes. C’est une « secondarisation » du livre qui prend l’aspect d’une promotion par le marché.

Si la littérature meurt, ce sera par assassinat
Ceux qui n’ont pas bien lu ni compris McLuhan peuvent penser qu’il est dans la nature des choses que l’audiovisuel remplace le livre, puisqu’il comporte lui-même autant de potentialités créatrices que la littérature défunte ou d’autres modes d’expression. Ce n’est pas vrai. Car, si l’audiovisuel en vient à remplacer le livre, ce ne sera pas en tant que moyen d’expression concurrent, mais en tant que monopole exercé par des formations qui étouffent aussi les potentialités créatrices dans l’audiovisuel lui-même. Si la littérature meurt, ce sera nécessairement par mort violente et assassinat politique (comme en URSS, même si personne ne s’en aperçoit). La question n’est pas celle d’une comparaison des genres. L’alternative n’est pas entre la littérature écrite et l’audiovisuel. Elle est entre les puissances créatrices (dans l’audiovisuel aussi bien que dans la littérature) et les pouvoirs de domestication. Il est très douteux que l’audiovisuel puisse se donner des conditions de création si la littérature ne sauve pas les siennes. Les possibilités de création peuvent être très différentes suivant le mode d’expression considéré, elles n’en communiquent pas moins dans la mesure où c’est toutes ensemble qu’elles doivent d’opposer à l’instauration d’un espace culturel de marché et de conformité, c’est-à-dire de « production pour le marché ».

Du prolétariat dans le tennis
Le style, c’est une notion littéraire, c’est une syntaxe. Pourtant on parle d’un style dans les sciences, là où il n’y a pas de syntaxe. On parle d’un style dans les sports. Dans les sports, il y a des études très poussées, mais je les connais trop mal, elles reviennent peut-être à montrer que le style, c’est le nouveau. Bien sûr, les sports présentent une échelle quantitative marquée par les records, sous-tendue par les perfectionnements d’appareil, la chaussure, la perche… Mais il y a aussi des mutations qualitatives ou des idées, qui sont affaire de style comment on est passé du ciseau au rouleau ventral, au Fosbury flop ; comment le saut de haies a cessé de marquer l’obstacle pour former une foulée plus allongée. Pourquoi ne pouvait-on pas commencer par là, pourquoi fallait-il passer par toute une histoire marquée par les progrès quantitatifs ? Tout nouveau style implique, non pas un « coup » nouveau, mais un enchaînement de postures, c’est-à-dire un équivalent de syntaxe, qui se fait sur la base d’un style précédent et en rupture avec lui. Les améliorations techniques n’ont leur effet que si elles sont prises et sélectionnées dans un nouveau style, qu’elles ne suffisent pas à déterminer. D’où l’importance des « inventeurs » en sport, ce sont des intercesseurs qualitatifs. Soit l’exemple du tennis : quand a surgi un type de retour de service où la balle renvoyée tombe dans les pieds de l’adversaire qui monte au filet ? Je crois que c’est un grand joueur australien, Bromwich, avant guerre, mais pas sûr. C’est évident que Borg a inventé un nouveau style qui ouvrait le tennis à une sorte de prolétariat. Il y a des inventeurs, en tennis comme ailleurs : Mac Enroe est un inventeur, c’est-à-dire un styliste, il a introduit dans le tennis des postures égyptiennes (son service) et des réflexes dostoïevskiens (« si tu passes ton temps à te cogner volontairement la tête contre les murs, la vie devient impossible »). Là-dessus, des imitateurs peuvent battre les inventeurs et faire mieux qu’eux : ce sont les best-sellers du sport. Borg a engendré une race de prolétaires obscurs, Mac Enroe peut se faire battre par un champion quantitatif. On dira que les copieurs, profitant d’un mouvement venu d’ailleurs, sont encore plus forts, et les fédérations sportives montrent une remarquable ingratitude à l’égard des inventeurs qui les ont fait vivre et prospérer. Ça ne fait rien : l’histoire du sport passe par ces inventeurs, qui constituaient chaque fois l’inattendu, la nouvelle syntaxe, les mutations, et sans lesquels les progrès purement technologiques seraient restés quantitatifs, sans importance et sans intérêt.

Sida et stratégie mondiale
Il y a un problème très important dans la médecine, c’est l’évolution des maladies. Bien sûr, il y a de nouveaux facteurs extérieurs, de nouvelles formes microbiennes ou virales, de nouvelles données sociales. Mais il y a aussi la symptomatologie, les groupements de symptômes : sur un temps très court, les symptômes ne sont pas groupés de la même manière, des maladies sont isolées qu’on distribuait précédemment dans des contextes différents. La maladie de Parkinson, la maladie de Roger, etc., montrent de grands changements dans les groupements de symptômes (ce serait une syntaxe de la médecine). L’histoire de la médecine est faite de ces groupements, de ces isolations, de ces regroupements, que les moyens technologiques, là encore, rendent possibles, mais ne déterminent pas. Qu’est-ce qui s’est passé depuis la guerre à cet égard ? C’est la découverte des maladies de « stress », où le mal est engendré non plus par un agresseur, mais par des réactions de défense non spécifiques qui s’emballent ou s’épuisent. Après la guerre, les revues de médecine étaient remplies de discussions sur le stress des sociétés modernes et la nouvelle répartition de. maladies qu’on pouvait en tirer. Plus récemment ce fut la découverte des maladies auto-immunes, les maladies du soi : des mécanismes de défense qui ne reconnaissent plus les cellules de l’organisme qu’elles sont censées protéger, ou des agents extérieurs qui rendent ces cellules impossibles à distinguer. Le sida s’insère entre ces deux pôles, le stress et l’auto-immune. Peut-être va-t-on vers des maladies sans médecin ni malade, comme dit Dagognet dans son analyse de la médecine actuelle : il y a des images plus que des symptômes, et des porteurs plus que des malades. Ça n’arrangera pas la Sécurité sociale, mais c’est inquiétant aussi à d’autres égards. Il est frappant que ce nouveau style de maladie coïncide avec la politique ou la stratégie mondiales. On nous explique que les risques de guerre ne viennent pas seulement de l’éventualité d’un agresseur extérieur spécifique, mais d’un emballement ou d’un écroulement de nos réactions de défense (d’où l’importance d’une force atomique bien dominée…). Voilà que nos maladies répondent au même schéma, ou que la politique nucléaire répond à nos maladies. L’homosexuel risque de jouer le rôle d’agresseur biologique quelconque, tout comme le minoritaire ou le réfugié joueront le rôle d’ennemi quelconque. C’est une raison de plus de tenir à un régime socialiste qui refuserait cette double image de la maladie et de la société.
Il faut parler de la création comme traçant son chemin entre des impossibilités… C’est Kafka qui expliquait l’impossibilité pour un écrivain juif de parler allemand, l’impossibilité de parler tchèque, l’impossibilité de ne pas parler. Pierre Perrault retrouve le problème : impossibilité de ne pas parler, de parler anglais, de parler français. La création se fait dans des goulots d’étranglement. Même dans une langue donnée, même en français par exemple, une nouvelle syntaxe est une langue étrangère dans la langue. Si un créateur n’est pas pris à la gorge par un ensemble d’impossibilités, ce n’est pas un créateur. Un créateur est quelqu’un qui crée ses propres impossibilités, et qui crée du possible en même temps. Comme Mac Enroe, c’est en se cognant la tête qu’on trouvera. II faut limer le mur parce que, si l’on n’a pas un ensemble d’impossibilités, on n’aura pas cette ligne de fuite, cette sortie qui constitue la création, cette puissance du faux qui constitue la vérité. Il faut écrire liquide ou gazeux, justement parce que la perception et l’opinion ordinaires sont solides, géométriques. C’est ce que Bergson faisait pour la philosophie, Virginia Woolf ou James pour le roman, Renoir pour le cinéma (et le cinéma expérimental qui est allé très loin dans l’exploration des états de matière). Non pas du tout quitter la terre. Mais devenir d’autant plus terrestre qu’on invente des lois de liquide et de gaz dont la terre dépend. Le style, alors, a besoin de beaucoup de silence et de travail pour faire un tourbillon sur place, puis s’élance comme une allumette que les enfants suivent dans l’eau du caniveau. Car certainement ce n’est pas en composant des mots, en combinant des phrases, en utilisant des idées qu’un style se fait. B faut ouvrir les mots, fendre les choses, pour que se dégagent des vecteurs qui sont ceux de la terre. Tout écrivain, tout créateur est une ombre. Comment faire la biographie de Proust ou de Kafka ? Dès qu’on l’écrit, l’ombre est première par rapport au corps. La vérité c’est de la production d’existence. Ce n’est pas dans la tête, c’est quelque chose qui existe. L’écrivain envoie des corps réels. Dans le cas de Pessoa, ce sont des personnages imaginaires, imaginaires pas tellement, parce qu’il leur donne une écriture, une fonction. Mais il ne fait surtout pas, lui, ce que les personnages font. On ne peut pas aller loin dans la littérature avec le système « On a beaucoup vu, voyagé » où l’auteur fait d’abord les choses et relate ensuite. Le narcissisme des auteurs est odieux parce qu’il ne peut pas y avoir de narcissisme d’une ombre. Alors l’interview est finie. Ce qui est grave, ce n’est pas pour quelqu’un de traverser le désert, il en a l’âge et la patience, c’est pour les jeunes écrivains qui naissent dans le désert, parce qu’ils risquent de voir leur entreprise annulée avant même qu’elle ne se fasse. Et pourtant, et pourtant, il est impossible que ne naisse pas la nouvelle race d’écrivains qui sont déjà là pour des travaux et des styles.
Gilles Deleuze
les Intercesseurs / l’Autre Journal / 1985
Entretien avec Antoine Dulaure et Claire Parnet / repris dans Pourparlers / 1990
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« On peut imaginer un chaos plein de potentiels : comment mettre en rapport les potentiels? Je ne sais plus dans quelle discipline vaguement scientifique, on a un terme qui m’avait tellement plu, que j’en ai tiré partie dans un livre, où ils expliquaient qu’entre deux potentiels se passait un phénomène qu’ils définissaient par l’idée d’un sombre précurseur. « Le précurseur sombre », c’est ce qui mettait en rapport des potentiels différents. Et une fois qu’il y avait le trajet du sombre précurseur, les deux potentiels étaient comme en état de réaction. Et, entre les deux, fulgurait l’événement visible : l’éclair. Il y avait le précurseur sombre et puis l’éclair. C’est comme ça que le monde naît. Il y a toujours un précurseur sombre que personne ne voit et puis l’éclair qui illumine. C’est ça le monde. Ça devrait être ça la pensée. Ça doit être ça la philosophie. C’est ça aussi la sagesse du Zen. Le sage, c’est le précurseur sombre et puis le coup de bâton – puisque le maître Zen passe son temps à distribuer des coups de bâton – c’est l’éclair qui fait voir les choses. »
Gilles Deleuze
Z comme Zigzag / Abécédaire, avec Claire Parnet
à écouter sur Radio-Deleuze

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