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L’expérience urbaine de l’ayahuasca au Brésil / Clara Novaes, Olivier Taïeb, Marie Rose Moro / Chimères n°78 / Soigne qui peut (la vie)

L’un des traits distinctifs du chamanisme amazonien est le recours aux plantes psychoactives induisant des transes, des « vols de l’âme » et des visions. Les Curanderos, les Pajés ou chamans exercent un rôle important pour assurer la santé dans leur communauté. Ils ont le pouvoir de guérir. Pour faire l’intermédiaire entre le monde des humains et le monde invisible, celui des esprits, ils se servent d’un certain nombre de plantes appelées doctores, « plantes maîtresses » ou encore « plantes qui enseignent ». Les plantes ont un pouvoir ; elles font voir et partagent un savoir. Dans la cosmologie animiste amazonienne, les plantes peuvent « enseigner1 » aux chamans comment diagnostiquer et soigner les maladies, comment utiliser les plantes médicinales et d’autres outils soignants tels que les chants (Icaros), les percussions, l’extraction du mal par succion de la partie malade, les fumigations de tabac sur le malade, etc. C’est grâce à l’aide des esprits de certaines plantes que le chaman est capable d’acquérir ses pouvoirs.
Ainsi, différentes ethnies indiennes de l’Amazonie brésilienne, péruvienne, colombienne et équatorienne ont une longue tradition d’usage des plantes dont l’ayahuasca, plante fondamentale du chamanisme du bassin amazonien de par ses propriétés psychoactives puissantes. L’anthropologue Luis Eduardo Luna2 a recensé quelque soixante-douze peuples utilisateurs d’ayahuasca en Amazonie Occidentale. En langue quechua le mot ayahuasca désigne le breuvage obtenu par la décoction d’au moins deux végétaux : Banisteriopsis Caapi (une liane) et Psychotria Viridis (feuille d’un petit arbuste). Selon le contexte, aya désigne le cadavre, le défunt, et huasca, la corde ou la liane. Les métis amazoniens appellent souvent cette plante « la médecine » (le remède) ou encore « la purga » (la purge) qui, par ailleurs, est une dimension essentielle de l’expérience qu’elle entraîne. En plus d’induire un état visionnaire, introspectif, l’ayahuasca purge. Généralement, ses effets durent entre 4 et 6 heures.
Ce « thé » amer, de couleur marron, au goût déplaisant, contient des alcaloïdes psychoactifs très puissants, dont la DMT (la diméthyltryptamine) et l’harmine. La DMT est une substance proscrite par la Convention de Vienne de l’ONU de 1971 dont le Brésil et de nombreux pays du monde dont la France sont les signataires. En France, depuis 2005, tous les composants de l’ayahuasca et non seulement la DMT sont proscrits et ses pratiques sont assimilées à une « dérive sectaire ». Néanmoins, les gouvernements brésilien, américain et hol- landais reconnaissent le droit à l’usage de l’ayahuasca dans un cadre exclusivement religieux. Le breuvage est utilisé comme un « sacre- ment » dans ce que les anthropologues brésiliens3 ont appelé « les religions ayahuasqueiras », à savoir : le Santo Daime, l’União do Vegetal et la Barquinha. Si ces trois religions syncrétiques sont nées en Amazonie brésilienne dans les années 1930, c’est à partir des années 1970 qu’elles ont été « découvertes » par des voyageurs, des artistes, des intellectuels, des hippies, des personnes en quête de cure ; puis, depuis 19804, elles se sont propagées de l’Amazonie aux grandes villes brésiliennes, « adoptées » par une partie de la classe moyenne des grands centres urbains avant de se répandre à la fin des années 1980 vers différents pays du monde. En France, le mouve- ment ayahuasqueiro est davantage lié à la tradition péruvienne qu’à la brésilienne, bien que le Santo Daime existe et tente d’acquérir une légalité depuis des années.
L’expansion des expériences urbaines de l’ayahuasca
Au Brésil, grâce au mouvement moderniste des années 1920 et au « manifeste anthropophage » de l’écrivain Oswald de Andrade, la notion d’anthropophagie en tant que métaphore a gagné un sens profane. Celui-ci postulait que, tout comme les indiens Tupinambás (du moins comme les artistes l’ont pensé), on cherche à dévorer, de l’autre, ce qui peut être affirmatif pour soi. En ce sens, nous avons relevé la présence d’une dimension « anthropophage » dans la scène ayahuasqueira brésilienne dans la mesure où les ayahuasqueiros n’hésitent pas à « avaler » des spiritualités provenant de traditions très diverses pour composer leurs expériences, le Santo Daime étant l’exemple le plus emblématique. Avec l’ayahuasca nous assistons à l’exportation d’une spiritualité qui condense, par le biais de la bois- son d’origine indigène, une certaine idée d’un « nouveau monde » duquel proviennent un certain savoir, l’incarnation d’une certaine possibilité spirituelle, des « effets » rapides, visibles, viscéraux.
Si au XIXe siècle on pouvait penser que les pratiques chamaniques de sociétés dites traditionnelles allaient disparaître, écrasées par les religions des pays dominants, au fil du XXe siècle et plus particulière- ment depuis les années 1960, nous avons assisté non seulement à la vive résistance de ces pratiques aux colonisations, mais aussi à l’intérêt grandissant de la part du monde occidental5.
Le néo-chamanisme ou chamanisme urbain est l’appellation donnée au mouvement ayant succédé à la contre-culture occidentale des années 1960 et qu’on peut inscrire dans la mouvance New Age – courant spirituel apparu dans le Zeitgeist des années 1960 et 1970. Le néo-chamanisme se caractérise par une grande plasticité intègrant le chamanisme traditionnel amazonien à tout un éventail d’approches psycho-spirituelles occidentales très hétéroclites. Nous retrouvons, tant dans le néo-chamanisme que dans le New Age, une mouvance mystique-ésotérique qui propose des systèmes dynamiques de type holiste (du grec o holos : entier) : chaque chose, chacun, porte en soi le tout.
De nos jours, les chamanismes urbains connaissent de nouveaux agencements et une expansion bien au-delà des frontières de l’Amérique Latine. Dans toutes les grandes villes du monde occidental existent des groupes, voire des religions ayant un but artistique, thérapeutique, médicinal ou spirituel, inscrits dans la démarche du « développement personnel », qui font un usage rituel des substances psychoactives, telles que la mescaline, l’iboga, des champignons et notamment l’ayahuasca, la plus en vogue.
L’ayahuasca exerce une grande fascination sur le monde contemporain comme en témoignent l’intérêt porté aux rituels brésiliens du Santo Daime et l’União do Vegetal. Que l’on pense au travail destiné à soigner les toxicomanes par le biais de l’ayahuasca mis en œuvre par le médecin français Jacques Mabit dans le Centre Takiwasi au Pérou ; à la fréquentation de toute la région d’Iquitos au Pérou par des voyageurs du monde entier en quête de découvrir les pouvoirs curatifs et autres attribués à la plante amazonienne ; au déplacement des chamans à l’étranger pour réaliser des stages ponctuels, etc. L’internet sert de « canalisateur » ; il est devenu un instrument important de propagation de ces nouveaux usages et a contribué à constituer un réseau international qui ne cesse de se développer.
Les réinventions ayahuasqueiras contemporaines envisagent le chamanisme comme une voie spirituelle universaliste et accessible à tout le monde, et non plus réservée aux seules cultures traditionnelles. Dans le chamanisme urbain moderne, le but principal est l’émancipation [empowerment] personnelle des pratiquants, le rôle de la communauté ayant une importance moindre par rapport au contexte chamanique traditionnel6. Les expériences restent collectives et rituelles, mais l’idée du travail individuel de chacun vers son évolution spirituelle prend le dessus comme dans plusieurs courants New Age. Ces mouvements individuels influeraient par la suite sur le social. Contrairement à certaines traditions indigènes de l’ayahuasca, où seul le chaman prend la boisson pour soigner le groupe ou un patient, dans les agencements urbains ayahuasqueiros, chacun est invité à être son propre chaman, à entrer dans un « devenir chaman » en vue de sa propre guérison, de la rencontre avec le divin ou d’une « auto-connaissance » personnelle. Celui qui « sert le thé » pendant les rituels est là davantage pour veiller à leur bon déroulement que pour médiatiser le processus du buveur (le rôle traditionnel des curanderos).
Le chamanisme est ainsi spiritualisé7 et « thérapeutisé », centré sur l’expérience personnelle et le vécu du monde intérieur. Il intègre plu- sieurs questions qui traversent une certaine subjectivité contemporaine. Ce phénomène transculturel, pensé avec Giorgio Agamben8 comme ce qui, dans le présent, survit de l’archaïque, nous conduit à nous interroger sur le monde contemporain.

(…)
Capter les forces affirmatives de cette expérience reviendrait à dire : « avaler, oui, mais pas n’importe comment ». Cela a également à voir avec le temps de l’anthropophagie, qui n’est pas celui d’une simple consommation de l’altérité, tel un produit de plus du marché. Pensons à la mise en garde d’Oswald de Andrade dans son manifeste : « Nous sommes contre tous les importateurs de conscience- en-boîte » ! L’un des dangers de ces expériences est celui d’une identification idéalisante avec les images des mondes proposées par tel ou tel catalogue spirituel. Ces images (mirações) deviennent précieuses à partir du moment où elles favorisent la production de subjectivité, un travail d’imagination et d’élaboration. Autrement dit, à condition qu’elles ne soient pas capturées par le diktat actuel du tout montrer, tout dire, tout faire voir, obscènes dans le sens de « hors scène fantasmatique ». Si l’ayahuasca semble faire voir ce que l’on ne voit pas dans un état ordinaire, il faut cependant éviter de se laisser aveugler par un nombre trop important d’images qui, très accélérées, peuvent vite déborder et devenir envahissantes. Car le sensible, intensifié à ce point, risque de manquer d’un minimum d’intelligibilité. Cela touche à la question des vitesses des intensités ; afin d’éviter ce que nous appelons des « arythmies subjectives », un trouble du rythme, il faut de la prudence (dans le sens de Spinoza).
Que peut un corps ?
L’expérience de l’ayahuasca traverse des zones d’inconnu, d’étrangeté, d’ambiguïté et de contradictions ; elle est faite d’accélération de vitesses, de déterritorialisations qui peuvent s’avérer dangereuses. D’ailleurs, personne ne nie les éventuels dangers d’aller si loin dans ce « scrutage » de soi et du monde. Arpenter cette zone qui s’incarne dans le corps même des expérimentateurs demande une grande prudence afin qu’ils ne s’y perdent pas mais qu’au contraire, ils puissent construire des lignes qui dessinent et affirment l’existence. Deleuze disait que nous ne savons jamais d’avance qui nous sommes ; à vrai dire, avec l’ayahuasca il en est de même. C’est précisément pour cette raison qu’il faut un allié (Deleuze, lors d’un cours à Vincennes, disait cela en parlant d’un livre de Castaneda et de ses apprentissages avec le peyotl) dans cette démarche d’apprentissage, que ce soit le cadre rituel, la personne responsable, la plante elle-même, etc. Cet allié occupe le point de départ de tout un agencement capable de fonctionner sur le corps de celui qui l’éprouve. La question est de savoir si une intensité convient à quelqu’un et s’il peut la supporter. Si accroître son territoire existentiel passe par une déterritorialisation déclenchée par l’ayahuasca, encore faut-il pouvoir la réterritorialiser.
Dans l’expérience de l’ayahuasca, la traversée de ces zones d’indiscernabilité, d’indécision et d’ambiguïté que nous réservent les flux de la vie est intensifiée dans cet enchevêtrement de l’(in)actuel et de l’archaïque qui caractérise la période contemporaine en demandant toujours : que peut un corps ?
Clara Novaes, Olivier Taïeb, Marie Rose Moro
l’Expérience urbaine de l’ayahuasca au Brésil / 2013
Extraits du texte publié dans Chimères n°78 / Soigne qui peut (la vie)
Sur le Silence qui parle : Soigne qui peut / Valérie Marange
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L'expérience urbaine de l'ayahuasca au Brésil / Clara Novaes, Olivier Taïeb, Marie Rose Moro / Chimères n°78 / Soigne qui peut (la vie) dans Chimères ayahuasca

Impressions de Gaza / Noam Chomsky

Même une seule nuit en prison suffit à donner une idée de ce que veut dire le fait de se trouver sous le contrôle absolu de la même force extérieure. Et il faut à peine plus d’une journée à Gaza pour commencer à apprécier ce à quoi doit ressembler tenter de survivre dans la plus grande prison en plein air du monde, où un million et demi de personnes, dans la région la plus densément peuplée du monde, sont constamment soumises à la terreur générale, souvent sauvage et aux châtiments arbitraires qui n’ont souvent pour but que d’humilier et avilir, ainsi que de faire en sorte que les espoirs palestiniens d’un avenir décent soient anéantis et que soit réduit à zéro le soutien mondial majoritairement favorable à un arrangement diplomatique censé accorder ces droits.
L’intensité de cet engagement de la part des dirigeants politiques israéliens a été dramatiquement illustrée ces quelques derniers jours encore, quand ils ont prévenus qu’ils allaient « devenir fous » si l’ONU reconnaissait les droits des Palestiniens, ne serait-ce que de façon limitée. On est loin d’un nouveau départ. La menace de « devenir fous » (« nishtagea ») est profondément enracinée, elle remonte même aux gouvernements travaillistes des années 1950, ainsi que le fameux « complexe de Samson » qui s’y rattache : nous abattrons les murailles du Temple si on les franchit. C’était une menace vaine à l’époque. Ce ne l’est plus aujourd’hui.
L’humiliation intentionnelle n’est pas nouvelle non plus, bien qu’elle adopte continuellement de nouvelles formes. Il y a trente ans, les dirigeants politiques, y compris certains des faucons les plus notoires, avaient soumis au Premier ministre Begin un compte rendu choquant et détaillé sur la façon dont, régulièrement, les colons recourent à la violence contre les Palestiniens et ce, de la façon la plus vile et en toute impunité. L’éminent commentateur militaro-politique Yoram Peri avait écrit avec dégoût que la tâche de l’armée ne consistait pas à défendre l’État, mais « à détruire les droits de personnes innocentes tout simplement parce qu’elles étaient des Araboushim (« bicots », « métèques ») vivant dans les territoires que Dieu nous avait promis ».
Les Gazaouis ont été choisis pour recevoir un châtiment particulièrement cruel. C’est presque un miracle que des gens puissent supporter ce genre d’existence. La façon dont ils y arrivent a été décrite il y a trente ans dans un mémoire éloquent rédigé par Raja Shehadeh (The Third Way – La troisième voie) et s’appuyant sur son travail d’avocat engagé dans la tâche désespérée de tenter de protéger les droits élémentaires au sein d’un système juridique destiné à assurer l’échec de cette même tâche, ainsi que sur son expérience personnelle en tant que  samid, (une personne inébranlable), qui voit sa maison transformée en prison par des occupants brutaux et qui ne peut rien faire d’autre que de « subir », d’une façon ou d’une autre.
Depuis ce témoignage de Shehadeh, la situation a grandement empiré. Les accords d’Oslo, célébrés avec beaucoup de faste en 1993, ont déterminé que Gaza et la Cisjordanie étaient une seule et même entité territoriale. À l’époque, les États-Unis et Israël avaient déjà lancé leur programme visant à les séparer complètement d’une de l’autre, de façon à bloquer tout arrangement diplomatique et à punir les Araboushim des deux territoires.
Le châtiment infligé aux Gazaouis fut encore plus sévère en janvier 2006, quand ils commirent un crime majeur : ils votèrent « de la mauvaise manière » lors des premières élections libres du monde arabe, choisissant le Hamas. Démontrant leur « désir passionné de démocratie », les États-Unis et Israël, soutenus par la timide Union européenne, imposèrent aussitôt à Gaza un siège brutal, accompagné d’attaques militaires intenses. Les États-Unis aussi recouraient tout de suite à un processus d’opération standardisé quand l’une ou l’autre population désobéissante optait pour le mauvais gouvernement : ils préparaient un coup d’État militaire afin de rétablir l’ordre.
Les Gazaouis commirent un crime encore bien pire un an plus tard en contrant la tentative de coup d’État, ce qui aboutit à une intensification rapide du siège et des attaques militaires. Celles-ci culminèrent au cours de l’hivers 2008-2009, avec l’Opération Plomb durci, l’une des utilisations les plus lâches et violentes de la force militaire de l’histoire récente, quand une civile population sans défense, piégée sans aucune possibilité de sortie, fut soumise à une agression sans pitié par l’un des systèmes militaires les plus perfectionnés au monde se servant d’un armement américain et protégé par la diplomatie américaine. Un compte rendu inoubliable de cette boucherie – un « infanticide », pour reprendre leurs termes – fut rédigé par deux courageux médecins norvégiens qui travaillaient dans le principal hôpital de Gaza durant cette impitoyable agression, Mads Gilbert et Erik Fosse, dans leur remarquable ouvrage intitulé Eyes in Gaza (Des yeux à Gaza).
Le président élu Obama fut incapable de proférer le moindre mot, hormis le fait qu’il réitéra sa cordiale sympathie pour les enfants soumis à cette agression – et ce, dans la ville israélienne de Sderot. L’attaque soigneusement planifiée fut mené à bien juste avant son entrée en fonction, de sorte qu’il put dire que, désormais, il était temps de regarder vers l’avant, et non vers l’arrière, ce qui constitue l’échappatoire classique des criminels.
Bien sûr, il y eut des prétextes – il y en a toujours. Le prétexte habituel, ressassé à l’envi chaque fois que le besoin s’en fait sentir, est la « sécurité ». Dans ce cas, il s’agissait des roquettes artisanales lancées à partir de Gaza. Comme c’est habituellement le cas, le prétexte était dénué de la moindre crédibilité. En 2008, une trêve ait été instaurée entre Israël et le Hamas. Le gouvernement israélien reconnaît officiellement que le Hamas l’observa rigoureusement. Pas une seule roquette du Hamas ne fut tirée jusqu’au moment où Israël viola la trêve, sous couvert des élections américaines du 4 novembre 2008, en envahissant Gaza sous des prétextes ridicules et en tuant une demi-douzaine de membres du Hamas. Les hauts responsables des services de renseignement israéliens conseillèrent leur gouvernement en lui disant que la trêve pouvait être renouvelée en desserrant le blocus criminel et en mettant un terme aux attaques militaires. Mais le gouvernement d’Ehud Olmert, à la réputation de « colombe », rejeta ces choix, préférant tirer parti de son énorme avantage comparatif, sur le plan de la violence, et ce fut l’Opération Plomb durci. Les faits principaux ont été passés en revue une fois de plus par le commentateur de politique étrangère Jerome Slater dans le dernier numéro du journal du MIT (Harvard), International Security.
La méthode de bombardement utilisée lors de Plomb durci fut soigneusement analysée par le défenseur gazaoui des droits de l’homme, Raji Sourani, un homme remarquablement bien informé et internationalement respecté. Il fait remarquer que les bombardements se concentrèrent sur le nord, visant les civils sans défense des zones les plus densément peuplées et sans qu’il y ait eu le moindre prétexte militaire possible. Le but des Israéliens, suggère-t-il, peut avoir été de pousser la population intimidée vers le sud, à proximité de la frontière égyptienne. Mais les Samidin ne bougèrent pas, malgré l’avalanche de terreur américano-israélienne.
Un autre but peut avoir été de les repousser au-delà de cette frontière. Quand on remonte aux débuts de la colonisation sioniste, il était beaucoup question, parmi le vaste ensemble des Juifs, que les Arabes n’avaient aucune raison d’être en Palestine ; ils pourraient être tout aussi heureux ailleurs et devraient s’en aller – « être transférés » avec égards, suggéraient les colombes. Ce n’est certainement pas une inquiétude mineure en Égypte et c’est peut-être une raison pour laquelle l’Égypte n’ouvre pas sa frontière librement aux civils ou aux marchandises dont les Gazaouis ont si désespérément besoin.
Sourani et d’autres bien documentées font remarquer que la discipline des Samidin cache un baril de poudre qui peut exploser à tout moment, de façon inattendue, comme le fit la première Intifada à Gaza, en 1989, après des années d’oppression misérable qui n’avait suscité aucune remarque ou inquiétude.
Pour ne mentionner qu’un des innombrables cas, peu avant le déclenchement de lIntifada, une jeune Palestinienne, Intissar al-Atar, fut tuée par balle dans la cour d’une école par un habitant d’une colonie juive toute proche. L’homme était l’un des plusieurs milliers de colons israéliens amenés à Gaza en violation des lois internationales et protégés par une énorme présence militaire. Ces colons s’étaient emparés d’une grande partie des terres et de l’eau déjà rare dans la bande de Gaza et ils vivaient « luxueusement dans vingt-deux colonies au beau milieu de 1,4 million de Palestiniens démunis », pour reprendre les termes de la description de l’intellectuel israélien Avi Raz. Le meurtrier de l’écolière, Shimon Yifrah, fut arrêté, puis rapidement relâché sous caution quand le tribunal décida que « le délit n’était pas suffisamment grave » pour justifier la détention. Le juge expliqua Yifrah avait uniquement l’intention d’impressionner la fille en tirant dans sa direction, dans la cour de l’école, et non pas de la tuer, de sorte qu’« il ne s’agit pas d’un cas de criminel devant être puni ou dissuadé d’agir de la sorte et à qui il convient de donner une leçon en l’emprisonnant ». Yifrah reçut sept mois avec sursis et les colons massés dans la salle d’audience se mirent à chanter et à danser. Et l’habituel silence régna de nouveau. Après tout, c’était la routine.
Et c’est ainsi que vont les choses. Quand Yifrah fut relaxé, la presse israélienne rapporta d’une patrouille de l’armée tira dans la cour d’une école pour enfants de six à douze ans, dans un camp de réfugiés de Cisjordanie, blessant ainsi cinq d’entre eux, avec sans doute l’intention de « les impressionner ». Il n’y eut pas de plainte et l’incident n’attira pas non plus l’attention. Ce n’était qu’un autre épisode parmi tant d’autres dans le programme de « l’analphabétisme en tant que punition », rapporta la presse israélienne, programme comprenant la fermeture d’écoles, le recours à des bombes à gaz, le tabassage d’étudiants à coups de crosse, l’interdiction de passage de l’aide médicale pour les victimes ; et, au-delà des écoles, le règne d’une brutalité pire encore, avec une surenchère de la sauvagerie pendant l’Intifada, et le tout sous les ordres du ministre de la Défense Yitzhak Rabin, une autre colombe très admirée.
Mon impression initiale, après une visite de plusieurs jours, était l’étonnement, non seulement pour cette capacité de continuer à vivre, mais aussi pour l’allant et la vitalité dont faisaient preuve les jeunes, particulièrement à l’université, où je passai une bonne partie de mon temps dans une conférence internationale. Mais, là aussi, on peut détecter des signes de ce que la pression peut devenir trop pénible à supporter. Des rapports révèlent que, parmi les jeunes, il y a une frustration qui couve, une prise de conscience de ce que, sous l’occupation israélienne, l’avenir n’a rien à leur offrir. Il n’y a que ce que des animaux en cage peuvent endurer et il peut y avoir une éruption, susceptible de revêtir des formes vilaines – offrant ainsi une occasion aux apologistes israéliens et occidentaux de condamner hypocritement des gens qui sont culturellement arriérés, comme l’a expliqué Mitt Romney avec toute sa perspicacité.
Gaza a l’aspect d’une société typiquement du tiers monde, avec des poches de prospérité entourée d’une pauvreté affreuse. Elle n’est toutefois pas « sous-développée ». Elle a plutôt été « dé-développée », et de façon très systématique, en plus, pour emprunter la terminologie de Sara Roy, la principale spécialiste universitaire à propos de Gaza. La bande de Gaza aurait pu être une région méditerranéenne prospère, avec une agriculture riche et une industrie florissante de la pêche, des plages merveilleuses et, comme on l’a découvert voici une décennie, des bonnes perspectives concernant les larges réserves de gaz naturel qui se trouvent sous ses eaux territoriales.
Coïncidence ou pas, c’est à ce moment qu’Israël a intensifié son blocus, refoulant les bateaux de pêche vers le littoral, les confinant actuellement à trois nautiques et moins.
Les perspectives favorables avortèrent en 1948, quand la bande de Gaza dut absorber une marée de réfugiés palestiniens fuyant la terreur ou expulsés par la force de ce qui allait devenir Israël et, dans certains cas, expulsés plusieurs mois après le cessez-le-feu officiel.
En fait, on en expulsa encore quatre ans plus tard, comme le rapportait Ha’aretz (25 décembre 2008), dans une étude minutieuse réalisée par Beni Tziper sur l’histoire de la ville israélienne d’Ashkelon remontant jusqu’aux Cananéens. En 1953, rapporte-t-il, « on calcula froidement qu’il était nécessaire de nettoyer la région des Arabes ». Le nom original de la ville, Majdal, avait déjà été « judaïsé » sous sa forme actuelle d’Ashkelon, selon la pratique habituelle.
C’était en 1953, alors qu’il n’y avait pas le moindre signe de nécessité militaire. Tziper lui-même est né en 1953 et, tout en se promenant dans ce qui reste du vieux secteur arabe, il pense : « Il est vraiment difficile pour moi, vraiment, de comprendre qu’alors que mes parents célébraient ma naissance, d’autres personnes étaient entassées sur des camions et chassées de leurs maisons. »
Il y eut les conquêtes israéliennes de 1967 et les coups qu’elles ont continué à asséner par la suite. Puis sont venus les crimes terribles déjà mentionnés et qui n’ont cessé de se poursuivre jusqu’à ce jour.
Il est facile d’en voir les signes, même au cours d’une brève visite. Depuis l’intérieur d’un hôtel à proximité du littoral, on peut entendre les tirs de mitrailleuse des canonnières israéliennes repoussant les pêcheurs des eaux territoriales de Gaza vers le littoral, de sorte qu’ils sont forcés de pêcher dans des eaux lourdement polluées du fait que les Américains et les Israéliens refusent d’autoriser la reconstruction des sites de traitement des déchets et des systèmes de production d’électricité qu’ils ont détruits.
Les accords dOslo ont établi les plans de deux sites de désalinisation, une nécessité, dans cette région aride. L’un, une installation de pointe, fut construit… en Israël. Le second est à Khan Yunis, dans le sud de Gaza. L’ingénieur chargé d’essayer d’obtenir de l’eau potable pour la population a expliqué que cette installation avait été conçue de telle façon qu’elle ne pouvait utiliser l’eau de mer, mais qu’elle devait travailler avec l’eau phréatique, un processus moins onéreux, qui continue à dégrader la nappe aquifère déjà réduite, ce qui promet de graves problèmes pour l’avenir. Même avec cette installation, l’eau est sévèrement rationnée. L’Office de secours et de travaux des Nations unies (UNRWA), qui s’occupe des réfugiés (mais pas des autres Gazaouis), a publié récemment un rapport prévenant que les dégâts à la nappe aquifère pourraient très bientôt devenir « irréversibles » et que, si on n’entamait pas d’urgence des actions réparatrices, Gaza pourrait ne plus être un « endroit vivable » en 2020.
Israël autorise l’utilisation du béton dans les projets de l’UNRWA, mais pas pour les Gazaouis engagés dans d’énormes besoins de reconstruction. Les équipements lourds, déjà limités, traînent généralement sur place sans pouvoir être utilisés, puisque Israël n’autorise pas l’entrée de matériaux de réparation. Tout cela fait partie du programme général décrit par le haut fonctionnaire israélien Dov Weisglass, qui fut le conseiller du Premier ministre Ehud Olmert, après que les Palestiniens ne se conformèrent pas aux ordres lors des élections de 2006 : « L’idée », disait Weisglass, « consiste à mettre les Palestiniens au régime, mais pas de les laisser mourir de faim. » Cela aurait fait mauvais genre.
Et ce plan est scrupuleusement suivi. Sara Roy en a fourni des preuves très complètes dans ses savantes études. Récemment, après plusieurs années d’efforts, l’organisation israélienne des droits de l’homme Gisha est parvenue à obtenir un ordre du tribunal enjoignant au gouvernement de libérer ses archives détaillant les plans du fameux « régime » et la façon dont ces plans sont appliqués. Le journaliste Jonathan Cook, qui vit en Israël, les résume comme suit : « Les fonctionnaires de la santé ont fourni des calculs à propos du nombre minimal de calories nécessaires au million et demi d’habitants de Gaza afin d’éviter la malnutrition. Ces chiffres ont alors été traduits en camions de nourriture qu’Israël est censé permettre chaque jour (…). Une moyenne de 67 camions seulement – bien moins que la moitié du minimum requis – sont entrés à Gaza quotidiennement. Ceci comparé aux plus de 400 camions d’avant le début du blocus. » Et même cette estimation est exagérément généreuse, rapports les fonctionnaires de l’ONU chargés de l’aide.
De ce régime forcé, fait remarquer Juan Cole, spécialiste du Moyen-Orient, « il résulte qu’environ dix pour cent des enfants palestiniens de moins de cinq ans ont leur croissance retardée par la malnutrition (…). De plus, l’anémie est très répandue, affectant plus de deux tiers des enfants, 58,6 pour 100 des enfants qui vont à l’école et plus d’un tiers des femmes enceintes. » Les États-Unis et Israël veulent faire en sorte que rien au-delà de la simple survie ne soit possible.
« Il ne faut pas perdre de vue », fait remarquer Raji Sourani, « que l’occupation et l’enfermement absolu constituent une attaque permanente contre la dignité humaine de la population de Gaza en particulier et de tous les Palestiniens en général. C’est une dégradation, une humiliation, un isolement et une fragmentation systématiques du peuple palestinien. » La conclusion est confirmée par bien d’autres sources. Dans l’une des plus éminentes revues médicales de la planète, The Lancet, un médecin de Stanford en visite, horrifié par ce dont il avait été témoin, décrit Gaza comme « une sorte de laboratoire où l’on étudie l’absence de dignité », une situation qui a des effets « dévastateurs » sur le bien-être physique, mental et social. « La surveillance constante à partir du ciel, les punitions collectives via le blocus et l’isolement, l’intrusion dans les maisons et dans les communications et les restrictions imposées aux personnes qui essaient de voyager, cde se marier ou de travailler, font qu’ils est malaisé de mener une existence dans la dignité, à Gaza. » Il convient d’apprendre aux Araboushim à ne pas redresser la tête.
On pouvait espérer que le nouveau gouvernement Morsi, en Égypte, moins servile à l’égard dIsraël que la dictature de Moubarak soutenue par lOccident, allait ouvrir le passage de Rafah, le seul accès à l’extérieur pour les Gazaouis enfermés qui ne soit pas soumis au contrôle direct d’Israël. Il y a eu une légère ouverture, mais pas plus. La journaliste Laila el-Haddad écrit que la réouverture sous Morsi est tout simplement un retour au statu quo d’il y a plusieurs années : seuls les Palestiniens en possession d’une carte d’identité de Gaza approuvée par les Israéliens peuvent utiliser le passage de Rafah, ce qui exclut un grand nombre de Palestiniens, y compris la propre famille del-Haddad, dont un seul des conjoints possède une carte.
En outre, poursuit-elle, « le passage ne mène pas à la Cisjordanie, pas plus qu’il ne permet le passage des marchandises, qui sont limitées aux passages contrôlés par les Israéliens et sont soumis à des interdictions concernant les matériaux de construction et les exportations ». La limitation du passage de Rafah ne modifie en rien le fait que « Gaza reste sous un sévère état de siège, tant maritime qu’aérien et continue à être complètement isolée principales villes culturelles, économiques et universitaires palestiniennes du reste des territoires occupés, et ce, en violation des obligations imposées aux États-Unis et à Israël dans le cadre des accords d’Oslo ».
Les effets en sont douloureusement manifestes. À l’hôpital de Khan Yunis, le directeur, qui est également le chef du département chirurgical, décrit avec colère et passion à quel point même les médicaments font défaut pour soulager les patients qui souffrent, de même que les équipements chirurgicaux, ce qui laisse les médecins désemparés et les patients à l’agonie. Les récits personnels ajoutent un élément particulièrement frappant au dégoût général que l’on ressent face à l’obscénité d’une occupation brutale. Un exemple est le témoignage d’une jeune femme désespérée parce que son père, qui aurait été fier que sa fille eût été la première femme du camp de réfugiés à obtenir une qualification supérieure, « était décédé après six mois de combat contre un cancer, à l’âge de soixante ans. L’occupation israélienne lui avait refusé un permis pour aller se faire soigner dans les hôpitaux israéliens. J’ai dû suspendre mes études, mon travail et mon existence pour rester à son chevet. Nous tous, y compris mon frère médecin et ma sœur pharmacienne, étions impuissants et désespérés de le voir souffrir. Il est mort au cours du blocus inhumain de Gaza, durant l’été 2006, à une époque où l’accès aux services de santé était particulièrement restreint. Je pense que se sentir impuissant et désespéré est le sentiment le plus mortel qu’un être humain puisse avoir. Cela tue l’esprit et cela brise le cœur. On peut lutter contre l’occupation, mais on ne peut lutter contre son sentiment d’impuissance. C’est un sentiment qu’on ne peut même pas éliminer. »
Le dégoût face à une obscénité composée de culpabilité : il est en notre pouvoir de mettre un terme à la souffrance et de permettre aux Samidin de profiter de l’existence de paix et de dignité qu’ils méritent.
Noam Chomsky
Impressions de Gaza / octobre 2012
Noam Chomsky était en visite à Gaza du 25 au 30 octobre 2012
chomsky.info / 4 novembre 2012 / traduction pour ce site : JM Flémal
A lire également Indiens de Palestine de Gilles Deleuze
Impressions de Gaza / Noam Chomsky dans Action eliasuleimaninterventiondivine

Pensée nomade (colloque « Nietzsche aujourd’hui ? ») / Gilles Deleuze

Si nous demandons ce qu’est ou ce que devient Nietzsche aujourd’hui, nous savons bien à qui il faut s’adresser. Il faut s’adresser à des jeunes gens qui sont en train de lire Nietzsche, qui découvrent Nietzsche. Nous, nous sommes déjà trop vieux, pour la plupart ici Qu’est-ce qu’un jeune homme actuellement découvre dans Nietzsche qui n’est sûrement pas ce que ma génération y a découvert, qui n’était sûrement pas ce que les générations précédentes y avaient découvert ? Comment se fait-il que les jeunes musiciens aujourd’hui se sentent concernés par Nietzsche dans ce qu’ils font, encore qu’ils ne fassent pas du tout une musique nietzschéenne au sen où Nietzsche en faisait ? Comment se fait-il que de jeunes peintres, de jeunes cinéastes se sentent concernés par Nietzsche ? Qu’est-ce qui se passe, c’est-à-dire comment est-ce qu’ils reçoivent, eux, Nietzsche ? Tout ce qu’on peut expliquer à la rigueur, du dehors, c’est de quelle manière Nietzsche a réclamé pour lui-même et pour ses lecteurs, contemporains et à venir, un certain droit au contresens. Pas n’importe quel droit, d’ailleurs, parce qu’il a ses règles secrètes, mais un certain droit u contresens sur lequel je voudrais m’expliquer tout à l’heure, et qui fait qu’il n’est pas question de commenter Nietzsche comme on commente Descartes, Hegel. Je me dis : qui est-ce aujourd’hui, le jeune homme nietzschéen ? Est-ce que c’est celui qui prépare un travail sur Nietzsche ? C’est possible. Ou bien est-ce que c’est celui qui, volontairement ou involontairement peu importe, produit des énoncés singulièrement nietzschéens dans le courant d’une action, d’une passion, d’une expérience ? cela arrive aussi. A ma connaissance, un des textes récents les plus beaux, les plus profondément nietzschéens, c’est le texte que Richard Deshayes écrit : Vivre, c’est pas survivre, juste avant de recevoir une grenade au cours d’une manifestation (1). Les deux ne s’excluent peut-être pas. Peut-être qu’on peut écrire sur Nietzsche, et puis produire dans le courant de l’expérience des énoncés nietzschéens.
On sent tous les dangers qui nous guettent dans cette question : qu’est-ce que Nietzsche aujourd’hui ? Danger démagogique (« les jeunes avec nous… »). Danger paternaliste (conseils à un jeune homme lecteur de Nietzsche…). Et puis surtout danger d’une abominable synthèse. On prend comme aube de notre culture moderne la trinité : Nietzsche, Freud, Marx. Peu importe que tout le monde y soit désamorcé d’avance. Marx et Freud sont peut-être l’aube de notre culture, mais Nietzsche, c’est tout à fait autre chose, l’aube d’une contre-culture. Il est évident que la société moderne ne fonctionne pas à partir de codes. C’est une société qui fonctionne sur d’autres bases. Or, si l’on considère, non pas la lettre de Marx et de Freud, mais le devenir du marxisme ou le devenir du freudisme, on voit qu’ils se sont lancés paradoxalement dans une espèce de tentative de recodage : recodage par l’Etat, dans le cas du marxisme (« vous êtes malade par l’Etat, et vous guérirez par l’Etat », ce ne sera pas le même Etat) – recodage par la famille (être malade de la famille et guérir par la famille, pas la même famille). C’est cela qui constitue vraiment, à l’horizon de notre culture, le marxisme et la psychanalyse comme les deux bureaucraties fondamentales, l’une publique, l’autre privée, dont le but est d’opérer tant bien que mal un recodage de ce qui ne cessa à l’horizon de se décoder. L’affaire de Nietzsche, au contraire, n’est pas là du tout. Son problème est ailleurs. A travers tous les codes du passé, du présent, de l’avenir, il s’agit pour lui de faire passer quelque chose qui ne se laisse et ne se laissera pas coder. Le faire passer sur un nouveau corps, inventer un corps sur lequel cela puisse passer et couler : un corps qui serait le nôtre, celui de la Terre, celui de l’écrit…
Les grands instruments de codage, on les connaît. Les sociétés ne varient pas tellement, elles ne disposent pas tellement de moyens de codage. On en connaît trois principaux : la loi, le contrat et l’institution. Par exemple, on les retrouve très bien dans le rapport que les hommes entretiennent ou ont entretenu avec les livres Il y a des livre de la loi, où le rapport du lecteur avec le livre passe par la loi. On les appelle plus particulièrement d’ailleurs des codes, ou bien des livres sacrés. Et puis il y a une autre sorte de livres qui passe par le contrat, la relation contractuelle bourgeoise. C’est à la base de la littérature laïque et du rapport de vente du livre : je t’achète, tu me donnes à lire – un rapport contractuel où tout le monde est pris, auteur, éditeur, lecteur. Et puis il y a une troisième sorte de livres, le livre politique, de préférence révolutionnaire, qui se présent comme un livre d’institutions, soit d’institutions présentes, soit d’institutions à venir. Toutes sortes de mélanges se font : des livres contractuels ou institutionnels qui sont traités comme des textes sacrés… etc. C’est que tous les types de codage sont tellement présents, sous-jacents, qu’on les retrouve les uns dans les autres. Soit un tout autre exemple, celui de la folie : la tentative de coder la folie s’est faite sous les trois formes. D’abord les formes de la loi, c’est-a-dire de l’hôpital, de l’asile – c’est le codage répressif, c’est l’enfermement, le vieil enfermement qui est appelé dans l’avenir à devenir un dernier espoir de salut lorsque les fous diront « c’était le bon temps lorsqu’on nous enfermait, car des choses pires se passent aujourd’hui ». ET puis il y a eu une espèce de coup formidable qui a été le coup de psychanalyse : il était entendu qu’il y avait des gens qui échappaient à la relation contractuelle bourgeoise telle qu’elle apparaissait dans la médecine, et ces gens, c’étaient les fous, parce qu’ils ne pouvaient pas être parties contractantes, ils étaient juridiquement « incapables ». Le coup de génie de Freud a été de faire passer sous la relation contractuelle une partie des fous, au sens le plus large du mot, les névrosés, et d’expliquer qu’on pouvait faire un contrat spécial avec ceux-là (d’où l’abandon de l’hypnose). Il est le premier à introduire dans la psychiatrie, et c’est cela finalement la nouveauté psychanalytique, la relation contractuelle bourgeoise qui jusque-là en avait été exclue. Et puis, il y a encore les tentatives plus récentes, dont les implications politiques et parfois les ambitions révolutionnaires sont évidentes, les tentatives dites institutionnelle. On retrouve là le triple moyen de codage : ou bien ce sera la loi, et si ce n’est pas la loi ce sera la relation contractuelle, si ce n’est pas la relation contractuelle ce sera l’institution. Et sur ces codages fleurissent nos bureaucraties.
Devant la manière dont nos sociétés se décodent, dont les codes fuient par tous les bouts, Nietzsche est celui qui n’essaie pas de faire du recodage. Il dit cela ne va pas encore assez loin, vous n’êtes encore que des enfants (« l’égalisation de l’homme européen est aujourd’hui le grand procès irréversible : on devrait encore l’accélérer »). Au niveau de ce qu’il écrit et de ce qu’il pense, Nietzsche poursuit une tentative de décodage, pas au sens d’un décodage relatif qui consisterait à déchiffrer les odes anciens, présent ou à venir, mais d’un décodage absolu – faire passer quelque chose qui ne soit pas codable, brouiller tous les codes. Brouiller tous les codes, ce n’est pas facile, même au niveau de la plus simple écriture, et du langage. Je ne vois de ressemblance qu’avec Kafka, avec ce que Kafka fait de l’allemand, en fonction de la situation linguistique des Juifs de Prague : il monte en allemand une machine de guerre contre l’allemand ; à force d’indétermination et de sobriété, il fait passer sous le code de l’allemand quelque chose qui n’avait jamais été entendu. Nietzsche, lui, se vit ou se veut polonais par rapport à l’allemand. Il s’empare de l’allemand pour monter une machine de guerre qui va faire passer quelque chose d’incodable en allemand. C’est cela, le style comme politique. Plus généralement, en quoi consiste l’effort d’une telle pensée, qui prétend faire passer ses flux par-dessous les lois en les récusant, par-dessous les relations contractuelles, en les démentant, par-dessous les institutions, en les parodiant ? Je reviens rapidement à l’exemple de la psychanalyse. En quoi une psychanalyste aussi originale que Melanie Klein reste-t-elle pourtant dans le système psychanalytique ? Elle le dit très bien elle-même : les objets partiels dont elle nous parle, avec leurs explosions, leurs coulées… etc., c’est du fantasme. Les patients apportent des états vécus, intensivement vécus, et Melanie Klein les leur traduit en fantasmes. Il y a là un contrat, spécifiquement un contrat : donne-moi tes états vécus, je te rendrai des fantasmes. Et le contrat implique un échange, d’argent et de paroles. Là-dessus, un psychanalyste comme Winnicott se tient vraiment à la limite de la psychanalyse, parce qu’il a le sentiment que ce procédé ne convient plus à un certain moment. Il y a un moment où il ne s’agit plus de traduire, ni d’interpréter, traduire n fantasme, interpréter en signifiés ou en signifiants, non, ce n’est pas cela. Il y a un moment où il faudra bien partager, il faut se mettre dans le coup avec le malade, il faut y aller, il faut partager son état. S’agit-il d’une espèce de sympathie, ou d’empathie, ou d’identification ? Quand même, c’est sûrement plus compliqué. Ce que nous sentons, c’est plutôt la nécessité d’une relation qui ne serait ni légale, ni contractuelle, ni institutionnelle. C’est cela, avec Nietzsche. Nous lisons un aphorisme, ou un poème de Zarathoustra. Or matériellement et formellement, de pareils textes ne se comprennent ni par l’établissement ou l’application d’une loi, ni par l’offre d’une relation contractuelle, in par une instauration d’institution. Le seul équivalent concevable, ce serait peut-être « être embarqué avec ». Quelque chose de pascalien retourné contre Pascal. On est embarqué : une espèce de radeau de la Méduse, il y a les bombes qui tombent autour du radeau, le radeau dérive vers des ruisseaux souterrains glacés, ou bien vers des fleuves torrides, l’Orénoque, l’Amazone, des gens rament ensemble, qui ne sont pas censés s’aimer, qui se battent, qui se mangent. Ramer ensemble, c’est partager, partager quelque chose, hors de toute loi, de tout contrat, de toute institution. Une dérive, un mouvement de dérive ou de « déterritorialisation » : je le dis d’une manière très floue très confuse, puisqu’il s’agit d’une hypothèse ou d’une vague impression sur l’originalité des textes nietzschéens. Un nouveau type de livre.
Quels sont dons les caractères d’un aphorisme de Nietzsche, pour donner cette impression ? Il y en a un que Maurice Blanchot a mis particulièrement en lumière avec l’Entretien infini (2). C’est la relation avec le dehors. En effet lorsqu’on ouvre au hasard un texte de Nietzsche, c’est une des premières fois qu’on ne passe plus par une intériorité, que ce soit l’intériorité de l’âme ou de la conscience, l’intériorité de l’essence ou du concept, c’est-à-dire ce qui a toujours fait le principe de la philosophe. Ce qui fait le style de la philosophie, c’est que le rapport à l’extérieur y est toujours médiatisé et dissous par une intériorité, dans une intériorité. Nietzsche au contraire fonde la pensée, l’écriture, sur une relation immédiate avec le dehors. Qu’est-ce que c’est, un très beau tableau ou un très beau dessin ? Il y a un cadre. Un aphorisme aussi est encadré. Mais cela devient beau à partir de quel moment, ce qu’il y a dans la cadre ? A partir du moment où l’on sait et où l’on sent que le mouvement, que la ligne qui est encadrée vient d’ailleurs, qu’elle ne commence pas dans la limite du cadre. Elle a commencé au-dessus, ou à côté du cadre, et la ligne traverse le cadre. Comme dans le film de Godard, on peint le tableau avec le mur. Loin d’être la délimitation de la surface picturale, le cadre est presque le contraire, c’est la mise en relation immédiate avec le dehors. Or, brancher la pensée sur le dehors, c’est ce que, à la lettre, les philosophes n’ont jamais fait, même quand ils parlaient de politique, même quand ils parlaient de promenade ou d’air pur. Il ne suffit pas de parler d’air pur, de parler de l’extérieur pour brancher la pensée directement et immédiatement sur le dehors.
« Ils arrivent comme la destinée, sans cause, sans raison, sans égard, sans prétexte, ils sont là avec la rapidité de l’éclair, trop terribles, trop soudains, trop convaincants, trop autres pour être même un objet de haine… » C’est le texte célèbre de Nietzsche sur les fondateurs d’Etats, « ces artistes au regard d’airain » (Généalogie de la morale, II, 17). Ou bien est-ce du Kafka, celui de la Muraille de Chine ? « Impossible d’arriver à comprendre comment ils ont pénétré jusqu’à la capitale qui est pourtant si loin de la frontière. Cependant ils sont là, et chaque matin semblent accroître leur nombre. (…) S’entretenir avec eux, impossible. Ils ne savent pas notre langue. (…) Carnivores aussi leurs chevaux ! » (3) Eh bien, nous disons que de tels textes sont traversés d’un mouvement qui vient du dehors, qui ne commence pas dans la page du livre ni dans les pages précédentes, qui ne tient pas dans le cadre du livre, et qui est tout à fait différent du mouvement imaginaire des représentations ou du mouvement abstrait des concepts tels qu’ils ont lieu d’habitude à travers les mots et dans la tête du lecteur. Quelque chose saute du livre, entre en contact avec un pur dehors. C’est ça, je crois, le droit au contresens pour toute l’œuvre de Nietzsche. Un aphorisme, c’est un jeu de forces, un état de forces toujours extérieures les unes aux autres. Un aphorisme ne veut rien dire, ne signifie rien, et n’a pas plus de signifiant que de signifié. Ce seraient des manières de restaurer l’intériorité d’un texte. Un aphorisme est un état de forces, dont la dernière, c’est-à-dire à la fois la plus récente, la plus actuelle et la provisoire-ultime est toujours la plus extérieure. Nietzsche le pose très clairement : si vous voulez savoir ce que je veux dire, trouvez la force qui donne un sens, au besoin un nouveau sens, à ce que je dis. De cette manière il n’y a pas de problème d’interprétation de Nietzsche, il n’y a que des problèmes de machination : machiner le texte de Nietzsche, chercher avec quelle force extérieure actuelle il fait passer quelque chose, un courant d’énergie. A ce propos, nous rencontrons tous le problème posé par certains textes de Nietzsche qui ont une résonance fasciste ou antisémite… Et puisqu’il s’agit de Nietzsche aujourd’hui, nous devons reconnaître que Nietzsche a nourri et nourrit encore bien des jeunes fascistes. Il y a eu un moment où il était important de montrer que Nietzsche était utilisé, détourné, complètement déformé par les fascistes. Ce fut fait dans la revue Acéphale, avec Jean Wahl, Bataille, Klossowski. Mais aujourd’hui ce n’est peut-être plus problème. Ce n’est pas au niveau des textes qu’il faut lutter. Non pas parce qu’on ne peut pas lutter à ce niveau, mais parce que cette lutte n’est plus utile. Il s’agit plutôt de trouver, d’assigner, des rejoindre les forces extérieures qui donnent à telle ou telle phrase de Nietzsche son sens libératoire, son sens d’extériorité. C’est au niveau de la méthode que se pose la question du caractère révolutionnaire de Nietzsche : c’est la méthode nietzschéenne qui fait du texte de Nietzsche, non plus quelque chose dont il faudrait se demander « est-ce fasciste, est-ce bourgeois, est-ce révolutionnaire en soi ? » – mais un champ d’extériorité où s’affrontent des forces fascistes, bourgeoises et révolutionnaires. Et si l’on pose le problème ainsi, la réponse nécessairement conforme à la méthode est : trouvez la force révolutionnaire (qui est surhomme ?). Toujours un appel à de nouvelles forces qui viennent de l’extérieur, et qui traversent et recoupent le texte nietzschéen dans le cadre de l’aphorisme. C’est cela, le contresens légitime : traiter l’aphorisme comme un phénomène en attente de nouvelles forces qui viennent le « subjuguer », ou le faire fonctionner, ou bien le faire éclater.
L’aphorisme n’est pas seulement relation avec le dehors, il a pour second caractère d’être relation avec l’intensif. Et c’est la même chose. Sur ce point Klossowski et Lyotard ont tout dit. Ces états vécus dont je parlais tout à l’heure, pour dire qu’il ne faut pas les traduire en représentations ou en fantasmes, qu’il ne faut pas les faire passer par les codes de la loi, du contrat ou de l’institution, qu’il ne faut pas les monnayer, qu’il faut au contraire en faire des flux qui nous portent toujours plus loin, plus à l’extérieur, c’est exactement l’intensité, les intensités. L’état vécu n’est pas du subjectif, ou pas forcément. Ce n’est pas de l’individuel. C’est le flux, et la coupure de flux, puisque chaque intensité est nécessairement en rapport avec une autre intensité de telle manière que quelque chose passe. C’est ce qui est sous les codes, ce qui leur échappe et ce que les codes veulent traduire, convertir, monnayer. Mais Nietzsche, avec son écriture d’intensités, nous dit : n’échangez pas l’intensité contre des représentations. L’intensité ne renvoie ni à à des signifiés qui seraient comme des représentations de choses, ni à des signifiants qui seraient comme des représentations de mots. Alors quelle est sa consistance, à la fois comme agent et comme objet de décodage ? C’est le plus mystérieux chez Nietzsche. L’intensité a à voir avec les noms propres, et ceux-ci ne sont ni représentations de choses (ou de personnes), ni représentations de mots. Collectifs ou individuels, les présocratiques, les Romains, les Juifs, le Christ, l’Antéchrist, Jules César, Borgia, Zarathoustra, tous ces noms propres qui passent et reviennent dans les textes de Nietzsche, ce ne sont ni des signifiants ni des signifiés, mais des désignations d’intensité, sur un corps qui peut être le corps de la Terre, le corps du livre, mais aussi le corps souffrant de Nietzsche : tous les noms de l’histoire, c’est moi… Il y a une espèce de nomadisme, de déplacement perpétuel des intensités désignées par des noms propres, et qui pénètrent les unes dans les autres en même temps qu’elles sont vécues sur un corps plein. L’intensité ne peut être vécue qu’en rapport avec son inscription mobile sur un corps, et avec l’extériorité mouvante d’un nom propre, masque d’un opérateur.
Troisième point, c’est e rapport de l’aphorisme avec l’humour et l’ironie. Ceux qui lisant Nietzsche sans rire, et sans rire beaucoup, sans rire souvent, et parfois de fou rire, c’est comme s’ils ne lisaient pas Nietzsche. Ce n’est pas vrai seulement pour Nietzsche, mais pour tous les auteurs qui font précisément ce même horizon de notre contre-culture. Ce qui montre notre décadence, notre dégénérescence, c’est la manière dont éprouve le besoin de mettre l’angoisse, la solitude, la culpabilité, le drame de la communication, tout le tragique de l’intériorité. Même Max Brod, pourtant, raconte comment les auditeurs avaient le fou rire quand Kafka lisait le Procès. Et Beckett, c’est quand même difficile de le lire sans rire, sans aller d’un moment de joie à un autre moment de joie. Le rire, et pas le signifiant. Le rire-schizo ou la joie révolutionnaire, c’est ce qui sort des grands livres, au lieu des angoisses de notre petit narcissisme ou des terreurs de notre culpabilité. On peut appeler ça « comique du surhumain », ou bien « clown de Dieu », il y a toujours une joie indescriptible qui jaillit des grands livres, même quand ils parlent de choses laides, désespérantes ou terrifiantes. Tout grand livre opère déjà la transmutation, en fait la santé de demain. On ne peut pas ne pas rire quand on brouille les codes. Si vous mettez la pensée en rapport avec le dehors, naissent les moments de rire dionysiaques, c’est la pensée à l’air libre. Il arrive souvent à Nietzsche de se trouver devant une chose qu’il estime écœurante, ignoble, à vomir. Eh bien, Nietzsche, ça le fait rire, il en rajouterait si c’était possible. Il dit : encore un effort, ce n’est pas encore assez dégoûtant, ou bien : c’est formidable comme c’est dégoûtant, c’est une merveille, une chef-d’œuvre, une fleur vénéneuse, enfin « l’homme commence à devenir intéressant ». par exemple, c’est ainsi que Nietzsche considère et traite ce qu’il appelle la mauvaise conscience. Alors, il y a toujours des commentateurs hégéliens, des commentateurs de l’intériorité, qui n’ont pas bien le sens du rire. Ils disent : vous voyez, Nietzsche prend la mauvaise conscience au sérieux, il en fait un moment dans le devenir-esprit de la spiritualité. Sur ce que Nietzsche fat de la spiritualité, ils passent vite parce qu’ils sentent le danger. On voit donc que, si Nietzsche donne droit à des contresens légitimes, il y a aussi des contresens tout à fait illégitimes, tous ceux qui s’expliquent par l’esprit de sérieux, par l’esprit de lourdeur, par le singe de Zarathoustra, c’est-à-dire par le culte de l’intériorité. Le rire chez Nietzsche renvoie toujours au mouvement extérieur des humours et des ironies, et ce mouvement, c’est celui des intensités, des quantités intensives, tel que Klossowski et Lyotard l’ont dégagé : la manière dont il y a un jeu des intensités basses et des intensités hautes, les unes dans les autres où une intensité basse peut miner la plus haute et même être aussi haute que la plus haute, et inversement. C’est ce jeu des échelles intensives qui commande les montées de l’ironie et les descentes de l’humour chez Nietzsche, et qui se développe comme consistance ou qualité du vécu dans son rapport avec l’extérieur. Un aphorisme est une matière pure de rire et de joie. Si l’on n’a pas trouvé ce qui fait rire dans un aphorisme, quelle distribution d’humours et d’ironies, et aussi bien quelle répartition d’intensités, on n’a rien trouvé.
Il y a encore un dernier point. Revenons au grand texte de la Généalogie de la morale et les fondateurs d’empires : « Ils arrivent comme la destinée, sans cause, sans raison… etc. » (4) On peut y reconnaître les hommes de la production dite asiatique. Sur la base des communautés rurales primitives, le despote construit sa machine impériale qui surcode le tout, avec une bureaucratie, une administration qui organise les grands travaux et s’approprie le surtravail (« là où ils apparaissent, en peu de temps il y a quelque chose de neuf, un rouage souverain qui est vivant, où chaque partie, chaque fonction est délimitée et déterminée par rapport à l’ensemble… »). Mais on peut se demander aussi si ce texte ne noue pas ensemble deux forces qui se distinguent à d’autres égards – et que Kafka pour son compte distinguait et même opposait dans la Muraille de Chine. Car lorsqu’on cherche comment les communautés primitives segmentaires ont fait place à d’autres formation de souveraineté, question que Nietzsche pose dans la deuxième dissertation de la Généalogie, on voit que se produisent deux phénomènes strictement corrélatifs, mais tout à fait différents. Il est vrai qu’au centre les communautés rurales sont prises et fixées dans la machine bureaucratique du despote, avec ses scribes, ses prêtres, ses fonctionnaires ; mais à la périphérie, les communautés entrent dans une autre sorte d’aventure, dans une autre sorte d’unité cette fois nomadique, dans une machine de guerre nomade, et se décodent au lieu de se laisser surcoder. Des groupes entiers qui partent, qui nomadisent : les archéologues nous ont habitués à penser ce nomadisme non pas comme un état premier, mais comme une aventure qui survient à des groupes sédentaires, l’appel du dehors, le mouvement. Le nomade avec sa machine de guerre s’oppose au despote avec sa machine administrative ; l’unité nomadique extrinsèque s’oppose à l’unité despotique intrinsèque. Et pourtant, ils sont tellement corrélatifs ou compénétrés que le problème du despote sera d’intégrer, d’intérioriser la machine de guerre nomade, et celui du nomade d’inventer une administration de l’empire conquis. Ils ne cessent pas de s’opposer au point même où ils se confondent.
Le discours philosophique est né de l’unité impériale, à travers bien des avatars, ces mêmes avatars qui nous conduisent des formations impériales à la cité grecque. Même à travers la cité grecque, le discours philosophique reste dans un rapport essentiel avec le despote ou l’ombre du despote, avec l’impérialisme, avec l’administration des choses et des personnes (on en trouverait toutes sortes de preuves dans le livre de Léo Strauss et de Kojève sur la tyrannie) (5). Le discours philosophique a toujours été dans un rapport essentiel avec la loi, l’institution, le contrat qui constituent le problème du Souverain, et qui traversent l’histoire sédentaire des formations despotiques aux démocraties. Le « signifiant », c’est vraiment le dernier avatar philosophique du despote. Or si Nietzsche n’appartient pas à la philosophie, c’est peut-être qu’il est le premier à concevoir un autre type de discours comme une contre-philosophie. C’est-à-dire un discours avant tout nomade, dont les énoncés ne seraient pas produits par une machine rationnelle administrative, les philosophes comme bureaucrates de la raison pure, mais par une machine de guerre mobile. C’est peut-être en ce sens que Nietzsche annonce qu’une nouvelle politique commence avec lui (ce que Klossowski appelle le complot contre sa propre classe). On sait bien que dans nos régimes les nomades sont malheureux : on ne recule devant aucun moyen pour les fixer, ils ont peine à vivre. Et Nietzsche vécut comme un de ces nomades réduits à leur ombre, allant de pension meublée en pension meublée. Mais aussi, le nomade, ce n’est pas forcément quelqu’un qui bouge : il y a des voyages sur place, des voyages en intensité, et même historiquement les nomades ne sont pas ceux qui bougent à la manière des migrants, au contraire ce sont ceux qui ne bougent pas, et qui se mettent à nomadiser pour rester à la même place en échappant aux codes. On sait bien que le problème révolutionnaire aujourd’hui, c’est de trouver une unité des luttes ponctuelles sans retomber dans l’organisation despotique ou bureaucratique du parti ou de l’appareil d’Etat : une machine de guerre qui ne referait pas un appareil d’Etat, une unité nomadique avec le Dehors qui ne referait pas l’unité despotique interne. Voilà peut-être le plus profond de Nietzsche, la mesure de sa rupture avec la philosophie, telle qu’elle apparaît dans l’aphorisme : avoir fait de la pensée une machine de guerre, avoir fait de la pensée une puissance nomade. Et même si le voyage est immobile,même s’il se fait sur place, imperceptible, inattendu, souterrain, nous devons demander quels sont nos nomades aujourd’hui, qui sont vraiment nos nietzschéens ?
Gilles Deleuze
Pensée nomade / 1972
Première publication in Nietzsche aujourd’hui ? tome 1 : Intensités, Paris, UGE, 10/18, 1973 ; le colloque « Nietzsche aujourd’hui » se déroula en juillet 1972 au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle.
Intervention reprise dans l’Ile déserte, texte et entretiens 1953-1974 / 2002
Pensée nomade (colloque
1 Lycéen d’extrême-gauche blessé par la police lors d’une manifestation en 1971.
2 M. Blanchot, l’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p.227 et s.
3 F. Kafka, la Muraille de Chine et autres récits, Paris, gallimard, 1950, coll. « Du Monde entier », p.95-96.
4 La Généalogie de la morale, II, 17.
5 L. Strauss, De la Tyrannie, suivi de Tyrannie et sagesse, par Kojève, Paris, Gallimard, réed. 1997.

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