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MC93 vs Comédie Française / Daniel Conrod

Reprise de blog après cinq semaines de silence. Et, déjà, les emmerdes commencent. Sans qu’on sache tout à fait où en sont les choses, ce qui est décidé ni ce qui finira par l’être, il n’est pas impossible que ça finisse par chauffer velu dans le théâtre subventionné, car… Oui ou non, le ministère de la Culture s’est-il mis en tête, au fil de l’été, d’offrir sur un plateau d’argent la MC93 (Bobigny) à la Comédie Française ? Il semble bien que oui. Cette technique de pouvoir est connue: on laisse fuiter un projet en se disant qu’il sortira toujours quelque chose du vacarme que cette fuite ne manquera pas de provoquer. Et on le fait d’autant plus que le fonctionnement de notre système culturel, depuis quelques lustres déjà, mêle le clientélisme le plus archaïque au cynisme le plus tranquille. Alors voilà, dans un pareil système, où l’arrangement est la règle, et le principe, l’exception, tout peut s’imaginer, se faire et se penser.
Très peu de gens ont voulu comprendre ce que signifiait politiquement et symboliquement, l’an passé, la transformation de Chaillot, l’ancien théâtre de Jean Vilar et d’Antoine Vitez, en une sorte de maison de la Danse aux contours indécis. Je me suis fait haïr pour l’avoir écrit dans les colonnes de Télérama. Il s’agissait bel et bien, en touchant à un symbole, d’engager concrètement le détricotage du théâtre public au profit apparent de la danse, jugée par les pouvoirs plus docile. Mais il y a autre chose, qui est rigoureusement complémentaire de ce qui précède et qui concerne la politique culturelle telle que Christine Albanel la conduit, non sans talent ni patience. Il s’agit de la re-concentration ostensible des moyens alloués à la culture par l’Etat au profit, cette fois, des grandes institutions culturelles à forte visibilité sociale et médiatique, dont fait partie la Comédie Française. On voit la même politique s’appliquer pour les musées. Pourquoi cela ? D’abord parce que l’Etat a de sérieux et réels problèmes d’arbitrage à l’intérieur de la dépense culturelle ; ensuite parce qu’il n’est plus du tout intéressé par ce qu’on appelait autrefois le développement culturel ; enfin parce que – et je n’engage que moi en l’écrivant – les élites de ce pays (politiques, économiques, souvent médiatiques…), comme de la plupart des pays occidentaux, n’aiment plus l’art (quand il n’est pas soluble dans le divertissement), la culture (quand elle n’est pas industrielle) ni la pensée (quand elle persiste à revendiquer son autonomie).
Alors oui, peut-être que la MC93 reçoit davantage de Parisiens que d’habitants de Bobigny, peut-être que sa programmation est élitiste (pour reprendre le mot qui tue de nos jours), peut-être que le patron de la MC93, Patrick Sommier, n’est pas un homme sympathique, peut-être même que mille autres chose… Mais alors si tel est véritablement le cas, que les tutelles de ce théâtre s’adressent (Etat, ville, département, région) d’une même voix au patron de ce lieu pour lui demander des comptes. Qu’elles le remplacent si nécessaire. Mais enfin, c’est quoi cette histoire d’organiser à bon compte le développement d’une Comédie Française, déjà plus que richement dotée, au détriment d’autres institutions ? Un mot encore, on me dit que le département de Seine-Saint-Denis, tenu maintenant par les socialistes, n’est pas loin de penser la même chose que l’Etat, à propos de cette MC93. Le bel argument ! Les socialistes ont-ils encore de nos jours la moindre idée cohérente et émancipatrice – ou la moindre idée tout court – de quoi que ce soit ? Ce que raconte cette affaire est décidément un récit vraiment contemporain ; notre époque telle qu’elle est. Amis blogeurs, à vos claviers, la rentrée a commencé.
Daniel Conrod
Télérama / 3 octobre 2008
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Si nous le voulons / Mahmoud Darwich / Indiens de Palestine / Gilles Deleuze

Si nous le voulons
Nous serons un peuple, si nous le voulons, lorsque nous saurons que nous ne sommes pas des anges et que le mal n’est pas l’apanage des autres.
Nous serons un peuple lorsque nous ne dirons pas une prière d’action de grâces à la patrie sacrée chaque fois que le pauvre aura trouvé de quoi dîner.
Nous serons un peuple lorsque nous insulterons le sultan et le chambellan du sultan sans être jugés.
Nous serons un peuple lorsque le poète pourra faire une description érotique du ventre de la danseuse.
Nous serons un peuple lorsque nous oublierons ce que nous dit la tribu, que l’individu s’attachera aux petits détails.
Nous serons un peuple lorsque l’écrivain regardera les étoiles sans dire : notre patrie est encore plus élevée… et plus belle !
Nous serons un peuple lorsque la police des mœurs protégera la prostituée et la femme adultère contre les bastonnades dans les rues.
Nous serons un peuple lorsque le Palestinien ne se souviendra de son drapeau que sur les stades, dans les concours de beauté et lors des commémorations de la Nakba. Seulement.
Nous serons un peuple lorsque le chanteur sera autorisé à psalmodier un verset de la sourate du Rahmân dans un mariage mixte.
Nous serons un peuple lorsque nous respecterons la justesse et que nous respecterons l’erreur.

Mahmoud Darwich

D’un bout à l’autre, il s’agira de faire comme si le peuple palestinien, non seulement ne devait plus être, mais n’avait jamais été. Les conquérants étaient de ceux qui avaient subi eux-mêmes le plus grand génocide de l’histoire. De ce génocide, les sionistes avaient fait un mal absolu. Mais transformer le plus grand génocide de l’histoire en mal absolu, c’est une vision religieuse et mystique, ce n’est pas une vision historique. Elle n’arrête pas le mal ; au contraire, elle le propage, elle le fait retomber sur d’autres innocents, elle exige une réparation qui fait subir à ces autres une partie de ce que les juifs ont subi (l’expulsion, la mise en ghetto, la disparition comme peuple). Avec des moyens plus « froids » que le génocide, on veut aboutir au même résultat.
Les USA et l’Europe devaient réparation aux juifs. Et cette réparation, ils la firent payer par un peuple dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’y était pour rien, singulièrement innocent de tout holocauste et n’en ayant même pas entendu parler. C’est là que le grotesque commence, aussi bien que la violence. Le sionisme, puis l’Etat d’Israël exigeront que les Palestiniens les reconnaissent en droit. Mais lui, l’Etat d’Israël, il ne cessera de nier le fait même d’un peuple palestinien. On ne parlera jamais de Palestiniens, mais d’Arabes de Palestine, comme s’ils s’étaient trouvés là par hasard ou par erreur. Et plus tard, on fera comme si les Palestiniens expulsés venaient du dehors, on ne parlera pas de la première guerre de résistance qu’ils ont menée tout seuls. On en fera les descendants d’Hitler, puisqu’ils ne reconnaissaient pas le droit d’Israël. Mais Israël se réserve le droit de nier leur existence de fait. C’est là que commence une fiction qui devait s’étendre de plus en plus, et peser sur tous ceux qui défendaient la cause palestinienne. Cette fiction, ce pari d’Israël, c’était de faire passer pour antisémites tous ceux qui contesteraient les conditions de fait et les actions de l’Etat sioniste. Cette opération trouve sa source dans la froide politique d’Israël à l’égard des Palestiniens.
Israël n’a jamais caché son but, dès le début : faire le vide dans le territoire palestinien. Et bien mieux, faire comme si le territoire palestinien était vide, destiné depuis toujours aux sionistes. Il s’agissait bien de colonisation, mais pas au sens européen du XIX° siècle : on n’exploiterait pas les habitants du pays, on les ferait partir. Ceux qui resteraient, on n’en ferait pas une main-d’oeuvre dépendant du territoire, mais plutôt une main-d’oeuvre volante et détachée, comme si c’étaient des immigrés mis en ghetto. Dès le début, c’est l’achat des terres sous la condition qu’elles soient vides d’occupants, ou vidables. C’est un génocide, mais où l’extermination physique reste subordonnée à l’évacuation géographique : n’étant que des Arabes en général, les Palestiniens survivants doivent aller se fondre avec les autres Arabes. L’extermination physique, qu’elle soit ou non confiée à des mercenaires, est parfaitement présente. Mais ce n’est pas un génocide, dit-on, puisqu’elle n’est pas le « but final » : en effet, c’est un moyen parmi d’autres.
La complicité des Etats-Unis avec Israël ne vient pas seulement de la puissance d’un lobby sioniste. Elias Sanbar a bien montré comment les Etats-Unis retrouvaient dans Israël un aspect de leur histoire : l’extermination des Indiens, qui, là aussi, ne fut qu’en partie directement physique. il s’agissait de faire le vide, et comme s’il n’y avait jamais eu d’Indiens, sauf dans des ghettos qui en feraient autant d’immigrés du dedans. A beaucoup d’égards, les Palestiniens sont les nouveaux Indiens, les Indiens d’Israël. L’analyse marxiste indique les deux mouvements complémentaires du capitalisme : s’imposer constamment des limites, à l’intérieur desquelles il aménage et exploite son propre système ; repousser toujours plus loin ces limites, les dépasser pour recommencer en plus grand ou en plus intense sa propre fondation. Repousser les limites, c’était l’acte du capitalisme américain, du rêve américain, repris par Israël et le rêve du Grand Israël sur territoire arabe, sur le dos des Arabes.
Gilles Deleuze
Deux régimes de fous / 1983
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Le champ mimétique / Jean-Christophe Bailly

D’une certaine façon, l’on pourrait dire que l’âge de la représentation trouve son accomplissement avec le surgissement d’une forme politique qui lui correspond et qui dispose les représentants du peuple dans un espace tout entier pensé comme convergence isonomique autour d’un centre qui n’est autre que la tribune, autrement dit le lieu même de la parole et de la vocation républicaines. Mais ce dont les révolutionnaires français font l’expérience, c’est en vérité d’un décalage et d’un hiatus entre cette forme parfaitement réglée et le soulèvement massif des discours des récits et des individus qui est la marque du temps révolutionnaire proprement dit. Pour le dire vite, l’événement ne tient pas dans sa représentation, il la déborde par tous les côtés. Mais ce que l’on peut de la sorte décrire comme une apparition des masses sur la scène de l’histoire comporte justement cette difficulté que les masses ne s’organisent pas choralement et ne font pas scène. La vitesse de la circulation de la rumeur et de l’émeute subvertissent la dispositio régulée des discours et des formes symboliques. Ce désordre est ce à quoi la fête révolutionnaire cherche à parer, mais globalement la Révolution échoue à produire l’accalmie de la convergence qui est pourtant ce qui l’a soulevée. Sans doute est-il possible de relier au moins en partie cet échec à l’échelle quantitative affolante de la Nation, qui ne peut plus guère que se rêver comme Cité. Mais ce que nous devons retenir avant tout, c’est l’apparition, sous le champ de la représentation républicaine, d’un hors-champ social qui n’entre qu’occasionnellement dans ses cadres. Au cours d’une évolution historique tout entière marquée par la violence de l’événement révolutionnaire, ce hors-champ recevra des noms (peuple, prolétariat, humanité) qui tenteront de donner forme au vertige sémantique que représente la possibilité même d’un sujet collectif, et chaque fois deviendra le hiatus dramatique contre lequel buta la Révolution française, hiatus qui est aussi le produit de la contradiction entre le cratère éruptif de l’événement et l’impossible installation dans la durée de cela même qu’il a libéré.
Le rapport étroit et profond qu’il y a entre tout cela et ce qui advient dans les arts, c’est qu’à leur façon et sans forcément le savoir, selon des modes essentiellement empiriques, les arts eux aussi se retrouvent confrontés à la venue d’un hors-champ qui subvertit les cadres de plus en plus rigides de la représentation, qui vit quant à elle le moment douloureux de sa décadence académique. Ce que découvrent les artistes les plus audacieux ou les plus attentifs, tout au long du XIX° siècle, c’est qu’au fond rien, dans ce qu’ils voient, n’est prédisposé à la dispotio, c’est que tout un monde existe, bouge, rampe, tremble aussitôt qu’on s’approche de lui. C’est la peinture qui donne ici l’élan ou qui du moins permet de suivre pour ainsi dire tableau par tableau cette évolution. Et ce qui lui arrive, à la peinture, c’est que d’une part elle abandonne massivement le grand genre et sa panoplie de sujets historiques où la condensation de la figure venait à elle tout armée, et d’autre part, c’est qu’en basculant ainsi vers le motif, c’est-à-dire vers des îlots de réalité détachés de l’allégorie, elle n’est plus en position de respecter la distance dans laquelle la figure venait se poser tout naturellement.
Ce mouvement anticipé par Goya passe aussi bien par les nuages de Constable que par les morceaux de cadavres que Géricault se faisait apporter à son atelier et, même s’il se fond principalement ensuite dans la relation au paysage, il est tout entier attisé par le souffle d’une volonté de rejoindre le réel de la manifestation, tel que Manet en fixera scandaleusement le vertige. Pour le dire de façon imagée, c’est comme si les peintres transformaient la fenêtre d’Alberti en une porte-tambour et passaient dans le paysage, dans le monde des choses où rien, même les corps, ne se présente comme figure : allant vers ce monde, ils se rendent compte qu’il est tout autre chose qu’un fond et qu’on peut s’y dissoudre, et qu’il ne se présente pas comme un éventaire de détails compositionnels entre lesquels il n’y a aurait qu’à choisir et à poser des hiérarchies, mais comme un abîme. Ce n’est certes pas le lieu ici de retracer, même rapidement, les étapes de cette lente descente vers le motif qui est aussi comme une déposition ou une mise en errance du sujet et qui correspond aussi à une mise à mal de la ligne au profit de la couleur, conflit récurrent dont nous avions vu la première manifestation dès l’Antiquité. De même, nous ne pouvons ici souligner qu’en passant le fait que cette profusion du hors-champ qui investit le champ du tableau, et qui est à l’origine de l’art moderne, est intégralement en phase avec ce qui se passe dans la littérature (poème en prose baudelairien venant se poser ici comme un point de condensation, au sein de toute une série de transformations et de basculements). Par contre, ce qu’il me semble nécessaire de souligner, c’est une rupture d’une portée considérable : alors que jusque-là c’étaient les montées ou les remontées du champ (dans l’Antiquité ou à la Renaissance) qui avaient correspondu à un processus de laïcisation de l’art, cette fois, c’est la dissolution progressive du système de représentation mimétique qui assume la conduite des procédures de descente hors des tutelles religieuses et hors du cultuel en général. En effet, la figure ne s’efface pas devant un infigurable qui, depuis son droit divin, la subvertirait, elle disparaît peu à peu au sein d’un infigurable qui se présente à elle sous les traits désacralisés d’une prose du monde tout entière à redécouvrir. Ce que nous appelons l’art moderne procède non seulement d’un repli de la figure (et de tout ce qui lui équivalent dans les arts non-plastiques) mais aussi, parallèlement, d’un glissement hors de tout système de validité extérieur au geste artistique lui-même.
Pour autant, cela veut-il dire que nous serions tout bonnement sortis de la représentation et qu’il n’y aurait plus autour de nous que le all over d’une multitude de contractions solitaires éparpillées dans un champ sans bords ? Je ne le crois pas, et tout d’abord parce que l’affirmation d’Aristote selon laquelle l’homme a « une tendance à trouver du plaisir aux représentations » saute avec une facilité déconcertante de son ancrage historique pour prendre une signification qui traverse le temps jusqu’à nous. Ce n’est pas tant la représentation qui a disparu en tant que telle, c’est le système de validation qui la canalisait qui a sauté. L’expérience peut-être centrale de l’art moderne, du moins dans cet ordre de questions, est celle de Giacometti. Elle consista à se placer pour ainsi dire à l’épicentre du séisme, c’est-à-dire devant la figure elle-même, devant ce qu’on appelle ainsi : une pomme, un visage. Au lieu de se contenter de vivre l’évasion formelle, rompant délibérément avec ses élans, Giacometti voulut recommencer, réinstaller la scène de l’art dans le dialogue têtu avec le visible. Mais ce qu’il rencontre, c’est l’impossibilité de toute installation, le champ du figurable lui apparut tout entier comme étant attaqué et saturé par de l’infigurabilité, celle-ci venant pour ainsi dire se creuser à même la figure. Et ce qui est frappant, dans les réflexions de Giacometti, autant dans ses écrits que dans les propos rapportés par ceux qui posèrent pour lui, c’est l’insistance avec laquelle y revient la question de la distance. Cette même distance que Hécube, dans la pièce d’Euripide, recommandait à Agamemnon de prendre « comme un peintre », et dont Poussin fera la condition du visible, Giacometti, sans fin, essaie, comme un peintre, de la prendre, de la trouver, mais il n’y parvient pas: au lieu que le visage lui apparaisse comme une surface immobilisable à partir de laquelle la question du point où se fixer pour le voir et le rendre serait au fond purement technique et relèverait comme telle, en fin de compte, du métier, le visage lui apparaît comme un relief qui ne s’éteint pas, comme une pelote de points enchevêtrés qui déjoue toute possibilité de trouver la bonne distance. Dans ce contexte passionnel – où toute la descente vers le réel qui fabrique l’art moderne apparaît comme un leurre, l’artiste n’est plus, à perpétuité, que l’apprenti de son art (et cette notion, qui est au centre de la modernité, avait déjà été explicitement avancée par Cézanne). Mais, surtout, et c’est ce qui compte le plus à mon sens, le visible, passé par le crible de cette expérience, ne tient plus en place : quand bien même immobile, il n’est qu’une pulsation, qu’une contraction de mouvements vers l’arrière et vers l’avant, sur les cotés et dans tous les sens. Le visible est l’introuvable de la distance, il ne se configure comme champ qu’en s’évadant de lui-même, non vers un « invisible » qui, à la façon d’une instance supérieure, résoudrait la question, mais en s’évadant de lui-même : de lui-même en lui-même et sans fin, c’est ainsi qu’il s’évade et c’est en s’évadant ainsi qu’il se remplit, qu’il est. « Dieu est mort » ne veut rien dire d’autre que cela : plus aucun invisible ne détient la clef qui réglerait les distances dans un visible considéré de toute façon comme un simulacre. Ce qui revient à dire aussi qu’il n’y a plus de simulacres, ni d’ailleurs de voix ou d’oracles, qui nous parviendraient d’un autre côté par ailleurs inatteignable : tout est atteint, et c’est parce que tout atteint, atteignable, éteignable, que tout, simultanément, se dérobe.
Pourtant, nous pouvons dire aussi que nous vivons avec des simulacres et avec des oracles, ou du moins avec des survivances de ce qu’ils purent être quand de l’invisible répondait pour eux. La leçon que l’on peut tirer de l’expérience de Giacometti, ce n’est pas que nous la refusions, mais nous l’oublions sans fin et cet oubli structure une relation à l’image qui sans problèmes entonne à nouveau, qu’on me pardonne ce jeu de mots, le chant mimétique. Une photographie par exemple, une simple photographie, et celle d’un visage, et pourquoi pas dès lors celui de Giacometti ? Cet homme, du moins, c’est mon cas, je ne l’ai pas connu, pas croisé, mais voilà, il avait ce visage, et la photographie ne fait rien d’autre ici que reprendre et renforcer ce pouvoir de captation et de transmission qui était celui de la peinture pour Alberti, pouvoir qui était, disait-il dans le De pictura, on l’a déjà rappelé, de « montrer plusieurs siècles après les morts aux vivants ». Plusieurs siècles ne s’écoulent pas de Giacometti à nous, ni d’ailleurs même des origines de la photographie à notre temps, mais peu importe, c’est bien du même pouvoir qu’il s’agit, et à travers lui de cette même possibilité de se substituer à l’absence qui fait le succès de l’image depuis que la fille de Butadès détoura l’ombre de son fiancé. Oui, c’est le vieux « plaisir pris aux représentations » d’Aristote qui revient ici très tranquillement, même si j’en fais un peu glisser le sens, sur l’inquiétude d’un visage. Et c’est ainsi que nous vivons, avec des « représentations », avec des images, et même avec une quantité d’images qu’aucun de nos ancêtres proches ou lointains n’a pu connaître.
De telle sorte qu’il nous faudrait tout de même revisiter le paradoxe posé par ces deux topoi du discours sur l’époque que sont, d’une part, la « sortie de la représentation » et, d’autre part, la « civilisation de l’image ». Comment est-ce possible, et que dit cette coexistence d’une impossibilité et d’une profusion ? Est-ce la profusion même qui établit l’impossibilité ? Ou n’est-ce pas plutôt que l’espace dans lequel nous évoluons n’est pas unanime et qu’il se représenterait davantage comme une sorte de tissu troué : soit que ce tissu soit toujours celui de la représentation et qu’il y ait en lui, nombreuses, les déchirures d’une ouverture à un au-delà/en deçà de toute représentation ; soit, au contraire, qu’il soit principalement formé dans cet au-delà/en deçà comme un hors-champ sans bords où les trouées, à l’inverse, seraient celles des aventures ou des occasions de la représentation reprise ou continuée ? L’existence maintenue de la scène, et le sens d’une didascalie, la façon dont négocié par un peintre le bord d’un tableau, ou par un architecte la découpe d’un mur, le mode d’un poème et la tension de la non-danse dans la danse, la transformation d’un mur entier en image mouvante, et ainsi de suite, tout ce qui advient et surgit dans la fabrique contemporaine, tout serait ici à peser spécifiquement, mais il est à noter que les moyens de la reproductibilité technique et les nouveaux arts de l’image – qu’ils soient chimiques ou, depuis peu, digitaux – ont tous à leur manière relancé la scène de l’imitation et que, modernes par leur réalité technique, ils se coulent tous dans le dispositif même qui était celui que la jeune fille de Corinthe découvrit dans un étonnement premier.
Tout cela fait beaucoup, et beaucoup plus qu’un programme de questions. Sur une ligne généalogique aussi longue et sur une piste d’atterrissage aussi vaste, bien des travaux existent, qui constituent davantage qu’une base pour réfléchir. Ce qui me semble en tout cas possible et peut-être nécessaire, ce serait de raconter l’histoire – ininterrompue malgré tout – des images en la courbant sur le schème de la distance. Cette distance même dont Giacometti éprouva le vertige aporétique, nous la voyons à diverses époques augmenter ou se réduire : elle fixe des cadres et créé des champs d’existence ou, au contraire, elle s’amenuise, cherchant à s’anéantir dans l’extase d’une proximité – avec le dieu, ou avec le monde. Et à chacune de ces époques le point de distance est en phase avec ce qui advient entre les hommes, avec les façons dont ils se représentent, à des échelles sans cesse augmentées, la possibilité de leur assemblement. Pour ce qui est de notre époque, l’introuvable distance de Giacometti correspondrait sans doute au caractère irreprésentable d’une cité devenue planétaire ou mondiale, comme on aime à dire, et qui se mitraille pourtant sans fin de ses propres représentations partielles. Le résultat d’une telle histoire de la distance ne serait pas, cela va sans dire, une pure et simple superposition de strates : le hors-champ veille toujours sous le champ, tout comme le champ est toujours là en réserve sous le hors-champ.
Dans le développement même de ce livre sur le champ mimétique, nous avons vu comment celui-ci s’était formé massivement, mais nous avons vu aussi quelles résistances il rencontrait en chemin et quelles fracture liée à son geste il ne parvenait pas à réparer. Ce que j’ai tenté de produire, c’est au fond une vision d’ensemble permettant de penser les cadres du chapitre inaugural de cette histoire des distances, mais c’est aussi la valeur de fond qui appartient à ce premier moment dans lequel la problématique du champ se dessine : non parce qu’il se serait agi encore une fois de boire à la source grecque, mais parce que les cadres mêmes dans lesquels nous pensons les images et notre relation à ce qu’elles montrent et aux lieux où elles adviennent me semblent avoir été posés en ces temps, et d’une façon qui nous permet aussi de mieux penser notre propre distance, non seulement envers le passé, mais aussi et surtout envers ce que nous voyons, aussi bien dans la surface sans fond des images que dans le fond sans surface du monde.
Jean-Christophe Bailly
le Champ mimétique / 2005
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