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Actualité de l’évolutionnisme anarchiste de Kropotkine / Yusuke Katakura

Mondialisation et anarchisme entre 1880 et 1914
A partir des années 1880 et jusqu’à la Première Guerre Mondiale surgit un ensemble de groupements politiques revendiquant le nom « d’anarchisme ». Plusieurs des mouvements anti-autoritaires qui avaient préexistés dans la Première Internationale s’y trouvent englobés : ainsi du « mutualisme », sous l’influence de Proudhon, ou du « collectivisme » bakouninien. Cette époque est un moment décisif, non seulement pour la propagation la plus large du mouvement anarchiste, mais aussi pour l’élaboration de la notion générale « d’anarchie » en tant que grille de déchiffrement permettant de reconnaître, en dehors de l’époque et des lieux où naquit cette notion, des précurseurs qui n’auraient pas pensé à s’en revendiquer. On a donc voulu découvrir de « l’anarchisme » dans des systèmes de pensée antérieurs aux temps modernes, voire extérieurs à l’espace européen : par exemple dans les révoltes populaires, le bouddhisme primitif, le christianisme ancien, chez Lao-Tseu… La notion d’anarchie est ainsi devenue un concept politique global, non seulement applicable à l’Europe, mais au monde entier. De cette formation de « l’anarchisme » à partir des années 1880, Benedict Anderson a récemment présenté un compte-rendu historique lucide, décrivant les rapports entre l’expansion du colonialisme dans le dernier quart du XIX siècle et les réseaux mondiaux de l’anarchisme. L’extension des réseaux anarchistes internationaux a connu son apogée avant le commencement de la Première Guerre Mondiale, dépassant celle du marxisme et traversant toutes les frontières européennes et jusqu’à des pays tels que l’Egypte, Cuba, le Brésil, la Corée, la Chine ou le Japon. Anderson a appelé Early Globalization (première mondialisation) le complexe développement de cette compétition mondiale et des réseaux créés par celle-ci. L’expansion mondiale du colonialisme s’est accompagnée de diverses innovations technologiques créant des migrations massives et des réseaux traversant les frontières dans le monde entier : invention du télégraphe et ses nombreux perfectionnements, installation de câbles sous les océans, développement de lignes régulières de paquebots internationaux, inauguration de l’Union postale universelle… Anderson a replacé l’anarchisme dans le cadre de ces réseaux mondiaux, en tant que rêve et pratique du dépassement des frontières, afin de nier non seulement l’Etat, mais l’ensemble des Etats qui dominent le monde sous la forme du colonialisme. Selon cette analyse, la formation de l’anarchisme se dégage d’un arrière-plan historique qui inclut celui-ci. Toutefois la méthodologie d’Anderson, qualifiée de Political Astronomy, se limite à établir une cartographie objective de l’anarchisme au sein des réseaux et des conflits du monde. Mon but est au contraire de tenter une interprétation intérieure de la pensée anarchiste, en tant que théorie disposant d’une problématique alternative aux pensées dominantes du colonialisme. Philosophe représentatif qui procéda à la systématisation de la philosophie anarchiste, Pierre Kropotkine présente en 1885 son diagnostic pour l’époque contemporaine : « Si la révolution s’impose dans le domaine économique, si elle devient une impérieuse nécessité dans le domaine politique, elle s’impose bien plus encore dans le domaine moral. (…) Les relations de plus en plus fréquentes qui s’établissent aujourd’hui entre les individus, les groupes, les nations, les continents, viennent imposer à l’humanité de nouvelles obligations morales ». Il me semble que, pour l’auteur, la possibilité de réalisation des idées anarchistes tient justement à ces relations de plus en plus fréquentes à travers les frontières. Pourtant, qu’est-ce qui est lié par de telles relations ? Qui supporte ces nouvelles obligations ? La réponse, me semble-t-il, se trouve dans l’évolutionnisme, que Kropotkine présente en sujet révolutionnaire contre le colonialisme. L’évolutionnisme a été une des théories principales parmi les anarchistes de cette époque. Mon projet est donc de mettre au clair un élément central de la philosophie libertaire des années 1880-1914, l’évolutionnisme, imaginé par Pierre Kropotkine, dont les oeuvres ont eu la plus large influence sur le monde anarchiste de l’époque. Alors qu’avant cette période la philosophie anarchiste s’articule sur la théorie dialectique pour saisir le devenir du monde, Kropotkine et les autres anarchistes la remplacent par l’évolutionnisme. La transformation qu’opère Kropotkine du principal facteur philosophique de l’anarchisme aboutit à la découverte de la notion de « vie » en tant que principe du devenir toujours déjà existant dans la multiplicité, non seulement en Europe, mais dans toutes les régions du monde.
Je voudrais d’abord comparer On the Origin of Species de Darwin avec l’oeuvre principale de Kropotkine, dans laquelle ce dernier systématise sa conception de l’évolutionnisme : Entr’aide : un facteur de l’évolution, ouvrage qui constitue une lecture fidèle du précédent. On the Origin of Species et Entr’aide débutent tous deux par une description de voyage hors de l’Europe. D’une part, l’expérience et les observations poursuivies à bord du navire « Beagle » ont permis à Darwin de remettre en question le système de taxonomie en vigueur dans une Europe où régnait encore le créationnisme, autrement dit la croyance dans l’invariabilité de chaque espèce, excluant du champ du savoir biologique l’élément temporel et la possibilité des divergences. La diversité du vivant dans sa distribution géographique ne pouvant être comprise par la taxonomie classique, Darwin formula sa propre théorie de l’évolution dans On the Origin of Species : une connaissance généalogique de la vie, introduisant dans la connaissance du vivant la divergence à travers le temps. Pour sa part, Kropotkine appuya sa théorie sur des observations pratiquées en Sibérie et en Mandchourie, où il découvrit la diversité des animaux qui parviennent à subsister au sein d’une nature extrêmement sévère. De la conservation de cette diversité sous de telles conditions, deux causes sont données : les migrations, d’une part, opérées par les animaux pour éviter le manque de nourriture et chercher un milieu plus favorable, à travers un territoire extrêmement vaste sans frontière artificielle ; d’autre part la coopération ou la sociabilité permettant aux vivants de survivre et de se diversifier malgré la dureté des conditions naturelles : selon les termes de Kropotkine, l’Entr’aide. Pour le dire autrement, Darwin et Kropotkine rencontrent tous deux la diversité du monde hors d’Europe et proposent une théorie de la connaissance permettant de saisir le devenir de la multiplicité au sein du vivant, qui ne saurait être réduit aux classifications de la taxonomie classique propre à l’Europe. Par ailleurs, l’un et l’autre interdisent toute hiérarchisation du vivant en comprenant l’évolution comme un processus contingent et sans fin. Je voudrais indiquer certains points communs à Darwin et à Kropotkine concernant l’explication des transformations du vivant.
Pour Darwin, la transformation du vivant (ou évolution, mais il n’utilise pas ce mot) est provoquée par accumulation de variations légères opérant sur les caractères individuels à travers une temporalité immense. Ce processus de variation individuelle entraîne graduellement une divergence de variété, puis d’espèce. La sélection naturelle, concept original formé par Darwin contre la taxonomie classique fondée sur le créationnisme, désigne une action opérant au sein de cette divergence sans recours à l’intervention d’un être transcendant. Son dynamisme est produit par l’ensemble des relations mutuelles entre les vivants. Autrement dit, certains individus sont sélectionnés du fait des variations qu’ils présentent, qui leur permettent de survivre par rapport à d’autres individus. Au cours de la sélection, les variations divergent pour engendrer de nouvelles espèces. Darwin appelle « lutte pour l’existence » l’action sélective provoquée par l’insuffisance des ressources alimentaires dans les relations mutuelles au sein du vivant. La sélection naturelle est donc un procès contingent sans fondement transcendant ni téléologie. En effet, la variation est contingente et le survivant de la « lutte pour l’existence » n’est déterminé que par la dynamique des relations accidentelles entre ceux qui vivent dans certaines conditions naturelles. Dans l’argumentation de Darwin, Kropotkine s’attache à l’enjeu impliqué par la « lutte pour l’existence » en tant que relation entre les vivants, sélectionnant ceux d’entre eux qui sont destinés à survivre. Kropotkine, comme on le sait, affirme en effet que l’entr’aide est un facteur d’évolution supérieur à la lutte pour l’existence. Cette théorie est toutefois une forme élargie de celle de Darwin. Kropotkine le suggère lui-même, dans le premier chapitre de l’Entr’aide, en distinguant l’évolutionnisme darwinien du darwinisme social. Il réfute le darwinisme social, pour la raison qu’il applique à la compétition économique l’expression de « lutte pour l’existence » en prenant le terme de « lutte » littéralement, dans son sens le plus étroit. En fait, Darwin explique lui-même qu’il emploie, par commodité, le terme de « lutte pour l’existence » au sens métaphorique afin d’exprimer l’ensemble des « relations mutuelles de dépendance des êtres organisé ». L’expression de « lutte pour l’existence » représente aussi bien la relation de dépendance entre le gui et le pommier que la « lutte » entre un parasite et son hôte.
Afin d’élargir la portée du concept de « lutte pour l’existence », comprise comme l’action des relations mutuelles des vivants, Kropotkine introduit le concept « d’entr’aide », c‘est-à-dire, la coopération ou la sociabilité du vivant, autour de ces « relations mutuelles de dépendance des êtres organisés ». Ce que Kropotkine nomme « entr’aide » est donc une relation mutuelle qui rend possible de survivre et de maintenir l’accumulation des variations légères en chaque individu . Selon lui, la vie en société, coopération ou sociabilité, est l’arme la plus puissante dans la lutte pour la vie au sens le plus large. L’action de l’entr’aide, ajoute-t-il, peut être perçue à tous les niveaux de la vie, du microbe jusqu’à l’organisme le plus complexe. Le principe d’entr’aide explique la diversité du vivant à travers le monde entier : les vivants dans la vie sociale peuvent se garder contre la dureté des conditions naturelles, se diversifier en conservant leurs variations individuelles et s’adapter au nouveau milieu. En outre, cette diversité n’établit pas une hiérarchie, parce que l’action des relations mutuelles et des variations, de même que dans la théorie de Darwin, opère de manière contingente sans être prédéterminée dans une certaine direction. Ainsi chaque espèce, à n’importe quel niveau de complexité organique, peut-elle obtenir, de manière variée, un caractère qui la rend propre aux conditions où elle vit. Même un organisme simple peut se diversifier et s’adapter sous l’effet de l’entr’aide. L’apparente complexité de la structure organique ne permet donc pas de juger le degré de la supériorité du vivant. L’humain ne se situe pas nécessairement au sommet hiérarchique de l’évolution. Kropotkine décentralise, pour ainsi dire, la hiérarchie de la diversité au sein du vivant, dont il affirme la multiplicité. Par ailleurs, contrairement à l’opinion commune qui veut que l’anarchisme croit au caractère fondamental du Bien, à l’Etre ou à l’Individu, l’entr’aide ne constitue pas la substance de la vie, mais seulement une relation dynamique et contingente entre les vivants, toujours antérieure à l’individualité, qui forme l’individu et en conserve la variation. On pourrait voir ici une conscience du temps propre à Kropotkine, un conservatisme refusant l’essentialisme. L’organisme capable de créer un nouveau caractère et de se diversifier est celui qui parvient à conserver cette relation mutuelle, telle que l’entr’aide, qui existe depuis la vie la plus primitive. Même l’organisme en son apparence ancienne et simple peut s’adapter et prospérer grâce au principe de l’Entr’aide. En bref, la conservation de l’antériorité aboutit à la création d’un ensemble nouveau d’états postérieurs et à une diversité accrue. Dans la théorie de Kropotkine, la multiplicité est toujours rendue possible par le retour de l’antériorité. L’importance de l’antériorité dans l’évolution apparaît de manière encore plus significative dans la deuxième moitié de l’Entr’aide, où Kropotkine traite du monde humain. La formule est fameuse : « L’homme n’a pas créé la société : la société est antérieure à l’homme ». La deuxième moitié de l’Entr’aide décrit la multiplicité de la forme sociale égalitaire dans l’ensemble du monde contemporain. Celle-ci se réalise en conservant et en développant le principe d’entr’aide comme antériorité. L’expression « survivre encore » est plusieurs fois répétée. Il s’agit là des sociétés égalitaires qui précèdent l’Etat et survivent encore jusqu’à nos jours. Le mot d’Etat, pour Kropotkine, désigne plutôt l’Etat moderne, dispositif qui commence à se construire au XVIe siècle pour régler le capitalisme en garantissant le droit de propriété. Il est donc un produit récent dans l’histoire et propre à l’Europe. La question est de savoir ce qui l’a précédé et existe encore, réellement et diversement, dans le monde. Ainsi, se fondant sur des travaux pionniers de l’anthropologie tels que les œuvres de Lewis Henry Morgan, Edward Taylor, Bachofen…, Kropotkine décrit la société primitive telle qu’elle survit en dehors de l’Europe. Diverses formes égalitaires y sont reconnues : le système de partage équitable des richesses, le clan soutenu par des systèmes de parenté complexes, des formes de redistribution telle que potlatch, etc. La notion d’entr’aide permet de synthétiser toutes les structures de la société primitive qui excluent l’inégalité politique et économique. Kropotkine décrit également les diverses formes d’entr’aide qui, à l’intérieur des Etats modernes autoritaires de l’Europe contemporaine, aujourd’hui, continuent à survivre et à renaître en opposition au capitalisme, à travers diverses formes : communautés de village, coopération agricole dans sa forme moderne, associations diverses, syndicalisme, clubs de labeur, associations de soutien mutuel, etc. Ces formes sociales diverses se conservent ou renaissent contre l’unité du capitalisme et de l’Etat, telle qu’elle se déploie non seulement en Europe mais aussi à l’extérieur de l’Europe, ajoute Kropotkine. La scène décrit en somme une nature et des sociétés que l’on rencontre seulement sous le colonialisme, entendu comme gouvernementalité excédant l’Europe – l’enquête même de Kropotkine en Sibérie et en Mandchourie n’a été rendue possible que par l’expansion territoriale de la Russie. Ces sociétés présenteraient une antériorité que le colonialisme oppresse, mais susceptible de conservation et de résistance. On peut dire que Kropotkine prend pour enjeu la coexistence de la multiplicité des formes sociales égalitaires dans l’antériorité du colonialisme.
Au bout du compte, je voudrais situer la théorie de Kropotkine dans l’histoire des idées, afin d’en éprouver la valeur en tant que problématique alternative au colonialisme. Une comparaison s’impose avec l’histoire du darwinisme social. L’un et l’autre, en effet, me semblent ressortir du bouleversement épistémologique décrit par Michel Foucault dans les Mots et les Choses. En introduisant le facteur du temps dans la connaissance de la vie, contre la taxonomie et le créationnisme, Darwin brisa le cadre fermé et statique des classifications établies sur le principe de l’invariabilité des espèces. Foucault a montré que l’origine de cette transformation épistémologique autour de la vie trouve son origine dans l’anatomie comparée de Cuvier au début du XIXème siècle. C’est alors, dit-il, qu’une « histoire » de la nature s’est substituée à l’histoire naturelle comme taxonomie. La rupture de ce cadre a permis la découverte d’une historicité propre à la vie, en même temps qu’elle faisait apparaître la finitude de l’homme, être dominé par le travail, la vie et le langage. Je me limiterai ici au problème du savoir biologique. Dans cette « histoire » de la vie que décrit l’évolution, l’homme réside parmi les animaux à la fois comme espèce privilégiée, ordonnatrice, située à l’ultime extrémité d’une longue série évolutive, et comme une espèce semblable à toutes les autres qui doit s’achever indéfiniment sur la voie de l’évolution. L’homme apparaît comme un être instable et inquiétant qui, dans l’histoire de la vie, se trouve en recul par rapport à son origine animale en même temps qu’il ne peut arriver à sa fin. Peut-on dire que la controverse religieuse et morale soulevée autour du darwinisme dans la deuxième moitie du XIXème siècle est un symptôme de cette inquiétude vis-à-vis de l’homme ? C’est en effet la position de l’humain qui constituait l’enjeu, dans la mesure où la théorie de Darwin niait le privilège accordé à l’Homme par le créationnisme chrétien. Dans cette controverse, la plupart des darwinistes sociaux, comme Herbert Spencer, ont affirmé le caractère téléologique de l’évolution, tendue vers l’humain et, dans le monde humain, vers la suprématie de la race européenne ou de l’homme européen. Une telle hiérarchisation du procès d’évolution s’oppose en fait à la théorie de Darwin qui n’assigne aucun but aux divergences biologiques et ne laisse à l’homme qu’un statut relatif parmi les autres espèces. En orientant le cours du temps en direction de la fin de l’homme, me semble-t-il, le darwinisme social a pour rôle de voiler l’inquiétude dont la position de l’homme fait l’objet. Contre une telle conscience du temps arc-boutée sur l’Europe, Kropotkine insiste pour décrire la multiplicité du vivant humain qui coexiste et se diversifie, non pas au sein de la temporalité européenne, mais dans le monde entier, Europe comprise. Prenons un autre exemple de darwiniste social : Gustave Le Bon a lui aussi voyagé en Asie, en Afrique du Nord et laissé des études anthropologiques. Dans Psychologie des foules, la barbarie, la folie, le crime, la foule, et l’anarchie sont rangées dans la même série négative des symptômes de la société. Pour Le Bon, ces situations doivent être surmontées par la civilisation européenne. La théorie kropotkinienne de l’évolution inverse complètement l’argument par lequel Le Bon prône une sorte de colonialisme civilisateur. Dans la Science moderne et l’anarchie, ouvrage qui offre une synthèse de sa philosophie des sciences, Kropotkine reformule la thèse de l’entr’aide, dont il montre que le sujet est la « foule » sans nom : « …les usages et les coutumes que l’humanité créait dans l’intérêt de l’entr’aide, de la défense mutuelle et de la paix en général furent élaborés précisément par la « foule » sans nom », « …tout le long de l’évolution humaine, cette même force créatrice de la foule anonyme a toujours élaboré de nouvelles formes de la vie sociétaire, d’entr’aide, de garanties de la paix ». D’ailleurs, pour Kropotkine, cette foule est le sujet révolutionnaire permanent et crée, d’une manière indéfiniment variée, de nouvelles formes égalitaires contre l’Etat. Au commencement de cette intervention, j’ai posé certaines questions quant au diagnostic que Kropotkine portait sur les relations mondiales en train de se développer : qu’est-ce qui est lié par ces relations ? Qui est-ce qui supporte ces nouvelles obligations ? Il me serait maintenant possible d’y répondre : c’est la foule en tant qu’instance d’entr’aide, que le savoir colonialiste renvoie à la négativité afin de mieux l’oppresser.

Conclusion
Les éléments que j’ai extraits de la théorie de Kropotkine, c’est-à-dire, l’entr’aide comme ensemble des relations mutuelles de contingence ou la conscience du retour de l’antériorité, s’opposent profondément à la conception que les darwinistes sociaux se sont formée du temps, laquelle s’articule sur l’Europe. La « foule », déjà toujours existante, ne cesse de diverger et sa diversité même crée une société égalitaire multiple : mouvement que le progressisme colonialiste s’efforce de réprimer, du fait qu’il ne peut concevoir l’évolution autrement qu’en tant que hiérarchie, ramenant à la seule dimension de l’Europe les multiples tendances des sociétés du monde. Contre ce cadre épistémologique qui place « l’Homme » au sommet de la hiérarchie de l’évolution, la théorie de Kropotkine prétend saisir la coexistence des différents moments dans l’ensemble du monde. A ce titre, elle veut relier entre elles, par des formes de résistance alternative, les sociétés opprimées et régies par le colonialisme. On pourrait dire que la théorie de Kropotkine fournit une problématique alternative à la première mondialisation : elle est une autre manière de concevoir la multiplicité dans le monde. Cette théorie peut en effet sembler fruste, par comparaison avec la rigueur du marxisme, autre théorie de résistance à la même époque. Pourtant elle s’inscrit dans une conception multilinéaire de l’histoire pour préserver la multiplicité qui survit dans le monde : ce qu’exclut le marxisme, fondé sur une histoire linéaire tendue vers la société communiste. La problématique de la théorie de Kropotkine ne prend-elle pas une actualité nouvelle, de nos jours où la violence de la mondialisation est partout de plus en plus sensible ?
Yusuke Katakura
Actualité de l’évolutionnisme anarchiste de Kropotkine / 16 octobre 2011
Texte publié sur Ici et ailleurs
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Broderie sur les Trois Ecologies de Félix Guattari / Anne Querrien

Trois champs de problèmes sont à articuler dans une perspective éthique et politique : les rapports à la nature et à l’environnement qu’envisage l’écologie environnementale ; les rapports au socius, aux réalités économiques et sociales qu’envisage une écologie sociale ; les rapports à la psyché, la question de la production de subjectivité humaine qu’envisage une écologie mentale. Les tentatives militantes ou professionnelles que nous avons connues jusqu’à présent choisissent toujours de privilégier un seul de ces trois axes, et rencontrent des blocages incontournables dans leur développement faute de travailler les autres dimensions.
De plus ces tentatives se donnent toujours comme horizon soit la planète, soit l’individu ou quelque autre entité molaire qu’il s’agirait de réformer dans son entier, alors que la pratique est toujours partielle et se déroule au sein de groupes. Ces groupes peuvent être extensifs tant que la contrepartie de cette extension n’est pas la constitution d’une centralité et de frontières. Ils peuvent être intensifs tant que leur intensité reste poreuse, accueillante à l’environnement.
Dans ces conditions on constate un devenir groupe de l’individu à l’intersection d’un ensemble de composantes à surtout ne pas répartir en deux sous-ensembles antagoniques sous peine de paralysie ; on constate également un devenir individu du groupe ouvert et en mouvement, par l’usage de la répétition et de la différence. L’écosophie se propose de construire de nouvelles modalités de l’être en groupe à toutes les échelles.

La sortie du monde du travail
Comment éviter la captation de la subjectivité singulière par les machines économiques et sociales, l’extorsion des valeurs désirantes par leur rabattement sur la seule finalité de la reproduction ? Comment prendre la tangente dans toutes les situations de face-à-face qui participent d’un rapport de forces et d’une exploitation ? Comment accepter le don de l’autre et son amitié dans une perspective d’ouverture et de générosité, de coproduction ? Comment être dans les conditions pour pouvoir le faire ? La marchandisation est aujourd’hui la forme la plus commune de la mise en relation avec les autres, la condition du développement de la subjectivité : l’écrivain veut vendre son livre pour qu’il soit lu, le peintre sa peinture pour qu’elle soit appréciée et pas seulement regardée, le musicien veut donner un concert ou vendre son disque… Il ne s’agit pas seulement de trouver par là les moyens de travailler ; il est aussi question d’échange symbolique, du début d’un potlatch où tout ce qui entoure l’argent, tout ce qui fait évènement est encore plus important.
Le travail invisible, et plus encore visible par quelque chose de dégoûtant, n’offre plus la jouissance des capacités que donnent les outils. Il n’est plus alors qu’un moyen d’accès au loisir, il perd tout sens. Le travail a été séparé par le capitalisme des moyens de production ; il est aujourd’hui séparé de son produit par « l’information et la communication » ! Il tourne en rond, il ne sert plus qu’à sa propre disparition, et il développe de plus en plus ses propres pathologies.

L’entrée en scène de la narration
Le travail devient fait psychique autant que social et économique. Il est alors à saisir dans les agencements collectifs d’énonciation qui lui donnent corps comme fait et comme processus expressif. Les possibilités de changement sont alors moins dans la transformation des conditions objectives, socio-économiques, que dans la modification des agencements d’énonciation, soit par exemple des collectifs de travail, soit aussi dans l’instauration de nouveaux agencements d’énonciation comme les dispositifs analytiques. Aucun nouvel
énoncé ne doit être tenu pour vrai, représentatif du réel ; il doit être pris pour une nouvelle variation du désir entre les hommes, les choses et le milieu, une variation dont la valeur s’éprouve par sa capacité à modifier le cours de l’action, à commencer par les énoncés (le changement qui se constate en analyse). Il s’agit de « cadrer une mise en scène dispositionnelle, une mise en existence, autorisant en second lieu une intelligibilité discursive » (les Trois Écologies, p. 26).
La narration, qui se fait en situation analytique ou en groupe d’analyse, se répète chaque fois différente. Ces rythmes et ritournelles d’une infinie variété annulent dans leur répétition les jeux d’oppositions distinctives et d’antagonismes insurmontables, et établissent peu à peu une sorte de continuum de la pensée sur lequel vont opérer les glissements du changement. L’informatique en établissant à un niveau beaucoup plus fin la capacité de discrimination des oppositions distinctives peut être un frein puissant à cet embrayage de la pensée qu’essaie de constituer l’écologie mentale.
Dans ce glissement s’engendrent des « univers de référence incorporels » faits de mouvements de significations, qui ne se saisissent que dans les évènements singuliers qui ponctuent l’histoire individuelle et collective, et qui sont les signes de ce mouvement, comme les tremblements de terre par rapport à la tectonique des plaques. L’analyse, loin d’être un retour à l’authenticité de l’être, l’entraîne dans l’acceptation de son propre mouvement. Elle s’attache donc à dégager de la narration des champs de virtualité futuristes, constructivistes, à tendre l’inconscient vers ses futurs par le dépliage de devenirs animaux, machiniques, végétaux, cosmiques, de devenirs appartenant à des règnes différents.
Les agencements subjectifs individuels et collectifs à mettre en place se constituent donc loin de l’équilibre, de la normalité du règne d’origine, au bord de la pensée, là où l’écosophie naît. Ces bords ne sont évidemment pas faciles à atteindre, d’où l’aide que peuvent apporter les cartographies schizoanalytiques, qui se proposent précisément de déborder les territoires existentiels d’origine par l’inscription des lignes de déterritorialisation qui les tendent.
Ainsi se met en place une logique des intensités, une « logique du sens », disait Gilles Deleuze, engageant des durées irréversibles et produisant une histoire enveloppant aussi bien les humains que des objets partiels, transitionnels ou institutionnels comme les groupes sujets. Félix se consacrait à la prise en compte du mouvement, des « processus évolutifs de l’existence en train de se constituer, de se définir et de se déterritorialiser ». Il cherchait à produire des processus de « mise à l’être », et non de retour à l’être. Nous sommes tous en retard sur notre propre réalité et nous nous acharnons à l’ignorer les yeux tournés vers nos vieilles lunes. Félix nous disait avec douceur de regarder non pas dans l’autre sens, nous serions encore restés dépendants, mais partout.
Ce nouveau regard sur le monde implique rupture par rapport à l’encastrement et à l’autoréférence. C’est ce que cherchent à produire tous les mouvements révolutionnaires. Mais ils évitent rarement le risque de créer une nouvelle autoréférence à l’encastrement totalitaire, parce qu’ils ne se situent que sur une seule ligne de problématisation, parce qu’ils ne cherchent pas à composer les différences de rythme.

Lignes de fuite et territoires existentiels
L’écosophie se propose au contraire de déployer des lignes de fuite processuelles qui partent des situations actuelles, en mettant en valeur les indices existentiels qui les dénotent. Ces indices se repèrent à travers tout ce qui se met en travers de la normalité quel qu’en soit le sens par rapport à celle-ci. Leur activation n’est possible que dans le cadre d’un mouvement de déterritorialisation sur l’une ou l’autre des composantes. C’est sur la composante économique et sociale que cette déterritorialisation était jusqu’à présent la plus perceptible, mais les mouvements écologiques ont rendu également sensible la composante environnementale, alors que les mouvements de femmes et les mouvements de minorités sexuelles ou ethniques s’installaient sur la composante psychique. D’où la possibilité de recourir aujourd’hui à l’écosophie, puisque toutes les formes de déterritorialisation sont à l’œuvre. Ce n’est que grâce à cette déterritorialisation que les agencements de subjectivation et d’énonciation peuvent trouver un espace d’évolution, dans lequel on peut intervenir de façon constructive. C’est en effet seulement sur les agencements d’énonciation qu’on peut agir directement ; et c’est d’une absence d’action à ce niveau que procèdent culpabilité et pathologie dans la répétition de l’obstacle à l’écoulement du désir. La répétition, la ritournelle, peut au contraire devenir créatrice, si elle est tendue par la force expressive que lui donne la poussée des désirs en marche.
Le moment actuel du devenir, dès lors qu’il s’exprime, paraît avoir toujours déjà été là (c’est le fameux « c’était donc ça » de la psychanalyse) parce qu’il est envisagé dans sa face déjà passée. L’écosophie le montre au contraire produit par l’événement, la rupture existentielle de l’énonciation, qui construit une nouvelle histoire, y compris du passé.

Travailler son rapport au monde
L’analyse doit donc repérer les ritournelles existentielles, les points étranges et insistants, parfois aussi étranges dans leur platitude que dans leur exotisme ; c’est cette insistance, cette répétition qui exprime le changement souterrain, la différence en train d’émerger. D’où l’intérêt de la cartographie schizoanalytique, qui exagère l’expression de ces mouvements et permet de les saisir. Une œuvre artistique est un genre de cartographie schizoanalytique propre à son auteur. Mais les énoncés de la vie quotidienne sont aussi ponctués de ces « inquiétantes étrangetés » auxquelles on ne devient attentif que quand un changement est recherché. L’art ou l’analyse développent une capacité d’embrayage, une capacité d’expression du mouvement et même de démultiplication de ce mouvement. Altérité, hétérogenèse, hybridation sont rarement manipulées par un individu seul ; c’est la force de l’artiste mais c’est souvent au prix d’une réduction ; le soutien de l’extérieur, c’est celui du groupe, et le risque d’une autre réduction ; le travail sur le rapport au monde reste exceptionnel.
Le problème de la constitution d’un territoire existentiel c’est celui de ne le constituer ni comme une origine ni comme une fin, mais de le prendre par le milieu, de comprendre le milieu dans lequel s’expérimente un voyage, s’effectue une exploration, un parcours. Il ne s’agit pas d’une resingularisation mais d’une singularisation par trajectoire distincte, à partir d’un corps individué qui en avait la possibilité. Félix se demandait souvent comme Reich comment le pouvoir répressif peut être introjecté par les opprimés. N’est-ce pas parce qu’ils sont pris, à travers les mécanismes d’exploitation, dans les mêmes territoires existentiels que leurs oppresseurs, alors qu’il faudrait qu’ils machinent leurs propres lignes de fuite, sur lesquelles prendre la tangente, des lignes qui les emmèneraient dans des directions multiples, et qui feraient s’affaisser le système oppressif de l’intérieur. C’est d’ailleurs partiellement ce qui se passe dans l’indifférence des opprimés à ce qui leur arrive, l’absence de participation qui leur est perpétuellement reprochée.
Il s’agit donc pour l’écosophie de développer de nouveaux modes de production de subjectivité, c’est-à-dire de nouveaux modes de connaissance, de culture, de sensibilité, de sociabilité qui soient transversaux aux trois niveaux, naturel, social et mental de l’accueil des désirs de changement, et ce dans le respect de la diversité des désirs de changement, dans la douceur. Se frayer une voie de singularité doit s’opérer par synthèses disjonctives et non par agrégation indifférenciée ou négation. Il s’agit de gérer un dissensus interne à chaque subjectivité, moteur de cette subjectivité ; il s’agit d’être un point de bifurcation, un point de jaillissement.
La pratique écosophique doit à la fois soutenir la recherche de ceux qui sont au centre et le désir de renouer avec le centre de ceux qui ont rompu, et ce en organisant des solidarités entre les diverses positions par leur mise en perspective commune, en hétérogenèse. Les contraires ne se détruisent pas mais s’hétéroalimentent.

L’entretien des bifurcations
Le résultat du travail n’est pas donné a priori : les territoires existentiels auxquels nous confrontent les trois écologies sont capables de bifurquer aussi bien en réitérations stratifiées et mortifères qu’en ouvertures processuelles. Cependant l’orientation avec laquelle ils sont pris en compte, l’intention donnée de leur pratique, offrent plus ou moins de chance à l’issue défavorable. Et c’est le sens du combat quotidien de Félix auprès des militants confrontés à la dégénérescence de leurs mouvements. L’écologie mentale propose donc d’appréhender les catalyseurs de bifurcation existentiels pour permettre de faire face à l’ambivalence désirante. Comment accueillir les fantasmes et permettre leur déplacement ? Comment transversaliser la violence vers la création, l’hétérogénéiser ? Il s’agit de modifier doucement, latéralement, les agencements d’énonciation qui en produisent le commandement, en créant par exemple des avatars virtuels de la violence, en la fractalisant. L’écologie sociale permet de transférer l’investissement affectif des individus sur le groupe grâce aux accroches dégagées par l’écologie mentale, au repérage de similarités et de différences articulées, donnant une capacité conjointe de déterritorialisation, de déplacement le long du flux de désir. Des traits diagrammatiques apparaissent entre les lignes développées par les uns et les autres, des traits communs à une ligne et à une autre, ou à plusieurs, et entre ces traits jaillit l’éros de groupe qui perdure tant que les lignes entrent dans le même agencement, ne sont pas soumises de l’extérieur à une nouvelle bifurcation. L’écologie sociale aurait la capacité de négocier les virages alors indispensables si grâce à l’écologie mentale elle avait prise sur les affects à l’œuvre dans le groupe.
Jusqu’à présent les groupes sujets ont plutôt tendance à disparaître avec le moment historique qui les a vus naître, ou à céder la place à des fossiles grimaçants. Aucune garantie de pérennité n’est possible à la subjectivité en mouvement, le seul souci est de maintenir le mouvement dans l’ici et maintenant. Le problème de la bifurcation est un problème permanent ; elle doit s’entretenir pour se maintenir ; elle disparaît avec la suivante.

Les groupes sujets de l’environnement
Félix présente la réappropriation des médias par les groupes sujets comme une solution. Encore faut-il que ces groupes existent pour se réapproprier la machine, ou du moins qu’ils aient une latéralité, une tangence par rapport à elle. Certes la miniaturisation des médias les rend plus accessibles. De même les nouvelles formes de travail font appel, pour certains, à plus d’intelligence et plus de création. Mais les deux valeurs du temps et de l’argent règnent en maîtres et l’attribution de nouvelles valeurs est rabattue sur elles. Les groupes sujets seront-ils de nouvelles instances de valorisation ? Félix le pense en indiquant que ce sont eux qui devront affronter le cosmos dans l’écologie environnementale et reconstruire par la base de nouvelles formes d’engagement.
Anne Querrien
Broderie sur les Trois Ecologies de Félix Guattari / 1996
Texte publié dans Chimères n°26
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Fragment(s) subjectif(s), un voyage dans les Iles enchantées nietzschéennes / Stéphane Nadaud

Toute saisie de l’oeuvre de Nietzsche – ou de n’importe qui d’autre mais c’est celui à la hauteur duquel je me situe – oblige ainsi à repenser une théorie du (des) sujet(s). Ce point de méthode doit nous pousser à démonter la distinction que l’on a coutume de faire, lorsque l’on parle d’oeuvre et d’auteur (notamment pour une oeuvre qui see donne de façon aussi disparate que celle de Nietzsche), entre le tout et la partie, et donc à repenser ce qu’on appelle classiquement le fragment. Jaspers donne une image parlante : « Servons-nous d’une comparaison. L’oeuvre de Nietzsche se présente à nous comme un chantier. On a fait sauter le flanc d’une montagne ; les pierres, déjà plus ou moins taillées, donnent à penser que nous sommes en présence d’un tout. Mais l’oeuvre pour laquelle cette explosion a eu lieu n’a pas encore été élevée. Que l’oeuvre soit restée un amas de décombres, ne semble cependant pas avoir empêché Nietzsche d’entrevoir les possibilités d’arrangement ; de nombreux fragments se répètent sous des formes innombrables, qui n’offrent que peu de changements entre eux, d’autres apparaissent comme des formes précieuses, uniques, comme s’ils eussent dû constituer quelque part une pierre d’angle ou une clef de voûte. On ne reconnaît les divers fragments qu’en les comparant minutieusement entre eux à partir de l’idée de l’ensemble de l’édifice. On ne saurait dire avec certitude que celui-ci soit unique. Il y a, semble-t-il, plusieurs possibilités de construction à s’entrecroiser ; on se demande parfois s’il manque quelque chose à un fragment ou s’il répond à une autre idée de l’édifice ». (1) La question posée est celle de la bonne méthode permettant de faire quelque chose de cet amas – ce que l’on appelle l’oeuvre de Nietzsche. Faut-il s’intéresser à chaque fragment individuellement ? Mais c’est alors prendre le risque de perdre de vue l’ensemble, l’édifice que l’on suppose qu’il composait (ou pourrait composer) avec les autres. faut-il s’obnubiler à reconstruire l’édifice à partir des fragments à notre disposition ? Mais c’est alors prendre le risque d’en construire un qui serait uniquement le nôtre et de tenir celui de Nietzsche pour un idéal. Dès lors, pour ne pas se perdre dans ce type d’errances et de ratiocinations, la piste que je propose, fortement inspiré par Foucault que je suis, sera la méthode généalogique : elle consiste à considérer que l’édifice en question n’a même pas été construit par Nietzsche lui-même, même si le lecteur se doit de le supposer, un temps seulement, comme tel. Il ne s’agit pas d’un paradoxe,, mais d’une saisie méthodique. Le lecteur de Nietzsche doit se considérer (car il l’est) comme se retrouvant exactement dans la même position que Nietzsche lui-même lorsqu’il écrivait – pensait – ce qu’il écrivait – pensait. Le lecteur (le généalogiste) se retrouve, face à tous ces fragments, dans la position du compositeur : compositeur au sens de l’imprimerie, la composition consistant à mettre côte à côte, à agencer des pièces de métal pour préparer la plaque d’impression ; mais aussi, compositeur au sens musical du terme, le compositeur qui crée – qui invente si l’on veut – un agencement, un montage de notes inédit et nouveau composant le morceau achevé. Composition, donc, et pas recomposition : car aucun tout ne préexiste à celui que le lecteur compose avec le matériel que lui a laissé Nietzsche. Autrement dit, le jeu consiste à ne pas croire qu’il s’agit de recomposer un tout qui aurait préexisté, même si l’on considère un instant, juste un instant, que ces fragments dussent composer un tout. Il s’agira donc, dans un premier temps et dans un premier temps uniquement, de croire à l’unité de Nietzsche, comme étant le tout sous lequel sont rassemblés les fragments qui lui sont attribués – et, de fait il s’agit d’une position facile (trop facile) à tenir, car ces fragments ont effectivement été écrits par un individu dont le nom de baptême était Nietzsche. Et s’il existe un risque, quand on se saisit des fragments qu’il a laissés, de perdre l’Auteur Nietzsche, le plus grand risque est au contraire de ne pas réussir, lorsqu’il le faut, à lâcher l’Auteur – à lâcher le sujet.
Car cette croyance en l’unité de Nietzsche devra être dans un second temps oubliée – totalement oubliée - au profit de l’édifice que l’on compose non pas à la place de Nietzsche, mais avec Nietzsche. Cette seconde posture est autrement plus difficile à tenir, car il s’agit de se confronter à une sorte d’infidélité envers l’auteur, d’affirmer sa subjectivité au risque de faire totalement disparaître Nietzsche. Mais cette affirmation subjective est illusoire, car d’infidélité il n’y aurait qu’à croire que Nietzsche avait déjà construit un édifice que la seule tâche du compositeur serait de relever de ses ruines – de reconstruire -, d’illusion il n’y aurait qu’à présumer que l’affirmation de son individualité serait plus pérenne que l’affirmation, préalable, de celle de Nietzsche. Il faut donc se garder, après avoir commencé à monter cet édifice, de l’attribuer à Nietzsche, ou à soi-même. C’est le point essentiel : ce n’est pas parce qu’on ne prête pas cet édifice à Nietzsche qu’il faut se l’approprier ! Et c’est ici que le généalogiste se doit d’être à la hauteur de Nietzsche – qu’il doit être aussi fort. Car il ne doit pas prendre l’effacement de l’auteur pour un exhaussement de lui-même. Et si Nietzsche n’avait pas, lui-même, construit l’édifice en question, s’il était, lui aussi, un généalogiste face à tous les fragments qu’il écrivait – qu’il pensait -, je (le lecteur) suis dans la même position et l’édifice que je monte, à partir de ces fragments, ne m’appartient pas plus qu’il n’appartient à Nietzsche. Bien plutôt, le lecteur de Nietzsche (ou de quiconque qui a laissé une oeuvre, même finalisée, c’est-à-dire en fin de compte que des fragment(s) qui sont, on le comprend d’ores et déjà, nécessairement subjectif(s) doit accepter qu’au sein de la rencontre qu’on appelle habituellement l’oeuvre, ces deux pertes (ces oublis) subjectives (celle de Nietzsche et celle du lecteur que je suis) sont consubstantielles. C’est cet édifice, cette rencontre, que j’appelle fragment(s) subjecti(fs).

Ce livre sera un voyage en bateau où je veux tenir la posture d’Ismaël et non celle d’Achab, une expédition qui poursuivra sur la route (maritime bien entendu) qui s’ouvre à partir de ce port d’attache. La mer (ou l’océan) sur laquelle se jette ce navire est celui que Deleuze-Guattari appelle(nt) plan de consistance, d’où apparaissent, vagues éphémères et éternelles, les fragment(s) subjectif(s) qui, lors des calmes alizés, lèchent sa proue et qui, lors des violentes tempêtes, inondent le pont et l’emportent, bateau ivre, dans les sombres abîmes. Quitter le territoire du Sujet pour se perdre dans l’océan des subjectivités, tel est le présent voyage. Peut-être le navire croisera-t-il, à l’instar de Melville, quelques-unes des îles enchantées (2). J’ai déjà une vague idée, guidé par la carte que fut ma thèse de philosophie d’où est tiré cet ouvrage, de la voie qu’il est possible de parcourir (3). Mais ce voyage sera, forcément, plein de surprises et de découvertes que je n’imagine pas encore. Et, après la rude traversée (ou même pendant, selon l’envie, la fatigue, ou la simple nécessité de ravitaillement), peut-être sera-t-il possible de faire halte dans telle ou telle île, plus ou moins grande, plus ou moins sauvage, peuplée, déserte, connue ou inédite… par-delà la douceur nodale des Borromées… la vigueur enchantée de l’Hyperborée…
Ce voyage est tout autant pratique que théorie. saisissant les vagues, ces fragment(s) subjectif(s) qui sont le nom que je donne au concept permettant de se saisir de l’instant de la rencontre qu’est l’expérience d’un processus de subjectivation désindividualisant au seuil de l’éternel retour, devenu le navire lui-même, je (l’écrivain, le lecteur) les embrasse, ces vagues, de tout mon corps, trempé jusqu’aux os par leur vigoureuse liquidité, moi le vaillant navigateur, le fort navigateur, car je sais que seuls les plus puissants peuvent ce type d’expérimentations, car seuls eux le veulent : seuls les plus forts peuvent, à la fois, être dans le fragment(s) et le tout, car ils sont, eux-mêmes, et fragment(s) et tout.
Stéphane Nadaud
Fragment(s) subjectif(s), un voyage dans les Iles enchantées nietzschéennes / 2010
voir également l’Unebévue
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1 Karl Jaspers, Nietzsche, introduction à sa philosophie, pp. 11-12, Paris, Gallimard (1950) coll. Tel, 2000.
2 « Prenez vingt-cinq amas de cendres disséminés ça et là sur un terrain vague de banlieue, prêtez à quelques uns d’entre eux des proportions de montagne et faites du terrain vague une mer, vous aurez alors une juste idée de l’aspect général des Encantandas ou Iles Enchantées », in Oeuvres tome IV, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 2010, p. 345. « En chanté », c’est aussi la façon dont Jacques Demy imagine que le ciné est fait.
ici irruption intempestive du Silence qui… chante :) :
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3 Stéphane Nadaud, Lecture(s) de Nietzsche, théorie et pratique du fragment(s), thèse pour le doctorat de philosophie sous la direction d’Alain Brossat, Université de Paris 8, soutenue le 11/06/2009. Je remercie Nicolas Berloquin de l’avoir mise à disposition sur internet où elle est téléchargeable à l’adresse suivante : http://www.lepoulsdumonde.com/lecture_s_de_nietzsche/
Elle est également visible sur le Silence qui parle :
1ère partie / 2ème partie / 3ème partie

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