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Vertige de l’immanence / Félix Guattari, entretien

Refonder la production d’inconscient

John Johnston – Depuis longtemps tu as centré ton travail sur la production de subjectivité…

Félix Guattari Pour moi, il s’agit de refonder une certaine pratique de production de subjectivité, de production de l’inconscient dans diverses situations réelles — collectives, familiales, institutionnelles, etc. — où cette production de subjectivité, cet agencement d’énonciations ne va pas de soi. Elle n’existe pas dans les relations naturelles, si jamais il y a eu des relations naturelles entre les humains. Il faut donc l’inventer, la recréer constamment, mais une telle invention implique une sorte de réassurance ontologique. Qu’est-ce qui m’autorise à recevoir quelqu’un, à le faire parler sur un certain mode, sur un mode associatif, de lui-même, de ses rêves, de son enfance, de ses projets ? Je ne suis pas autorisé. Pour reprendre l’expression de Lacan, « l’analyste ne s’autorise que de lui-même ». En fait, ce n’est pas vrai. Il ne s’autorise pas de lui-même. Il s’autorise d’une théorie, d’une identification à des collègues, d’une appartenance à une école. C’est cela que j’appelle une pseudo-garantie ontologique. Et ce qui m’intéresse est de refonder cette pratique, non directement sur les modélisations existantes, celles des psychothérapies et des psychanalyses, mais de la refonder sur ce que j’appelle une « métamodélisation ».

Dans laquelle le modèle n’est pas donné d’avance ?

C’est ça. Il faut considérer l’ensemble des systèmes de modélisation psychanalytiques et psychothérapeutiques, des différentes conceptions, des différents courants, pour voir ensuite que toute modélisation doit être à chaque fois fondée, réassurée dans un rapport singulier, particulier, quelles que soient l’autorité, l’expérience du psychanalyste.
Ce qui m’intéresse aujourd’hui dans la schizoanalyse, c’est le caractère hétérogénétique de cette pratique. Chaque cure développe une constellation d’univers singuliers, construit une scène, un théâtre tout à fait particulier et la métamodélisation consiste à forger des instruments pour saisir cette diversité, cette singularité, cette hétérogénéité.

Le rapport entre ton travail à la clinique de La Borde et ton travail théorique est-il très serré ou plutôt éloigné ?

J’ai toujours vécu dans une situation de déchirement entre mes engagements sociaux, mes engagements militants, ma pratique à la clinique de La Borde, ma pratique de psychanalyste individuel, mon activité théorique et littéraire. Ce n’est pas du tout quelque chose d’homogène, ou qui se superpose. Or, c’est précisément à travers cette déchirure que je trouve de temps en temps matière à remise en question ou matière à travailler quelque chose.
Il est évident que ma fréquentation de la psychose dans le contexte de La Borde a remis en question la pratique psychanalytique traditionnelle, modélisée dans les écoles de psychanalyse. Par ailleurs, ma pratique sociale dans des groupes, quand j’étais jeune, dans des groupes de jeunesse ou dans des mouvements d’extrême gauche m’a donné une sorte de technologie de la relation sociale, non sans rapport avec ce que je faisais à La Borde.
Ensuite, le travail philosophique mené avec Gilles Deleuze m’a conduit à approfondir ce qui n’était avant que des interrogations, ou des doutes à l’égard des dogmatismes freudolacaniens. C’est ce passage constant d’un niveau à un autre qui réintroduit ce premier concept de transversalité, avancé il y a longtemps. Comment passer entre des pôles hétérogènes ?
Comment trouver une transversalité entre ces pôles ? Comment développer des machines abstraites qui ne soient pas des universaux, mais au contraire qui aillent dans le sens de l’hétérogénéité ?

Tu as développé le concept-clé de transversalité dans les années 60, mais il a changé ensuite.

Oui, ce concept a complètement changé quand j’ai avancé la notion de déterritorialisation dans les années 70. Alors la transversalité est devenue transversalité d’instances déterritorialisées. Aujourd’hui elle changerait encore avec le concept de chaosmose, parce que la transversalité est chaosmique, elle est toujours liée à un risque de plonger hors du sens, hors des structures constituées.

Gilles Deleuze a fait remarquer que nous habitons de moins en moins dans une société disciplinaire et de plus en plus dans une société de contrôle. Comment cette différence de régimes se manifeste-t-elle dans le comportement des gens, notamment le comportement « mal adapté » ?

Je crois qu’il ne faut pas opposer les sociétés de souveraineté, de discipline, de contrôle, et j’ajouterais, d’intégration, à la perspective du capitalisme. En réalité, ces différentes options coexistent toujours. Je ne ferais pas pour ma part une généalogie aussi tranchée, de type foucaldien. Ce sont des composantes de subjectivation, qui coexistent les unes avec les autres. Ce qui s’affirme en revanche de plus en plus, à côté de la société de contrôle, c’est la société d’intégration, d’intégration subjective, dans et par laquelle le sujet est modélisé pour fonctionner comme un robot social. Il n’est même plus besoin de le surveiller, ni de le contrôler.

Tu viens de publier un nouveau livre intitulé Chaosmose. Le moins qu’on puisse dire, c’est que tu y déploies des concepts et des idées très originales comme la ritournelle, les flux matériels, cinématiques et énergétiques, les univers de valeurs et les territoires existentiels. Mais le concept-clé, il me semble, et que tu as déjà mentionné, c’est le concept de métamodélisation.

Mes concepts de métamodélisation restent relatifs à des cartographies singulières. Je ne prétends jamais les proposer comme une grille de lecture structuraliste ou scientifique. Simplement, je me trouve devant un problème de singularisation existentielle au niveau du corps, du moi, du rapport à l’environnement architectural, urbain, à des valeurs d’idéal ethnique ou religieux. J’essaie de trouver un concept transversaliste et je forge cette notion de territoire existentiel. Ensuite, de proche en proche, je vais tenter de voir comment ce territoire existentiel, qui est habité par une fonction de grasping existentiel, d’effondrement de la discursivité, permet une ressaisie autopoïétique, comment l’articuler avec la discursivité des univers de valeurs, etc. J’essaie de construire une machine conceptuelle de métamodélisation qui me per- mette de me recoller comme je le peux dans tout cet éclate- ment, cette déchirure, cette fragmentation.

Pour faire cela, tu combines la phénoménologie, la sémiotique, le marxisme et l’esthétique. Mais il faut dire aussitôt que ce mélange a une consistance à la fois rigoureuse et très utile, à mon avis, qui rend possible les analyses de beaucoup de choses dans le même cadre. Qu’est-ce qui t’a permis de faire ce type d’analyse ? Est-ce précisément le fait que tu n’es pas coincé dans un seul domaine professionnel ?

Dans un entretien amical avec des Brésiliens à Rio, il y a quelques mois, on m’a posé une question similaire et j’ai répondu que je me considérais, avec beaucoup d’orgueil, comme une sorte de Douanier Rousseau de la philosophie…

C’est génial, ça…

C’est que je ne fréquente les corpus théoriques, les corpus philosophiques qu’en voleur, en prenant des choses qui peuvent m’être utiles. Mais un voleur mal informé. Des cambrioleurs vont passer à côté d’une toile de maître sur un mur et voleront un petit objet, là, qui leur plaît. Et bien, moi, c’est pareil, je passe certainement à côté de toiles de maître philosophiques, mais j’essaie de grappiller quelques petites choses qui pourraient, il me semble, être utiles à mon constructivisme théorique.

Peut-être expliques-tu en même temps pourquoi il est tellement difficile pour les analystes, les sociologues et d’autres, coincés dans leurs divers domaines, de faire des ana- lyses vraiment nouvelles, de dire quelque chose de nouveau.

Mais John Johnston, tu me connais suffisamment pour savoir que je travaille à La Borde, je vis la moitié du temps à Paris, je voyage beaucoup, je suis pris dans des contraintes objectives qui me font changer souvent de contexte existentiel et ça, c’est quelque chose qui pourrait rendre impossible le travail théorique ou même le travail pratique. Il y a des gens qui ne peuvent pas supporter cette espèce de nomadisme perpétuel même si c’est un nomadisme qui tourne en rond, sur la même trajectoire. Il en va de même, malheureusement, avec beaucoup de théoriciens et de chercheurs. Ils sont sur un territoire théorique balisé, où ils se sentent à l’aise, avec des horaires, des rituels de travail, comme s’ils pointaient. Pour moi, ce n’est jamais comme ça que ça se passe. C’est à travers des rencontres, à travers des systèmes de rupture qui, de temps en temps, me font ces petits court-circuits transversalistes. J’ai très rarement entrepris un livre de bout en bout, sauf avec Gilles Deleuze, qui m’a introduit à toute une dimension de continuité que je n’aurais pas eue sans lui.

Donc, tu échappes à ce circuit cloisonné, tandis que les autres font partie du problème même qu’ils analysent.

Exactement.

Par exemple, les sociologues comme Gilles Lipovetski nous disent avec une certaine nostalgie et mélancolie que l’individu est entré dans son déclin, sinon déjà mort. Aux États-Unis, on parle de la mort du sujet en philosophie à partir de l’avènement du structuralisme. En plus, les marxistes américains, comme Fredric Jameson, parlent du sujet décentré et schizophrène comme produit de la société de consommation et du capitalisme mondial. Chez toi, cette problématique est abordée d’une manière plus positive et féconde, dans le sens où tu t’intéresses aux formes de la subjectivité et, notamment, à la façon dont certains agencements produisent des sujets ou des effets de subjectivation. Pourrais-tu néanmoins dire un mot sur ce sujet décentré et fragmenté ?

Pour moi, il n’y pas de logique, de dialectique, de mouvement irréversible, qui va porter le sujet dans une direction ou une autre. Effectivement, on observe un laminage de la subjectivité, de ce que j’appelle la subjectivité capitalistique, qui perd de plus en plus ses capacités de communication, au fur et à mesure que s’accentue la société de communication. Parce que, plus il y a de la dimension discursive, de l’information qui se répand sur le monde, plus il y a une refermeture de la capacité énonciative. Il y a une espèce de pince, là, de double mouvement et, à côté de ça, il y a de moins en moins de réponse collective. C’est une espèce d’abandon à la subjectivité de marché qui semble correspondre, d’ailleurs, à l’émergence de la thématique du post-modernisme.
Pour moi, cependant, il n’y a pas de destin, il n’y a pas de nécessité ultime, il n’y a pas de mort du sujet. Ce qui m’intéresse, au contraire, c’est de resingulariser la subjectivité et pas forcément par des voies individuelles : par des agencements complexes, des agencements de groupes, mais pas seulement de groupes, des agencements machiniques, des agencements avec un autre type d’environnement, avec un autre type de productivité. C’est une option qui n’est pas inscrite dans l’histoire, une option éthico-politique qui est un autre horizon. Sans cette recomposition des agencements collectifs de subjectivité, on va obligatoirement vers une crise majeure de l’écologie mentale, de l’écologie sociale, et d’ailleurs, par contre-coup, de l’écologie environnementale. Mais pourquoi n’y aurait-il pas une nouvelle finalité des activités humaines et de la production économique tentant de valoriser ce type de recomposition de territoire existentiel ?

 Tu privilégies l’art comme agencement créateur de nouvelles constellations des références. Mais le sujet de l’art moderne est-il un sujet aux centres multiples qui peut répondre aux points multiples de références et de subjectivation ? C’est-à-dire, l’art moderne demande-t-il un sujet « polyphonique », pour reprendre le mot de Bakhtine ?

Il ne faut pas qu’il y ait de malentendu, je ne propose pas une esthétisation du social. Je ne me réfère à l’art que comme paradigme qui met en exergue trois types de problèmes : celui de la créativité processuelle, de la remise en question permanente de l’identité de l’objet ; celui de la polyphonie de l’énonciation ; celui enfin de l’autopoïèse, c’est-à- dire de la production de foyers de subjectivation partielle. Ce type de cocktail paradigmatique est quelque chose de très important dans le domaine de la science, dans le domaine du social, pour la recomposition d’agencements d’énonciation. Et l’art est une sorte d’avant-garde, comme un commando militaire, qui est là au cœur de la problématique, en particulier l’art moderne depuis Marcel Duchamp, qui répond à la question radicale de l’énonciation.

Au niveau politique, on dit que nous sommes encore dans une période néoconservatrice, mais il est bien possible que nous entrions dans une période néofasciste. Dans ton livre La révolution moléculaire, tu as fait une belle analyse de l’État nazi. Quels sont les dangers auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui ?

Dans la période de guerre froide, de l’antagonisme entre les États-Unis et l’URSS, l’équilibre de la terreur nucléaire surcodait les antagonismes territoriaux, pris sous la tutelle des grandes machines militaires. C’est ainsi que la guerre du Vietnam, la guerre avec l’Égypte en 1956, la guerre d’Afghanistan, etc., ont eu lieu, mais toujours avec des gérants qui étaient là comme des arbitres dans un match de boxe : « ah, non », « pousse-toi », « arrête-toi », « il ne faut pas taper là ». Tout ça, c’est fini. Aujourd’hui on se trouve devant une multitude de puissances, y compris des puissances atomiques, dont on voit mal, pour un certain nombre, qui pourrait arbitrer leurs antagonismes. Il y a bien sûr la tentative de promouvoir l’ONU dans cette fonction arbitrale. Mais l’ONU, à mon avis, s’est beaucoup déconsidérée au moment de la guerre du Golfe…

Pourquoi ?

Parce qu’elle a fonctionné de façon très malhonnête. Elle n’a résolu aucun problème. Donc ça, c’est un risque majeur. Au-delà de ça, il y a toutes ces guerres quasiment tribales, ces guerres privées que l’on voit se développer en Yougoslavie, en Moldavie, en Arménie, etc. Certains en ont une vision un peu cataclysmique, en disant : « c’est un début de guerre qui va déborder sur l’Europe ». Je ne le pense pas, parce que, encore une fois, il faut toujours se garder d’avoir une vision historique, évolutive, dialectique ou catastrophique…

Ou paranoïaque…

Ou paranoïaque, parce qu’il existe quand même des zones d’influence, des zones d’intérêt. S’il y a une guerre civile, une famine terrible qui se développe en Somalie, toutes les grandes puissances s’en foutent complètement. Si la guerre civile se développe demain en Belgique entre les Flamands et les Wallons, ça ne va pas se développer comme en Croatie et comme avec les Serbes. Et entre l’Alabama et la Georgie aux États-Unis, ça ne va pas se passer tout seul.

La guerre du Golfe était presque un génocide, et un contrôle complet des informations par les militaires, avec la complicité presque totale des médias. Donc, c’était un événement étonnant et effrayant…

Ce qui est intéressant dans cette guerre, c’est de voir à quel point il y a une intégration transversaliste dans un sens cataclysmique, dans un sens chaotique (et non pas chaosmique) des machines de subjectivation mass médiatiques, des machines politiques, des machines intellectuelles et religieuses. Les machines religieuses auraient d’ailleurs été plus prudentes dans ce domaine que les lobbies militaires. D’un seul coup cette guerre qui était faite pour l’image, mais qui a fait des centaines de milliers de morts, a complètement remanié l’économie générale de toutes ces machines sociales, militaires, informatiques. La machine de l’ONU, à mon avis, a été compromise, a été broyée, a gravement déçu les espoirs mis en elle. Perez De Cuellar est vraiment un personnage détestable, il n’a pas du tout maintenu l’autonomie d’un interlocuteur possible comme l’ONU.

Pour des discursivités hétérogènes

Dans Chaosmose et dans certains articles récents, tu te réfères au livre de James Gleick, Chaos Theory, et surtout au livre de Prigogine et Stengers, Entre le temps et l’éternité, pour faire valoir la notion d’« étranges attracteurs », et celle d’une « irréversibilité du temps ». Ces notions sont essentielles à ton travail actuel et surtout à ta conception de la formation des agencements et de l’émergence de l’univers. Est-ce que tu peux parler de l’importance pour toi de la science actuelle ? Par exemple, la notion de prolifération…

Dans tout travail scientifique, on peut redouter que les résultats ne soient inscrits sur des cartographies homogénétiques, d’un point de vue ontologique. Mais, en réalité, chaque pratique scientifique implique une procédure hétérogénétique, notamment ces points de passage, ces points de bifurcation, de singularité, qui sont des points d’irréversibilité et d’hétérogénèse, qui correspondent à toutes les bifurcations de la création. Le diagrammatisme scientifique, c’est quelque chose qui part d’un repérage discursif, de constantes, de fonctions. Puis, à un certain moment, qui trouve un point de bifurcation, un point de prolifération par l’intermédiaire, en particulier, de procédures mathématiques, ou aujourd’hui de procédures informatiques. Donc, il y a toute une dimension de la créativité concrète de la science qui est écrasée. C’est pour cela que je voudrais tirer davantage les paradigmes scientifiques vers les paradigmes esthétiques.

Les chercheurs qui s’adressent à l’énigme de la vie se retrouvent eux aussi positionnés entre la complexité et le chaos. Donc, il faut penser à partir de là, de cette position « entre ». C’est là, il me semble, la leçon première du livre.

Ce qui m’importe, c’est de trouver un certain nombre de repérages sur le rapport entre la discursivité sensible dans le domaine du langage, de la communication des énoncés scientifiques, et l’appréhension pathique, non-discursive. Pour ça, je suis amené à postuler qu’à côté des vitesses relatives, limitées, délimitées de la communication, il y a une appréhension existentielle à vitesse infinie.
C’est toujours cette double articulation qui m’amène à poser d’une part un monde de la discursivité, un monde de la complexité discursive, d’autre part un monde de la complexité non discursive et d’une appréhension, que j’appelle chaosmique, de cette dernière. Comment fait-on tenir ensemble, finalement, les qualités par rapport aux quantités ?

On peut dire aussi que le livre se propose à la fois une politique et une éthique de la singularité, puisque ces mots reviennent comme une petite ritournelle. Quel est le rapport entre la ritournelle et la production des singularités ?

La ritournelle, en vérité, est beaucoup plus la singularisation ou la resingularisation que la singularité. La singularité, on la trouve dans le domaine des mathématiques, on la trouve dans le domaine des sciences comme point de singularité. Ce qui m’intéresse, c’est de voir justement, puisque tu parles de ritournelle, comment, à partir des ritournelles de vie quotidienne, des ritournelles esthétiques, on peut trouver un point de bifurcation qui engendre un processus de resingularisation. Autrement dit, pour moi, la singularité ne se donne pas comme opposition massive avec la généralité ou avec l’universalité, mais comme un carrefour praxique et, donc, comme un choix. Ce choix éthique de la replongée toujours possible dans : qu’est-ce que je fais là ? qu’est-ce que je suis à cet endroit-là ? ai-je une responsabilité pour ce que je suis là maintenant, mais aussi une responsabilité pour ce qui va venir par la suite, non seulement pour moi, mais pour l’autre, pour l’ensemble des univers de sens qui sont concernés ?

J’ai toujours voulu te poser une question sur la musique, qui est évidemment très importante pour toi. Je pense, par exemple, aux pages merveilleuses dans Mille Plateaux, sur- tout sur la ritournelle. As-tu eu une formation musicale ?

J’ai étudié le piano quand j’étais enfant. J’ai continué à jouer longtemps et je peux dire que ce sont les univers musicaux qui m’ont servi de références, de voies d’accès aux autres univers esthétiques, parce que finalement les univers musicaux sont les plus gratuits, ceux qui mettent le plus radicalement en cause les rapports intersubjectifs. Il y a une générosité ontologique dans la musique, alors…

Elle nous emporte très vite, la musique, tout à coup…

C’est ça. Alors que dans la littérature, même dans la poésie, dans les arts plastiques, il y a toujours une co-présence des champs de signification, même si c’est pour les détourner, pour les utiliser dans différentes directions, tandis que la musique est une appréhension massive des univers de référence dont je parle. C’est pourquoi je les illustre toujours à travers des exemples stéréotypés sur Debussy ou sur la polyphonie.

Dans ton livre Chaosmose, l’art de la performance est assez important. Si tu me permets, je lis un passage : « L’art de la performance livre l’instant au vertige de l’émergence d’Univers à la fois étranges et familiers. Il a le mérite de pousser à l’extrême les implications de cette extraction de dimensions intensives, a-temporelles, a-spatiales, a-signifiantes, à partir du maillage sémiotique de la quotidienneté. » Habituellement, on dit que l’art de la performance, comme le cinéma, fonctionne selon une esthétique mixte et donc produit toute une gamme sensorielle et signifiante. Mais ce que tu dis là est peut-être plus précis et plus juste.

Dans le dispositif esthétique classique, habituel, il y a toujours la distinction entre un temps de la médiation et un temps de la cristallisation de l’univers esthétique, et…

…et le temps réel.

Ce qui est réel, c’est le temps génératif. C’est le fait que l’on est là dans une salle, on est là, même avec personne, et puis d’un seul coup, on procède à cette générativité de l’univers esthétique. Si tu le fais sur la base d’un métier personnel, d’un tour de main, d’un capital pragmatique, sur fond d’une connaissance de l’histoire de l’art, ce n’est pas comme si tu te lances directement. Ceci dit, il y a toujours un métier personnel, il y a toujours une référence à l’histoire de l’art, mais qui n’est plus dans le même rapport de filet, d’assurance, de garantie, de légitimation. Donc, c’est comme si pour un acteur on disait ce qu’il va jouer, ce n’est pas la pièce de théâtre, c’est ce qu’on appelle le trac, je te demande d’interpréter le trac, un instant de rupture… Joue-moi le trac.

Dans Chaosmose tu parles de l’importance d’un nouveau paradigme esthétique, à l’égard, surtout, de ce que tu appelles « l’immanence processuelle ».

C’est tout à fait le même type de préoccupation que pour la performance, il y a deux immanences. Celle où rien n’advient, où l’on reste dans des ritournelles clôturées sur elles-mêmes, des répétitions vides, comme disait Gilles Deleuze dans Différence et répétition. . Et celle où une différence microscopique déclenche une processualité, quelque chose qui démarre, s’organise, se développe. Quand on parle tous les deux, là, il se peut très bien que je répète toujours la même chose ou que je ne dise rien et puis il est possible qu’il y ait une bifurcation, qu’il y ait un processus qui se déclenche. C’est quelque chose qui concerne évidemment beaucoup les questions esthétiques, mais ça concerne aussi bien les questions psychanalytiques, puisque l’on rencontre là aussi des ritournelles fermées sur elles-mêmes. Il s’agit de savoir s’il peut y avoir de l’événement, s’il peut y avoir quelque chose qui donne le sentiment de singularité existentielle, de ce qu’on n’est pas dans un temps infiniment réversible, mais dans un temps processuel, un temps irréversible.

L’art, depuis Duchamp au moins, c’est ce qui donne à penser, pas du tout un modèle, mais…

Un risque, y compris un risque de folie, un risque de non-sens, un risque de coupure avec les significations dominantes, avec les autres tels qu’ils sont organisés. Il y a quelque chose effectivement dans l’art que l’on pourrait rapporter à une espèce de cycle du héros. C’est pour ça que Ulysse de Joyce est tellement important pour moi, parce que c’est une façon de transposer le cycle du héros dans la problématique esthétique.

Et dans la vie de la quotidienneté moderne, qui est tout à fait différente de la vie homérique. Cette transposition se donne ou produit toute une prolifération de mots, de phrases, de types de structures littéraires. C’est le roman polyphonique par excellence.

Ça vaut aussi pour le domaine politique. Vous avez un héros, par exemple, qui vient de surgir aujourd’hui aux États-Unis, qui s’appelle Ross Perot… Qu’est-ce qu’il est en train de faire alors que tout était organisé, tu vois, la routine, le scénario préétabli. Voila une espèce de personnage effarant, comme Le Pen en France, qui bouleverse les cartes… et dispose autrement les médias à son égard.

Il faut se méfier de quelqu’un comme Perot qui dit : « Je suis en dehors de la politique » ou « If you’re breathing, I want you working » (« si tu respires, je veux que tu travailles »). Ça donne un message directement, sans dire précisément ce qu’il va faire. Tout est là, dans sa manière de parler. Il a dit par exemple : « I don’t have anything against homosexuals, but they will not be in my government. » C’est effrayant.

Vraiment un héros antique.

Oui, mais dans les temps modernes, un héros… qui ouvre la voie directe au néo-fascisme.

Tous les grands héros de la modernité sont fascistes, que tu prennes Hitler ou des héros littéraires comme Céline. Chez moi, il n’y a pas de place pour l’héroïsme ou le cycle héroïque.

À propos de la littérature, j’ai une question théorique : dans Chaosmose, après avoir cité un passage du poème de Mallarmé « Un coup de dés », tu écris ceci : « Cette irruption de l’irréversible, ces choix de finitude ne pourront être cadrés, acquérir une consistance relative, qu’à la condition de s’inscrire sur une mémoire d’être et de se positionner par rapport à des axes d’ordination et de référence. Le pli autopoïétique répondra à ces deux exigences par la mise en œuvre de ces deux facettes, inextricablement associées, d’appropriation ou de grasping existentiel et d’inscription trans-monadique. » À cet égard, s’il y a inscription, il y a une espèce d’écriture, des traces, et donc un codage. Est-il inévitable alors qu’il y ait une capture par le signifiant et peut-être un nouveau régime de discursivité ? Qu’est-ce qui pourrait empêcher cette capture éventuelle ?

Ce trans-monadisme est d’ordre pathique, d’ordre non-discursif. C’est pour cela qu’il n’y a pas une écriture universelle, générale, signifiante qui traverse les différents registres hétérogènes.

D’accord, mais chaque agencement produit-il un type de discursivité ?

La discursivité de toutes façons est inévitable, elle fait partie de notre appréhension du monde. Elle est liée au fait qu’on est jeté dans le temps, jeté dans l’espace, jeté dans les flux énergétiques, ce que j’appelle les flux énergico-spatio-temporels, et la question, c’est de savoir s’ils sont fondateurs de l’être. Si ces étants énergico-discursifs sont des choses qui sont de la trame de l’être ou si, au contraire, ils renvoient à une fonction existentielle qui est ce grasping, qui n’est pas un être de type éditorial entre les étants, mais qui est un être projeté, un peu comme dans la tradition sartrienne, mais beaucoup plus, qui est projeté, qui est multidimensionnel, qui est hétérogénétique et qui correspond à des constellations singulières. Ce n’est pas pour ça qu’il est discursif, sa discursivité est seconde.

J’avais l’impression que la discursivité était à l’affût des agencements, comme un cancer…

Ce qui est un cancer, ce n’est pas la discursivité en tant que telle, c’est la discursivité capitalistique, celle qui se traite avec des oppositions distinctives, standardisées, avec des monnaies d’échange : le capital, l’énergie, le signifiant, etc. Par contre, les discursivités hétérogènes, les discursivités qui drainent leur univers de références à travers leur processus d’expression, sont tout à fait essentielles. Ainsi, dans la cure schizoanalytique, on va chercher à discernabiliser les discursivités selon leurs lignes d’hétérogénéité. On ne va pas rester dans une espèce de collapsus Z, à ne rien dire, à ne rien exprimer.

Finalement la question était assez simple : on pourrait avoir l’impression que la discursivité est l’ennemi, quelque chose qui guette, à l’affût des agencements émergents, qui menace de l’extérieur, mais ce n’est pas vrai.

Non, parce que jusqu’à présent, tu me fais parler des flux, tu me fais parler des univers de références, tu me fais parler des territoires existentiels, du grasping existentiel, mais j’observe que tu ne parles jamais des phylums machiniques. Les phylums machiniques sont précisément la racine de la discursivité expressive, des propositions machiniques. Toute la question est de savoir si ces propositions machiniques vont rentrer dans un réductionnisme de type logiciste, ou de type informationnel, ou si au contraire il va y avoir une hétérogénèse machinique. Ce quatrième pôle est tout à fait fondamental.

Tu as fait référence à Heidegger, et plus précisément à la différence ontologique qu’il fait entre L’Être et l’étant. Mais pour toi, Heidegger reste un philosophe des universaux transcendants.

Ce n’est pas tellement qu’il est dans les universaux transcendants, c’est qu’il est le tenant d’une ontologie homogénétique. Il sombre dans un Être qui est pour lui-même un vertige chaosmique. Alors, évidemment, si l’Être correspond à ce vertige chaosmique, tout s’effondre dans une perte de sens radical et dans un pessimisme catastrophique. Ce qui m’intéresse, c’est que derrière les étants, il n’y a pas un Être homogénétique, mais il y a des dimensions ontologiques hétérogénétiques.

L’être pour Heidegger n’est pas un constant ; il y a toujours le découvrir et simultanément le recouvrir de l’être, mais le mode selon lequel ça se passe change historiquement. Et si la vérité se discerne dans une manière propre à chaque époque, peut-être que pour nous la vérité est l’immanence, l’immanence processuelle.

Oui, mais la question n’est pas purement spéculative. La question est de positionner l’historicité de la techné ; là, l’enjeu est très politique, très immédiat. Si la techné correspond à une façon de voiler de plus en plus l’être fondamental, si elle est liée à une sorte de malédiction qui nous détourne de l’être, on a une perspective complètement différente de celle que je propose. Pour moi, la techné n’est qu’un aspect des phylum machiniques. Il y a bien d’autres phylums machiniques que les phylums technologiques, la machine dans le sens ordinaire ; il y a à articuler les phylums de la technique, les phylums des sciences, des mathématiques, mais aussi de la poésie, du socius, des machines désirantes, etc. On a alors une imbrication machinique hétérogénétique qui est antagoniste de cette vision mortifère de la technique.

Il est frappant aussi que beaucoup d’étudiants soucieux du problème écologique soient intéressés par Heidegger.

Ah, oui, c’est le danger d’une écologie mortifère.

Dans ton livre les Trois écologies tu parles des écologies de l’environnement, du socius, et de la psyché. La crise de l’écologie est vraiment une crise beaucoup plus large qu’on ne l’admet. En fait, il est rare de voir un penseur comme toi s’adresser à cette crise et aux problèmes, à tous niveaux, même philosophiques, qu’elle pose. Afin d’entamer toute cette problématique, tu as inventé un mot « écosophie ». Peux-tu expliquer ce que tu entends par ce mot ?

Ce qui m’intéresse et m’inquiète en même temps, c’est le développement d’une écologie entièrement centrée sur la nature, sur la défense des espèces, donc une sorte de vision identitaire qui peut déboucher sur un conservatisme, sur un autoritarisme tout à fait inquiétants. Pour moi, la défense des espèces matérielles, des espèces naturelles, des espèces végétales et animales est inséparable de celle des espèces incorporelles. Je prends toujours l’exemple du cinéma d’auteur, des valeurs de solidarité, des univers de la fraternité, de socialité et de voisinage, de chaleur humaine, d’inventivité. Ce sont aussi des espèces en voie de disparition, qui doivent être défendues. Le problème de l’agencement subjectif devient premier par rapport à l’objet considéré, à l’objet écologique. Ce qui compte dans l’écos, ce ne sont pas seulement les murs de la maison… Au lieu d’avoir une vision réductionniste de l’être comme être naturel, comme être déjà-là, il s’agit de poser un horizon d’ontologie pluraliste.
C’est dire que la praxis humaine engendre des univers hétérogènes, engendre des pratiques. La mécanosphère fait partie de la nature dans ce sens élargi de même que la responsabilité humaine, notamment pour l’état actuel de l’environne- ment, du contexte existentiel dans lequel on est. Mais aussi la responsabilité pour l’avenir, c’est-à-dire pour la prévision scientifique et esthétique de ce que sera le monde pour les générations suivantes, devient une des racines annonciatrices de l’être. Il s’agit donc non seulement de considérer l’être ici- déjà-là, mais l’être à venir, l’être machinique, les dimensions déterritorialisées, le pluralisme de l’être. Une responsabilité à l’égard de l’être pris comme créativité, c’est ce que j’ai essayé de présenter comme écosophie, comme sagesse de l’écos, pas seulement les sagesses des rapports inter-humains, mais aussi celles des rapports avec l’environnement, avec les phylums machiniques, avec les univers de sens, avec les territoires existentiels.

Penses-tu que le mouvement écologique formera la base pour un vrai mouvement de type global, et, si oui, quels sont les conditions et les dangers ?

Le danger, c’est que l’écologie devienne un nouveau conservatisme et une idéologie du maintien des structures déjà là, qu’elle ne soit pas capable de s’articuler avec tous les phylums machiniques. Donc moi, je suis pour articuler l’écologie environnementale, les écologies sociales, les écologies mentales, les écologies urbaines, les écologies des mass médias, etc. On arrive à une crise de l’humanité où c’est le socle même de la biosphère qui est mis en cause et cela peut, peut-être, générer un mouvement de prise de conscience. Il me semble fondamental que cette prise de conscience soit englobante, soit hétérogénétique, ne soit pas réductionniste comme le sont trop souvent les mouvements écologiques.
Félix Guattari
Vertige de l’immanence / 1992
Entretien avec John Johnston
Publié dans la revue Chimères n°38
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Ecrits pour l’Anti-Œdipe : Plan de consistance (1) / Félix Guattari / présentation par Stéphane Nadaud

1971 : Dans un texte proposé à Deleuze, « Plan de consistance », Guattari propose un « trip » : « Devenez schizo en 20 leçons ! Inscrivez-vous pour le grand voyage sans passeport et sans Ithaque. »
Mars 1972 : sortie de l’Anti-Œdipe. Où l’on découvre un Guattari en proie aux doutes, par rapport au docte Deleuze, vis-à-vis du lourd poids à porter qu’est le tome I de Capitalisme et schizophrénie« Je me sens un peu surcodé par l’Anti-Œdipe. » Ce qui ne le décourage pas de proposer un plan pour le tome II. Nous livrons ici des textes écrits en février-mars 1972, flux « schizo-déconnomaniaque » consistant en un mélange de morceaux de son journal (1), de notes de lecture, d’ébauches de textes théoriques, de citations marquantes, d’expériences « cliniques » avec ses clients en analyse, ou encore de rêves. Guattari n’hésitait pas à faire de ceux-ci l’objet d’analyse de groupe dans son séminaire : « C’est une tentative d’analyse de rêve. D’abord une remarque préalable, la nature de ce rêve – mais je crois qu’au fond il en va de même pour tous les autres rêves – implique absolument qu’on ne puisse pas masquer les noms propres et à la différence de ce qu’on essayé de faire Freud et les autres commentateurs, je crois qu’on ne peut masquer les noms propres que si on a une technique d’interprétation qui émascule les singularités (2) ». Respectant cette idée, nous avons laissé les noms propres, dès lors que nous disposions de l’accord des intéressés. Nous suivons en cela Guattari lui-même lorsqu’il explique dans ses séminaires qu’en aucun cas il ne faut mettre les initiales des noms dans les analyses de rêve ou de cas cliniques (Bertha Pappenheim n’est pas Anna O. !). On se réclamera donc de Guattari lui-même pour publier ce qu’on pourrait trouver par trop « intime », intimité que Guattari récuse : « Ce journal n’est pas intime. Il pourrait en principe être diffusé. J’ai assez prêché autour de moi les vertus de l’analyse de groupe, appelé à la confection de monographies militantes… Me voilà au pied du mur (3). » En les publiant, on répond en partie à la question que Guattari se pose à lui-même : « Comment l’accumulation de ce genre de notes dispersées pourrait-elle entrer dans le monde des livres (4) ! » ; réponse qu’il fournit d’ailleurs lui-même : « Fondre les genres littéraires, trouver l’issue enfin de cette discontinuité de ce chaos de non-existence elle-même. »
Juin 1972 : à nouveau le « Plan de consistance ». La pensée de Guattari en action. Dans ces morceaux, a priori épars, ces objets partiels aurait-on envie de dire, s’organise un corps – sans organe – de la pensée de Guattari. Non pas une organisation au sens d’organisme (les objets partiels ne sont pas des organes) mais une zone intensive particulièrement stable, pour reprendre les termes de Bateson à propos du concept de plateau, d’où s’échappe une ligne de fuite sur l’intensité telle quels « conçoit » Artaud, et où l’on sent « cette course subtile, au milieu d’une pensée en déroute où la subtilité du problème cherché se confond avec la fuite subtile de cette même pensée ». En action donc, ou plutôt en procès, la folle et intensive – on n’ose dire schizo – pensée de Guattari. On a affaire à un texte des plus nietzschéens (cf les allusions directes à Nietzsche, à la « sur-humanité », au « désir du sur-homme », etc.). Qu’est-ce que le plan de consistance ? C’est toute la démarche de Guattari : affirmer que « derrière les strates d’énonciation collective […] il existe non pas une loi, une super-axiomatique, mais un phylum machinique. » Ne pas finir comme l’homme de la campagne devant la Loi dans la parabole de Kafka (5).
Septembre-octobre 1972 : des textes d’après l’Anti-Œdipe qui s’inscrivent dans un travail en cours qui aboutira à la publication, en 1975, des réflexions communes de Deleuze et Guattari sur la « littérature mineure ». Kafka hante ces textes. Et l’écriture de Guattari prend des accents kafkaïens. écriture d’errance : « Ecrire pour ne pas crever, pour crever autrement ». Ecriture incertaine avec beaucoup d’hésitations et de phrases barrées, ce qui est plutôt rare dans le reste de ses notes. Moment de roture en arrière : retour sur le travail avec Deleuze. Difficulté à être comme la guêpe et l’orchidée : « Ce qui se joue dans mes rapports avec Gilles c’est la conjonction, la greffe avec rejet partiel ou total, de deux sortes d’organisation socio-libidinales. » Et toujours cette terrible comparaison : Deleuze « travaille beaucoup. On n’est vraiment pas de la même dimension ! Je suis une sorte d’autodidacte invétéré, un bricoleur, un personnage à la Jules Verne - Voyage au centre de la terre. A ma façon je n’arrête pas… » Avec des tentatives de fuite : « Ce qui me plairait c’est de déconner. Publier ce journal par exemple. » Retour aussi sur l’Anti-Œdipe : où en est l’Œdipe, l’alternance moléculaire / molaire ? Guattari remet la psychanalyse au travail, essentiellement autour d’un de ses concepts centraux : l’interprétation, notamment celle des rêves. Où reviennent Kafka et ses « soixante-cinq rêves » (6).
On voit ici un Guattari qui essaie de ne pas se perdre : « Garder mon stylo, ma manière propre. Mais je ne me retrouve pas vraiment dans l’AO. Il est nécessaire que je renonce à courir derrière l’image de Gilles et derrière le fini, la perfection qu’il a apportée à la dernière possibilité de livre. »
On voit un Guattari qui, désespérément, tente l’ouverture de lignes de fuite dans la machine Deleuze-Guattari… Pour repartir dans une autre : « Conjonction de deux machines : la machine littéraire de l’oeuvre de Kafka et ma propre machine de Guattari. »
Stéphane Nadaud
Présentation du chapitre « Plan de consistance »
Ecrits pour l’Anti-Œdipe / Félix Guattari / 1972 / 2012
Ecrits pour l'Anti-Œdipe : Plan de consistance (1) / Félix Guattari / présentation par Stéphane Nadaud dans Deleuze Yayoi-Kusama-Polka-Dots-Madness-3
1 Une édition partielle du journal de F. Guattari sur l’année 1971, présentée par J-P. Faye, a été publiée dans la Nouvelle Revue française en deux parties : F. Guattari, « Journal 1971″, la Nouvelle Revue française, octobre 2002 n°563, p. 317-351. F. Guattari, « Journal 1971″, la Nouvelle Revue française, janvier 2003, n°564, p.335-359.
2 Séminaire du 30/10/84, « Un oubli et un lapsus dans un rêve ».
3 F. Guattari, « Journal 1971″, la Nouvelle Revue française, octobre 2002, n°563, p. 328.
4 Ibid, p. 329
5 F. Kafka, le Procès, Paris, Gallimard, Pléiade, 1976, p. 453-455.
6 Cf. note 105 de cette partie.

Guattari, prises multiples / Robert Maggiori

On a une idée imprécise de la façon dont Félix Guattari et Gilles Deleuze travaillaient ensemble. On sait bien, en revanche, ce qu’ils entendaient par «philosopher» : fabriquer des concepts, les découper, les limer, les clouer, les encastrer les uns dans les autres, non pour poser un coffrage sur le réel, mais pour imbriquer des pans de réalités hétérogènes, qui, en se collant, créeraient des plans nouveaux d’où sourdent inopinées des multiplicités d’événements. Aussi les imagine-on en ouvriers, menuisiers ou maçons. L’un était plutôt l’homme du chantier, de la fouille, de la découverte de matériaux, de l’inventivité, l’autre celui de la maison, de la construction, de la finition, de la dernière main – celui-ci était le fleuve, le main stream, si l’on veut, l’autre tous les affluents, bouillonnants. Deleuze n’a pas cessé de dire ce qu’il devait à la créativité exubérante de son ami, qui lui fit voir sous un autre jour les problèmes politiques, les «incidences militantes», ou la psychanalyse, le lacanisme, la psychiatrie…

Brouillons. Félix Guattari a disparu il y a juste vingt ans. De lui paraissent aujourd’hui, pour célébrer cet anniversaire, trois ouvrages : Ecrits pour l’Anti-Œdipe, De Leros à La Borde, et Lignes de fuite, un long texte inédit retrouvé par ses enfants. Ils illustrent chacun une «facette» de son activité multiforme. Le premier, déjà publié en 2004, permet de mieux saisir le «fonctionnement» de sa collaboration avec le philosophe, ou plutôt le mode de production de la machine théorique qu’était «Deleuze-Guattari» : il s’agit en effet, rédigés entre 1969 et 1972, des textes, essais, notes, fiches de lectures, brouillons, lettres que Guattari faisait parvenir à Deleuze en vue de la préparation de cette «bombe» que fut L’Anti-Œdipe - premier ouvrage commun, avant Rhizome, Kafka, Mille Plateaux et Qu’est-ce que la philosophie ? Le deuxième met en scène le Guattari psychanalyste, qui dès 1955 rejoint la clinique de La Borde où son fondateur, Jean Oury, avait lancé la «psychothérapie institutionnelle». Il est composé de deux textes. L’un, le Journal de Leros, est le récit du voyage-enquête (paru dans Libération le 13 octobre 1989) effectué par Guattari dans deux hôpitaux psychiatriques grecs, dont des images diffusées dans le monde entier – «des corps nus, des visages décharnés et figés dans la peur et l’angoisse derrière des grilles» - avaient montré qu’il s’agissait d’un véritable bagne, d’un «camp de concentration sans la présence d’aucun personnel soignant, sans même un psychiatre». L’autre, De Leros à La Borde, décrit, à la manière d’une brève autobiographie, la pratique «analytique et sociale» de Guattari, la façon dont il apprend «à connaître la psychose et l’impact que pouvait avoir sur elle le travail institutionnel», dont il interconnecte approches cliniques et politiques, met en place de «multiples instances collectives, assemblées générales, secrétariat, commissions paritaires pensionnaires-personnel […], « ateliers » de toutes sortes, journal, dessin, couture, poulailler, jardin, etc.», bref crée, avec Oury, un lieu de vie «autre», qui n’a plus rien à voir avec l’«asile», tout de violence, d’enfermement et de maltraitance, et qui entraîne la mise en cause non seulement de la vieille psychiatrie, mais «de la santé, de la pédagogie, de la condition pénitentiaire, de la condition féminine, de l’architecture, de l’urbanisme…»

Label. Lignes de fuite, rédigé en 1979-1980 – avant Mille Plateaux – est un ouvrage théorique d’importance. Outre le lexique, la furie néologique et le style de Guattari, reconnaissables à mille lieues («agencements collectifs du désir», «cartes et rhizomes», «reterritorialisation», «accélérations sémiotiques», «schizoanalyse»), on y trouve l’essentiel de sa pensée, dont le label pourrait être celui de transversalité, qui lui fait découvrir des connexions inédites, fabriquer des passerelles et des interactions entre individus, groupes, mouvements, investissements libidinaux, domaines du savoir, pratiques sociales et politiques. Dans la préface, Liane Mozère résume la question que pose Lignes de fuite : «Comment agir dans le capitalisme mondial intégré afin de faire advenir des possibles ?» On devine que, pour y répondre, Guattari ne rédige pas des manifestes politiques. Il démonte ce que Michel Foucault nommait déjà la «microphysique des pouvoirs», la façon «moléculaire» qu’a le pouvoir non seulement d’investir, pour les rendre inaltérables, les institutions politiques, mais aussi la subjectivité, que des règles de langage, des codes, des valeurs, des protocoles assujettissent aussi bien et rendent conformes aux intérêts du pouvoir. Aussi commence-t-il par le «fond» même de cette subjectivité, à savoir l’inconscient, lequel, «ni individuel ni collectif», n’est pas, comme le pensait Lacan, «structuré comme un langage», mais comme «une multiplicité de modes de sémiotisation».

Building. «On n’a jamais affaire à l’Inconscient avec un I majuscule, mais toujours à n formules d’inconscients, variant en raison de la nature des composantes sémiotiques qui connectent les individus les uns aux autres : les fonctions somatiques et perceptives, les institutions, les espaces, les équipements, les machines, etc..», écrit Guattari. L’enjeu n’est évidemment pas psychanalytique, mais politique : soumettre la subjectivité à un «référent unique», à une Forme, une Structure, un Signifiant, c’est perpétuer une sorte de subjectivité, celle de «l’énonciation individuée», de la fausse autonomie, d’un «petit sujet dans ma tête, comme un manager minuscule, tout en haut d’un building», ou de «la production en série et l’exportation massive du sujet, blanc, conscient, mâle, adulte, maître de lui et de l’univers», et, ainsi, nier «la diversité infinie des modes de subjectivité, de réflexivité et de discursivité», par quoi, en s’agrégeant, se constituent les «populations moléculaires», ou les «meutes», moins «prises» par les «formations de pouvoir capitalistiques».

Sans doute pensera-t-on qu’encore ébouriffé par les vents de l’après-Mai 68, Lignes de fuite parle une langue morte, porte des espérances et des enthousiasmes désormais essoufflés. En réalité, certaines de ses pages semblent avoir été écrites hier. Elles expliquent comment, malgré tout, et lorsqu’on ne s’y attend guère, peuvent naître les printemps – dans la vie bloquée d’un individu ou dans un corps social paralysé par la crainte, l’oppression, la misère, le conditionnement, la terreur. Et comment des volontés enchaînées soudain se conjuguent, s’allient, s’encouragent, se libèrent, deviennent «mouvement» et trouvent la force d’oser l’impossible.
Robert Maggiori
Article publié dans Libération le 19 janvier 2012
A lire sur le Silence qui parle :
Lignes de fuite, extrait, et la préface de Liane Mozère
Aux éditions Lignes :
De Leros à La Borde
Ecrits pour l’Anti-Œdipe (textes agencés et présentés par Stéphane Nadaud)

Guattari, prises multiples / Robert Maggiori dans Désir bonnefoi

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