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Sodome ou Hocquenghem, fils de Vincennes… jusqu’à la mort / Stéphane Nadaud / Chimères n°69

Hocquenghem, fils de Vincennes…
Que Guy Hocquenghem soit un fils de Vincennes (de l’université de Vincennes), cela n’aura échappé à personne. Ses deux premiers livres qui sont pour le premier, le Désir homosexuel (1972), la partie sur travaux de sa thèse et le second l’Après mai des faunes (1974), des textes originaux collés à des articles déjà publiés pour cette même thèse titrée Volutions ont profondément marqués par au moins deux figures vincennoises : Gilles Deleuze (avec Félix Guattari) dont l’Anti-Œdipe traverse de part en part le désir homosexuel, et Jean-François Lyotard dont une citation, extraite de son important article Capitalisme énergumène (consacré, dans Critique, à ce même Anti-Œdipe, 1972), ouvre sa thèse et l’Après mai des faunes. Citons l’incipit de Lyotard : « Attitude qui ne serait même plus révolutionnaire au sens du renversement, retournement (et de la spécialisation dans ces opérations théâtrales), et donc encore distribution de l’énergie selon l’édifice et l’artifice de la représentation, mais volutionaire au sens de la Wille, au sens de vouloir que soit ce qui se peut. » (1) Dans cette phrase est opposée à la révolution la volution, proposition de traduction du Wille allemand, la volonté (de puissance par exemple (wille zur macht) qu’on pourrait alors, avec Lyotard et Hocquenghem traduire par volution de puissance). La volution serait donc une volonté qui n’est pas volonté de quelque chose – ce qui sous-entendrait sinon forcément le retour à un but prédéterminé – mais au contraire volonté tout court, volonté de tous les possibles, y compris les plus terrifiants pour nous, humains trop humains. Nous y verrons bien entendu la leçon qu’Hocquenghem retient de Mai 68, leçon qu’il renverra à la gueule de ceux qui ne l’ont pas entendue dans la Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary Club : à savoir que la révolution revendiquée si haut et si fort par la france (2) comme une capacité subversive qui lui serait propre, n’est en réalité que le signe de l’incapacité à changer. Hocquenghem forge, dans La beauté du métis, le concept de francité qui reprend cette idée : « on fait une révolution en france [sans majuscule] pour se retrouver au point de départ. » (3) Mai 68, en france, n’a pas échappé à cette triste et nationale règle, et Hocquenghem, mieux que quiconque, a compris le retour au point de départ que cette « courte après-midi d’été », ainsi qu’il appelle Mai 68 dans l’Amphithéâtre des morts, a été. C’est fort de ce constat qu’il affirme sa volonté d’ôter à révolution le re de trop et de faire sien le geste nietzschéen (Nietzsche : la véritable toile de fond sur laquelle se peint Vincennes) : « nous ne voulons plus partager les préfixes qui amarrent l’envol des vouloirs, leurs épanchements corrodant les pouvoirs ». (4)L’ambition d’Hocquenghem, en ouvrant sa thèse et l’Après mai des faunes par cette phrase, est commune à nombre de philosophes de la jeune université née des soubresauts de l’après 68 (5) : il s’agit de lutter contre la « civilisation qu’on veut justement oublier » (abolir écrit-il encore plus abruptement dans le texte original de la thèse). Vincennes comme le lieu d’indistinction entre la théorie et la pratique, entre l’enseignement universitaire et la prise sur le réel (la politique), Vincennes comme l’espace où peut s’opérer une critique de ce que l’on entend habituellement sous le vocable de civilisation. Hocquenghem retient donc la leçon, lui qui écrit le Désir homosexuel comme une féroce critique de la conception freudienne de la civilisation conçue comme l’entité qui frustre, qui castre, qui rabote les passions sous le faux prétexte que, contre Fourier, Schérer et bien d’autres, ce serait la seule condition possible du vivre ensemble. Ainsi, l’Anti-Œdipe et l’université de Vincennes, fruits de Mai 68, sont-ils, pour Hocquenghem, la réinterrogation la plus radicale de la civilisation, une réinterrogation qui s’opère sur le terrain de la subjectivité : « il est question de partir dans toutes les directions. De semer, comme on sème un suiveur, le pouvoir civilisé. De creuser, partout où on peut miner l’édifice. Toujours surprendre l’ennemi par-derrière. Ne jamais être là où précisément il attend. Et que devienne pratique l’évidence : il n’y a pas de sujet révolutionnaire, pas de sujet du tout. » (6) La volution qu’est Mai 68, l’expression d’une volonté (volution) de puissance, doit donc se jouer sur tous les terrains, et avant tout sur le terrain subjectif. Hocquenghem l’a compris qui s’est lui-même, comme Pasolini nous allons le voir, posé comme le terrain de ce combat. Le terrain de la volution Mai 68 : soi Hocquenghem lutte. Il ne cesse de lutter. Contre, nous venons de le voir, un monde où ces principes politiques, portés par Vincennes, sont laminés et disparaissent. Ainsi, lors d’un voyage, dans les années quatre-vingt en Californie – voyage sur lequel nous allons revenir en détail – pressent-il un monde qu’il n’arrive pas à saisir, dans lequel il pense difficile sa propre inscription subjective : « un nouveau paysage se dresse dont les USA peuvent donner l’avant-goût. Le futur ordre sexuel n’est pas fondé comme l’ordre répressif, sur la Nature ; il divise rationnellement un secteur libéré, celui d’un érotisme de plus en plus commercialisé et avoué entre mâles, et un secteur sauvegardé, femmes qui se refusent aux étreintes brutales, enfants mis hors d’atteinte des pédérastes. » (7) Ce monde, où l’État tout puissant répartit et dicte les désirs, les discipline et les organise en dispositifs plus ou moins visibles et repérables (influence de Foucault… encore Vincennes), Hocquenghem ne cesse de le démonter, de l’analyser, de le mettre à l’épreuve. Et, pour ce faire, il n’y a pas trente-six solutions, il n’y en a qu’une : se mouiller. Il faut parler de soi. De soi, et pas de moi. Car parler de moi reviendrait à prendre la place du témoin, à l’image de ceux qui défilent dans les émissions télévisuelles abjectes d’un Delarue par exemple. Non ! Parler de soi en tant que c’est à l’intérieur de soi, sur soi, que se jouent les forces politiques désirantes du socius : j’entends donc le soi comme opposé, en ce sens, au moi psychanalytique ; le soi comme territoire, certes artificiel mais bien réel, où peuvent être agies les forces politiques qui secouent les peuples et l’histoire – forces qui, en le déterritorialisant, vont rendre le soi schizophrène : c’est cela la volution. Hocquenghem va donc faire de son territoire subjectif, de soi, le lieu même de la politique. Il va être tous les territoires sur lesquels se jouent les forces de vie : Mai 68 ? C’est lui. L’homosexualité ? C’est lui. La subversion de Mai 68 et de l’homosexualité ? C’est lui. Leurs limites ? C’est lui également. Leur absence de limites ? Toujours lui. Ainsi s’explique la déterritorialisation subjective que je viens d’évoquer. Hocquenghem fait plus que prendre sur lui les problématiques sociales, il fait de soi le terrain où s’engagent les luttes, au risque – inévitable – que ces luttes lui coûtent la vie. Soyons clair : il ne s’agit nullement ici d’exhausser Hocquenghem et d’en faire le sacrifié par excellence – notamment, je vais y revenir, du Sida. Il ne s’agit pas ici de commémorer un Hocquenghem beau et formidable. Ce que je veux exposer ici, c’est sa capacité – schizophrénique, c’est-à-dire politique – à s’indifférencier du socius duquel il procède. Qu’il l’ait fait consciemment ou pas, qu’Hocquenghem (son moi) l’ai voulu ou pas, ce n’est pas mon affaire – je laisse sa machine narcissique à d’autres analystes, ayant déjà bien du mal avec la mienne. Le concept qu’avec Hocquenghem je construis pour comprendre  ces jeux de déterritorialisations et territorialisations subjectives et sociales, c’est : sodome.
sodome
Le roman inachevé d’Hocquenghem, l’Amphithéâtre des morts que sa mort l’empêchera de terminer, finit (dans la version qui nous reste) sur un voyage aux États-Unis. Aussi, en le lisant, ai-je aussitôt pensé à Kerouac, dont je souhaite présenter à présent un extrait tiré de Sur la route : « A l’aube grise, qui vint par bouffées fantomatiques des fenêtres de la salle et se coula au ras du toit, j’étais assoupi, la tête sur le bras en bois d’un fauteuil, tandis que convergeaient vers moi six employés du cinéma, poussant leur bilan nocturne de balayures d’immondices, énorme tas de poussière qui me montait sous le nez pendant que je ronflais la tête en bas, jusqu’au moment où ils faillirent me balayer moi aussi. Ceci me fut rapporté par Dean qui observait, une dizaine de fauteuils derrière moi. Tous les mégots de cigarettes, les bouteilles, les carnets d’allumettes, des ordures de toutes sortes, ils les jetaient d’un coup de balai sur ce tas. M’auraient-ils enfoui là-dedans que Dean ne m’aurait plus jamais revu. Il lui aurait fallu battre tout le territoire des États-Unis et fouiller tous les seaux d’ordures d’une côte à l’autre avant de me trouver tel un fœtus blotti parmi les détritus de ma vie, de sa vie et de la vie de chacun, qu’il fût dans le coup ou pas. Qu’aurais-je pu lui dire du fond de ma matrice ordurière? « T’en fais pas pour moi, mon pote, je suis heureux là où je suis. Tu m’as égaré une nuit à Détroit au mois d’août 1949. Qu’est-ce qui te permet de venir troubler ma rêverie dans tout ce dégueulis. » En 1942, je fus la vedette d’un des drames les plus ignobles de tous les temps. J’étais marin et j’allais à l’Impérial Café de Scollay Square à Boston pour boire ; je bus soixante verres de bière et je me retirai aux waters où je m’enroulai autour de la cuvette et sombrai dans le sommeil. Durant la nuit, au moins une centaine de marins et de civils de tous poils entrèrent et lâchèrent sur moi un trop plein bien senti, si bien que j’en étais gluant et méconnaissable. Qu’est-ce que ça peut faire après tout ? L’anonymat dans le monde des hommes vaut mieux que la renommée dans le ciel, car le ciel, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que la terre ? Question d’idée. » (8)
Ce long extrait explicite parfaitement comment j’envisage Guy Hocquenghem, ce que j’entends donc par production de subjectivité, à savoir : une figure de sodome. Le thème de la ville de l’Ancien Testament détruite par Dieu revient souvent dans ses écrits. Fréquemment il se met face à ce spectacle de la punition divine: « La face éclairée par le feu, je suis là, contemplant le châtiment de Sodome. (Car j’ai toujours cru au caractère blâmable de mes amours, bien que n’en ayant jamais pour autant arrêté les pratiques.) » (9) Cet extrait, qui correspond dans l’Amphithéâtre des morts à l’incendie qui détruit le moulin, une communauté pédée, est un des horizons de ce roman, comme l’est aussi ce voyage en Amérique, que l’on imagine à la fin de L’amphithéâtre des morts. Voyage qu’Hocquenghem a fait, dans sa vraie vie, et qu’il décrit dansun article consacré à San Francisco sur lequel je vais maintenant m’apesantir. Notre question politique est : « Comment soi devient-il le territoire du socius ? » L’hypothèse que je formule pour tenter d’y répondre est la suivante : c’est l’expérimentation de ce que j’appelle sodome qui le permet – sodome, c’est-à-dire l’expérience de la limite : de la limite du socius (la catastrophe) ; et de la limite du corps (la mort). Hocquenghem va trouver, en la Californie des années quatre-vingt, un parfait exemple expérimental : la Californie, pour les pédés des années quatre-vingt qui luttent dur, en france, contre un État nationaliste, violent et réactionnaire, c’est la vie – c’est-à-dire la possibilité de vivre, en tant que pédé, parmi des pédés. C’est la vie, certes, mais avec, en son sein même, l’imminence de la catastrophe. C’est ainsi qu’il faut tout d’abord entendre ce thème hocquenghémien de sodome. La ritournelle de la danse sur le volcan est chère à Hocquenghem, et est visible dans le deuxième acte du film qu’il a fait avec Lionel Soukaz, Race d’ep (1979). Dans son article sur San Francisco, Hocquenghem compare la condition pédée à la position des habitants de la Californie que le bestseller de 1979 de Jeffrey Goodman définissait ainsi : We are the earthquake generation. Pour Hocquenghem, la Californie est l’impossible jonction entre une punition divine dans le sens le plus chrétien du terme (« Anita Bryant déclarait que les tremblements de terre de Californie étaient la punition divine destinée aux « spermeaters », aux pédés buveurs de sperme de San Francisco » (10) et une position subjective qui est la seule possible pour vivre vraiment (« la catastrophe : s’ils ne vivaient dans le permanent état de grâce que suppose l’attente du tremblement de Terre, les San Franciscains ne se seraient pas laissés conquérir par les gays. La « décadence » de San Francisco est exemplaire : devenue la Sodome utopique de l’ère de l’ordinateur, elle échappe à la rhétorique catastrophique, à force de vivre au bord de la catastrophe. » 11). On le voit : Hocquenghem convoque le terme de « Sodome » non pas tant pour insister sur les conséquences de la catastrophe que sur la catastrophe elle-même. Ce qui l’intéresse, c’est l’expérience de la catastrophe, non ses causes (des actes qui seraient moralement, chrétiennement, condamnables) ni même ses conséquences (qui seraient plus ou moins méritées). Nous retrouvons avec ce concept, sodome, la volonté – la volution – telle qu’un Nietzsche la construit avec son concept Volonté de puissance. Car l’expérimentation qu’Hocquenghem tente de saisir est avant tout une expérience du présent de la catastrophe : « loin de vivre dans l’angoisse du jugement dernier, les gays de San Francisco jouent avec le spectre de la fin du monde » et font preuve de « cet humour distrait, [de] cette chaude sociabilité que procure le fait de vivre en permanence, et dans l’acceptation, la rumeur de l’anéantissement. » (12) Hocquenghem a trouvé dans ce voyage l’exemple d’une vie telle qu’il ne peut s’empêcher de la vivre : une vie qui intègre la catastrophe comme expérience subjective permettant de vivre pleinement le présent. Il la présente, cette façon de vivre, comme un vécu du temps évoquant une expérience de la folie – folie qu’il assume lorsqu’il affirme que « la carte de San Francisco ressemble à ces dessins de jeunes autistes que Deligny publie régulièrement. » (13) Et même si les dessins qu’évoque Hocquenghem ne sont pas dessinés par les autistes (leur folie va jusqu’à les en empêcher), ces lignes d’erre de Deligny sont autant de tracés de leurs parcours, de tentatives de suivre les traces de subjectivités qui ne savent pas, ne peuvent pas, s’inscrire dans l’histoire, ces lignes sont les subjectivités d’autant de fous dont la vie se résume à un présent éternellement renouvelé. Comme Deligny, Hocquenghem tente de dessiner ces parcours, de saisir ces expériences folles du temps qu’ont en commun les homosexuels et, nous allons le voir, les drogués et les militants de 68 – il ne peut d’ailleurs pas faire autrement que de remarquer qu’il est, lui-même, un de ces fous : « car le secret des « gays » de San Francisco, c’est de ne pas se préoccuper du long terme ou de le considérer comme déjà présent. Une civilisation bâtie en dix ans, depuis la création du mouvement gay en 69, ne croit guère à l’Histoire. Le catastrophisme n’est que le piment, ajouté avec le sourire, d’un refus plus fondamental : celui de cette histoire de la civilisation à l’européenne, avec ses fidéismes progressistes et ses oppressions durables. » (14) Ce vécu du temps, du présent, comme une urgence de la vie, et c’est à Nietzsche que l’on pense, à nouveau. Et l’on entend aussi, dans cette critique de l’Histoire, celle de la dialectique hégélienne faite par Deleuze ; on entend les tentatives pour construire une autre conception de l’Histoire : on entend François Châtelet. Hocquenghem enfant de Vincennes a-t-on dit – qui en a retenu l’une des principales leçons : autre chose que l’histoire écrite par les vainqueurs. Nous nous posons donc la question en ces termes : « que demande Hocquenghem lorsqu’il convoque, comme il le fait, la catastrophe, lorsqu’il subjectivise sodome ? » Selon nous, comme Kerouac, il demande à vivre. Et, pour que cela soit possible, il lui faut intégrer à la vie l’expérience de la mort. Celle-ci ne doit pas être entendue, dans cette démarche, comme un ultime, un idéal, une limite extérieure. Mais au contraire comme l’affirmation, à chaque instant, du choix. Si horizon il y a, celui-ci est transversal. Hocquenghem a besoin de la mort comme Nietzsche a besoin de l’éternel retour. Pour laisser la vie exploser. Ainsi conclut-il son voyage à San Francisco sur ce vécu de l’expérience : « En compagnie des « gays » san-franciscains, la fin du monde n’est plus un terrifiant trou noir, mais une charmante comptine enfantine. [...] Oui, la fin du monde est une fête. » (15)
Stéphane Nadaud
Extrait de l’article publié dans Chimères n°69 / 2009

1 Jean-François Lyotard, Capitalisme énergumène, Critiques n°306, novembre 1972, p.925.
2 Je suis ici Hocquenghem et écrit france avec une minuscule.
3 Guy Hocquenghem, la Beauté du métis, Paris, Ramsay, 1979, p.39.
4 Guy Hocquenghem, Volutions, in l’Après Mai des faunes, Paris, Grasset, 1974, p.19.
5 L’université actuellement appelée Paris 8, Vincennes à Saint-Denis naît en décembre1968, sur la volonté, complexe à analyser, d’Edgar Faure alors ministre de l’éducation de de Gaulle à partir d’un centre universitaire expérimental dont Foucault, Deleuze, Lyotard et Popper sont les figures de proue.
6 G. Hocquenghem, Volutions, op. cit., p.22.
7 Guy Hocquenghem, Prélude, in la Dérive homosexuelle, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1977, p.12.
8 Jacques Kerouac, Sur la route, Paris, Gallimard, 1960, folio, p.347. Trad. Jacques Houbard.
9 Guy Hocquenghem, l’Amphithéâtre des morts, Paris, Gallimard, coll. Digraphe, 1994, p.80.
10 Guy Hocquenghem, San Francisco ou Sodome suspendue, in Autrement, Californie, rêve et cauchemar n° 131, avril 1981, p.134.
11 Ibid.
12 Ibid., p.135.
13 Ibid., p.137.
14 Ibid., p.138.
15 Ibid., p.145.

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Constructions de la réalité / Paulo Roberto Ceccarelli

« Seigneurs, reprit don Quichotte, n’allons pas si vite, car dans les nids de l’an dernier il n’y a pas d’oiseaux cette année. J’ai été fou, et je suis raisonnable ; j’ai été don Quichotte de la Manche, et je suis à présent Alonzo Quijano le Bon. Puissent mon repentir et ma sincérité me rendre l’estime que Vos Grâces avaient pour moi ! »
Avant de sombrer dans la folie, Alonzo Quijano s’adonnait pendant tout son temps de libre, soit la plus grande partie de sa journée, à lire des livres de chevalerie. Le plaisir et le goût qu’il en éprouvait étaient tels, qu’il en avait presque entièrement oublié l’administration de ses biens. Il lui est même arrivé de vendre de bons arpents de terre pour acheter de tels livres. Parmi tous les ouvrages qui s’entassaient dans sa maison, aucun ne lui semblait aussi parfait que celui de Feliciano de Silva qui se remarquait par la clarté de sa prose. C’était en particulier le cas des lettres galantes dans lesquelles on pouvait trouver : « La raison de la déraison qu’à ma raison vous faites, affaiblit tellement ma raison, qu’avec raison je me plains de votre beauté » ; ou encore : « Les hauts cieux qui de votre divinité divinement par le secours des étoiles vous fortifient, et vous font méritante des mérites que mérite votre grandeur ». De telles démesures l’avaient amené à perdre le jugement : des nuits entières il se torturait à fin d’essayer de comprendre le sens caché dans ses entrailles. En vain. Et ainsi, à force de peu dormir et de beaucoup lire, son cerveau se dessécha de manière qu’il en vint à perdre le jugement… Les enchantements, galanteries, défis et batailles, amours et blessures, et bien d’autres extravagances qui se fourrèrent dans sa tête firent de ces récits chevaleresques la plus certaine des histoires du monde. Il est alors apparu à Alonzo Quijano, dit « le Bon » absolument nécessaire et convenable, pour sa propre gloire et celle de son pays, de se faire chevalier errant et de s’en aller de par le monde. Don Quichotte déambule, alors, pour démontrer, preuves à l’appui, la véracité des livres, et le fait qu’ils traduisent bien le langage du monde. Mais, ses prouesses se font en sens inverse : tandis que les aventures des livres de chevaleries racontent la mémoire des exploits de ses auteurs, Don Quichotte, lui, part des signes pour prouver le bien fondé des récits (Foucault, 1966). Il lit le monde à travers ces signes. Si quelque chose ne va pas, c’est dans monde, et non pas dans les récits qui disent toujours le vrai. Il faut adapter le monde aux signes sans jamais les questionner. C’est pour cela que la victoire, ou l’échec, face à l’ennemi – les moulins à vent transformés en géants démesurés – importe peu : ce qui compte c’est de combler la réalité des signes. Mais, sa folie n’est pas tout à fait sans repère : de temps en temps il consulte ses livres pour savoir quoi faire, quoi dire et pour être certain que les signes, qui se donnent à voir, sont de la même nature que ceux du texte qu’il lit.Après des années d’errance, don Quichotte reprend ses esprits, redevient Alonzo Quijano et…s’apprête à mourir. Il est entouré de ses amis parmi lesquels son fidèle écuyer Sancho Panza. Tel le chœur antique, Sancho n’aura jamais abandonné son maître, même quand celui-ci se sera embarqué dans des aventures aussi insensées qu’inusitées. Tout au long des mésaventures de ces voyageurs hors temps, venus d’un village oublié dans une province retirée de l’Espagne et situé dans un lieu incertain, se bâtant contre des adversaires imaginaires portant des noms extravagants – le géant Pentapolin – ou oniriques – Le Chevalier des Miroirs -, Sancho parle sans retenue et à haute voix, afin que le Chevalier de la Triste-Figure pût entendre son refus du monde, de la réalité environnante. Sancho fut, sans doute, le premier accompagnant thérapeutique à part entière. Si son seul souci, comme son nom l’indique, était, en début d’ouvrage de se remplir la panse, il se métamorphose au cours de ces périples d’un paysan lourd en un être tellement éduqué qu’il suscite, par la finesse de son jugement, l’étonnement de ceux qu’il a en charge d’administrer dans l’île dont il est nommé gouverneur.Après avoir dormi d’un seul tenant plus de six heures au point que sa nièce et la gouvernante crurent qu’il avait passé dans son sommeil, Don Quichotte s’adresse à ses amis par ces mots : « Félicitez-moi, mes bons seigneurs, de ce que je ne suis plus don Quichotte de la Manche, mais Alonzo Quijano, que des mœurs simples et régulières ont fait surnommer le Bon. Je suis à présent ennemi d’Amadis de Gaule et de la multitude infinie des gens de son lignage; j’ai pris en haine toutes les histoires profanes de la chevalerie errante; je reconnais ma sottise, et le péril où m’a jeté leur lecture; enfin, par la miséricorde de Dieu, achetant l’expérience à mes dépens, je les déteste et les abhorre » (ch. LXXIV, p.1021). Au moment de faire son testament Alonzo Quijano semble n’avoir rien oublié de Don Quichotte ni de son écuyer ainsi que du caractère et de la fidélité de ce dernier : « Ma volonté est qu’ayant eu avec Sancho Panza, qu’en ma folie je fis mon écuyer, certains comptes et certains débats (…) on ne lui réclame rien. (…) Si, de même qu’étant fou j’obtins pour lui le gouvernement de l’île, je pouvais, maintenant que je suis sensé, lui donner celui d’un royaume, je le lui donnerais, parce que la naïveté de son caractère et la fidélité de sa conduite méritent cette récompense » (ch. LXXIV, p.1024). Et se tournant vers Sancho, il ajoute : « Pardonne-moi, ami, l’occasion que je t’ai donnée de paraître aussi fou que moi, en te faisant tomber dans l’erreur où j’étais moi-même, à savoir qu’il y eut et qu’il y a des chevaliers errants en ce monde » (ch. LXXIV, p.1024). »Enfin, la dernière heure de don Quichotte arriva, après qu’il eut reçu tous les sacrements, et maintes fois exécré, par d’énergiques propos, les livres de chevalerie. Le notaire se trouva présent, et il affirma qu’il n’avait jamais lu dans aucun livre de chevalerie qu’aucun chevalier errant fût mort dans son lit avec autant de calme et aussi chrétiennement que don Quichotte. Celui-ci, au milieu de la douleur et des larmes de ceux qui l’assistaient, rendit l’esprit » (ch. LXXIV, p.1027). Don Quichotte de Miguel de Cervantes Saavedra, œuvre majeure de la littérature mondiale, s’impose comme le premier roman moderne ; en 2005, il fêta ses 400 ans. Considéré comme le meilleur roman de tous le temps (Fuentes, 2005), il a connu un énorme succès lors de sa première édition en 1605 et continue à se vendre sans interruption. Traduit en toutes les langues, Don Quichotte a fait l’objet de quelques adaptations cinématographiques ainsi que d’une comédie musicale assez connue. Ce chef-d’œuvre, l’un des ouvrages les plus lus au monde, ne laisse pas le lecteur indifférent et cela à travers des siècles et dans toutes les classes sociales. De même, les savants, tous horizons confondus, ne sont pas restés insensibles aux effets de Don Quichotte qui fut et continue d’être, l’objet d’innombrables commentaires, critiques et analyses en tous genres.Quoi qu’il en soit, Don Quichotte nous envoûte. L’on y lit chaque mot, comme l’on apprécie un grand cru : en en savourant chaque goutte. L’on est captivé par l’apparente folie de son récit, ainsi que par son vertigineux effet onirique et, en même temps, plus d’une fois étonné par la lucidité de sa folie. « Avec du jugement, aurait-il été si héroïque ? » (Unamuno). Don Quichotte meurt une fois « guéri ». Mais, guéri de quoi sinon de sa certitude ? Il était fou parce que figé dans l’imaginaire dépeint dans les livres de chevalerie. C’est la certitude, et non pas le doute, qui rend l’individu fou : « Dans tous les asiles il est tant de fous possédés par tant de certitudes ! » (Pessoa, F. le Bureau de tabac).Chez Don Quichotte, la certitude possède le statut d’un mythe fondateur. S’appuyant sur les vérités dépeintes dans les livres de chevalerie, Don Quichotte part pour retrouver, dans la réalité, la « vison du monde » de ces livres: si les deux ne concordent pas c’est la réalité qui doit être modifiée ; les récits, sacrés, sont eux immuables. Néanmoins, on connaît le personnage, comme on connaît un mythe, c’est-à-dire, sans bien savoir en quoi il consiste. Et c’est sur l’aspect mythique de la réalité, si perceptible chez l’Homme de la Mancha, que je voudrais aujourd’hui proposer quelques pistes de réflexions. Mythes et réalité(s) : les mythes représentent le patrimoine fantasmatique de la culture. Il y a autant de mythes d’origine que de groupements humains (Yvanoff, 1995). Ce sont des récits construits par les peuples pour répondre à des questions restées sans réponse et pour expliquer les causes premières ainsi que l’essence de la réalité. Les mythes de création décrivent le début du monde, de la vie, de la planète, et de l’humanité à partir d’un acte délibéré de création d’un être supérieur. Ils déterminent les règles de conduites, les devoirs et les droits des humains en étroite relation avec le projet divin. Grâce à la cosmologie qu’ils soutiennent, un point de départ permettant de fonder historiquement l’origine de l’homme, des animaux et des choses est créé, ce qui assure le passage du chaos au cosmos, de l’irreprésentable aux représentations langagières. Cela veut dire que les mythes fondateurs de la culture ont, pour les peuples, la même fonction que celle des mythes individuels pour le sujet : une manière d’attribuer des représentations aux affects, permettant (et au sujet et à la culture) de se situer dans l’espace et de se repérer dans le temps. Ses récits jalonnent le chemin, toujours imaginaire, à travers la barre du refoulement reliant le processus primaire au secondaire. Pour Freud, au-delà du fait que la psychanalytique soit imprégnée de mythes : Œdipe, Narcisse…, les théories qui soutiennent notre pratique théorique-clinique, ainsi que toute science, relèvent de la mythologie : « nos théories sont une manière de mythologie ». « En va-t-il autrement pour vous dans le domaine de la physique ? » demande-t-il à Einstein ? (Freud, 1933b, 17). La théorie des pulsions est « notre mythologie », écrit Freud. « Les pulsions sont des êtres mythiques à la fois mais définis et sublimes » (Freud, 1933, 59). Ferenczi disait qu’une des grandes contributions de Freud et de ses élèves fut d’établir que les mythes « sont l’expression symbolique des pulsions refoulées de l’humanité » (Ferenczi, 1913, 21). Par ailleurs, le mythe de l’ordre primitif, tel que Freud l’a dépeint dans Totem et Tabou, n’est que la fin de l’odyssée du « devenir humain » lequel a commencé par un autre mythe, celui d’une catastrophe écologique sans précédent et qu’il nous propose dans Vue d’ensemble des névroses de transfert. Nos théories puisent leur force du postulat, rarement questionné, selon lequel il y aurait une réalité « derrière ». Mais, il ne s’agit, en fait que de représentations. Et « ces représentations, ensuite, nous les qualifions et puis, c’est tout » (Moscovici, 1985, 15). Bion va dans le même sens en écrivant: « Les théories psychanalytiques, ainsi que les énoncés du patients et de l’analyste, sont des représentations d’une expérience émotionnelle » (Bion, 2002, 13). C’est pour cela, que je soutiens que du point de vue de l’économie libidinale, les mythes ont le même statut que celui de la réalité psychique : un récit qui offre des représentations aux pulsions ; et que leur perte peut être expérimentée, et pour le sujet et pour la culture, comme une perte des références identificatoires puisqu’elle déchaîne la circulation pulsionnelle, provoquant le collapsus de la fonction imaginaire et symbolique. (Ceccarelli ; Lindenmeyer, 2006). Pour illustrer la question de la construction de la réalité, j’aimerais évoquer certains énoncés de la physique quantique et montrer quelques points où psychanalyse et physique quantique se recoupent. Nous ne développerons pas ces points car nous ne cherchons pas à nous installer dans une interdisciplinarité que ne peuvent permettre des sciences aux épistémologies si différentes. Néanmoins, les postulats d’une théorie peuvent nous aider à aborder les nôtres sous un autre angle. Par ailleurs, il n’est pas sans intérêt de rappeler que les bouleversements provoqués par les propos freudiens dans notre « vision de monde » sont très proches de ceux introduits par les théories quantiques.La physique mécaniciste fut une conséquence de la sécularisation de la vision sacrée du monde selon laquelle le cosmos était une grande machine conçue et mise en mouvement par Dieu et, par conséquent, non passible d’une analyse plus approfondie. La division entre le « je » et le « monde », basée sur la physique classique, proposait une compréhension rigoureuse et déterministe du monde : le principe de la causalité, selon lequel tout possède une cause spécifique avec un effet prévisible. L’objectivité devient alors l’idéal de la science, qui émerge comme une « religion » avec ses mythes propres et complexes. « Une conséquence du dualisme cartésien est que la plupart des individus se perçoivent comme des sujets isolés existant à l’intérieur’ de leurs corps » (Capra, 2004, 23). Les travaux d’Albert Einstein sur l’espace-temps publiés en 1905 – l’année même de parution des Trois essais, texte de Freud tout aussi révolutionnaire – ont irrémédiablement ébranlé la vision newtonienne du monde, déjà fortement touchée par les travaux de Faraday et de Maxwell sur les phénomènes électromagnétiques. De la même manière que les avancées d’Einstein ont mis en question la physique newtonienne, la perspective freudienne du fonctionnement psychique va, on le sait, tout à fait dans le sens d’une intégration corps/esprit, à l’opposé du cogito ergo sum cartésien qui avait conduit l’homme occidental à s’identifier à sa conscience au détriment de l’ensemble de son être.La dualité onde-particule concernant la nature de la matière est l’affirmation la plus déconcertante de la physique quantique. Selon elle, au niveau subatomique les éléments peuvent également être décrits tantôt comme des particules solides (volume, espaces définis), tantôt comme des ondes qui se propagent dans toutes les directions. Cela veut dire que l’on ne peut songer à un passage linéaire, continu et discret du monde quantique au visible, ce qui amène à poser que la réalité est une construction. Plus on pénètre dans les profondeurs du monde subatomique, et plus on se confronte aux vastes espaces vides et à des champs indistincts de pulsations d’énergie électrique, magnétique, acoustique et gravitationnelle. Avec l’avènement de l’univers quantique, où l’on ne peut jamais dire que la matière existe mais seulement qu’elle présente une probabilité ou une « tendance » à exister et où, de même, les événements possèdent seulement une probabilité ou une « tendance à se produire », le concept de « réalit »», si cher à la vision mécaniciste, fut détruit une fois pour toutes.: l’ordre se soutient du chaos, et les objets solides qui nous entourent sont, au plus profond d’eux-mêmes, composés de vide. Pour la physique quantique, la matière n’est rien d’autre que de l’énergie confinée dans une forme. En plus, parce que nous, les observateurs, nous faisons partie de la « »danse continue d’énergie » qui constitue la totalité de l’univers, parce que, nous aussi, nous sommes faits d’atomes, notre présence dans le dispositif d’observation interviendra forcément dans le résultat final. Il ne s’agit pas seulement de la subjectivité de celui qui observe – le regard de celui qui regarde n’est pas indépendant de sa propre organisation subjective – mais, plutôt, d’une modification dans les étalons énergétiques produite par l’interaction des toiles dynamiques d’énergies et de l’observateur et de l’élément observé. Par exemple : la présence de l’observateur – que ce soit un homme ou une machine – modifie la vitesse de l’atome qui fait l’objet de l’observation, de sorte qu’il est impossible de savoir où était et ou sera cet atome une fois éloignée l’influence perturbatrice. Or, l’impossibilité d’accéder à la réalité « en soi » de la matière ne serait-elle pas un équivalant, sur le mode quantique, de l’impossibilité de vérifier la véracité de la scène originaire (Urszene), dont le rôle est si important pour le développement et la genèse de la névrose et de ses symptômes? L’enfant l’a-t-il vraiment observée, ou n’est elle qu’une représentation (d’une expérience émotionnelle) sur un mode fantasmatique ? Donner une représentation psychique à la pulsion ne serait-ce pas une « tendance à exister » de la réalité psychique ? Le principe d’incertitude, introduit par la physique quantique, – l’on ne sait jamais où se trouve une particule – n’est-il pas assez proche de la notion psychanalytique de l’inconscient, dont on ne connaît que les formations, telles que les lapsus, les oublis, les rêves, le sentiment d’étrangeté (Unheimlich), enfin l’émergence d’une autre scène en des lieux et place les plus inattendus ? Quel(les) est (sont) la(es) corrélation(s) entre les postulats d’Einstein relatifs à l’espace-temps et l’intemporalité de l’inconscient freudien ? Et entre les perturbations énergétiques produites dans une observation par la présence de l’observateur, et les effets de transfert et de contre transfert dans la dynamique psychique qui lie l’analysant et l’analyste dans la cure ? « La séance analytique est un équivalent de situation expérimentale où sont mobilisées et déchaînées des forces passionnelles sans commune mesure avec celles qu’on peut percevoir dans la vie courante, même si elles y sont présentes » (Kipman, 166). En plus, il n’est pas sans intérêt de rappeler que le mot Übertragung (transfert) désigne aussi une transmission au sens de la transmission radiophonique où l’on a une source d’émission d’un côté et, un récepteur de l’autre. Il n’existe aucun lien entre le thème qui fait l’objet de la transmission – de la musique, de la publicité, des nouvelles -, la source de l’émission et l’appareil récepteur.Freud n’a pas été insensible à certains propos quantiques bien qu’il ne les ait jamais nommés comme tels. Trois de ses textes, Psychanalyse et télépathie, Rêves et télépathie et Rêves et occultisme, traitent de phénomènes difficiles à expliquer. Dans Rêves et occultisme, en discutant sur la transmission de la pensée, il semble finir par admettre l’existence de processus télépathiques où, à travers un processus physique, un processus mental est transformé, transmis et, finalement, retransformé au niveau du récepteur. La conclusion de Freud nous invite à la réflexion : « Je dirais même que la psychanalyse nous a préparés à admettre des phénomènes comme la télépathie, en insérant l’inconscient entre le physique et ce qu’on a appelé jusqu’ici le psychique. » (Freud, 1917, 79). Ce texte suggère, enfin, que, pour Freud, les processus mentaux possèdent de la matérialité, dans le sens quantique du mot, et qu’ils peuvent, pour cette raison, être transformés en énergie, être transmis et reconvertis en processus mentaux à l’autre extrémité. Une premières découvertes freudiennes et des plus précoces a été celle de la pluralité des acteurs psychiques, ce qui ne peut se comprendre qu’à partir du point de vue dynamique qui prend en compte les rapports de forces conflictuelles, et donc les dépenses d’énergie sous-jacentes à toute formation psychique. C’est grâce au dynamisme pulsionnel, c’est-à-dire, aux mouvements de déplacement et de transfert d’énergie, que l’on peut appréhender les divers aspects du Moi ainsi que la diversité des fonctions responsables de l’interface monde extérieur, monde intérieur et du corps. Les mouvements identificatoires constitutifs du Moi et les cas dits de multiples personnalités y trouvent aussi leur compréhension (Freud, 1923). Bref, pour Freud le Moi, résultat conscient des processus inconscients de l’identification, est vécu par des forces inconnues, et n’est qu’une synthèse ponctuelle, forcément fantasmatique, que l’individu est obligé de faire, malgré l’impossibilité inhérente de le faire, dès qu’il essaie de parler de lui-même. Le Moi serait une espèce de « toile de fond », établie à chaque instant dans ce mouvement autant particulier que paradoxal répété pour toujours, et ayant pour soubassement les contenus toujours en mouvement du refoulé, ce qui donne, à chacun, le sentiment d’être toujours la même personne. (Peut-on déceler certains points de tangence entre la mobilité des représentations constitutives du Moi et les concepts de déterritorialisation et reterritorialisation chez Deleuze et Guattari ?) Malheureusement, comme le remarque Bompart-Porte (2006), beaucoup de l’originalité de la pensée freudienne s’est égarée avec l’introduction en psychanalyse, par Lacan, de la notion de structure et de celle du sujet d’inspiration augustinienne. Toujours selon Bompart-Porte, l’importance attribuée par Freud à l’hétéronomie du psychisme l’a amené à restreindre volontairement la notion de sujet à sa fonction grammaticale. Quoi qu’il en soit, tant la physique quantique que la psychanalyse, deux sciences contemporaines l’une de l’autre, « rompent avec la prétention de vérité et de réalité fixées et immuables, avec la conception de temps et d’ordre efficace » (Xavier de Albuquerque, 2000). Toutes deux sont des tentatives – chacune avec la mythologie qui lui est propre, au sens avancé par Freud et rappelé plus haut – de parler des origines, et, donc, de créer et de lire, de décrire et de justifier le monde. Ces créations, bien qu’elles ne soient que des modèles sans aucune référence à une Vérité Ultime, nous permettent de mettre de l’ordre dans le chaos, de passer, dans la terminologie psychanalytique, des processus primaires aux représentations du processus secondaire. Bref de créer un état « d’ordre », par le bais du refoulement, décrit comme civilisation, avec tout le malaise qu’il renferme (Freud, 1930). Le chevalier de la Triste-figure Don Quichotte a lu et compris les récits des livres de chevalerie comme l’unique possibilité de saisir le monde. Et quand le monde n’y correspondait pas il lui fallait, le corriger, le récrire, pour que la seule lecture du monde, en accord avec les idéaux de la noble chevalerie, soit maintenue. Le notaire qui a témoigné de ses derniers instants affirma que Don Quichotte mourut avec un calme et de façon si chrétienne qu’il n’en avait jamais lu chez aucun chevalier dépeint dans les livres de chevalerie. Alonzo Quijano le Bon meurt en paix après avoir quitté l’incertitude de la réalité, fait un détour par la folie de la certitude, et avoir, finalement, compris que toute approche de la réalité n’est qu’une construction. C’est-à-dire, qu’il n’y a pas de réalité ultime, de mythe premier. Cervantès appartient, certes, à la tradition intellectuelle d’Érasme de Rotterdam, « une chandelle rapidement soufflée par les vents froids et dogmatiques de la Contre-réforme » (Fuentes, 2005), dont les œuvres se virent jeter l’anathème par l’Inquisition, et dont le testament restera un secret. Don Quichotte déambule à travers l’univers érasmien dans lequel toute vérité est suspecte, et tout baigne dans l’incertitude. Et le roman, tel que nous le comprenons, et le résultat du mariage entre la sagesse de Rotterdam et la folie de la Manche. Mais en renonçant à un mythe fondateur Cervantès annonce aussi, des siècles à l’avance, certains propos quantiques, par rapport à l’appréhension de la réalité, ainsi que des propos psychanalytiques concernant les fonctions des mythes, donc la réalité psychique, dans la constitution du psychisme et du délire comme tentative de guérison. Don Quichotte est « guéri », rappelons le, lorsque, soulagé, il comprend qu’il n’y a pas une réalité préalable à saisir. Don Quichotte ne fait pas qu’exprimer la naissance du roman moderne, il montre aussi que la réalité n’est pas fixe, mais changeante, qu’elle ne peut être approchée qu’après que l’on a renoncé à la définir une fois pour toutes. À travers son Don Quichotte, Cervantès dépasse le « su » et transgresse, au sens que Piera Aulagnier donne à ce mot, « une vérité jusqu’alors pensée comme sacrée et comme garantie d’un savoir (et donc d’une maîtrise possible) sur le monde » (Aulagnier, 1969, 70). La transgression produit alors des points tournants, sans qu’il existe, bien entendu, une transgression « ultime », ce qui équivaudrait à récréer le mythe d’un absolu de la connaissance. Don Quichotte est troublant parce que d’une actualité déconcertante. Réflexions finalesNous l’avons vu, nos théories sont une forme de mythologie. Cela dit, il est toujours important de rappeler que c’est le fait que diverses lectures du réel soient possible qui permet l’existence du discours scientifique, du discours mystique, du discours religieux, du discours politique etc.. Ces discours, chacun à partir de ses propres référentiels, proposent différentes constructions de la réalité. Néanmoins, ce qui caractérise le discours scientifique c’est la possibilité de mettre en cause la certitude de ses énoncés. En même temps, lorsqu’un discours ne supporte pas de critiques, quand les références théoriques qui le soutiennent se transforment en dogmes, le discours se transforme en religion, et leurs présupposés en lois sacrées. Parce que nous sommes des animaux de horde conduits par un chef (Freud, 1921), nous nous regroupons selon la pensée – qui occupe ici la place du chef – qui nous semble la plus « correcte ». Mais, la plus correcte par rapport à quoi, si ce n’est par rapport aux modèles qui, transférentiellement, pansent le mieux nos angoisses ? Nous parlons, alors, d’objets internes, dynamiques pulsionnelles, mouvements identificatoires, signifiants constitutifs du sujet, d’éléments alpha et bêta, d’objets transitionnels… Mais, au fond, qu’est-ce qui est en jeu si ce n’est le transfert vers la théorie qui nous offre les représentations qui nous semblent les plus adéquates, les plus capables de mettre en parole les souffrances, jusque là vécues sous des expressions diverses de l’angoisse qui nourrissaient les symptômes névrotiques. C’est-à-dire, les paroles constitutives du mythe individuel. Regroupés autour d’elles, nous créons des institutions qui s’appuient sur leurs référents tant théoriques que cliniques dans la tentative d’expliquer l’inexplicable, de parler de l’indicible. Hélas, nous oublions, assez fréquemment, que le transfert est un investissement imaginaire (Ceccarelli, 2005). En même temps, croire qu’une configuration pulsionnelle est plus vraie qu’une autre, la seule productrice de « santé psychique », risque de traiter les mythes fondateurs dans une perspective fondamentaliste entendue comme la seule capable de produire de la « normalité ». À partir de là, nos théories, transformées en instruments idéologiques, ne serviraient qu’à dicter comment la circulation pulsionnelle doit se produire. L’on n’entend pas une dynamique psychique qui nous paraît étrange (Unheimlich), et l’on renferme notre écoute dans notre façon de concevoir la circulation des affects. Un tel mécanisme de défense nous fait oublier que les constructions syntagmatiques que nous utilisons pour « lire » le monde ne sont qu’une possibilité, parmi tant d’autres, de conforter notre détresse (Hilflosigkeit). Cela veut dire que les mythes ont, aussi, une fonction idéologique très importante : celle d’assurer que l’ordre symbolique, qui soutient l’ordre social, soit perçu comme une chose sacrée, universelle et immuable, plutôt que comme une construction socio-historique arbitraire datée dans le temps et dans l’espace. (Sousa Filho, 2003). A côté des grands « transgresseurs » de l’histoire – Galilée, Darwin, Freud, pour ne citer que les plus connus, auxquels j’ajouterais volontiers Cervantès, et sans oublier ceux qui furent brûlés comme « hérétiques » – la petite histoire est riche d’exemples de « petites transgressions » perpétrées par ceux, et celles, qui ont osé s’élever contre l’ordre établi. Quand cela arrive, le savoir en place est renversé par un nouveau savoir qui, le temps venu sera, lui aussi, remplacé par un autre issu d’une nouvelle transgression. Et ainsi de suite. La vérité est une invention interprétative, dont les concepts sont datés, et qui dure jusqu’à ce qu’une autre vérité vienne la remplacer (Foucault, 2000 pour l’édition brésilienne). C’est ce mouvement transgresseur qui fait avancer la réflexion théorico-pratique, et cela dans n’importe quel champ de la connaissance. Aussi, la transgression a-t-elle une dimension éthique liée à l’idée de nouvelles voies vers d’autres vérités : elle est une création qui marque la potentialité de résistance [à la répétition du même]. Voilà ce qui manque parfois à la pratique clinique actuelle : la transgression qui nous ferait quitter l’abri (sécurisant ?) d’une vérité acquise, laquelle se manifeste sous la forme d’un transfert passionnel vers une pensée, une théorie ou encore vers un pouvoir idéalisé. Ce cas de figure produit une négation de toute perception qui risquerait de mettre à jour la pathologie du rapport. L’état apparemment a-conflictuel qui en découle a comme conséquence la création de groupes de professionnels « unis par le transfert ». En contrepartie, tous les autres professionnels affectés par d’autres mouvements transférentiels risquent de devenir la cible par excellence des projections issues des motions pulsionnelles agressives produites à l’intérieur du groupe, ce qui leur donne parfois l’appellation de « mauvais analystes ». Et là… la possibilité d’écoute de la souffrance de l’autre se voit compromise.

Paulo Roberto Ceccarelli
Article publié dans Chimères n°68 / 2008

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Y a-t-il moyen de soustraire la pensée au modèle d’Etat ? / Gilles Deleuze & Félix Guattari

Il arrive qu’on critique des contenus de pensée jugés trop conformistes. Mais la question, c’est d’abord celle de la forme elle-même. La pensée serait par elle-même déjà conforme à un modèle qu’elle emprunterait à l’appareil d’Etat, et qui lui fixerait des buts et des chemins, des conduits, des canaux, des organes, tout un organon. Il y aurait donc une image de la pensée qui recouvrirait toute la pensée, qui ferait l’objet spécial d’une « noologie », et qui serait comme la forme-Etat développée dans la pensée. Voilà que cette image possède deux têtes qui renvoient précisément aux deux pôles de la souveraineté : un imperium du penser-vrai, opérant par capture magique, saisie ou lien, constituant l’efficacité d’une fondation (muthos) ; une république des esprits libres, procédant par pacte ou contrat, constituant une organisation législative et juridique, apportant la sanction d’un fondement (logos). Ces deux têtes ne cessent d’interférer, dans l’image classique de la pensée : une « république des esprits dont le prince serait l’idée d’un Etre suprême ». Et si les deux têtes interfèrent, ce n’est pas seulement parce qu’il y a beaucoup d’intermédiaires ou de transitions entre les deux, et parce que l’une prépare l’autre, et l’autre se sert de l’une et la conserve, mais aussi parce que, antithétiques et complémentaires, elles sont nécessaires l’une à l’autre. Il n’est pas exclu cependant que, pour passer de l’une à l’autre, il faille un événement d’une tout autre nature, « entre » les deux, et qui se cache hors de l’image, qui se passe en dehors (1). Mais, à s’en tenir à l’image, il apparaît que ce n’est pas une simple métaphore, chaque fois qu’on nous parle d’un imperium du vrai et d’une république des esprits. C’est la condition de constitution de la pensée comme principe ou forme d’intériorité, comme strate. On voit bien ce que la pensée y gagne : une gravité qu’elle n’aurait jamais par elle-même, un centre qui fait que toutes le choses ont l’air, y compris l’Etat, d’exister par sa propre efficace ou par sa propre sanction. Mais l’Etat n’y gagne pas moins. La forme-Etat gagne en effet quelque chose d’essentiel à se développer ainsi dans la pensée : tout un consensus. Seule la pensée peut inventer la fiction d’un Etat universel en droit, élever l’Etat à l’universel de droit. C’est comme si le souverain devenait seul au monde, couvrait tout l’oecumène, et n’avait plus affaire qu’avec des sujets, actuels ou potentiels. Il n’est plus question des puissantes d’organisations extrinsèques, ni des bandes étranges : l’Etat devient le seul principe qui fait le partage entre des sujets rebelles, renvoyés à l’Etat de nature, et des sujets consentants, renvoyant d’eux-mêmes à sa forme. S’il est intéressant pour la pensée de s’appuyer sur l’Etat, il est non moins intéressant pour l’Etat de s’étendre dans la pensée, et d’en recevoir la sanction de forme unique, universelle. La particularité des Etats n’est plus qu’un fait ; de même leur perversité éventuelle, ou leur imperfection. Car, en droit, l’Etat moderne va se définir comme « l’organisation rationnelle et raisonnable d’une communauté » : la communauté n’a plus de particularité qu’intérieure ou morale (esprit d’un peuple), en même temps que son organisation la fait concourir à l’harmonie d’un universel (esprit absolu). L’Etat donne à la pensée une forme d’intériorité, mais la pensée donne à cette intériorité une forme d’universalité : le but de l’organisation mondiale est la satisfaction des individus raisonnables à l’intérieur d’Etats particuliers libres ». C’est un curieux échange qui se produit entre l’Etat et la raison, mais cet échange est aussi bien une proposition analytique, puisque la raison réalisée se confond avec l’Etat de droit, tout comme l’Etat de fait est le devenir de la raison (2). Dans la philosophie dite moderne et dans l’Etat dit moderne ou rationnel, tout tourne autour du législateur et du sujet. Il faut que l’Etat réalise la distinction du législateur et du sujet dans des conditions formelles telles que la pensée, de son côté, puisse penser son identité. Obéissez toujours, car, plus vous obéirez, plus vous serez maître, puisque vous n’obéirez qu’à la raison pure, c’est-à-dire à vous-même… Depuis que la philosophie s’est assignée le rôle de fondement, elle n’a cessé de bénir les pouvoirs établis, et de décalquer sa doctrine des facultés sur les organes de pouvoir d’Etat. Le sens commun, l’unité de toutes les facultés comme centre du Cogito, c’est le consensus d’Etat porté à l’absolu. Ce fut notamment la grande opération de la « critique » kantienne, reprise et développée par l’hégélianisme. Kant n’a pas cessé de critiquer les mauvais usages pour mieux bénir la fonction. Il n’y a pas à s’étonner que le philosophe soit devenu professeur public ou fonctionnaire d’Etat. Tout est réglé dès que la forme-Etat inspire une image de la pensée. A charge de revanche. Et sans doute, suivant les variations de cette forme, l’image elle-même prend des contours différents : elle n’a pas toujours dessiné ou désigné le philosophe, et elle ne le dessinera pas toujours.. On peut aller d’une fonction magique à une fonction rationnelle. Le poète a pu tenir par rapport à l’Etat impérial archaïque le rôle de dresseur d’image (3). Dans les Etats modernes, le sociologue a pu remplacer le philosophe (par exemple quand Durkheim et ses disciples ont voulu donner à la république un modèle laïc de la pensée). Aujourd’hui même, la psychanalyse prétend au rôle de Cogitatio universalis comme pensée de la Loi, dans un retour magique. Et il y a bien d’autres concurrents et prétendants. La noologie, qui ne se confond pas avec l’idéologie, est précisément l’étude des images de la pensée, et leur historicité. D’une certaine manière, on pourrait dire que cela n’a guère d’importance, et que la pensée n’a jamais eu qu’une gravité pour rire. Mais elle ne demande que ça : qu’on ne la prenne pas au sérieux, puisqu’elle peut d’autant mieux penser pour nous, et toujours engendre ses nouveaux fonctionnaires, et que, moins les gens prennent la pensée au sérieux, plus ils pensent conformément à ce qu’un Etat veut. En effet, quel homme d’Etat n’a pas rêvé de cette toute petite chose impossible, être un penseur ? Or la noologie se heurte à des contre-pensées, dont les actes sont violents, les apparitions discontinues, l’existence mobile à travers l’histoire. Ce sont les actes d’un « penseur privé », par opposition au professeur public : Kierkegaard, Nietzsche, ou même Chestov… Partout où ils habitent, c’est la steppe ou le désert. Ils détruisent les images. Peut-être le Schopenhauer éducateur de Nietzsche est-il la plus grande critique qu’on ait mené contre l’image de la pensée, et son rapport avec l’Etat. Toutefois, « penseur privé » n’est pas une expression satisfaisante, puisqu’elle enchérit sur une intériorité, tandis qu’il s’agit d’une pensée du dehors (4). Mettre la pensée en rapport immédiat avec le dehors, avec les forces du dehors, bref faire de la pensée une machine de guerre, c’est une entreprise étrange dont on peut étudier les procédés précis chez Nietzsche (l’aphorisme, par exemple, est très différent de la maxime, car une maxime, dans la république des lettres, est comme un acte organique d’Etat ou un jugement souverain, mais un aphorisme attend toujours son sens d’une nouvelle force extérieure, d’une dernière force qui doit le conquérir ou le subjuguer, l’utiliser). C’est aussi pour une autre raison que « penseur privé » n’est pas une bonne expression : car, s’il est vrai que cette contre-pensée témoigne d’une solitude absolue, c’est une solitude extrêmement peuplée, comme le désert lui-même, une solitude qui noue déjà son fil avec un peuple à venir, qui invoque et attend ce peuple, n’existe que par lui, même sil manque encore… « Il nous manque cette dernière force, faute d’un peuple qui nous porte. Nous cherchons ce soutien populaire… » Toute pensée est déjà une tribu, le contraire d’un Etat. Et une telle forme d’extériorité pour la pensée n’est pas du tout le symétrique de la forme d’intériorité. A la rigueur, il n’y aurait de symétrie qu’entre des pôles ou des foyers différents d’intériorité. Mais la forme d’extériorité de la pensée – la force toujours extérieure à soi ou la dernière force, la nième puissance – n’est pas du tout une autre image qui s’opposerait à l’image inspirée de l’appareil d’Etat. C’est au contraire la force qui détruit l’image et ses copies, le modèle et ses reproductions, toute la possibilité de subordonner la pensée à un modèle du Vrai, du Juste ou du Droit (le vrai cartésien, le juste kantien, le doit hégélien, etc.). Une « méthode » est l’espace strié de la cogitatio universalis, et trace un chemin qui doit être suivi d’un point à un autre. Mais la forme d’extériorité met la pensée dans un espace lisse qu’elle doit occuper sans pouvoir le compter, et pour lequel il n’y a pas de méthode possible, pas de reproduction concevable, mais seulement des relais, des intermezzi, des relances. La pensée est comme le Vampire, elle n’a pas d’image, ni pour constituer modèle, ni pour faire copie. Dans l’espace lisse du Zen, la flèche ne va plus d’un point à un autre, mais sera ramassée en un point quelconque, pour être renvoyée en un point quelconque, et tend à permuter avec le tireur et la cible. Le problème de la machine de guerre est celui du relais, même avec de pauvres moyens, et non pas le problème architectonique du modèle ou du monument. Un peuple ambulant de relayeurs, au lieu d’une cité modèle. « La nature envoie le philosophe dans l’humanité comme une flèche ; elle ne vise pas, mais elle espère que la flèche restera accrochée quelque part. Ce faisant, elle se trompe une infinité de fois et elle en a du dépit. (…) Les artistes et les philosophes sont un argument contre la finalité de la nature dans ses moyens, bien qu’ils constituent une excellente preuve pour la sagesse de ses fins. Ils ne touchent jamais qu’un petit nombre, alors qu’ils devraient toucher tout le monde, et la façon dont le petit nombre est touché ne répond pas à la force que mettent les philosophes et les artistes à tirer leur artillerie… » (5) Nous pensons surtout à deux textes pathétiques, au sens où la pensée y est vraiment un pathos (un antilogos et un antimuthos). C’est le texte d’Artaud dans ses lettres à Jacques Rivière, expliquant que la pensée s’exerce à partir d’un effondrement central, qu’elle ne peu vivre que de sa propre impossibilité de faire forme, relevant seulement des traits d’expression dans un matériau, se développant périphériquement, dans un pur milieu d’extériorité, en fonction de singularités non universalisables, de circonstances non intériorisables. Et c’est aussi le texte de Kleist, A propos de l’élaboration des pensées en parlant : Kleist y dénonce l’intériorité centrale du concept comme moyen de contrôle, contrôle de la parole, de la langue, mais aussi contrôle des affects, des circonstances et même du hasard. Il y oppose une pensée comme procès et processus, un bizarre dialogue anti-platonicien, un anti-dialogue du frère et de la soeur, où l’un parle avant de savoir, et l’autre a déjà relayé, avant d’voir compris : c’est la pensée du Gemüt, dit Kleist, qui procède comme un général devrait le faire dans une machine de guerre, ou comme un corps qui se charge d’électricité, d’intensité pure. « Je mélange des sons inarticulés, rallonge les termes de transition, utilise également les appositions là où elles ne seraient pas nécessaires. » Gagner du temps, et puis peut-être renoncer, ou attendre. Nécessité de ne pas avoir le contrôle de la langue, d’être un étranger dans sa propre langue, pour tirer la parole à soi et « mettre au monde quelque chose d’incompréhensible ». Telle serait la forme d’extériorité, la relation du frère et de la soeur, le devenir-femme du penseur, le devenir-pensée de la femme : le Gemüt, qui ne se laisse plus contrôler, qui forme une machine de guerre ? Une pensée aux prises avec des forces extérieures au lieu d’être recueillie dans une forme intérieure, opérant par relais au lieu de former une image, une pensée-événement, heccéité, au lieu d’une pensée-sujet, une pensée-problème au lieu d’une pensée-essence ou téorème, une pensée qui fait appel à un peuple au lieu de se prendre pour un ministère. Est-ce un hasard si, chaque fois q’un « penseur » lance ainsi une flèche, il y a un homme d’Etat, une ombre ou une image d’homme d’Etat qui lui donne conseil et admonestation, et veut fixer un « but ? Jacques Rivière n’hésite pas à répondre à Artaud : travaillez, travaillez, ça s’arrangera, vous arriverez à une méthode, et à bien exprimer ce que vous pensez en droit (Cogitatio universalis). Rivière n’est pas un chef d’Etat, mais ce n’est pas le dernier dans la NRF qui s’est pris pour le prince secret dans une république des lettres ou pour l’éminence grise dans un Etat de droit. Lenz et Kleist affrontaient Goethe, génie grandiose, véritable homme d’Etat parmi tous les hommes de lettres. Mais le pire n’est pas encore là : le pire est dans la façon dont les textes mêmes de Kleist, d’Artaud, finissent eux-mêmes par faire monument, et inspirer unmodèle à recopier beaucoup plus insidieux que l’autre, pour tous les bégaiements artificiels et les innombrables décalques qui prétendent les valoir. L’image classique de la pensée, et le striage de l’espace mental qu’elle opère, prétend à l’universalité. En effet, elle opère avec deux « universaux », le Tout comme dernier fondement de l’être ou horizon qui englobe, le Sujet comme principe qui convertit l’être en être pour-nous (6). Imperium et république. De l’un à l’autre, ce sont tous les genres du réel et du vrai qui trouvent leur place dans un espace mental strié, du double point de vue de l’Etre et du Sujet, sous la direction d’une « méthode universelle ». Dès lors, il est facile de caractériser la pensée nomade qui récuse une telle image et procède autrement. C’est qu’elle ne se réclame pas d’un sujet pensant universel, mais au contraire d’une race singulière ; et elle ne se fonde sur une totalité englobante, mais au contraire se déploie dans un milieu sans horizon comme espace lisse, steppe, désert ou mer. C’est un  tout autre type d’adéquation qui s’établit ici entre la race définie comme « tribu » et l’espace lisse défini comme « milieu ». Une tribu dans le désert, au lieu d’un sujet universel sous l’horizon de l’Etre englobant. Kenneth White a récemment insisté sur cette complémentarité dissymétrique d’une tribu-race (les Celtes, ceux qui se sentent Celtes) et d’une espace-milieu (l’Orient, l’Orient, le désert de Gobi…) : White montre comment cet étrange composé, les noces du Celte et de l’Orient, inspire une pensée proprement nomade, qui entraîne la littérature anglaise et constituera la littérature américaine (7). Du coup, l’on voit bien les dansgers, les ambiguïtés profondes qui coexistent avec cette entreprise, comme si chaque effort et chaque création se confrontaient à une infamie possible. Car : comment faire pour que le thème d’une race ne tourne pas en racisme, en fascisme dominant et englobant, ou plus simplement en artistocratisme, ou bien en secte et folklore, en micro-fascismes ? Et comment faire pour que le pôle Orient ne soit pas un fantasme, qui réacive autrement tous les fascismes, tous les folklores aussi, yoga, zen et karaté ? Il ne suffit certes pas de voyager pour échapper au fantasme ; et ce n’est certes pas en invoquant un passé, réel ou mythique, qu’on échappe au racisme. Mais, là encore, les critères de distinction sont faciles, quels que soient les mélanges de fait qui les obscurcissent à tel ou tel niveau, à tel ou tel moment. La tribu-race n’existe qu’au niveau d’une race opprimée, et au nom d’une oppression qu’elle subit : il n’y a de race qu’inférieure, minoritaire, il n’y a pas de race dominante,, une race ne se définit pas par sa pureté, mais au contraire par l’impureté qu’un système de domination lui confère. Bâtard et sang-mêlé sont les vrais noms de la race. Rimbaud a tout dit sur ce point : seul peut s’autoriser de la race celui qui dit : « J’ai toujours été de race inférieure, (…) je suis de race inférieure de toute éternité, (…) me voici sur une plage armoricaine, (…) je suis une bête, un nègre, (…) je suis de race lointaine, mes pères étaient Scandinaves. » Et de même que la race n’est pas à retrouver, l’Orient n’est pas à imiter : il n’existe que par la construction d’un espace lisse, tout comme la race n’existe que par la constitution d’une tribu qui le peuple et le parcourt. C’est toute la pensée qui est un devenir, un double devenir, au lieu d’être l’attribut d’un Sujet et la représentation d’un Tout.
Gilles Deleuze et Félix Guattari
Mille plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2 / 1980
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1 Marcel Detienne (les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Maspéro) a bien dégagé ces deux pôles de la pensée, qui correspondent aux deux aspects de la souveraineté selon Dumézil : la parole magico-religieuse du despote ou du « vieux de la mer », la parole-dialogue de la cité. Non seulement les personnages principaux de la pensée grecque (le Poète, le Sage, le Physicien, le Philosophe, le Sophiste…) se situent par rapport à ces pôles ; mais Detienne fait intervenir entre les deux le groupe spécifique des Guerriers, qui assure le passage ou l’évolution.
2 Il y a un hégélianisme de droite qui reste vivant dans la philosophie politique officielle, et qui soude le destin de la pensée et de l’Etat. Kojève (Tyrannie et sagesse, Gallimard) et Eric Weil (Hegel et l’Etat ; Philosophie politique, Vrin) en sont les représentants récents. De Hegel à Max Weber s’est développée toute une réflexion sur les rapports de l’Etat moderne avec la Raison, à la fois comme rationnel-technique et comme raisonnable-humain. Si l’on objecte que cette rationalité, déjà présente dans l’Etat impérial archaïque, est l’optimum des gouvernants eux-mêmes, les hégéliens répondent que le rationnel-raisonnable ne peut pas exister sans un minimum de participation de tous. Mais la question est plutôt de savoir si la forme même du rationnel-raisonnable n’est pas extraite de l’Etat, de manière à lui donner nécessairement « raison ».
3 Sur le rôle du poète antique comme « fonctionnaire de la souveraineté » cf. Dumézil, Servius et la Fortune, pp. 64 sq., et Detienne, pp. 17 sq.
4 Cf. l’analyse de Foucault, à propos de Maurice Blanchot et d’une forme d’extériorité de la pensée : la Pensée du dehors in Critique juin 1966.
5 Nietzsche, Schopenhauer éducateur, § 7.
6 Un curieux texte de Jaspers, intitulé Descartes (Alcan), développe ce point de vue et en accepte les conséquences.
7 Kenneth White, le Nomadisme intellectuel. Le deuxième tome de cet ouvrage inédit s’intitule précisément Poetry and Tribe.

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