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Le stade esthétique de la production – consommation et la révolution du temps choisi / Manola Antonioli

« La difficulté relativement nouvelle avec la société de masse est peut-être encore plus sérieuse, non en raison des masses elles-mêmes, mais parce que cette société est essentiellement une société de consommateurs, où le temps du loisir ne sert plus à se perfectionner ou à acquérir une meilleure position sociale, mais à consommer de plus en plus, à se divertir de plus en plus. […] Le résultat est non pas, bien sûr, une culture de masse qui, à proprement parler, n’existe pas, mais un loisir de masse, qui se nourrit des objets culturels du monde. Croire qu’une telle société deviendra plus “cultivée” avec le temps et le travail de l’éducation est, je crois, une erreur fatale. Le point est qu’une société de consommateurs n’est aucunement capable de savoir prendre en souci un monde et des choses qui appartiennent exclusivement à l’espace de l’apparition au monde, parce que son attitude centrale par rapport à tout objet, l’attitude de la consommation, implique la ruine de tout ce à quoi elle touche. »
Hannah Arendt / La Crise de la culture

Les débris de la culture
En 1954, dans La Crise de la culture [Between Past and Future], Hannah Arendt questionnait l’apparition d’une « culture de masse » dans une « société de masse », culture  consommée désormais sous forme de loisirs (entertainement) comme tous les autres objets de consommation. Ces pages restent d’actualité aujourd’hui, plusieurs décennies après la rédaction de ce texte, quand les produits proposés sans cesse par l’industrie des loisirs sont devenus pour nous tous une nécessité vitale (d’ailleurs, le nombre des addictions aux écrans, téléphones, flux d’images et de sons ne cesse d’augmenter tous les jours). Ce que l’on nous offre sous le nom de « produits culturels » sont non seulement (et de moins en moins…) des livres, de la musique, des films, mais aussi et surtout des jeux vidéos, des plateformes d’achat numérique, des appareils photo, des ordinateurs, des smartphones, des parcs à thèmes, des vacances « culturelles » qui servent à « passer le temps », à remplir un temps vide, vidé des occupations « utiles » censées remplir les périodes de travail. Le temps ainsi « vidé » (plutôt que libéré) n’est pas pour autant un temps d’oisiveté, si l’on perçoit dans ce mot, comme le fait Hannah Arendt,  la résonance de l’otium latin, temps où nous sommes libérés de tout negotium, « de toute activité nécessaire de par le processus vital et, par là, libres pour le monde et sa culture ».
Le temps consacré aux loisirs est donc un temps « qui reste », un temps « de reste », le temps soustrait au travail et au sommeil. Même si cette partie résiduelle du temps a été considérablement augmentée  par la mécanisation et ensuite par la technologisation, le travail, le sommeil, les loisirs engagés dans la réception passive et/ou dans la distraction continuent de faire partie, aux yeux de Hannah Arendt,  du processus biologique vital et appartiennent donc (pour utiliser la terminologie de Foucault) à la sphère des bio-pouvoirs (en charge de la santé, de l’alimentation, de l’hygiène, de la sexualité et de la natalité, devenues désormais des enjeux éminemment politiques), pouvoirs chargés de gérer une population plutôt que de gouverner un peuple.
Dans cette perspective, travail et loisirs, panis et circensis, ne s’opposent pas mais s’entr’appartiennent : tous deux sont nécessaires à la vie et à sa conservation, tous deux doivent être constamment produits et reproduits pour entretenir un processus de production/consommation sans fin. L’industrie culturelle ne veut ni la culture ni l’otium qui lui est nécessaire, mais les loisirs et leur temps sans cesse vidé et rempli de nouveau : « Quoi qu’il arrive, tant que l’industrie des loisirs produit ses propres biens de consommation, nous ne pouvons pas plus lui faire reproche du caractère périssable de ses articles qu’à une boulangerie dont les produits doivent, pour ne pas être perdus, être consommés sitôt qu’ils sont faits ».
Dans ces analyses résonne bien évidemment l’écho de la notion d’ « industrie culturelle » développée auparavant par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer dans La Dialectique de la raison, qui parlaient déjà en 1944 du secteur de la culture comme « un véritable chaos », en réalité savamment maîtrisé par des techniques spécifiques, dans un contexte où la société capitaliste « confère à tout un air de ressemblance. Le film, la radio et les magazines constituent un système. Chaque secteur est uniformisé et tous le sont les uns par rapport aux autres. » Les producteurs de l’industrie culturelle peuvent compter, selon Adorno et Horkheimer, sur une fondamentale distraction du consommateur, prêt à absorber tout ce qui lui est proposé, victime d’une pression généralisée de l’économie qui s’exerce sur chacun « durant le travail et durant les moments de loisir qui ressemblent à ce travail. » Dans le capitalisme avancé, l’amusement devient ainsi le prolongement du travail, recherché par ceux qui souhaitent y échapper pour être de nouveau en mesure de l’affronter ; pour se soustraire à l’emprise élargie d’un travail de plus en plus automatisé, on se réfugie ainsi dans des produits de divertissement standardisés où on ne retrouve que la reproduction du processus du travail lui-même : « Le seul moyen de se soustraire à ce qui se passe à l’usine et au bureau est de s’y adapter durant les heures de loisirs. » Dans ces conditions, le passage du plaisir à l’ennui devient très rapide : pour rester un plaisir le loisir ne doit pas demander d’effort, les réactions de chacun n’impliquent pas d’effort de pensée mais sont pratiquement prescrites par le produit de consommation lui-même (quel qu’il soit). Pour les scénaristes des films hollywoodiens, même l’existence d’une intrigue précise peut paraître un danger, puisqu’elle est susceptible d’introduire des corrélations logiques qui demanderaient un effort intellectuel trop intense ; elle peut être avantageusement remplacée par des effets spéciaux (de plus en plus spéciaux aujourd’hui, avec la généralisation des images en 3D).
Pour Hannah Arendt, nous sommes tous engagés dans le besoin de loisirs ou de divertissement, sous une forme ou une autre, parce que nous sommes tous assujettis au grand cycle biologique de production-consommation dont ils sont une composante, et ce serait pure hypocrisie ou snobisme inutile de nier le pouvoir qu’exercent sur nous les objets de simple divertissement. La survie de la culture lui semble moins menacée par ceux qui remplissent de loisirs leur temps libre (vide) que par ceux qui se servent de « gadgets éducatifs » en vue d’améliorer leur position sociale et dans une perspective de pure « distinction ». Mais l’industrie contemporaine des loisirs doit sans cesse faire apparaître sur le marché de nouveaux articles et, pour satisfaire à ses appétits gargantuesques, elle pille tout le domaine de la culture passée et présente, à la recherche d’un matériau brut qu’elle modifie, simplifie, « digère » (pour rester dans le domaine biologique) jusqu’à en faire des produits faciles à consommer (on pourrait penser ici aux innombrables remakes cinématographiques qui, dans une certaine forme de cannibalisme, se nourrissent de l’histoire du cinéma lui-même).
La culture de masse apparaît quand la société de masse engloutit les objets culturels, en produisant des loisirs avec les débris de la culture, promus par des intellectuels médiatiques dont la fonction principale est celle « d’organiser, diffuser, et modifier des objets culturels en vue de persuader les masses qu’Hamlet peut être aussi divertissant que My Fair Lady et, pourquoi pas, tout aussi éducatif ». Le problème de la société de masse ne sont donc pas les « masses » elles-mêmes, mais sa structure tout entière vouée à la consommation (de temps, travail, culture) où le temps du loisir ne sert plus à se perfectionner (ni, dans la logique de la distinction analysée par Pierre Bourdieu) à consolider sa position sociale, mais « à consommer de plus en plus, à se divertir de plus en plus ». Quand l’appétit de consommation se tourne vers des objets qui ne lui étaient pas à l’origine destinés, il se nourrit des objets culturels qu’il menace de ruine, comme tout ce à quoi il touche. Le danger est que le processus vital de la société finisse par engloutir dans le cycle de son métabolisme tous les objets culturels (devenus de simples « produits »). Il ne s’agit donc pas simplement de critiquer la diffusion de masse de la culture : les livres, films, images mis en vente à bas prix ou vendus en grande quantité ne sont pas pour autant atteints dans leur nature profonde ; mais cette même nature est atteinte quand ces objets sont modifiés, simplifiés, digérés, condensés, résumés en vue de leur reproduction ou diffusion à large échelle. Dans ce cas, ce n’est pas la culture qui se répand dans les masses, mais la culture se trouve détruite pour produire du loisir, une pacotille facile à digérer que Hannah Arendt n’hésite pas à définir comme de la « pourriture » : « Bien des grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d’oubli et d’abandon, mais c’est encore une question pendante de savoir s’ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire. » Ce qui est aussi mis radicalement en question est également et avant tout le rapport de la culture au domaine politique, rapport que Hannah Arendt analyse dans la deuxième partie de son étude à travers une réflexion sur la place de la culture dans la tradition gréco-romaine, qui s’achève sur une relecture de la Critique de la faculté de juger kantienne. Si la culture et l’art ont été toujours étroitement liés, ils ne sont aucunement la même chose, nous rappelle la philosophe : les œuvres d’art sont les objets culturels par excellence, mais le mot « culture » d’origine romaine (qui dérive du verbe latin colere, cultiver, demeurer, prendre soin, entretenir, préserver) renvoie plus largement au commerce de l’homme avec la nature, à la connexion entre nature et culture typique de la civilisation romaine, pour laquelle la culture signifiait originellement agriculture, activité hautement considérée (au contraire des arts, activité dévalorisée au moins avant l’impact de l’héritage grec). Le paradigme dominant chez les Romains pour la compréhension de la culture et des arts était celui d’une « culture de la nature », activité comparable à l’agriculture dans sa capacité d’aménager un monde spécifiquement humain. Chez les Grecs, au contraire, l’agriculture elle-même rentrait dans le domaine de la tekné, de la fabrication, des artifices techniques (dont l’art fait partie) grâce auxquels l’ingéniosité humaine domestique et domine la nature. Dans les deux traditions, selon Hannah Arendt, l’élément commun à l’art (comme composant de la culture) et à la politique est que tous deux sont des phénomènes d’un monde public et partagé, qui échappe à l’ordre de la pure « consommation » ainsi qu’à la sphère strictement privée. Cette relation étroite entre le domaine esthétique et la dimension politique devient particulièrement évidente chez Kant, dans la Critique de la faculté de juger, où la dimension publique du « jugement de goût » devient essentielle :
« En esthétique, non moins que dans les jugements politiques, une décision est prise et, bien que cette décision soit toujours déterminée par une certaine subjectivité, du simple fait que chaque personne occupe une place à elle d’où elle regarde et juge le monde, elle tient aussi au fait que le monde lui-même est un datum objectif, quelque chose de commun pour tous ses habitants. L’activité du goût décide comment voir et entendre ce monde, indépendamment de l’utilité et des intérêts vitaux qu’il a pour nous, décide de ce que les hommes y verront et y entendront. »
Plus largement, pour Hannah Arendt, la personne cultivée devrait être « quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé », savoir que la généralisation de la transformation de la culture en  loisirs risque définitivement de mettre à mal.

smoke in the water

Travail et loisirs
Quelques années plus tard, en 1970, dans sa critique acérée de la société de consommation, Jean Baudrillard consacrait un chapitre de son célèbre ouvrage au « Drame des loisirs ou l’impossibilité de perdre son temps », où il analysait la place privilégiée et paradoxale occupée par le temps dans l’organisation de la production/consommation des sociétés industrialisées : « Il n’y a bien sûr pas plus d’égalité des chances, de démocratie du temps libre qu’il n’y en a pour les autres biens et services ». La qualité et quantité du temps libre deviennent ainsi la marque distinctive d’un individu, d’une catégorie socio-professionnelle.
Selon Baudrillard, la mythologie contemporaine du « temps libre » et des « loisirs » est fondée sur le désir illusoire de « restituer au temps sa valeur d’usage » pour le « remplir » d’une liberté individuelle prétendument retrouvée en dehors des contraintes de la production et du travail. Mais ce temps libéré (vidé, pourrait-on dire avec Hannah Arendt) doit être d’emblée investi et réinvesti (comme une forme de capital parmi d’autres) dans des activités de consommation (voyages, tourisme, activités culturelles et « éducatives », activités sportives), qui font du loisir le lieu d’un drame, de contradictions insolubles, un des lieux privilégiés de la « schizophrénie » dans laquelle Gilles Deleuze et Félix Guattari ont reconnu la caractéristique principale du capitalisme : « Son espérance violente de liberté témoigne de la puissance du système de contraintes, qui n’est nulle part aussi total, précisément, qu’au niveau du temps. » La valeur d’échange du temps n’épargne donc pas (loin de là) les loisirs, qui reproduisent incessamment le temps comme force productive.
Baudrillard reprendra ensuite cette réflexion en 1976, dans L’Echange symbolique et la mort, où il dénonce l’omniprésence du travail comme paradigme de toute activité humaine, « structure d’accueil mobile, polyvalente, intermittente, indifférente à quelque objectif que ce soit » et qui envahit la vie de chacun même (et désormais surtout) sous la forme du loisir. Le travail envahit toute la vie (tant par sa présence envahissante que par son absence obsédante) comme forme dé répression fondamentale, occupation permanente. Dans cette mobilisation générale qui en appelle aujourd’hui de plus en plus au nomadisme et à la mobilité plus ou moins imposés, les gens sont paradoxalement, nous dit Baudrillard, fixés partout (à l’école, à l’usine, au bureau, à la plage ou à la montagne, devant les écrans de télé ou d’ordinateur, dans le dialogue-monologue incessant avec leur téléphone portable, dans les agences du Pôle emploi) : triomphe de la pulsion de mort derrière les signes omniprésents d’une vitalité et d’un dynamisme qui ne permettent plus aucun espace-temps authentiquement vide. Baudrillard était bien conscient des transformations que le travail subissait et aurait de plus en plus subi dans les années à venir (« job enrichment, horaires variables, mobilité, recyclage, formation permanente, autonomie, autogestion, décentralisation du procès de travail, jusqu’à l’utopie californienne du travail cybernétisé livré à domicile ») mais il n’y voyait aucun espoir de libération. Il y lisait plutôt la transformation de chacun dans le terminal (même si infime) d’un réseau sans faille qui ne se limite plus à acheter brutalement de la force de travail mais qui la façonne subtilement grâce à toutes les ressources du design, du marketing, de la communication et de la publicité. Si l’on a souvent vu dans la sphère de la consommation une extension de celle de la production/consommation, il faudrait plutôt désormais faire l’inverse : c’est toute la sphère de la production, du travail, qui bascule dans celle de la consommation, dans un « design général de la vie ». Même la créativité, l’imaginaire, les désirs des travailleurs/consommateurs sont désormais absorbés dans la sphère d’une valeur qui n’est plus simplement marchande mais « computable », réduite à un certain nombre de variables mouvantes et aléatoires.
Toutes les formes de travail sont ainsi alignées sur une définition de travail/service, travail comme occupation permanente parfois totalement futile et improductive, consommation ou prestation de temps, qui demande l’adhésion du corps, du temps, de l’espace, de l’intelligence et du désir d’un travailleur (ou chômeur) désormais devenu « prestataire ». Le travail devient ainsi une sollicitation-réquisition totale des personnes, qui peuvent de moins en moins s’en absenter, en faire abstraction, même et surtout dans leurs activités de loisirs, censées alimenter la production et participer d’une croissance indéfinie et désormais sans but autre que celui de s’autoalimenter (dans le cycle biologique infernal et dénué de sens décrit par Hannah Arendt).
« Dans ce sens, écrit Baudrillard, le travail ne se distingue plus des autres pratiques, et en particulier de son terme adverse, le temps libre », qui suppose la même mobilisation incessante, jusqu’à devenir une sorte de « service rendu » qui devrait être en toute rigueur rémunéré.
Au moment où les usines disparaissent (au moins dans une partie de la planète) l’ensemble de la société prend le visage de l’usine : dans la disparition des lieux, des sujets, des temps traditionnellement réservés au travail, chacun est désormais impliqué dans la métamorphose extensive du capital à l’ensemble de la société, des activités et des désirs de chacun : « Le travail est partout, parce qu’il n’y a pas de travail. »

skorpis

L’esthétisation du monde
L’esthétisation du monde est le titre d’un ouvrage bien plus récent signé par le sociologue Gilles Lipovetsky et le critique de littérature, cinéma et gastronomie Jean Serroy, qui ont étudié et analysé l’univers esthétique proliférant produit par un « capitalisme artiste » qui charge de séduction les produits de consommation, le design , la mode, le cinéma, etc. : la production/consommation prend ainsi de plus en plus et de plus en plus globalement le visage des loisirs, et vice-versa. Derrière cette surface chatoyante, les lois d’airain du capitalisme n’ont rien perdu de leur violence, désormais cachée derrière une esthétisation qui n’est plus (comme elle l’a été jusqu’au XIXe siècle) un phénomène réservé aux élites des intellectuels et des artistes, mais un phénomène de masse, un « fait social total ». Vendre plus signifie séduire les consommateurs en proposant des produits et des services attrayants, avec le concours d’ « artistes » en tout genre (spécialistes du marketing, designers, créatifs etc.). Les auteurs signalent ainsi la dimension paradoxale du capitalisme contemporain (dont on connaît depuis longtemps la « schizophrénie » fondamentale). D’une part, le capitalisme apparaît comme un système incompatible avec une vie esthétique, au sens large d’une existence qui comprend l’harmonie, la beauté, le bien vivre : il agence sur toute la planète des paysages urbains froids et monotones, des franchises commerciales, des produits jetables et interchangeables, la pollution visuelle de la publicité et la vulgarité des programmes vendus par les médias. D’autre part, les logiques de la production ont changé et les systèmes de production, de distribution et de communication sont remodelés par des opérations de nature esthétique : le « capitalisme artiste » donne un poids sans cesse grandissant à la sensibilité, au potentiel de séduction de ses produits, dont les dimensions esthétiques-imaginaires-émotionnelles se généralisent à des fins de profit, dans une progressive dé-différentiation ou hybridation des sphères économiques et esthétiques, des domaines et des procédés de la mode et de l’art, du divertissement et de la culture, du commerce et de la créativité. Ainsi, les principes d’une existence esthétique (idéal d’une vie faite de loisirs, de sensations nouvelles, de divertissements) entrent systématiquement en conflit avec une réalité économique et sociale dans laquelle chacun est soumis à des impératifs de santé, d’efficacité, de mobilité, de vitesse et de performance, habité par des inquiétudes concernant le devenir de la planète et d’une économie chaotique, insouciante des problématiques écologiques comme de la misère sociale : « Les productions esthétiques prolifèrent mais le bien vivre est menacé, mis à mal, blessé. Nous consommons toujours plus de beautés, mais notre vie n’en est pas plus belle : là se trouvent le succès et l’échec profond du capitalisme artiste. » La profusion esthétique n’est donc pas davantage une valorisation de l’art, puisque ce système produit en même temps une abondance de banal et de stéréotypie et que l’art est de moins en moins investi de missions d’émancipation, d’éducation ou de fonctions politiques mais transformé en une succession d’ « expériences » ludiques de consommation et de divertissement, dans « le triomphe du futile et du superflu ».
Lipovetsky et Serroy reconnaissent dans la transformation de certaines villes contemporaines en parc d’attraction un des signes omniprésents de ce phénomène. En même temps que l’homme du XXIe siècle devient un habitant des villes, les villes deviennent de plus en plus inhospitalières alors que la ville industrielle caractéristique du « capitalisme de production » cède le pas à une « ville à consommer » : prolifération d’une « ville franchisée » où les zones commerciales réorganisent les paysages urbains et périurbains, « ville festive » faite pour le plaisir et le divertissement, mise en valeur du patrimoine historique pour développer le tourisme, importance accrue de musées en tout genre (« ville musée » et muséification de la ville).
En travaillant sur sa théorie du simulacre, Baudrillard analysait aussi (bien avant certains sociologues et observateurs contemporains du phénomène urbain) ce devenir-parc-d’attraction de nos villes. En tant que fin connaisseur des villes américaines, il voyait dans Disneyland le « modèle parfait de tous les ordres de simulacres enchevêtrés », monde imaginaire qui reflète tous les paradoxes de l’Amérique réelle, enclave destinée à faire oublier que tout le monde qui l’entoure n’est déjà plus du « réel » mais appartient à l’ordre de l’hyperréel et de la simulation. Cette analyse de l’« incantation urbaine » produite par les « centrales imaginaires » de Los Angeles pourrait être élargie au « devenir-parc-d’attraction » d’autres villes, d’une grande partie des « villes-mondes » contemporaines : Las Vegas, ville dont la vie est rythmée par les exigences de l’entertainement et l’architecture thématique et spectaculaire, ou encore Dubaï, « Las Vegas flottant sur l’eau », lieu de « la translation d’une culture vidée de son contenu et la transplantation d’une nature sans nature », ville tout entière vouée au tourisme et aux « services d’ambiance ». Le retour du « vrai » désert menace cependant de plus en plus, aujourd’hui, ces mégalopoles issues de ce que Baudrillard appelait le « désert du réel », « incantation urbaine » où se manifestent toutes les contradictions et les paradoxes du capitalisme contemporain (convergence du travail et des loisirs, éloge de la nature et destruction des environnements), où l’enceinte fermée et sécurisée devient à la fois le modèle socio-spatial des gated communities, des centres commerciaux et des parcs d’attractions à l’échelle urbaine.
En 2010, ce devenir-parc-d’attraction  de nos villes a fait l’objet de la remarquable exposition « Dreamlands. Des parcs d’attraction aux cités du futur », présentée au Centre Pompidou à Paris et qui en présentait plusieurs typologies. La « ville-parc à thème » dérive ainsi en ligne directe d’un concept d’imagineering développé par la Walt Disney Company au début des années 1950, au moment de la création de ses premiers parcs à thème : l’imagineering est une ingénierie de l’imaginaire, qui applique à l’imagination les recettes développées dans le cadre de la production industrielle. Le programme architectural n’est plus subordonné aux exigences du bien vivre ensemble, ni à la création de formes qui épousent des fonctions (selon le projet du modernisme dans l’architecture et le design du XXe siècle) mais orienté dans le cadre d’un récit, d’une histoire, d’une fiction, auxiliaires indispensables pour que le « capitalisme artiste » puisse vendre ses produits. Ces principes sont désormais appliqués dans le projet de développement de villes entières (Las Vegas, Shangai ou Dubaï), dans une porosité grandissante entre le réel et la fiction, la production/consommation et les loisirs : « Las Vegas a traduit les paradis artificiels en éden de l’artifice. Avec force jeux et publicité, elle a fait de la transcendance du banal un commerce du prodigieux et du négoce ».
À propos de Dubaï, François Cusset, en commentant Mike Davis, a ainsi pu parler de « fièvre glaçante » : derrière les constructions impressionnantes, les hôtels de luxe qui surgissent de partout, la réorganisation de l’économie autour du tourisme et des loisirs, le capitalisme avancé prolonge ses rapports de force ; la beauté des édifices est produite par une main-d’œuvre exploitée en provenance du Pakistan, du Bangladesh et d’Inde du Sud, par le travail d’innombrables domestiques venus des Philippines et d’Indonésie. François Cusset montre également que Mike Davis met en évidence, à partir de l’exemple de Dubaï, trois formes caractéristiques de ce nouvel urbanisme des loisirs : la translation, la transplantation et l’enclavement. Translation des éléments importés d’Occident, qui doivent devenir plus visibles, plus immédiatement lisibles (boîtes de nuit labyrinthiques, restaurants cossus, voitures rutilantes) ; transplantation dans la mesure où la nature n’existe plus et le désert n’apparaît qu’entre deux chantiers (la totalité de la nourriture consommée est produite en dehors de la ville, l’eau des piscines est climatisée, l’eau de la mer trop chaude pour qu’on puisse s’y baigner et même les palmiers sont importés d’autres pays) ; culture vidée de son contenu, transplantation d’une nature sans nature, mais aussi et surtout organisation de la ville dans une série d’enclaves sécurisées. Dans ce contexte, le tourisme n’est plus seulement un loisir parmi d’autres, mais la raison même d’existence de tout un espace urbain, voué à une « joie consommatrice sans racines ». Superposition des loisirs et de la production/consommation où l’espace et les espaces publics disparaissent dans la ville et où l’alliance du capitalisme avancé et du divertissement généralisé ne laisse plus aucune place au politique.

Dunne-&-Raby

Pour une civilisation du temps libéré
Les analyses qui précèdent, parmi beaucoup d’autres, montrent clairement que la question des loisirs et de la culture n’est pas dissociable dans le capitalisme avancé de celle de la production industrielle,  de ses rythmes, ni des rythmes et de la temporalité du travail. Les loisirs remplissent le « temps libre » soumis aux temporalités de plus en plus fragmentées subies par les travailleurs, deviennent la première aspiration de ceux qui n’ont pas accès au travail ni aux moyens financiers à réinvestir dans les loisirs et dont le « temps vide » est rempli par une suite désespérante de petits boulots sans avenir ou de temps de « formation » qui ne visent plus qu’à mobiliser sans cesse les chômeurs. La solution à ce cercle vicieux dénoncé déjà dans les années 1940 par Adorno et Horkheimer serait donc à chercher dans une réorganisation globale des temps de vie et de travail. Gilles Lipovetsky et Jean Serroy parlent ainsi de deux formes ou deux versions très différentes d’une « vie esthétique » : l’une commandée par l’accélération, la production, la consommation, les loisirs et la recherche de profit, l’autre portée par la revendication d’une existence qui puisse découvrir de nouvelles lenteurs, se réapproprier le temps long de l’apprentissage et de la culture, échapper aux logiques purement marchandes.
C’est cette deuxième version d’une « vie esthétique » qu’a toujours été revendiqué par un penseur du travail et de l’écologie comme André Gorz. Dans un article publié dans Le Monde diplomatique en mars 1993 et intitulé « Bâtir la civilisation du temps libéré », Gorz dénonçait les discours incantatoires des hommes politiques et des acteurs du monde économique qui répètent sans cesse que, après « la crise », le retour de « la croissance » (deux entités qui finissent par ne plus correspondre à aucune réalité économique mais essentiellement à une litanie idéologique qui a survécu à toutes « les crises » connues par le capitalisme avancée au moins depuis le début des années 1980) mettra enfin un terme au chômage. Il nous rappelle que la tâche essentielle de l’économie n’est pas de donner du travail ou de créer de l’emploi mais de créer le maximum de richesses avec le minimum possible de ressources naturelles, de capital et de travail. L’économie produit aujourd’hui une marge croissante de temps libéré des nécessités et des contraintes économiques, ce même temps que les industries culturelles et le « capitalisme artiste » s’efforcent de remplir par tous les moyens. Cette ressources précieuse est perçue ou bien comme un moyen de relancer la croissance et d’alimenter donc incessamment la course en avant chaotique du capitalisme avancé ou bien comme une calamité source de chômage. Personne ne semble prendre au sérieux la perspective nouvelle qui pourrait s’ouvrir à nous et que Gorz appelle « une civilisation du temps libéré ».
Quand elle est envisagée, l’idée d’une réduction du temps de travail n’est conçue que comme une mesure technocratique de répartition du travail et des salaires (ceux-ci devant diminuer dans la même proportion que la durée d’une activité salariée), en vue de contrer le fléau du chômage. L’utopie (très concrète) qu’évoque Gorz est au contraire celle d’une civilisation capable de mettre en œuvre une réduction systématique de la durée du travail sans perte de revenu. En effet, quand l’économie peut potentiellement produire plus et mieux avec une quantité de plus en plus réduite de travail, le niveau du revenu de chacun ne devrait plus dépendre de la quantité de travail qu’il fournit mais une politique de redistribution des richesses devrait permettre à tous de travailler moins. Il s’agit d’une vision politique qui devrait s’inscrire sur la longue durée (contrairement aux « court-termisme » affligeant des politiques actuelles) et qui comporterait nécessairement un double revenu : un revenu de travail, susceptible de diminuer avec la durée du travail, et un revenu social dont l’importance augmenterait à mesure que le premier diminue. Cette « révolution du temps choisi » permise par l’introduction d’un revenu universel garanti ne pourrait pas se réduire à une modalité unique, imposée par le haut à tous les travailleurs (semaine de vingt-cinq heures, semaine de trente heures etc.) mais devrait offrir le choix entre une large gamme de modalités, chacune expérimentée déjà dans différents pays : réduction de la durée de travail journalier, hebdomadaire, mensuel ou annuel ; droit à une année sabbatique tous les cinq ans ; droit à un congé parental d’éducation étendu ; congé individuel de formation prolongé ; droit à des congés payés pour prendre soin d’un parent ou un enfant malade, etc.
Ce qu’il faudrait viser serait donc une réelle autogestion du temps, qui permettrait d’ajuster les plages de temps libéré au projet ou à la situation personnelle de chacun, seule solution envisageable pour éviter qu’il ne se réduise à un temps vide et vidé exploitable et exploité presque uniquement par les industrie du divertissement et du loisir. La libération du temps n’est donc pas destinée à susciter une prolifération de nouveaux emplois et services, mais à relativiser la place de l’économique dans l’organisation du temps individuel et collectif, à établir de nouveaux équilibres entre travail rémunéré et activités productives non rémunérées (réseaux d’économie solidaire, structures coopératives, cercles culturels), un nouvel arbitrage entre « avoir » et « être » où le temps ne serait plus trop plein (pour les travailleurs soumis aux exigences du productivisme) ni trop vide (pour les chômeurs) et où l’autonomie et la sécurité existentielle accrues permettraient à chacun de soustraire du temps à une consommation pléthorique et à un travail au service du mythe de la croissance pour l’investir dans la construction d’un monde commun, partagé, pluriel et durable, construction collective où Hannah Arendt voyait la caractéristique essentielle de la culture.
Manola Antonioli
Le stade esthétique de la production-consommation
et la révolution du temps choisi
/ 2014

georgia frost

Ernest Ernest, l’idée de révolution / Noemi Lefebvre

Ceci n’est pas un livre mais une œuvre d’ouvrier, typographe inventeur, faber et sapiens, artisan et artiste. Le dessinateur de lettres Philippe Millot a pris le temps qu’il faut, c’est long souvent d’attendre sa composition mais c’est comme ça, Millot ne se plie pas aux saisons des ventes mais au vent des saisons, il suit le libre cours des idées dissociées, un travail à l’envers des livres en papier trop blanc, trop glacé, tirés comme un lapin à l’imprimante laser, collés vite fait, développés en série sans graphie et sans la nostalgie de dactylographie, celle à deux doigt des commissariats d’avant, je veux dire avant la révolution, la seule dont on parle dans tous les journaux, aussi le Figaro,  révolution mondiale sans Internationale,  qui ouvre une ère nouvelle, qui fait l’histoire, paraît-il, plus que le sang versé, une technologique, victorieuse, numérique.
Alors pas d’urgence à en faire l’article, de ce livre qui n’en est pas un, il n’y a ni rentrée ni sortie littéraire, il n’y a ni lectorat ni forces de vente mais des lecteurs, toi, si tu veux Camerado, si ça te dit d’aller dans une librairie, celle que tu voudras, parce que ça s’échange là, contre neuf euros, quatre-vingt pages, chez Cent pages.

Camerado, this is no book,
Who touches this touches a man
(Walt Whitman, So long ! Leaves of grass)
Le livre avertit, à la fin, que ce n’est pas un livre, que ce livre est un homme, et en effet il y a un homme. C’est le littérateur, il est avec Ernest et Ernest, ses deux amis, il le dit, tous les trois enveloppés, frais comme du maquereau dans le journal, les vieilles nouvelles du jour, sur la même page, à la une de France Soir du 12 octobre 1967, le bébé de Sacha Distel, au Vietnam la bataille de Con Thien, le règlement officiel anti-dopage qui entrera en vigueur le 1er janvier 1968, Josephine Baker qui veut adopter un bébé coréen et au milieu une photo, le Che, le corps de Che Guevara montré par les Boliviens, mais d’abord, en gros titre, cette histoire de viande de cheval avariée qui intéresse les gens. Les gens de quoi ils parlent alors que le Che est mort, sa tête de mort en première page, ou après, sur des briquets et des agendas de lycéens, les gens, tout le temps, à croire, ils parlent de la viande de cheval.
Le littérateur se souvient de la viande pourrie, « dans Potemkine, on voit les marins qui, juste avant de se mutiner, refusent une viande où grouillent des vers et que les officiers prétendent parfaitement comestible. Après c’est la fusillade dans la ville et les morts tombent » (64). Les morts ils tombent où maintenant ? de quoi meurent-ils ? De cheval ? Plus trop. Un peu sans doute, mais soyons clairs, moins que d’autre chose. Les problèmes de viande ne provoquent plus, dans l’ouest européen, qu’un effroi diffus, celui des rumeurs vraies qui parcourent le monde mondialisé de la grande distribution, maladies du poulet, trafics des abbatoirs, porcs aux antibios tranchés sous cellophane. On a la peur molle de ce qui fait mourir sans ennemi en face, peur intime de ce qui ne se voit pas, depuis les microbes de l’enfance de ma grand-mère, déjà avant quatorze (le quatorze du vingtième, pas le nouveau quatorze dont on ne sait encore rien sinon qu’on va parler beaucoup de cette Grande guerre, la première, qu’on préfère ) et puis les pesticides, les virus, les bestioles dans les ordinateurs et les ondes électromagnétiques, invisibles menaces venues des téléphones, ça fait vachement peur alors nous purifions tout et nous vivons sainement, nous élevons nos enfants aux produits de la ferme et nous ne fumons plus, nous ne buvons qu’à peine, nous baisons comme il faut, nous sommes quasiment clean. “Ce que nous aimons c’est la propreté, la nôtre décrétée, ce blanc démocratique qui sèche sur notre petit pré. Mains blanches, hommes blancs, électeurs depuis longtemps, chrétiens depuis toujours, qui ne font jamais, n’ont jamais fait de saletés et si oui s’en confessent, s’en repentent, c’est à la mode, depuis quelque temps. Et quand notre monde commet des brutalités, chirurgicales mais sans anesthésie pourtant, c’est au nom des droits de l’homme, de la démocratie, donc pour le Bien naturellement.” (57) Le bien, tout ce qu’on peut en dire est toujours des conneries.
On a peur, un peu, et le pire, c’est qu’il n’y a nulle part où aller, pas de nouvelle frontière, pas de pays sauvage ni lointain, pas d’Afrique, pas de Chine, pas le Lune, et sur Mars il n’y a plus les Martiens amusants. Partir n’y fait plus rien. Qui se déplace ne connaît pas l’exil, mais rien que des voyages aux tarifications variables en fonction des heures, des jours de la semaine et de l’âge qu’on a, déplacements ordinaires, pendulaires, en première, dans les airs ou sur terre, sans charbon ni sifflet, organisés par l’agence Rail Team qui vous souhaite bienvenue à bord et aussi en anglais, la démonstration de gilet de sauvetage en TGV remplacée par la garantie qu’il y a, au cas où, un défibrilateur, ouf tant mieux, le train imite l’avion qui imita le paquebot, et la locomotive, modernité de l’Exil, ne siffle plus que l’air d’une fuite impossible, roulement vers l’arrière.
Les exilés le savent, il n’y a pas de voyage qui ne soit solitaire et de solitude qui ne soit le prix, pourquoi pas la rançon, de la liberté. Ernest Cœurderoy l’a dit comme ça, cite le littérateur :  « Je suis exilé, c’est-à-dire libre ; on ne peut l’être aujourd’hui qu’en dehors de la société de la nation et de la famille courbées sous de honteuses servitudes » (44) Mais l’exil, qui peut le supporter sans avoir avec soi le chant sauvage des combats passés et de la mort à venir ?

Who touches this touches a man
Dedans encore, glissé entre les pages, l’image d’un tableau rouge, peinture de guerre sans nom, le rouge sang du 8 février, à Paris, 1962, le littérateur n’y était pas, ce jour-là, il s’en souvient très bien.
« Je ne suis pas allé, je ne sais plus pourquoi à cette manifestation de février, alors que je fus de pas mal d’entre elles contre cette guerre innommable y compris par le manque de nom, les faux dont on l’habillait, « opérations de maintien de l’ordre », « pacification » » (14)
Le 17 octobre 1961, jour qui longtemps n’a pas existé dans l’histoire nationale, existe encore très peu, ce jour-là justement le littérateur marchait dans Paris, sous la pluie, avec ses vingt ans et la conscience politique encore vierge de morts, dégrisée d’un coup, en quelques heures de sang, celui de l’Algérie qui courait en tous sens, se faisait noyer dans la Seine et massacrer par ordre du préfet Papon et vive la République.
Une autre image, la photo d’un pont, plus tard, pas à Paris mais dans cette ville où vit le littérateur, il n’est pas d’ici, c’est pour ça qu’il y vit. “N’être pas d’ici permet de vaincre la lourdeur, la gravité, cette fatalité des hommes qui sont de quelque part, qui ont des racines” (43). Une ville qui est bien parce que cette ville n’est rien, n’a aucune importance, un endroit qui ne compte pas, où on n’est pas personne sans y être quelqu’un, une ville où le seul endroit qui vaille est la place des Trois Ordres où le littérateur va boire un café, quand il fait beau, en attendant du neuf, regarde passer une jeunesse, à pied, à vélo, en tram, de l’université à la gare, tous les jours la jeunesse passe ici et souvent salue le littérateur qui est un professeur et connaît beaucoup de choses, en a vu pas mal, a surtout beaucoup lu, beaucoup parlé aussi, donc une photo de pont, enfin sous le pont, puisque c’est là que l’histoire s’oublie, passe en eau, l’histoire, sous le pont où est écrit, à la bombe, pour dire merde aux vieux cons qui auraient voulu tout conserver pareil, que c’était pire avant. « La citation est slogan, graffiti”, dit le littérateur (36). Le graffiti est une citation quelquefois. Un titre de livre même, d’un autre, du littérateur, publié dans la même collection, il y a quelques années, avant, quand c’était pire.

Camerado, this is no book
Toucher un homme, en toucher deux, trois, des milliers, ou un seul. Là-dessus il a fallu qu’on se chamaille, parfois, parce que le chiffre compte et ne compte pas du tout, mais il compte aussi, bien que pas, on se chamaillait sur le nombre, les ventes de l’homme qu’on touche et combien il touche, les significations, en face des Trois Ordres et sous la cloche de la petite Notre Dame c’était jamais sérieux, c’était pour faire semblant de compter, le littérateur et moi on est nuls en calcul, la théorie des nombres on n’a jamais pu en faire un cheval, de bataille, à mourir, parce que la vente d’un livre on s’en fout, c’est l’idée, toujours, faire tourner l’idée.
Là c’est une idée rouge sur fond gris, le gris du vieux monde qui n’en finit pas de continuer comme hier en changeant rien de rien, comment l’histoire a pu lui passer à travers, sans modifier ses acquis, sans rougir le bitume ni enfricher les jungles, signe que la bourgeoisie, cette classe régnant par ses enfants promis à la réussite, élévés au biberon de la langue supérieure, cette classe sans ennemis, amie des forts, cette classe qui a la gagne, cette classe qui sait se soigner les dents, choisir ses bagnoles et ses obstétriciens, améliorer ses placements, manger sain, limiter ses contacts, afficher ses cancers, placer ses bons mots, transformer ses vieux en seniors, ses vacances en destinations, ses lectures en billets, ses haines en familles, ses marques en distinction, cette classe indéfiniment redéfinie par les barrières de son niveau et le niveau de ses barrières, heureuse par principe, morale par tradition, a fini par obtenir, à force de périphrases, la disparition de sa désignation. L’histoire s’est passée et c’est comme si rien ne s’était passé. C’est ainsi que ça a continué.
Mais sur le gris le rouge, Ernest le premier, Cœurderoy, l’exilé, Ernesto le second, Guevara, le soldat d’Amérique.

Who touches this touches a man
Donc le livre c’est un homme, tout seul, tout sec, son corps comme il est et ses idées dedans, l’homme qui parle pour trois, bref le littérateur. Ce qui est écrit par l’homme, the man, the littérateur, est pourtant bien écrit, travaillé à la façon des esthètes à moitié fous de trop avoir à voir pour avoir, trop à dire pour dire, bien écrit et pas comme à l’école où on n’apprend qu’à continuer l’école, jamais à s’en tirer, dit le littérateur, bien écrit mais pas écrit, dit, parlé, face à face, vite comme si la parole allait être coupée. Il écrit comme il parle, Camerado, pas comme un livre.
Pas d’emphase ni de prêche, ou alors pour de rire, pas de coups portés, poings, fusils et sang, et à peine le mythe, tant l’histoire déjà nous en a ressassé toutes les variations.
De quoi est-il question alors ? De l’exacte vérité historique ?  Bon d’accord, si vous en voulez, de la vérité, il y en a une : “En tout cas les deux Ernest portaient la barbe. Voilà enfin une chose de sûre. Un fait, un détail, une analogie indiscutables. Ça au moins c’est certifié, garanti pur sucre historique et vrai.” (22)  Et tout le reste alors ? De la fiction, de l’action, rien que ça, car c’est l’idée qui compte, l’idée de révolution et l’idée n’est pas théorique, dit le littérateur, le professeur aussi, non l’idée c’est vivant, c’est actif, c’est de la bombe, l’homme donc, celui qui n’est pas un livre, donne à penser sur l’idée et sur l’idée d’action, sur la révolution et ce que ça veut dire, non pas en théorie ni même en politique, mais en une poétique des idées politiques.
Avec Ernest et Ernest, on peut, si on veut, donc, se faire cette idée de révolution. “Je dis bien l’idée”, dit le littérateur, ce n’est pas pour le dire sans le dire mais pour le faire bien comprendre.  “Il faut comprendre ça”, il dit souvent. Les vraies révolutions, puisqu’il y en eut et qu’il y en aura, puisque la révolution court toujours, c’est le sang qui coule, des fusils, des mains, des poings, des couteaux plantés franc, des ventres à ouvrir, alors Mai 68 ? “Juste de la vie, la vie qui passe. Avant mai, avril ; après mai, juin.” (9) Le reste ? De la théorie, autant dire rien du tout. La révolution est une idée et l’idée meurt dès qu’elle se théorise, ne théorise pas le littérateur.
La révolution c’est toujours dans le temps avec des hommes, des vrais, pas des petits charlatans. Lire et toucher l’homme, pas le grand majuscule avec ses droits et tout, mais celui qui en a, qui en a même trois, ce serait l’idéal : « L’homme idéal ou idéalisé serait composé de trois parties égales : un tiers de cabeza, un tiers de corazon, un tiers de cojones » (29), l’homme avec sa caboche et son cœur et ses couilles, des conneries à mon avis, de la virilité de héros tout ce qu’il y a de douteux, et cette histoire de sang comme indice de vrai, je ne sais pas trop. Parce que se battre pour une idée c’est parfois être une fille, ou devenir une fille, qui vit et tourne, avec ses idées qui ne sont pas toujours des réveries, pour rester poli. La dessus on pourrait se chamailler, si on voulait, avec le littérateur, un jour où il fait beau en face des Trois Ordres, mais on n’a plus le temps, il y a la vie qui tourne, j’aime bien l’idée que ça tourne, même si c’est rien qu’une idée, la seule qui n’ait jamais pu cesser de tourner parce que c’est dans son nom, qui n’en finit pas de devenir en revenant. C’est ça la révolution, toujours elle tourne. Mal ? Et alors ?  « Tout le monde le sait depuis… – j’allais dire : tout le temps. Que les révolutions tournent mal ! Moi, ça me fait rire ! De qui on se moque ? Quand les nouveaux philosophes ont découvert que les révolutions ça tournait mal … Faut vraiment être un peu débile ! » Deleuze, ça le fait rire, la pensée fixe. C’est ce qui déconne chez les théoriciens, ces gens de pouvoir, ils veulent fixer le temps, ils veulent la vérité, la vraie, définitive. Mais la révolution c’est le contraire.
« Les deux Ernest, si loin pourtant l’un de l’autre, de tous les éloignements, n’aiment pas le pouvoir, cette instance prosaïque et magique et qui s’installe, immobilise, fige, fabrique un appareil, une caste, celle de ceux qui ont la carte contre ceux qui ne l’ont pas. Ils n’aiment que la révolution qui, elle, n’est jamais arrêtée, processus sans fin plus qu’incarnation :
« Roule, roule, Révolution ! »
ordonne Ernest » (23), dit le littérateur, l’ami des deux Ernest.
Noemi Lefebvre
Ernest Ernest, l’idée de révolution / 2013
Publié sur son blog-Médiapart le 3 janvier 2013
Arthur Bernard, Ernest Ernest, Cent pages
http://www.lesdoigtsdanslaprose.fr/categorie-12125171.html

sur le Silence qui parle : L’État des sentiments à l’âge adulte
UIAR vol plané

Detroit, carnet de voyage / Elsa Bernot / Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes

26.02.13
Écrire Detroit, c’est déjà mentir, trahir. C’est évident. C’est évident qu’il faut le dire.
Detroit ne ressemble pas aux portraits que l’on en dresse.
Detroit, comme Dresde en 46 ? Vraiment ? Je ne sais pas, je n’ai pas assez échangé avec les gens d’ici pour dire.
Mais il n’y a pas de cadavre.
Detroit la gueule cassée du grand capital ? Je n’y lis pas tant de souffrances. Peut-être que je ne regarde pas assez bien ? Et puis, qu’est-ce que je connais des gueules cassées après tout ? Ma propre répugnance face à ces visages démolis. Je ne suis pas dans leur tête. Je ne suis pas une detroiter.
Il y a parfois des attitudes typiquement sorties de guerre : « Pose pas de questions, tu peux pas comprendre ».
Il y en a qui m’ont l’air comme vous et moi, étudiants tirant sur le bobo, JCD tirant sur le branché, qui se sont fondus dans le décor.
Il y a les noirs qui sont pauvres. Ils marchent dans les rues. Ils s’arrêtent aux liquor stores. Ils sont parfois fous. Ils sont souvent souriants et causants.
How are you doin’ today ? Where are you goin’ today ?
Juste comme ça, un signe de la main, un sourire, passe la môme, allez avance.
J’avance d’un bloc à l’autre sur ma petite bicyclette. J’avance… Des canapés défoncés sur le bord du trottoir. Des bouteilles de verre qui scintillent dans la neige crasse à demi-fondue. Des portes condamnées, des fenêtres brisées, condamnées, des immeubles de briques noircies, des magasins aux grilles fendues, courbées, arrachées, par centaine, encore et encore, et encore, sur des centaines de mètres, sur des kilomètres. Des maisons, des centaines de maisons brisées, le toit crevé, par terre une peluche avec ses yeux de bille noire tournés vers le ciel, le corps éventré, la mousse s’est répandue autour. Le rire des enfants qui résonne… Fantômes ? Non, trois gosses passent, main dans la main, me regardent les regarder, éclatent de rire, filent en courant. Oui, il y a de la vie là-dedans, une voiture qui se gare, un couple descend, un couple noir, qui passe sous le porche et entre. La maison tient debout. Des arbustes taillés devant la petite balustrade de bois blanche. Propre.
Puritan Avenue. Peut-être, quoi, une dizaine de kilomètres de long. On m’avait dit, Detroit, c’est des ruines et des jardins. Des ruines oui, pour sûr, pas de doute possible. The wrong kind of ruins pour reprendre l’expression d’un chauffeur de taxi. Des jardins, hum, en février forcément ça crève pas les yeux. Deux trois panneaux, community garden here, brightmoor neighbors, garden… Bon. Un carré de neige que percent à peine trois tiges jaunies.
Detroit c’est facile.
D’abord c’est plat, et c’est assez carré, rectiligne, longiligne. Donc facile.
Et puis quand on a de l’argent, alors vraiment c’est un jeu d’enfants. Pas une porte fermée.
Une rue, immense, longue. Vide bien sûr, quoi, une dizaine de voiture en vue, trois piétons. Des bâtiments isolés, vides. Du vent qui passe, whhhhhhhiehhh, qui balaye la rue.
Une porte en fer, rouillée. The Hub, peint en grand sur un mur de brique défraîchi.
La porte, lourde, grince à peine. Il fait bon dedans.
Des vélos, bien alignés. Grands, petits, jaunes, verts, violets, épais, fins, guidons courbes, droits.
Essaye celui-là, vas-y sors, il n’y a personne dans la rue à côté.
Ok. On monte. Tiens, la rouge, là. Et puis la violette.
Ah, la violette. Ha ha ! Superbe, elle me plaît, très bonne compagne de vadrouille, je prends. 150 dollars.
That is so smart ! Me lance une femme assise à un arrêt de bus.
En trois heures de vélo, j’ai vu deux bus. J’ai vu des personnes réparties par lots de un, deux, parfois trois aux arrêts de bus essaimés le long des rues. Des noirs. Et j’ai vu deux cyclistes. Noirs. Dans le centre, le downtown, plus d’argent, plus de mixité, plus de bus, plus de vélos.
Elsa Bernot
Detroit, carnet de voyage /2013
Extrait des notes publiées dans Chimères n°80 / Squizodrame et schizo-scènes
Sur le Silence qui parle : V comme Voyage / Abécédaire Gilles Deleuze

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