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Marcel Duchamp et le refus du travail / Maurizio Lazzarato

À une époque où le néo-libéralisme exige de chacun qu’il se fasse « entrepreneur de lui-même » et « capital humain », l’artiste sert de modèle à de nouveaux modes d’asservissement, fondés sur le contrôle, l’auto-exploitation, la course en avant productive, la soumission aux règles du marché. Pour rompre avec cette logique, Maurizio Lazzarato propose de se souvenir de Marcel Duchamp qui prônait le non-mouvement et l’action paresseuse.

« Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Mais peut-être les choses se présentent-elles tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans ce train tire le frein d’urgence. » / Walter Benjamin

« On ne peut plus se permettre d’être un jeune homme qui ne fait rien. Qui est-ce qui ne travaille pas ? On ne peut pas vivre sans travailler, c’est quelque chose d’affreux. Je me rappelle un livre qui s’appelait Le droit à la paresse ; ce droit n’existe plus. » / Marcel Duchamp

« Vous préférez la vie au travail d’artiste ? – Oui » répondit Marcel.
Entretien avec Marcel Duchamp

« John Cage se vante d’avoir introduit le silence dans la musique, moi je me targue d’avoir célébré la paresse dans les arts » dit quelque part Marcel Duchamp. La « grande paresse » de Marcel Duchamp a bouleversée l’art de façon plus radicale et durable que la débauche d’activité et de productivité d’un Picasso avec ses 50.000 œuvres.
Duchamp pratique un refus obstiné du travail, qu’il s’agisse du travail salarié ou du travail artistique. Il refuse de se soumettre aux fonctions, aux rôles et aux normes de la société capitaliste. Ce refus n’interroge pas seulement l’artiste et l’art car, en se différenciant du « refus du travail des ouvriers » théorisé par l’opéraïsme italien dans les années soixante, l’attitude de Duchamp peut nous aider à interroger les refus qui s’expriment depuis 2008 sur les places et dans les rues de la planète (Turquie, Brésil, Espagne, États-Unis, etc.).
D’une part il élargit son domaine d’action, puisque ce refus concerne non seulement le travail salarié, mais toute fonction ou rôle auquel nous sommes assignés (femme/ homme, consommateur, usager, communicateur, chômeur, etc. ). Comme la grande majorité de ces fonctions, l’artiste n’est pas subordonné à un patron, mais à une panoplie de dispositifs de pouvoir. De la même manière que le « capital humain » dont l’artiste est devenu le modèle dans le néo-libéralisme, il doit se soustraire non seulement à ces pouvoirs « externes », mais aussi à l’emprise de son « égo » (créateur pour l’artiste ou entrepreneur pour le capital humain) qui donne à l’un et à l’autre l’illusion d’être libres.
D’autre part, il permet de penser et de pratiquer un « refus du travail » en partant d’un principe éthico-politique qui n’est pas le travail. Il nous fait ainsi sortir du cercle enchanté de la production, de la productivité et des producteurs. Le travail a été à la fois la force et la faiblesse de la tradition communiste. Émancipation du travail ou émancipation par le travail ? Ambigüité sans issues. Le mouvement ouvrier a existé seulement parce que la grève était, en même temps, un refus, un non-mouvement, un désœuvrement radical, une inaction, un arrêt de la production qui suspendait les rôles, les fonctions et les hiérarchies de la division du travail dans l’usine. Le fait de problématiser un seul aspect de la lutte, la dimension du mouvement, a été un grand handicap qui a fait du mouvement ouvrier un accélérateur du productivisme, un accélérateur de l’industrialisation, le chantre du travail. L’autre dimension de la lutte, impliquant le « refus du travail », le non– mouvement ou la démobilisation a été délaissée ou insuffisamment problématisée dans le contexte du néolibéralisme.
Le refus du travail ouvrier renvoie toujours, dans la perspective communiste, à quelque chose d’autre que lui-même. Il renvoie au politique, selon une double version, le parti ou l’État, tandis que Duchamp suggère de nous arrêter sur le refus, sur le non–mouvement, sur la démobilisation, et de déployer et expérimenter tout ce que l’action paresseuse crée comme possibles pour opérer une reconversion de la subjectivité, en inventant des nouvelles techniques d’existence et des nouvelles manière d’habiter le temps. Les mouvements féministes, après le refus d’exercer la fonction (et le travail de) « femme », semblent avoir suivie cette stratégie, plutôt que l’option politique classique.
L’anthropologie du refus ouvrier reste de toute façon une anthropologie du travail, la subjectivation de la classe est toujours une subjectivation des « producteurs », des « travailleurs ». L’action paresseuse ouvre à une toute autre anthropologie et à une tout autre éthique. En sapant le « travail » dans ses fondements, elle ébranle non seulement l’identité des « producteurs », mais aussi leurs assignations sexuelles. Ce qui est en jeu, c’est l’anthropologie de la modernité : le sujet, l’individu, la liberté, l’universalité – tous conjugués au masculin. Le mouvement communiste a eu la possibilité de produire d’autres anthropologies et d’autres éthiques que celles de la modernité travailleuse et d’autres processus de subjectivation que ceux centrés sur les producteurs. « Le droit à la paresse », rédigé par Paul Lafargue, gendre de Marx, répondait au « Droit au travail » de Louis Blanc, et puisait sa source dans l’ otium des anciens, qu’il cherchait à repenser en rapport avec la démocratisation de l’esclavage opéré par le travail salarié. Mais les communistes n’y ont pas vu les implications ontologiques et politiques auxquelles ouvraient la suspension de l’activité et du commandement. Ils ont ainsi perdu la possibilité de sortir du modèle de l’homo faber, de l’orgueil des producteurs et de la promesse prométhéenne de maîtrise de la nature qu’il contenait. Il revient à Duchamp de développer sa radicalité car le droit à la paresse, « un droit qui n’exige ni justification ni rien en échange » , s’attaque aux trois fondements de la société capitaliste. D’abord à l’échange : « Qui a inventé l’échange à égalité de valeur qui est devenue une loi avec gendarmes dans les relations d’individu à individu dans la société actuelle ? ». Ensuite, plus profondément encore, à la propriété, condition préalable de l’échange : « Possession – D’ailleurs l’idée d’échange présuppose la possession au sens propriétaire du mot ». Et enfin au travail. Chez Marx le travail est le fondement vivant de la propriété, cette dernière n’étant que du travail objectivé. Si on veut porter un coup mortel à la propriété, dit Marx, il faut la combattre non seulement comme condition objective, mais aussi comme activité, comme travail. Le droit à la paresse défait l’échange, la propriété et le travail, mais faisant un pas de côté par rapport à la tradition marxiste.

Le refus du travail
L’action paresseuse duchampienne se prête à une double lecture, elle fonctionne à la fois comme critique du domaine socio–économique, et comme une catégorie « philosophique » qui permet de repenser l’action, le temps et la subjectivité, en découvrant de nouvelles dimensions de l’existence et des forme de vie inédites.
Commençons par sa fonction de « critique socio-économique » :
La paresse n’est pas simplement un « non-agir » ou un « agir minimum ». Elle est une prise de position par rapport aux conditions d’existence dans le capitalisme. Elle exprime d’abord un refus subjectif qui vise le travail (salarié) et tout comportement conforme que la société capitaliste attend de vous – le refus de « toutes ces petites règles qui décident que vous n’aurez pas à manger si vous ne montrez pas de signes d’une activité ou d’une production, sous une forme ou une autre ». Beuys a dénoncé le « silence surévalué » de Duchamp quant aux questions sociales, politiques et esthétiques. La plupart des critiques considèrent que Duchamp n’est pas à une contradiction près. Lui même, d’ailleurs, affirme qu’il n’a pas arrêté de se contredire pour ne pas se figer dans un système, un goût, une pensée établis. Mais s’il y a quelque chose qui revient systématiquement et à laquelle il est resté fidèle toute sa vie, c’est le refus du travail et l’action paresseuse qui, ensemble, ont constitué le fil rouge éthico–politique de son existence. « Serait-il possible de vivre en locataire seulement ? Sans payer et sans posséder ? (…) Ceci nous ramène au droit à la paresse suggéré par Paul Lafargue dans un livre qui m’avait beaucoup frappé vers 1912. Il me semble encore aujourd’hui très valable de remettre en question le travail forcé auquel est soumis chaque nouveau né ».
Dans l’histoire de l’humanité aucune génération n’a sacrifié autant de temps au travail que les générations qui ont eu la malchance de naître sous le régime capitaliste. Dans le capitalisme, l’humanité est condamnée aux travaux forcés, quel que soit le niveau de productivité atteint. Toute invention technique, sociale et scientifique, au lieu de libérer du temps, ne fait qu’étendre l’emprise du capital sur nos temporalités.
« Sans être fasciste, je pense que la démocratie n’a pas apporté grand chose de sensé (…) Il est honteux que nous soyons encore obligés de travailler simplement pour vivre (…) – être obligé de travailler afin d’exister, ça, c’est une infamie ».
L’Hospice pour paresseux (« Hospice des grands paresseux / Orphelinat des petits paresseux ») que Duchamp voulait ouvrir et « où, bien entendu, il serait interdit de travailler », présuppose une reconversion de la subjectivité, un travail sur soi, car la paresse est une autre manière d’habiter le temps et le monde.
« Je crois d’ailleurs qu’il n’y aurait pas autant de pensionnaires qu’on pourrait l’imaginer », car, « en fait, ce n’est justement pas facile d’être vraiment paresseux et de ne rien faire ».
Malgré une vie très sobre, quelque fois à la limite du dénûment, Duchamp a pu vivre sans travailler parce qu’il a bénéficié d’une petite rente (anticipation de sa part d‘héritage familial), de l’aide occasionnel de riches bourgeois collectionneurs, de quelque petit commerce d’œuvre d’art et d’autres arrangements, toujours précaires. Duchamp est donc tout à fait conscient de l’impossibilité de vivre en « paresseux », sans une organisation de la société, radicalement différente.
« Dieu sait qu’il y a assez de nourriture sur Terre pour que tout le monde puisse manger sans avoir à travailler (…) Et ne me demandez pas qui va faire le pain ou quoi que ce soit, parce qu’il y a assez de vitalité chez l’homme en général pour qu’il ne reste pas paresseux ; il y aurait très peu de paresseux, parce qu’ils ne supporteraient pas de rester paresseux trop longtemps. Dans une société comme celle-ci, le troc n’existerait pas, et les habitants les meilleurs ramasseraient les ordures. Ce serait la forme d’activité la plus élevée et la plus noble (…) J’ai peur que ça ressemble un peu au communisme, mais ce n’est pas le cas. Je suis sérieusement et profondément issu d’une société capitaliste ».
L’art est pris dans la division sociale du travail comme toute autre activité. De ce point de vue, être artiste est une profession ou une spécialisation comme une autre, et c’est précisément cette injonction à occuper, avec son corps et avec son âme, une place, un rôle, une identité, qui fait l’objet du refus catégorique et permanent de Duchamp. Avec l’artiste, seules les techniques de subordination changent, elles ne sont plus disciplinaires. Mais les dispositifs des sociétés de contrôle sont autant, sinon plus chronophages que les techniques disciplinaires, même lorsqu’il s’agit de l’activité artistique.
« Il n’y a pas le temps nécessaire pour faire du bon travail. Le rythme de la production est tel que cela devient une autre forme de course effrénée » qui renvoie à la « foire d’empoigne » de la société en général.
L’œuvre « doit être produite lentement ; je ne crois pas à la vitesse dans la production artistique » qui est introduite par le capitalisme. Teeny, la deuxième épouse de Duchamp, relate qu’« il ne travaillait pas comme un ouvrier », mais en alternant, dans la même journée, de courte périodes d’activités à des longues pauses.
« Je ne pouvais pas travailler plus de deux heures par jour. (…) Aujourd’hui encore, je ne peux pas travailler plus de deux heures par jour. C’est vraiment quelque chose de travailler tous les jours. »
En général, le refus du travail artistique signifie refus de produire pour le marché, pour les collectionneurs, pour satisfaire les exigences esthétiques d’un public de regardeurs de plus en plus nombreux, refus se soumettre à leurs principes d’évaluation, et leur exigence de « quantité » et de « qualité ». « Le danger c’est de rentrer dans les rangs des capitalistes, de se faire une vie confortable dans un genre de peinture qu’on recopie jusqu’à la fin de ses jours. »
Duchamp décrit de façon très précise et percutante le processus d’intégration de l’artiste à l’économie capitaliste et la transformation de l’art en marchandise : « on achète de l’art comme on achète des spaghettis ».
L’artiste est–il compromis avec le capitalisme ? lui demande William Seitz (dans le magazine Vogue) en 1963 et il répond : « C’est une capitulation. Il semble aujourd’hui que l’artiste ne puisse vivre sans un serment d’allégeance au bon vieux tout puissant dollar. Cela montre jusqu’où l’intégration est allée. »
L’intégration dans le capitalisme est aussi et surtout subjective. Si l’artiste n’a pas comme l’ouvrier un patron direct, il est toutefois soumis à des dispositifs de pouvoir qui ne se limitent pas à définir le cadre de sa production, mais l’équipent d’une subjectivité. Dans les années quatre-vingt, l’artiste est devenu le modèle du « capital humain », parce qu’il incarne la « liberté » de créer.
« Courbet a été le premier à dire : « Accepte mon art ou ne l’accepte pas. Je suis libre. » C’était en 1860. Depuis cette date, chaque artiste a eu le sentiment qu’il devait être encore plus libre que le précédent. Les pointillistes plus libres que les impressionnistes, les cubistes encore plus libres, et les futuristes et les dadaïstes, etc. Plus libre, plus libre, plus libre – ils appellent cela de la liberté. Pourquoi l’ego des artistes devrait – il être autorisé à dégorger et à empoissonner l’atmosphère ?
Une fois libéré de la dépendance des commandes du roi, des seigneurs, l’artiste pense être libre, alors qu’il passe d’une subordination à l’autre. L’artiste, comme l’ouvrier, est exproprié de son « savoir faire », car la production est standardisée et elle perd, même dans l’art, toute singularité. « Depuis la création d’un marché de la peinture, tout a été radicalement changé dans le domaine de l’art. Regardez comme ils produisent. Croyez vous qu’ils aiment cela, et qu’ils ont du plaisirs à peindre cinquante fois, cent fois la même chose ? Pas du tout, ils ne font pas des tableaux, ils font des chèques ».
L’affirmation du refus est sans ambiguïté. « Je refuse d’être un artiste tel qu’on l’entend aujourd’hui », « je voulais transformer complètement l’attitude à l’égard de l’artiste » , « j’ai vraiment essayé de tuer le petit dieu que l’artiste est devenu au cours du dernier siècle », « vous savez, je ne voulais pas être un artiste », etc.
Le refus du travail « artistique », n’est pas une simple opposition. Il ne constitue pas la négation d’une couple de termes solidaires (art / non art) s’opposant à cause même de leur ressemblance. Duchamp est très clair sur ce point, son refus n’exprime pas l’opposition dadaïste qui, « en s’opposant, devenait la queue de ce à quoi il s’opposait (…) Dada littéraire, purement négatif et accusateur : c’était faire la part trop belle à ce que nous étions déterminés à ignorer. Un exemple, si vous voulez : avec le stoppage étalon, je souhaitais donner une autre idée de l’unité de longueur. J’aurais pu prendre un mètre en bois et le briser en un point quelconque : c’eut été dada » Le refus introduit à une hétérogénéité radicale. Rien n’est plus loin du travail capitaliste que l’action paresseuse, dont le déploiement du potentiel politico-existentiel doit défaire aussi bien l’art que sa simple négation.
« Je suis contre le mot « anti », parce que c’est un peu comme « athée », comparé à « croyant ». Un athée est à peu près autant religieux qu’un croyant, et un anti-artiste à peu près autant artiste qu’un artiste » [...]. « Anartiste » serait beaucoup mieux, si je pouvais changer de terme, que « anti-artiste ». »
Si Duchamp refuse l’injonction à être artiste (il se définit comme un « défroqué de l’art »), il n’abandonne pas pour autant les pratiques, les protocoles, les procédures artistiques. L’« anartiste » demande un redéploiement des fonctions et des dispositifs artistiques. Il s’agit d’un positionnement subtil dont le refus ne s’installe ni à l’extérieur, ni à l’intérieur de l’institution art, mais à sa limite, à ses frontières, et qui, à partir de cette limite et de ces frontières, essaie de faire déplacer l’opposition dialectique art/anti-art.

Le Moulin a café entre le mouvement (futuriste) et le statique (cubiste)
Essayons maintenant de comprendre comment l’action paresseuse et son non-mouvement permet de repenser l’action, le temps et la subjectivité. Duchamp a déclarée à plusieurs reprises l’importance d’un tout petit tableaux « Moulin à café » peint en 1911 (« Vous avez déclaré que le Moulin à café était la clé de toute votre œuvre. » Duchamp : « Oui. (…) Ca remonte à la fin 1911. ») qui lui a permis, très tôt, de sortir des avant–gardes auxquelles il n’avait jamais totalement adhéré. Duchamp, comme beaucoup de ses contemporains était fasciné par le mouvement et la vitesse , symboles de la modernité rugissante.
Le « Nu descendant un escalier », avait essayé de représenter le mouvement en s’inspirant des techniques chrono-cinématographiques de Etienne-Jules Marey, mais il s’agissait d’une représentation indirecte du mouvement. À travers le Moulin à café il trouve une manière de sortir de l’opposition entre le mouvement et sa célébration moderniste par les futuristes et l’esthétique statique des cubistes (« Ils étaient fiers d’être statiques, d’ailleurs. Ils n’arrêtaient pas de montrer des choses sous des facettes différentes, mais ce n’était pas du mouvement ») en découvrant une autre dimension du mouvement et du temps.
Il décompose le Moulin à café dans toutes ses composantes et, dans ce que les historiens d’art considèrent comme la première toile « machiniste », il introduit le premier signe diagrammatique de l’histoire de la peinture, la flèche qui indique le mouvement du mécanisme.
« J’ai fait une description du mécanisme. Vous voyez la roue dentée, et vous voyez la poignée rotative au-dessus ; je me suis aussi servi de la flèche pour indiquer dans quel sens la main tournait. Ce n’est pas un moment seulement, ce sont toutes les possibilités du moulin. Ce n’est pas comme un dessin. »
Avec cette petite peinture Duchamp fait un premier pas vers la découverte non pas de la vitesse, mais du possible, non pas du mouvement, mais du devenir, non pas du temps chronologique, mais du temps de l’événement.
Le possible, le devenir et l’événement ouvrent à des « régions que ne régissent ni le temps, ni l’espace », animées par d’autres vitesses (des vitesses infinies, dirait Guattari), ou par la plus grande vitesse et de la plus grande lenteur (Deleuze).
Ce que la philosophie est en train théoriser à son époque (Bergson), le renversement de la subordination du temps au mouvement, Duchamp le découvre pendant la réalisation de cette peinture, mais en ajoutant une condition fondamentale, négligé par les philosophes : la paresse comme une autre façon de vivre ces temps et l’action paresseuse comme une nouvelle manière d‘explorer un présent qui est durée, qui est possible, qui est événement. Pour Deleuze, l’accès à cette temporalité, aux mouvements qui découlent du temps, est le privilège du « voyant », pour Duchamp, du « paresseux ».
Il reste et restera toujours intéressé par le « mouvement », mais cette nouvelle façon de le concevoir est, à proprement parler, irreprésentable, et seulement rendue par les Notes qui accompagnent le « Grand verre » et qui constituent une partie de l’œuvre : « A chaque fraction de la durée se reproduisent toutes les fractions futures et antérieures (…) Toutes ces fractions passées et futures coexistent donc dans un présent qui n’est déjà plus ce qu’on appelle ordinairement l’instant présent, mais une sorte de présent à étendues multiples ».
Le temps c’est de l’argent, dit le capitaliste. « Mon capital n’est pas l’argent, mais le temps » dit Duchamp. Et le temps dont il s’agit n’est pas le temps chronologique qu’on peut mesurer et accumuler, mais ce présent qui, contenant à la fois le passé, le présent, le futur, est un foyer de production du nouveau.
« Fini le mouvement, fini le cubisme », dira-t-il dans une interview en 1959 en parlant de cette époque. Dans son premier ready-made il y a encore du mouvement, mais la roue de bicyclette qui tourne « était un mouvement qui me plaisait, comme du feu dans la cheminée ». Serguei Eisenstein explicite de quel genre de mouvement il s’agit : « Le feu est susceptible de susciter dans sa plus grande plénitude le rêve d’une multiplicité fluide de formes ». L’attrait du feu est dans son « éternelle variabilité », dans la modulation de « ses incessantes images en devenir ».
Le feu représente « une contestation originale de l’immobilité métaphysique », sans rien concéder à la vitesse futuriste. « Le refus de la forme figée une fois pour toute, la liberté par rapport à la routine, la faculté dynamique de prendre n’importe quelle forme » que Eisenstein nommera « plasmaticité », s’adapte parfaitement à la conception de Duchamp.
Le possible découvert grâce au Moulin à café, Duchamp lui donne aussi un autre nom : « L’inframince ».
L’inframince est la dimension du moléculaire, des petites perceptions, de différences infinitésimales, de la co-intelligence des contraires où ne valent pas les lois de la dimension macro et notamment celle de la causalité, de la logique de la non-contradiction, du langage et ses généralisations, du temps chronologique. C’est dans l’inframince que le devenir a lieu, c’est au niveau micro que se font les changements.
« Le possible implique le devenir – le passage de l’un à l’autre a lieu dans l’inframince ».
Et pour avoir accès à cette dimension la condition est toujours la même, inventer une autre manière de vivre : « L’habitant de l’inframince fainéant ».
Maurizio Lazzarato
Publié sur cip-idf.org le 9 juin 2014
À lire également : Le refus du travail

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Du bestiaire au surhumain / Bruno Heuzé / Chimères n°81 / Bêt(is)es

« Et qu’est-ce que les Idées, avec leur multiplicité constitutive,
sinon ces fourmis qui entrent et sortent par la fêlure du Je ? »
Gilles Deleuze / Différence et répétition

Bestiaires singuliers pluriels
On connaît le grand bestiaire déployé par Nietzsche, dont chaque animal est comme une constellation faisant écho aux différentes latitudes de la psyché humaine, dont il sonde en éclaireur les multiplicités diagrammatiques avant que Freud n’aille y planter les bases dogmatiques de la psychanalyse. S’y côtoient le chameau et l’âne, emboitant le pas l’un de l’autre en portant le fardeau de la vie dans une acceptation tantôt courageuse tantôt résignée, le lion qui entend conquérir le désert et en faire le territoire de sa volonté en affrontant le dragon du devoir, le bouc dont le chant dionysiaque célèbre la naissance de la tragédie, mais aussi les tarentules qui empoisonnent la pensée dont elles enserrent le ciel dans la toile de la raison, ou encore l’oiseau qui au contraire lui fait côtoyer les cimes et dont les pattes portent ces mots silencieux qui mènent le monde ; sans oublier le cheval, dont Nietzsche parle peu, mais au cou duquel il se suspend alors qu’il quitte définitivement la compagnie humaine, trop humaine.
On se souvient en particulier des animaux de Zarathoustra, l’aigle et le serpent, qui l’accompagnent comme les doubles différenciés de son ombre de voyageur, ombre à deux têtes dissemblables en quelque sorte, avec laquelle il ne cesse de dialoguer parmi les terres accueillantes et hostiles. C’est ainsi sous l’égide du regard aquilin cerclé d’une sagesse ophidienne, que se trouve énoncée pour la première fois la doctrine de l’Éternel Retour, que Zarathoustra fait d’abord mine d’éluder avant d’en tirer l’affirmation suprême du surhumain, affirmation qui relaie son appel initial à retrouver le sens de la terre.
Éparse est le bestiaire deleuzo-guattarien, marqué avant tout d’empreintes territoriales et de lignes de fuite, animé de glissements de milieux et de pliages improbables, peuplé de meutes et traversé de noces contre nature. Une flore s’y parsème, comme une faune s’y distribue sans compter, mais en agençant leurs puissances : le trèfle et le bourdon, et bien sûr la guêpe et l’orchidée dont le célèbre mariage frappe de son emblème inter-règne l’héraldique métamorphique de Deleuze et Guattari. Mais il faut aussi évoquer ici les loups et les rats qui s’engouffrent et filent vers un intempestif horizon ; les langoustes et les saumons qui se mettent en route, pris dans une grande transhumance traversée par les flux de la terre ; ou encore, l’oiseau Scenopoïetes qui, tel l’acteur se mettant lui-même en scène, retourne les feuilles autour de lui pour dessiner de leur envers plus clair le podium sur lequel il chantera, conjuguant alors ritournelles sonore et graphique ; et le plus insolite peut-être, la tique qui ne perçoit de la lumière que ses intensités calorifiques, et qui semble faire signe sur la voie ombragée allant d’une pensée sans image vers une nouvelle image intensive de la pensée.
Chaque animal est ici une de ces régions du plan de Nature, faisant contrepoint avec les autres, et à travers lesquelles l’homme repasse lorsqu’il pense, agit et devient, au fil de trajectoires filantes, émaillées d’alliances intempestives et de pliures imprévisibles. Ainsi se dresse et s’étend la cartographie d’un inconscient machinique, spinoziste et intensif, fait de chimères, d’agencements et de métallurgie, d’hybrides, de centaures et de cyborgs. Territoires animaux, latitudes humaines, assemblées technologiques et sphères sociales s’y mélangent et se font écho dans un grand opéra à facettes, dont la scène n’est autre qu’une terre déstratifiée, « la légère », celle de Nietzsche précisément : terre de la ductilité et des métamorphoses, dont le bestiaire fabuleux joue par épiphanie des superpositions du surhumain et du moléculaire.
Bruno Heuzé
Du bestiaire au surhumain / 2014
Extrait du texte publié dans Chimères n°81 / Bêt(is)es
Photo : Lydie Jean-Dit Pannel / http://ljdpalive.blogspot.fr/
Lydie JD-Pannel

Qu’ils sont bêtes ! / Manola Antonioli et Elias Jabre / Edito Chimères n°81 : Bêt(is)es

« Qu’ils sont bêtes ! », c’est le cri qu’on pousse pour injurier tous ceux qui violentent notre capacité d’entendement et de tolérance, qu’il s’agisse du déferlement haineux d’un fondamentalisme, ou même de la vulgarité d’une émission de télé-réalité. Et cette angoisse est de plus en plus répandue : nous n’aurions jamais été autant cernés par des puissances bêtes et malfaisantes, des poussées identitaires d’une autre époque, le règne des marchés financiers et la suffisance de leurs représentants. Nous serions une multitude à partager cet état d’hébétude, presque de l’ordre d’un trauma, en nous sentant paradoxalement toujours plus seuls et démunis.
Qui pousserait ce cri ? Les membres éparpillés d’un peuple moins bête que la « masse » régnante ? Démuni justement parce qu’il ne serait pas assez bête pour se laisser aller à la brutalité ambiante dont il témoigne ou qu’il subit ?
Et s’il arrivait que la bêtise devienne également l’autre nom d’une résistance ? Par exemple, celle de sujets fragilisés par un monde qu’ils ne reconnaissent plus et qui réagissent en se durcissant ? Ne s’accrocheraient-ils pas farouchement à des formes figées (de pensée, d’identité, d’appartenance politique) pour résister à tous les flux qui les traversent, les agressent et les violentent, générant des craintes diffuses qui font le jeu des extrêmes ?
Revient la question de savoir ce qui rassemble encore, quels seraient les codes « familiers » qui permettent de vivre ensemble. Les valeurs républicaines ? La religion ? Ou la multitude d’énoncés qui circulent, se collent les uns aux autres en brouillant les frontières, faisant sauter les clivages entre gauche et droite, ce qui affaiblirait peut-être les distinctions entre les plaintes des uns et des autres ? N’est-ce pas contre des risques de décomposition subjective que la bêtise revendique, que la norme réagit en se durcissant ?
À l’opposé, la bêtise sert également à qualifier les déviants, ceux qui ne se conforment pas  à la norme, comme dans cette interprétation de la métamorphose de Kakfa par Lodu Xu et Émile Noiraud dans leur article Des cloportes et des hommes : « La société moderne avait fait de toi un sujet intégré, reconnu, civilisé et tu t’es obstiné, en te conduisant en véritable brute humaine, à travailler à ta propre déchéance ! Tu es trop con, et la carapace qui, désormais, entrave chacun de tes gestes et t’afflige de cette démarche grotesque n’est, après tout, que le miroir de ton ineptie. »
La bêtise serait cette fois en lien avec la déchéance, ramenant l’homme du côté du cafard, de l’animalité.
Nous verrions alors deux types de bêtises qui s’affronteraient, codes durcis qui restreignent les libertés contre poussée de liberté indéterminée qui déforme les catégories existantes, désir encore informe et incapable de s’exprimer dans des coordonnées prédéfinies. Comme l’analyse Zafer Aracagök dans son article Cutupidité : devenir-radicalement-stupide, pendant les manifestations en Turquie en 2013, « des milliers d’êtres humains se sont rassemblés dans le parc, et dans la place Taksim, […] contre la “politique” de l’effacement menée par l’AKP et ses prédécesseurs qui n’a produit que les clichés de l’individuation sous la loi de l’islamo-capitalisation. […] ce qui est arrivé au Parti Imaginaire de Gezi Park a été l’abandon de la distinction forme/informe comme une source de résonance […]. Les structures de la répression, compte tenu de leur stupidité de formes, n’ont rien pu faire face à l’absence de la dichotomie forme/informe, sauf envoyer des gaz lacrymogènes et des canons à eau. Ils avaient peur, ils étaient terrifiés parce qu’ils étaient profondément stupéfaits face à la stupidité radicale des manifestants pacifiques qui rejetaient la forme, même l’informe, se dividuant continuellement. C’est pourquoi ce qui s’est passé à Gezi Park a été une invitation à une dividuation humanimale et infinie, à la possibilité d’un passage de la stupidité per se à un devenir-radicalement-stupide. »

1 cosmopolis

Le devenir animal relèverait de cette « humanité déchue » qui ne se reconnaîtrait plus dans la pensée bien tenue de la recognition, ouvrant sur une résistance politique non plus contre la bêtise, mais à partir d’un genre de bêtise, capable de dissoudre les formes.
Au moins, le héros paranoïaque du bref récit de Marco Candore, Comme des bêtes, semble y trouver son compte dans une angoisse joyeuse.
En reprenant Deleuze, Bruno Heuzé décrit le rapport paradoxal où la bêtise (non pas l’erreur) constitue la plus grande impuissance de la pensée, mais aussi la source de son plus haut pouvoir dans ce qui la force à penser : « La bêtise ne cesse d’être à l’œuvre au fond de la pensée, où se croisent cependant devenir-animal et réalité machinique, prolifération buissonnante du bestiaire, chimères et lignées surhumaines, frontières, lisières et lignes de fuite » (Du Bestiaire au surhumain).
La schizophrénie capitaliste décrite par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, ajoutée à la déconstruction qui nous arrive, nous ont peut-être fait atteindre un point de bascule qui inquiète, ouvrant le règne d’une bêtise surhumaine. Un grondement encore mal identifié (ou inidentifiable), un fond monstrueux vient peut-être mettre en question certaines frontières, notamment entre l’homme et l’animal, frontières qui appartiennent à un discours de souveraineté d’autant plus résistant qu’il fuit par tous les bords.
Nous pouvons aussi nous reporter aux analyses de Félix Guattari dans La Révolution moléculaire recensée par Manola Antonioli dans sa réédition de 2012 (préfacée par Stéphane Nadaud) : « Guattari y esquisse deux scénarios possibles pour un proche avenir : la consolidation et la stabilisation de ce qu’il appelle le “Capitalisme mondial intégré” d’une part et, d’autre part, une perte de contrôle progressive de la situation par les pouvoirs en place (ces tendances opposées pouvant d’ailleurs coexister de façon temporaire ou durable). La première hypothèse […] aboutirait […] au développement incessant de nouvelles catégories de “non garantis” (immigrés surexploités ou sans papiers, travailleurs précaires, chômeurs, etc.) et à l’apparition de zones de plus en plus vastes de sous-développement au sein de celles qui furent autrefois des grandes puissances, phénomènes qui iront de pair avec des revendications régionalistes, nationalistes, droitières de plus en plus radicalisées […] La seconde hypothèse prend en compte l’incapacité absolue du Capitalisme mondial d’apporter des solutions aux problèmes fondamentaux de la planète (dont la crise écologique et la nécessité de réorienter globalement les modalités et les finalités de la consommation-production) ; de la désillusion et de la colère contre cette “gestion” des intérêts de la planète […] naîtront (sont en train de naître…) des micro-révolutions susceptibles d’aboutir un jour à une vraie révolution, vouées à remettre en question les finalités du travail, des loisirs et de la culture, les rapports à l’environnement, entre les sexes et les générations, qui ne seront pas centrées sur une quelconque “avant-garde”, mais toujours polycentrées. »
Dans ce numéro, nous avons souhaité interroger la dimension contemporaine de la bêtise, à la croisée des textes de Deleuze et Guattari d’une part, et, d’autre part, de la réflexion autour de la souveraineté, de l’animalité et des figures animales du pouvoir développées par Jacques Derrida dans les textes, parus de façon posthume, réunis dans L’Animal que donc je suis et dans les deux tomes où ont été publiés les séminaires qu’il a consacrés à La Bête et le souverain. Derrida y interroge des auteurs de référence classiques et contemporains comme Lacan, Foucault, Agamben, notamment sur l’opposition entre l’homme et l’animal, et reprend la question de la bêtise chez Deleuze-Guattari tout en la poursuivant : « Ce que les textes que nous avons lus appellent, c’est au moins une plus grande vigilance à l’endroit de notre irrépressible désir du seuil, d’un seuil qui soit un seuil, un seul et solide seuil. Peut-être qu’il n’y en a jamais, du seuil, un tel seuil. C’est peut-être pourquoi nous y restons et risquons d’y demeurer à jamais, sur le seuil. L’abîme, ce n’est pas le fond […] ni la profondeur sans fond […] de quelque fond dérobé. L’abîme, s’il y en a, c’est qu’il y ait plus d’un sol, plus d’un solide, et plus d’un seul seuil. » (1)

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Comment déconstruire notre rapport à l’animal ? Manola Antonioli dans son article Animots, reprend les analyses de Derrida et rappelle que « la violence faite à l’animal commence au nom du langage et par le langage. […] Derrida forge ainsi un mot “chimérique” (l’animot) pour s’insurger contre l’animal utilisé comme “singulier général”. […] Remettre en cause ce partage signifie d’emblée remettre en cause la définition de l’animalité et de l’humain, et les rapports qui les lient, étendre le domaine de l’humain en direction du non humain, mouvement qui chez Derrida (tout comme Deleuze et Guattari) accompagne un désir de redéfinition des rapports de l’humain avec d’autres déclinaisons du non humain (les artefacts, les produits de la technique). »
Et la pensée de Derrida, pour suivre la perspective de Patrick Llored qui met en évidence le lien entre bêtise et souveraineté, tout en dénonçant le sacrifice logocentrique sur lequel reposent nos productions de subjectivités, ouvrirait la voie à une autre démocratie qui ferait une place à la bêtise des bêtes : « Ces institutions humanistes sont nées de leur incapacité fondatrice à penser la bêtise animale comme forme ultime et suprême de toute subjectivité. C’est pourquoi elles sont sacrificielles et le partage de souveraineté entre vivants humains et vivants animaux que Derrida nous permet de penser devrait pouvoir passer par des transferts de souveraineté qui ne peuvent être que des transferts de bêtise comme reconnaissance du phantasme de propriété de tout vivant chez tout vivant » (Du droit des bêtes à la bêtise).
Nous avons souhaité éclaircir les stratégies employées par Deleuze-Guattari et Derrida en interrogeant le philosophe Jean-Clet Martin (Deleuze et Derrida, ce n’est pas le même mouvement…) : « […] dans une sémiotique asignifiante comme celle de Deleuze ou dans les signes “animots” de Derrida, il y a bien sûr de quoi concevoir une éthique, une éthologie où  est en jeu l’idée d’une humanité qui ne se limite pas au “fait” humain, à l’anthropologie structurale capable d’en relever les signifiants universels. Tout se projette en direction d’une hybridation où se croisent en “droit” l’animal autant que la machine selon une technique dont Deleuze comme Derrida ont eu le souci. De ce côté-là, ça n’a pas de sens de séparer théorie et pratique, de les répartir en un couple d’oppositions nettement tranchées. »
L’article d’Elias Jabre, Le collectif commence seul, c’est-à-dire à plusieurs, tente de développer le geste de Derrida qui interroge Deleuze-Guattari, lorsque les deux philosophes s’en prennent aux bêtises que disent les psychanalystes qui rabattent les sujets sur Œdipe en ratant les devenir-animaux de l’homme. À travers sa critique, Derrida viserait certaines stratégies qui s’attaqueraient à l’ensemble d’un champ qu’il estime perfectible. Par sa politique de l’auto-immunité, il préfère partir d’une situation existante qu’il s’agirait d’endurer dans le cadre formel tel qu’il est institué (encore une fois, s’il semble perfectible, ce qui exclut Al-Qaïda et le régime nazi, par exemple), le temps de le faire dévier et de transformer les rapports de force jusqu’à les faire basculer dans un nouveau jeu. Il tient en même temps deux positions : d’une part, il tente d’assouplir un cadre qui prépare un possible changement de coordonnées ; de l’autre et dans le même mouvement, il se prononce au profit d’un nouveau pacte à venir (par exemple, en se prononçant pour le mariage homosexuel tout en défendant un autre pacte civil).
Il ne s’agit pas d’une résistance molle qui, en négociant avec le cadre existant, tiendrait de l’impuissance politique ou d’un mouvement qui ne mettrait pas en question les catégories sur lesquelles il repose, se contentant de protester dans une logique confortable.
Dans son article Assises citoyennes, Christophe Scudéry analyse la façon dont le Collectif des 39 (2) a organisé aux assises citoyennes pour la psychiatrie et dans le médico-social  l’hétérogénéité des discours pour laisser circuler la parole entre « le psychiatre, le psychanalyste, le psychologue, l’interne, l’infirmier, le professeur, le politique mais aussi la mère de malade, “l’usager”, le malade pour ne pas dire le fou, etc. ». Mais de cette façon, chaque discours a été « assigné à résidence d’un représentant patenté ». Malgré les différentes tentatives d’assurer un contre-pouvoir, l’auteur explique que le dispositif reste problématique : « Parmi ceux qui avaient la parole se distinguait, par ailleurs, celui qui, du haut de son magister, tenait un propos souverain articulant un vouloir-dire déterminé avec des effets poursuivis, de ceux qui, rangés en rang d’oignon, alimentaient le débat d’une table ronde à coup d’énoncés spontanés, réagissant sous la forme d’une critique, d’un témoignage, d’une association libre, d’un développement, d’une opposition, etc. Comme s’il revenait à ces derniers d’exprimer la parole ôtée au public. N’y-a-t-il pas là la plus éclatante des mises en scène du Maître et de ses affidés ? N’y aurait-il pas quelques paradoxes à ce que des “assises citoyennes” qui se veulent espace d’épreuve d’une démocratie en train de se faire au moment même où elle s’exerce, ne soient au final que la répétition insidieuse d’une structure aristo-monarchique d’essence théologique ? »

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Christiane Vollaire nous rappelle qu’une psychiatrie coloniale sévissait encore en Algérie après la deuxième guerre mondiale, et que Frantz Fanon, psychiatre formé à la psychothérapie institutionnelle et dont la vision politique dépassait le cadre de sa pratique, contribua à la démanteler en attaquant violemment ses présupposés racistes (Jungle, basse-cour, labo zoologique) : « Au cœur de ce dispositif, la médecine coloniale, comme outil “scientifique” de représentation du colonisé en animal de laboratoire. Fanon montre que tout le montage en repose sur une tautologie, première faute logique : l’indigène est bête parce qu’il est bête, animal sauvage dont le mieux qu’on puisse en faire est de le transformer en objet d’observation ou, mieux, d’expérimentation. Fanon, psychiatre cultivé d’origine antillaise épousant la cause du FLN, ne va pas simplement dénoncer la barbarie physique infligée aux colonisés par ceux-là même qui les traitent de barbares, mais la profonde bêtise de ces Bouvard et Pécuchet de la médecine positiviste que sont les médecins-chercheurs coloniaux. […] S’occuper d’un débat d’experts psychiatres et de neurologues en pleine guerre d’Algérie, est-ce bien nécessaire ? Fanon montre que c’est précisément là, au sens propre, le nerf de la guerre.  »
Dans l’esprit du combat de Fanon, en conjuguant d’autres approches à partir de Deleuze-Guattari et Derrida par exemple, on pourrait imaginer l’articulation d’autres discours dans les mouvements de la psychiatrie actuelle, qui rompraient avec les hiérarchies corporatistes, mettraient en question les partages entre folie et raison, multiplieraient les pratiques alternatives. Philippe Roy décrit dans Trouer la membrane, Penser et vivre la politique par des gestes, ouvrage recensé par Christiane Vollaire, le processus d’ « une percée au sens stratégique du terme qui fait pénétrer une bouffée d’air dans le confinement social. […] La communauté politique est la membrane que peut activer le geste de résistance, dans cette interaction des corps les uns sur les autres […]. Et cette interaction des corps dans la communauté sociale, avec ses effets politiques en chaîne, produit moins un cycle que ce que Philippe Roy appelle une boucle. […] C’est la boucle insécable que constitue le cycle du désir et de la possession. Mais devenir actif n’est pas s’impliquer dans ce bouclage du désir et de l’acte. C’est bien plutôt “devenir cause adéquate d’un geste”. […] un geste tel que celui par lequel a pu se constituer ”la psychothérapie institutionnelle, comme trou dans la membrane de l’institution psychiatrique”. »
Annie Vacelet, quant à elle, dans son texte Qu’importe le langage ?, évoque l’hôpital psychiatrique comme un lieu qui « accueille aussi des groupes d’artistes débutants qu’il héberge dans des pavillons désaffectés qui puent. Il laisse se développer ici ou là des pratiques non-quantifiables. (La Sécurité sociale ne parle que d’acte “médical” parce qu’elle a réussi à le quantifier mais elle est incapable de dire quoique ce soit du geste, de l’accompagnement, de l’intersubjectivité.) […] L’hôpital a besoin de ces danseurs de l’existence, de leurs lumières, de leur rêveries, de leur capacité à passer de la médecine à la poésie, de l’audace qui les conduit à enjamber le gouffre de la création en clamant : “La folie nous concerne, la folie est partout, la folie est en nous. Il n’y a aucune raison de la faire porter entièrement par les malades”. »
Peut-être le psychanalyste cherche-t-il lui aussi à construire d’autres passerelles, notamment avec les patients dits psychotiques, des façons de toucher des êtres reclus dans des mondes peu accessibles, de trouver la transverse qui permettra de modifier leur position subjective, de changer les rôles et d’ouvrir l’espace d’un nouveau jeu, comme l’écrit Jean-Claude Polack dans son article Du pense bête au corps-à-corps qui excède largement la simple vignette clinique.

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Quant à la psychanalyse, elle pourrait être ou devenir une des meilleures façons de lutter contre les excès de la souveraineté, micro-politique qui bénéficierait au sujet et à son entourage. René Major, dans La bêtise est sans nom, reprend l’ensemble de l’argumentation sur la bêtise que tient Derrida dans le séminaire sur La Bête et le souverain, présentant une pratique qui consisterait dans « la possibilité de dire, en cours d’analyse, toutes les bêtises que l’on veut ou que l’on peut […] Cette liberté a pour but de réduire la “liberté indéterminée” […] afin que le sujet soit moins assujetti et moins assujettissant. – Il devrait donc, par la suite, dire moins de bêtises et en faire d’autant moins. Mais cette expérience ne peut avoir lieu que dans certaines conditions, celles où le tenant lieu d’analyste se sera abstenu de tout jugement en n’étant, tout bêtement si je puis dire, que le révélateur du savoir inconscient du sujet. »
La psychanalyse ne nous permettrait-elle pas également de mieux comprendre le sens d’une politique de l’auto-immunité par la manière dont elle rencontre la résistance ? Tout discours contestataire (et logocentrique) qui s’opposerait simplement aux discours qui tiennent la place ne générerait-il pas un surcroît de bêtise (de part et d’autre) ?
Cette politique de l’auto-immunité est illustrée dans l’article Autonomie, auto-immunité et stretch-limousine de Michael Naas qui s’appuie sur la fiction de De Lillo, Cosmopolis, où le sujet principal du roman est un milliardaire en limousine, un souverain dans son automobile, celle-ci renvoyant à toutes les figures classiques de l’autos et de la souveraineté. Dans cette fable de la déconstruction, on se rend compte que les puissants peuvent eux-aussi s’effondrer en une seule journée. Elle annonce peut-être l’effondrement de tout un monde, non plus à cause d’un ennemi qui serait plus fort que lui, mais par la démolition de ses propres défenses immunitaires. En effet, le héros tout puissant et insomniaque semble en quête d’un évènement qui le sortirait de son royaume numérique saturé de calcul : « Car l’auto, l’automobile, est ce qui nous protège, nous donne un sentiment d’identité et de plénitude, d’autonomie et d’indépendance, mais aussi ce qui nous empêche de faire l’expérience des événements – et l’événement c’est, à mon avis, cette chose qui interrompt la répétition du même, et que recherche en définitive Eric Packer. » Dans ce voyage d’une seule journée, on observe l’auto-immunité au travail, le sentiment d’appropriation et de maitrise du héros ayant atteint un degré tel, que le corps doit retourner ses défenses contre lui-même, s’exposer afin de sortir de sa pétrification, la bêtise n’étant peut-être que le devenir-chose du vivant.*
D’une autre manière, Marc Perrin nous fait voyager dans la tête de son héros spinoziste Ernesto (Spinoza in China – 3 journées dans la vie d’Ernesto) à qui il arrive de « […] comprendre comment nous sommes nous-mêmes les producteurs de l’enfermement dont nous affirmons subir l’oppression, et, comprendre, oui, comprendre : qu’une libération durable ne passe pas par une action qui nous permettrait de sortir de, mais : passe par une décision très simple : cesser la production de l’enfermement. Alors évidemment, cesser une production ça fait toujours un petit peu mal. Et pourquoi ça fait toujours un petit peu mal ? Ça fait toujours un petit peu mal, parce que produire, ça fait toujours un petit peu jouir. Même si c’est une toute petite jouissance qui est produite, c’est une jouissance qui est produite. Et cesser de jouir. Oui. Cesser de jouir même d’une toute petite jouissance ça fait toujours un petit peu mal. »
Contre le devenir chose, comme nous le montre Flore Garcin-Marrou (Pas si bête la marionnette !), le théâtre nous apprend plutôt à jouer des répétitions qui nous agissent, s’écartant de la bêtise de croire à notre liberté souveraine : « Schönbein (3) apparaît en sirène, femme-poisson où l’humain, la bête, la marionnette inter-agissent sans qu’aucun ne conserve bien longtemps le pouvoir. À la limite de l’humain, Schönbein se fait aussi mécaniques, lignes, matériaux, créature mécanomorphe : il ne s’agit plus d’un pouvoir souverain exerçant une domination sur un objet, mais d’un effet-retour constant entre la marionnette et son corps. »
Le devenir chose du vivant aurait ainsi partie liée avec la problématique de la souveraineté qui entraîne également la pétrification des êtres qui passent sous son joug, sorte de « modèle autopsique » mettant en jeu la curiosité d’après Derrida, et qui mêlerait voir, savoir, pouvoir, et structure théorico-théâtrale : « l’inspection objectivante d’un savoir qui précisément inspecte, voit, regarde l’aspect zôon dont la vie et la force ont été neutralisés. » (4)
Nous avons choisi pour ce numéro une image de l’artiste Lydie Jean-Dit-Pannel, portant dans ses bras un loup empaillé, symbole pétrifié de la bête souveraine. Figé tout en étant paradoxalement dans une posture de puissance, l’animal semble marcher tête haute, tout en étant porté par une humaine (quant à elle, bien vivante), qui marche pour de bon et tête haute également, l’arrogance pointant jusque dans le reflet de ses lunettes de soleil. Et cette espèce de double posture, comme deux puissances qui s’étagent, un mort sur une vivante, donne cet effet grotesque où la souveraineté parait aussi bête que comique.

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Maude Felbabel, jeune artiste plasticienne, a nourri une fascination pour les animaux qui oriente depuis quelques années son travail par des Rencontres avec un taxidermiste, dont l’activité quotidienne interroge ces mêmes représentations entre le mort et le vivant.
Ces rapports avec les animaux nous rappellent que nous les avons mis sous notre tutelle, et que notre mode de vie technique les menace de façon permanente. Heureusement, quelques voix se sont levées dès l’Antiquité contre le sacrifice rituel et l’alimentation carnée pour « la coexistence illimitée, surmontant l’amour préférentiel et l’empathie ciblée, en vue de s’initier à une forme surhumaine de solidarité inter-animale. […] seul le droit, et non plus seulement les sentiments d’empathie, peut garantir une forme de protection aux êtres vivants pris dans le processus de marchandisation », voix dont le philosophe allemand Peter Sloterdijk se fait l’écho dans l’article qui ouvre le numéro (Des voix en faveur des animaux), traduit de l’allemand par le philosophe spécialiste de l’écologie et de la question animale Stéphane Hicham Afeissa.
Ce nœud complexe de concepts philosophiques et de propositions politiques originé par la réflexion autour des bêtes et de la bêtise, s’est compliqué ultérieurement dans le cours de l’élaboration du numéro, d’une part, par une réflexion sur l’esthétique, et, d’autre part, par l’irruption de multiples animaux, de « bêtes » dont la réalité déborde de tous côtés les concepts, « bêtes » présentes de plus en plus dans l’art, dans le design, dans les recherches de terrain. Dans son article sur Les Ambassadeurs, qui commente le travail artistique de Lydie Jean-Dit-Pannel, et l’inscrit dans le bestiaire fabuleux des édifices de la ville de Dijon, l’historienne et critique Martine Le Gac fait ainsi défiler devant les yeux des lecteurs une chouette, une chauve-souris, des loups et des perroquets, des animaux domestiques, sauvages et fantastiques, des animaux culturels et des animaux ambassadeurs, que l’art n’a jamais cessé d’interroger, de représenter et d’utiliser pour nourrir l’imaginaire collectif à travers les siècles, même quand le discours philosophique s’efforçait (de façon sacrificielle, comme nous l’a si bien montré Derrida) de les exclure pour laisser la place à l’humain et aux puissances prétendument exclusives du logos.
Dans Toujours la vie invente…, Manola Antonioli évoque la question du biomimétisme. Si les  designers, les architectes et les artistes se sont toujours tournés vers la nature pour imiter la beauté de ses formes et s’en inspirer, le biomimétisme cherche aujourd’hui à observer la nature pour inventer des solutions écologiques aux problèmes qui se posent dans les domaines les plus divers (l’agriculture, l’informatique, la science des matériaux, l’industrie) et pour développer des nouvelles interactions entre l’homme et ses environnements, animaux, végétaux et techniques.
Toujours dans le domaine du design, Marie-Haude Caraës et Claire Lemarchand présentent leur travail autour des animaux qui a donné lieu à l’exposition « Les Androïdes rêvent-ils de cochons électriques ? » dans le cadre de l’édition 2013 de la Biennale internationale de design de Saint-Etienne 2 : animaux qui vivent sur les terres contaminées dans la zone interdite autour de Fukushima, production d’animaux mécaniques et inquiétants, propositions d’interventions numériques susceptibles d’adoucir les conditions cruelles de l’élevage industriel, autant de pistes pour imaginer de nouvelles relations entre l’homme et le vivant (Porcs en parcs). Virginie Mézan-Muxart et Gaëlle Caublot nous présentent la figure méconnue du Médiateur Faune sauvage, qui sert de « passeur » entre les humains et des animaux (« intrus-artistes ») qui demandent à partager les maisons et les territoires, suscitant des craintes ou des rejets ou, à l’inverse, en poussant les habitants à aménager leur espace pour accueillir ces nouveaux hôtes.
Jean-Philippe Cazier en faisant la recension de l’ouvrage Le parti-pris des animaux raconte la démarche de l’auteur Jean-Christophe Bailly : « Il s’agit d’ouvrir des perspectives à l’intérieur du monde et de la pensée qui incluent les animaux comme des intercesseurs pour un monde tel que nous ne le voyons pas et une pensée telle que nous ne l’éprouvons pas. Bailly regarde les animaux au plus près de l’expérience : le silence des animaux, leur sommeil, leur vol, la respiration des animaux, leur façon de suivre une piste, de se dissimuler, de construire un territoire. Par cette approche empirique, il s’agit de “suivre leurs lignes et d’élargir par là même notre propre appréhension et nos propres modalités d’approche”, c’est-à-dire de trouver avec les animaux les conditions d’une pensée autre, d’une autre façon d’être au monde, avec le monde. »
Tous ces parcours entre les bêtes et la bêtise, la philosophie et la politique, l’homme et les animaux, nous embarquent (comme l’écrivent Marie-Haude Caraës et Claire Lemarchand dans leur article) « dans une mise en cause profonde de ce qui fait les contours et la substance du contemporain. Une révolution copernicienne de la pensée qui vous oblige simultanément à regarder derrière vous et à vous projeter, inquiets, vers le monde qui se profile. »
Manola Antonioli et Elias Jabre
Qu’ils sont bêtes ! / 2014
Édito de Chimères n°81 : Bêt(is)es

* Photos : Cosmopolis de David Cronenberg d’après Tom DeLillo

Chimères 81 - 1

1 Jacques Derrida, Séminaire La Bête et le souverain, volume I (2001-2002), Paris, Galilée, 2008, p. 442-443.
2 http://www.collectifpsychiatrie.fr/: En 2009, trente neuf professionnels de plusieurs horizons, ont lancé un appel face à la violence de l’Etat et au projet de rétention de sûreté et au dépistage, dès l’enfance, des futurs délinquants.
3 Marionnettiste, comédienne et danseuse allemande, la fondatrice du Theater Meschugge.
4 J. Derrida, La Bête et le souverain, volume I (2001-2002), Ibid., p. 395.

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