Ô toi qui fais songer à la pénurie d’eau par les temps d’incendie,
Ô joug de la dette sur le front du nécessiteux,
Ô chemin offert à celui qui vient de se faire dépouiller par le voleur,
Ô naufrage de la barque par les mauvais vents de décembre,
Ô misère de celui qui n’est plus que dettes,
Ô réunion confinée dedans un bouge,
Ô carcan élu par les poux,
Ô gêne insistante du pauvre,
Ô repentance de l’infortuné livré à la griffe du lion,
Ô souffrance de la main gelée qui va puiser l’eau à la source,
Ô vesse de l’éléphant frappé d’indigestion,
Ô toit de la maison menacée de ruine et qui fuit,
Ô souffrance de celui qu’on a délaissé par un jour de fête,
Ô coup de pied de mule qui vous cogne en plein dans la rate,
Ô coup de babouche ajusté droit sur l’occiput,
Ô piqûre de frelon juste au coin de l’oeil,
Ô matin du jour qui scelle la séparation des amants,
Ô répudiation calamiteuse, – terreur des épouses de libre condition -,
Ô pénurie d’encre dans l’encrier du copiste,
Ô suffocation du pendu étreint par la corde,
Ô morsure de la vipère – attentat sans remède -,
Ô synthèse de la grossièreté,
Ô abrégé de l’horrible,
Ô hure de truie engrossée par le diable,
Ô tignasse qui sous la teinture cache ses tristes poils blancs,
Ô angoisse du conjoint voué à la séparation et au regret,
Je n’ai pas fini !
Ô breuvage purgatif,
Ô loyer douloureux à acquitter,
Ô mine cafarde du censeur,
Ô lever brutal du bien-aimé qui trouve prétexte à fuir dès l’aurore,
Ô retour du voyageur déçu d’avoir manqué le but de son voyage,
Ô lettre d’excuse circonstanciée reçue de celui qui manque à toutes ses promesses,
Ô médecin du petit jour, qui réconforte d’un fade bouillon l’homme condamné à fraterniser avec la maladie,
Ô épine enfoncée au point le plus sensible du pied et qu’aucune main experte ne parvient à déloger,
Ô promenade épuisante où l’on s’échine à suivre un marcheur enragé,
Ô essaim de mouches installé dans la jarre à vin,
Ô indécision du malheureux acculé à la ruine par le renchérissement des denrées – terreur de l’homme affublé d’une nombreuse famille !…
J’ai dit que je n’avais pas fini !…
Ô toi semblable au front buté du lion,
Ô toi face de clampin, étron d’éléphant, chair de mollusque !…
Ô toi échéance à acquitter comptant et d’avance,
Ô nuit passée dans un caravansérail dont le toit goutte !…
Ô saumure amère,
Ô mâcheur de charognes,
Ô accès de fièvre périodique,
Ô vieillard promis à tous les radotages,
Aucun être parmi ceux qui hantent les lieux d’aisances ne loge plus bas que toi – mais je m’interroge : si tu viens à mourir, qui te remplacera ?…
Qu’on me laisse continuer :
Ô toi, première nuit de l’exilé arraché à la personne aimée !
Ô toi, regard du préposé à la surveillance !
Ô toi, dernier mercredi du mois de Safar ! *
Ô toi, cauchemar qui vient visiter le dormeur au petit matin !
Ô toi, maison de ruine qui fait honte aux opulentes demeures élevées par les habitants de l’Irâq !
Ô toi, impôt foncier réclamé à celui qui ne peut payer !
Ô toi, voyage imposé au valétudinaire !
Ô toi, plus loqueteux que le manteau persan d’Ibn-Harb ! **
Ô toi, plus actif encore à l’oeuvre de déshonneur que les coups de vent lâchés par Wahb ! ***
Ô toi plus haïssable que le gobelet d’infusion de pariétaire dans la main du malade; plus hostile que le regard jeté au créancier par l’indigent !
Ô toi plus vil que le tisseur de laine grossière, que le tanneur de peaux, que le montreur de singe, que l’ânier de la caravane !
Ô toi plus odieux encore que le pique-assiette qui cherche noise aux invités, réclame une chanson sans se soucier du voeu des autres, discute l’ordre des plats en invoquant les nécessités de la saison, assaille ses voisins ou se colle inopportunément à eux !…
Ô toi, plus énervant qu’un voile démesuré sur le visage de la femme libre, plus renfrogné que le portier préposé à sa garde, plus brutal que le chambellan qui vous éconduit, plus versatile que le caractère de de l’imbécile, plus irritant que celui qui, à l’heure de se tirer d’un mauvais pas, hésite et recule !…
Ô toi, plus pitoyable que le visage du vendeur qui n’arrive pas à écouler ses marchandises au marché, plus chagrin que le coeur de l’envieux, plus affligeant que la voix du chanteur qui s’ennuie en poussant son couplet !…
Chez toi la malchance se sent à l’abri : tu lui tends la paume de ta main, tandis que la main d’autrui brûle de te fesser la joue !
Parvenu au-dessus de chez toi, le nuage se renfrogne et refuse de répandre sa pluie.
Evite, s’il te plaît, de fouler le sol alentour : l’herbe hésite à repousser là où tu as posé le pied.
Détourne-toi même du désert : fauves et lézards entrent en agonie après ton passage.
Je te décommande jusqu’au Paradis : ses élus à ta vue risqueraient d’y perdre leur éternelle jeunesse.
Tu es le déficit à demeure : celui qui imprudemment t’accueille est pour jamais interdit de bénéfice.
Ta seule abondance est celle de la tinette : on y a si bien chié que la merde un jour ou l’autre finit par l’engorger, et nous remonte jusque sous le nez.
Ton insistance est celle de la pluie qui pisse du toit au long de la nuit, et tache les tissus de soie d’auréoles indélébiles.
Tu es l’étroitesse et le resserrement ; tu es aussi le sac informe où l’on fourre tout ce que l’on peut fourrer.
J’ai entendu quelqu’un t’affubler du nom d’homme, et c’est tout le genre humain qui s’en est senti insulté.
Ô le bel édifice humain !
Un néant sur lequel tombe en pluie le foutre des amants qui s’enfilent !
Une goutte du mien te devrait suffire : si tu n’es pas assez vaste pour l’avaler, elle le sera bien assez pour te contenir et te servir même de jardin d’agrément !
Ô fils de la vicieuse, fils de la péteuse, ô fils de la chienne – toi dont la mère gagne sa vie en cuisinant sa propre colique afin de la revendre en pastilles au prix du gland de chêne !… Que Dieu noircisse ton visage, toi le fils de plusieurs hommes à la fois, le fils de toute une assemblée de fouteurs assis en rond, toi l’aimable rejeton d’une femelle lubrique, d’une chienne en chaleur, d’une tête à claques connue de par le monde pour se farder de crotte, d’une experte en l’art de vous soutirer toujours un supplément, d’une coriace agile à la course, sans cesse aux trousses de ceux qu’elle a repérés comme fouteurs potentiels, sans cesse à l’affût de la bourse à vider, sans cesse à brailler, à pépier, à faire miroiter aux yeux des sots ses miroirs de pacotille !… Que Dieu transforme en briquet l’anneau plissé de mon cul, et que ta barbe lui serve de mèche ! Mais le ciel déjà comble mes voeux : à l’heure où je te parle, un montreur de singe pustuleux, arrivé depuis peu à Baghdâd, est en train de lutiner ta femme sous les murs du palais d’al-Khould, le Palais du Paradis ; oui, il vient de quitter son manteau persan, et le voilà qui met à la place, sur ses épaules, les deux jambes haut dressées de ta tendre épouse, cependant que son instrument la fourre jusqu’au milieu du ventre !… Allons, ô fils de la noiraude, de l’ivrognesse, la seule bouche qu’ait jamais eue ta mère pour exprimer son tempérament, et que l’on prétend si bien distinguée – lèvres goulues, gosier avale-tout -, mérite sans doute d’être exposée, accrochée par les poils qui font touffe alentour, aux murs de l’oratoire de Médine, sur la tribune réservée aux grands personnages ! Par la vie de son anneau plissé couleur de bruyère, par la toison de sa partie chaude – tapis de prière souillé par de nombreuses bottines -, par son clitoris aussi dodu qu’une saucisse, par toute la végétation bariolée qui sert d’ornement à son cul, – poils noirs et poils blancs confondus -, je m’en vais arracher sur l’heure, brin à brin, la barbe qui fleurit entre tes deux fesses ! Ô fils de la branleuse à l’ample clitoris, apprends donc que ta mère, debout de grand matin, a déjà offert à tous le bas de son dos : un fier instrument dans son cul batifole, barattant le produit de sa défécation, tandis que des grelots accompagnent la danse…
Abou-Moutahhar al-Azdî
24 heures de la vie d’une canaille / Baghdâd, Irâq, entre X° et XI° siècle
* Deuxième mois lunaire du calendrier arabe – le mercredi passe, dans ce cas particulier, pour un jour néfaste.
** Ibn-Harb al-Mouhallabî (X° siècle) : membre d’une famille de vizirs célèbre pour ses farces. Il avait offert un jour à un poète dont il voulait se moquer un manteau d’apparat tout rapiécé.
*** La tradition rapporte que le dénommé Wahb, convoqué comme témoin par un juge, laissa échapper un vent… ce qui valut une lourde condamnation à l’inculpé.
- Accueil
- > Recherche : danse silence
Résultat pour la recherche 'danse silence'
Page 30 sur 32
Quad, sans mots, sans voix, est un quadrilatère, un carré. Il est pourtant parfaitement déterminé, possède telles dimensions, mais n’a pas d’autres déterminations que ses singularités formelles, sommets équidistants et centre, pas d’autres contenus ou occupants que les quatre personnages semblables qui le parcourent sans cesse. C’est un espace quelconque fermé, globalement défini. Les personnages mêmes, petits et maigres, asexués, encapuchonnés, n’ont d’autres singularités que de partir chacun d’un sommet comme d’un point cardinal, personnages quelconques qui parcourent le carré chacun suivant un cours et dans des directions données. On peut toujours leur affecter une lumière, une couleur, une percussion, un bruit de pas qui les distinguent. Mais c’est une manière de les reconnaître ; ils ne sont en eux-mêmes déterminés que spatialement, ils ne sont eux-mêmes affectés de rien d’autre que de leur ordre et leur position. Ce sont des personnages innafectés dans un espace inaffectable. Quad est une ritournelle essentiellement motrice, avec pour musique le frottement des chaussons. On dirait des rats. La forme de la ritournelle est la série, qui ne concerne plus ici des objets à combiner, mais seulement des parcours sans objet. La série a un ordre, d’après le quel elle croît et décroît, recroît et redécroît, suivant l’apparition et la disparition des personnages aux quatre coins du carré : c’est un canon. Elle a un cours continu, suivant la succession des segments parcourus, un côté, la diagonale, un côté… etc. Elle a un ensemble, que Beckett caractérise ainsi : « quatre solos possibles, tous ainsi épuisés (dont deux par deux fois) ; quatre trios possibles deux fois, tous ainsi épuisés » ; un quatuor quatre fois. L’ordre, le cours et l’ensemble rendent le mouvement d’autant plus inexorable qu’il est sans objet, comme un tapis roulant qui ferait apparaître et disparaître les mobiles.
Le texte de Beckett est parfaitement clair : il s’agit d’épuiser l’espace. Il n’y a pas de doute que les personnages se fatiguent, et leurs pas se feront de plus en plus traînants. Pourtant, la fatigue concerne surtout un aspect mineur de l’entreprise : le nombre de fois où une combinaison possible est réalisée (par exemple deux des duos sont réalisés deux fois, les quatre trios, deux fois, le quatuor quatre fois). Les personnages fatiguent d’après le nombre des réalisation. Mais le possible est accompli, indépendamment de ce nombre, par les personnages épuisés et qui l’épuisent. Le problème est : par rapport à quoi va se définir l’épuisement, qui ne se confond pas avec la fatigue ? Les personnages réalisent et fatiguent aux quatre coins du carré, sur les côtés et les diagonales. Mais ils accomplissent et épuisent au centre du carré, là où les diagonales se croisent. C’est là, dirait-on, la potentialité du carré. La potentialité est un double possible. c’est la possibilité qu’un événement lui-même possible se réalise dans l’espace considéré. La possibilité que quelque chose se réalise, et celle que quelque part le réalise. La potentialité du carré, c’est la possibilité que les quatre corps en mouvement qui le peuplent se rencontrent, par 2, 3 ou 4, suivant l’ordre et le cours de la série. Le centre est précisément l’endroit où ils peuvent se rencontrer ; et leur rencontre, leur collision, n’est pas un événement parmi d’autres, mais la seule possibilité d’événement, c’est-à-dire la potentialité de l’espace correspondant. Epuiser l’espace, c’est en exténuer la potentialité, en rendant toute rencontre impossible. La solution du problème est, dès lors, dans ce léger décrochage central, ce déhanchement, cet écart, ce hiatus, cette ponctuation, cette syncope, rapide esquive ou petit saut qui prévoit la rencontre et la conjure. La répétition n’ôte rien au caractère décisif, absolu, d’un tel geste. Les corps s’évitent respectivement mais ils évitent le centre absolument. Ils se déhanchent au centre pour s’éviter, mais chacun se déhanche en solo pour éviter le centre. Ce qui est dépotentialisé, c’est l’espace. « Piste juste assez large pour qu’un seul corps jamais deux ne s’y croisent ».
Quad est proche d’un ballet. Le concordances générales de l’oeuvre de Beckett avec le ballet moderne sont nombreuses : l’abandon de tout privilège de la stature verticale ; l’agglutination des corps pour tenir debout ; la substitution d’un espace quelconque aux étendues qualifiées ; le remplacement de toute histoire ou narration par un « gestus » comme logique des postures et positions ; la recherche d’un minimalisme ; l’investissement par la danse de la marche et de ses accidents ; la conquête de dissonances gestuelles… Il est normal que Beckett demande aux marcheurs de Quad « une certaine expérience de la danse ». Non seulement les marches l’exigent, mais le hiatus, la ponctuation, la dissonance.
C’est proche aussi d’une oeuvre musicale. Une oeuvre de Beethoven, « Trio du Fantôme » apparaît dans une autre pièce de télévision de Beckett et lui donne son titre. Or le deuxième mouvement du Trio, que Beckett utilise, nous fait assister à la composition, décomposition, recomposition d’un thème à deux motifs, à deux ritournelles. C’est comme la croissance et la décroissance d’un composé plus ou moins dense sur des lignes mélodiques et harmoniques, surface sonore parcourue par un mouvement continu obsédant, obsessionnel. Mais il y a tout autre chose aussi : une sorte d’érosion centrale qui se présente d’abord comme une menace dans les basses, et s’exprime dans le trille ou le flottement du piano, comme si l’on allait quitter la tonalité pour une autre ou pour rien, trouant la surface, plongeant dans une dimension fantomatique où les dissonances viendraient seulement ponctuer le silence. Et c’est bien ce que Beckett souligne, chaque fois qu’il parle de Beethoven : un art des dissonances inouï jusqu’alors, un flottement, un hiatus, « une ponctuation de déhiscence », un accent donné par ce qui s’ouvre, se dérobe et s’abîme, un écart qui ne ponctue plus que le silence d’une fin dernière.
Gilles Deleuze
l’Epuisé in Quad et autres pièces pour la télévision de Samuel Beckett / 1992
Sur Quad et l’Épuisé, voir également : Tentative épuisante / Mécanoscope
quad1.pdf
La question de la sortie du capitalisme n’a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système mort-vivant qui se survit en masquant par des subterfuges la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital.
Cette crise de système tient au fait que la masse des capitaux accumulés n’est plus capable de se valoriser par l’accroissement de la production et l’extension des marchés. La production n’est plus assez rentable pour pouvoir valoriser des investissements productifs additionnels. Les investissements de productivité par lesquels chaque entreprise tente de restaurer son niveau de profit ont pour effet de déchaîner des formes de concurrence meurtrières qui se traduisent, entre autres, par des réductions compétitives des effectifs employés, des externalisations et des délocalisations, la précarisation des emplois, la baisse des rémunérations, donc, à l’échelle macro-économique, la baisse du volume de travail productif de plus-value et la baisse du pouvoir d’achat. Or moins les entreprises emploient de travail et plus le capital fixe par travailleur est important, plus le taux d’exploitation, c’est-à-dire le surtravail et la survaleur produits par chaque travailleur doivent être élevés. Il y a à cette élévation une limite qui ne peut être indéfiniment reculée, même si les entreprises se délocalisent en Chine, aux Philippines ou au Soudan.
Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L’accumulation productive de capital productif ne cesse de régresser. Aux États-Unis, les 500 firmes de l’indice Standard and Poor’s disposent, en moyenne, de 631 milliards de réserves liquides ; la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient d’opérations sur les marchés financiers. En France, l’investissement productif des entreprises du CAC 40 n’augmente pas, même quand leurs bénéfices explosent. L’impossibilité de valoriser les capitaux accumulés par la production et le travail explique le développement d’une économie fictive fondée sur la valorisation de capitaux fictifs. Pour éviter une récession qui dévaloriserait le capital excédentaire (suraccumulé), les pouvoirs financiers ont pris l’habitude d’inciter les ménages à s’endetter, à consommer leurs revenus futur, leurs gains boursiers futurs, la hausse future des entreprises, les achats futurs des ménages, les gains que pourront dégager les dépeçages et restructurations, imposés par les LBO, d’entreprises qui ne s’étaient pas encore mises à l’heure de la précarisation, surexploitation et externalisation de leurs personnels.
La valeur fictive (boursière) des actifs financiers a doublé en l’espace d’environ six ans, passant de 80 000 milliards à 160 000 milliards de dollars (soit trois fois le PIB mondial), entretenant aux Etats-Unis une croissance économique fondée sur l’endettement intérieur et extérieur, lequel entretient de son côté la liquidité de l’économie mondiale et la croissance de la Chine, des pays voisins et par ricochet de l’Europe.
L’économie réelle est devenue un appendice des bulles financières. Il faut impérativement un rendement élevé du capital propre des firmes pour que la bulle boursière n’éclate pas – et une hausse continue – du prix de l’immobilier pour que n’éclate pas la bulle des certificats d’investissement immobilier vers lesquels les banques ont attiré l’épargne des particuliers en leur promettant monts et merveilles – car l’éclatement des bulles menacerait le système bancaire de faillites en chaîne, l’économie réelle d’une dépression prolongée (la dépression japonaise dure depuis quinze ans).
« Nous cheminons au bord du gouffre », écrivait Robert Benton. Voilà qui explique qu’aucun Etat n’ose prendre le risque de s’aliéner ou d’inquiéter les puissances financières. Il est impensable qu’une politique sociale ou une politique de relance de la croissance » puisse être fondée sur la redistribution des plus-values fictives de la bulle financière. Il n’y a rien à attendre de décisif des Etats nationaux qui, au nom de l’impératif de compétitivité, ont au cours des trente dernières années abdiqué pas à pas leurs pouvoirs entre les mains d’un quasi-Etat supranational imposant des lois faites sur mesure dans l’intérêt du capital mondial dont il est l’émanation. Ces lois, promulguées par l’OMC, l’OCDE, le FMI, imposent dans la phase actuelle le tout-marchand, c’est-à-dire la privatisation des services publics, le démantèlement de la protection sociale, la monétarisation des maigres restes de relations non commercia1es. Tout se passe comme si le capital, après avoir gagné la guerre qu’il a déclaré à la classe ouvrière, vers la fin des années 1970, entendait éliminer tous les rapports sociaux qui ne sont pas des rapports acheteur/vendeur, c’est-à-dire qui ne réduisent pas les individus à être des consommateurs de marchandises et des vendeurs de leur travail ou d’une quelconque prestation considérée comme « travail » pour peu qu’elle soit tarifée. Le tout-marchand, le tout-marchandise comme forme exclusive du rapport social poursuit la liquidation complète de la société dont Margaret Thatcher avait annoncé le projet. Le totalitarisme du marché s’y dévoilait dans son sens politique comme stratégie de domination. Dès lors que la mondialisation du capital et des marchés, et la férocité de la concurrence entre capitaux partiels exigeaient que l’Etat ne fût plus le garant de la reproduction de la société mais le garant de la compétitivité des entreprises, ses marges de manoeuvre en matière de politique sociale étaient condamnées à se rétrécir, les coûts sociaux à être dénoncés comme des entorses à la libre concurrence et des entraves à la compétitivité, le financement public des infrastructures à être allégé par la privatisation.
Le tout-marchand s’attaquait à l’existence de ce que les britanniques appellent les commons et les Allemands le Gemeinwesen, c’est-à-dire à l’existence des biens communs indivisibles, inaliénables et inappropriables, inconditionellement accessibles et utilisables par nous. Contre la privatisation des biens communs les individus ont tendance à réagir par des actions communes, unis en un seul sujet. L’Etat a tendance à empêcher et le cas échéant à réprimer cette union de tous d’autant plus fermement qu’il ne dispose plus des marges suffisantes pour apaiser des masses paupérisées, précarisées, dépouillées de droits acquis. Plus sa domination devient précaire, plus les résistances populaires menacent de se radicaliser, et plus la répression s’accompagne de politiques qui dressent les individus les uns contre les autres et désignent des boucs émissaires sur lesquels concentrer leur haine.
Si l’on a à l’esprit cette toile de fond, les programmes, discours et conflits qui occupent le devant de la scène politique paraissent dérisoirement décalés par rapport aux enjeux réels. Les promesses et les objectifs mis en avant par les gouvernements et les partis apparaissent comme des diversions irréelles qui masquent le fait que le capitalisme n’offre aucune perspective d’avenir sinon celle d’une détérioriation continue de vie, d’une aggravation de sa crise, d’un affaissement prolongé passant par des phases de dépression de plus en plus longues et de reprise de plus en plus faibles. Il n’y a aucun « mieux » à attendre si on juge le mieux selon les critères habituels. Il n’y aura plus de « développement » sous la forme du plus d’emplois, plus de salaire, plus de sécurité. Il n’y aura plus de « croissance » dont les fruits puissent être socialement redistribués et utilisés pour un programme de transformations sociales transcendant les limites et la logique du capitalisme.
L’espoir mis, il y a quarante ans, dans des « réformes révolutionnaires » qui, engagées de l’intérieur du système sous la pression de luttes syndicales, finissent par transférer à la classe ouvrière les pouvoirs arrachés au capital, cet espoir n’existe plus. La production demande de moins en moins de travail, distribue de moins en moins de pouvoir d’achat à de moins en moins d’actifs ; elle n’est plus concentrée dans de grandes usines pas plus que ne l’est la force de travail. L’emploi est de plus en plus discontinu, dispersé sur des prestataires de service externes, sans contact entre eux, avec un contrat commercial à la place d’un contrat de travail. Les promesses et programmes de « retour » au plein emploi sont des mirages dont la seule fonction est d’entretenir l’imaginaire salarial et marchand c’est-à-dire l’idée que le travail doit nécessairement être vendu à un employeur et les biens de subsistance achetés avec l’argent gagnés, autrement dit qu’il n’y a pas de salut en dehors de la soumission du travail au capital et de la soumission des besoins à la consommation de marchandises, qu’il n’y a pas de vie, pas de société au-delà de la société de la marchandise et du travail marchandisé, au-delà et en dehors du capitalisme.
L’imaginaire marchand et le règne de la marchandise empêchent d’imaginer une quelconque possibilité de sortir du capitalisme et empêchent par conséquent de vouloir en sortir. Aussi longtemps que nous restons prisonniers de l’imaginaire salarial et marchand, l’anticapitalisme et la référence à une société au-delà du capitalisme resteront abstraitement utopiques et les luttes sociales contre les politiques du capital resteront des luttes défensives qui, dans le meilleur des cas, pourront freiner un temps mais non pas empêcher la détériorisation des conditions de vie. La « restructuration écologique » ne peut qu’aggraver la crise du système. Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d’ici à l’an 2050. Or selon le rapport du Conseil sur le climat de l’ONU, les émissions de CO2 devront diminuer de 85% jusqu’à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.
La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, la décroissance risque d’être imposée à force de restrictions, rationnements, allocations de ressources caractéristiques d’un socialisme de guerre. La sortie du capitalisme s’impose donc d’une façon ou d’une autre. La reproduction du système se heurte à la fois à ses limites internes et aux limites externes engendrées par le pillage et la destruction d’une des deux « principales sources d’où jaillit toute richesse » : la terre. La sortie du capitalisme a déjà commencé sans être encore voulue consciemment. La question porte seulement sur la forme qu’elle va prendre et la cadence à laquelle elle va s’opérer.
L’instauration d’un socialisme de guerre, dictatorial, centralisateur, techno-bureautique serait la conclusion logique – on est tenté de dire « normale » – d’une civilisation capitaliste qui, dans le souci de valoriser des masses croissantes de capital, a procédé à ce que Marcuse appelle la « désublimation répressive » – c’est-à-dire la répression des « besoins supérieurs », pour créer méthodiquement des besoins croissants de consommation individuelle, sans s’occuper des conditions de leur satisfaction. Elle a éludé dès le début la question qui est à l’origine des sociétés : la question du rapport entre les besoins et les conditions qui rendent leur satisfaction possible : la question d’une façon de gérer des ressources limitées de manière qu’elles suffisent durablement à couvrir les besoins de tous ; et inversement la recherche d’un accord général sur ce qui suffira à chacun, de manière que les besoins correspondent aux ressources disponibles. Nous sommes donc arrivés à un point où les conditions n’existent plus qui permettraient la satisfaction des besoins que le capitalisme nous a donnés, inventés, imposés, persuadé d’avoir afin d’écouler des marchandises qu’il nous a enseigné à désirer. Pour nous enseigner à y renoncer, l’écodictature semble à beaucoup être le chemin le plus court. Elle aurait la préférence de ceux qui tiennent le capitalisme et le marché pour seuls capables de créer et de distribuer des richesses ; et qui prévoient une reconstitution du capitalisme sur de nouvelles bases après que des catastrophes écologiques auront remis les compteurs à zéro en provoquant une annulation des dettes et des créances.
Pourtant une tout autre voie de sortie s’ébauche. Elle mène à l’extinction du marché et du salariat par l’essor de l’autoproduction, de la mise en commun et de la gratuité. On trouve les explorateurs et éclaireurs de cette voie dans le mouvement des logiciels libres, du réseau libre (freenet), de la culture libre qui, avec la licence CC (creative commons) rend libre (et libre : free signifie, en anglais, à la fois librement accessible et utilisable par tous, et gratuit) de l’ensemble des biens culturels – connaissances, logiciels, textes, musique, films etc. – reproductibles en un nombre illimité de copies pour un coût négligeable. Le pas suivant serait logiquement la production « libre » de toute la vie sociale, en commençant par soustraire au capitalisme certaines branches de produits susceptibles d’être autoproduits localement par des coopératives communales. Ce genre de soustraction à la sphère marchande s’étend pour les biens culturels où elle a été baptisée « out-cooperating », un exemple classique étant Wikipedia qui est en train « d’out-cooperate » l’Encyclopedia Britannica. L’extension de ce modèle aux biens matériels est rendue de plus en plus faisable grâce à la baisse du coût des moyens de production et à la diffusion des savoirs techniques requis pour leur utilisation. La diffusion des compétences informatiques, qui font partie de la « culture du quotidien » sans avoir à être enseignés, est un exemple parmi d’autres. L’invention fabbers, aussi appelés digital fabicators ou factories in a box – il s’agit d’une sorte d’ateliers flexibles transportables et installables n’importe où – ouvre à l’autoproduction locale des possibilités pratiquement illimitées.
Produire ce que nous consommons et consommer ce que nous produisons est la voie royale de la sortie du marché. Elle nous permet de nous demander de quoi nous avons réellement besoin, en quantité et en qualité, et de redéfinir par concertation, compte tenu de l’environnement et des ressources à ménager, la norme du suffisant que l’économie de marché a tout fait pour abolir. L’autoréduction de la consommation, son autolimitation – le self-restraint – et la possibilité de recouvrer le pouvoir sur notre façon de vivre passent par là.
André Gorz
Intervention à l’université Utopia / 2007