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Deleuze, l’univers moléculaire / Jean-Clet Martin

Lorsqu’on promène son regard par la fenêtre, on pourra y apercevoir diverses choses, dans des moments qui ne sont pas forcément continus. D’une fenêtre à l’autre, d’un cadre à l’autre, je peux assez bien articuler les raccords, retrouvant la façade après le battant qui l’avait occultée. Cela se produit de façon ordonnée, successive. Le divers des éléments du réel, on s’y accommode assez bien et les minutes passent, avec leurs lots de rencontres, sans nous déstabiliser pour autant. Je peux faire des liens, établir des causalités, longer des intentions, nouer des projets qui seront finalement assez stables. C’est tout moi, avec des lignes qui se segmentent, mais qui se recollent comme un puzzle fait de pièces assez dures pour tenir ensemble. Cet espace est l’espace grossier du quotidien, les segments ne s’y présentent que pour ouvrir l’intérêt d’un jeu de recomposition que nous aimons tous jouer parce que rien n’y arrive vraiment, aucun danger disons. Deleuze, dans Logique du sens, nous apprend que ce jeu, n’est pas un jeu risqué et par conséquent n’est pas le jeu du réel. On fait semblant de jouer, de trouver les 7 erreurs qui ne sont pas des erreurs mais des oublis. Voici que la philosophie propose sans doute d’autres jeux…
Par exemple Pascal, que Deleuze rencontre dans ses livres sur le cinéma. C’est comme si Pascal était le nom d’un enchaînement qui ne marche plus du tout par segments durs, par images rafistolées. Il y a chez Pascal un jeu terrible, celui du choix. Mais c’est le choix adossé à un grand risque. Pascal nous place devant une alternative que vous connaissez sans doute : soit vous optez pour le néant, soit vous entrez en Dieu. Il y va du Pari. Je parie au moment crucial, terrible, qui décoiffe toutes les assurances. La conséquence du pari, c’est quoi alors ? Ce n’est pas du tout gagner. Au lieu de choisir une vie de néant et de boire un verre pour l’oublier, de mettre du son, de l’ambiance festive qui nous ferait rire du pire, qui nous ferait défier le vide à l’élastique, Pascal choisit Dieu. Mais, à ce moment précis, commence une drôle d’histoire. Il y a Abraham. Dieu lui demande de tuer son fils. Est-il vraiment le gagnant d’un tel choix ? Là, on entre dans le vrai jeu. Le risque, le risque non pas de perdre, mais de se perdre. Alors les gestes ne s’associent plus tranquillement, d’une fenêtre à l’autre. Chaque fenêtre devient profonde comme celles d’Edward Hopper. D’un immeuble à l’autre, on tombe dedans, on a le sentiment de plonger dans l’interstice, à  l’infini. C’est une expérience pas du tout segmentaire,  molaire, avec des ponts. Tout, au contraire, se délite, les atomes de lumière se détournent, se fissurent. On entre dans le moléculaire.
La philosophie commence par une chute hors du divers, hors du divertissement. On sombre, on tombe, on descend d’un cran, dans un dernier mouvement pour se retourner vers le chaos. Le risque ici n’est pas de gagner ou de perdre. On ne perd pas grand-chose dans des jeux pour champions. On ne perd rien dans les jeux savants, ni dans des sondages qui examinent notre degré trivial de culture. Là, on ne peut qu’étaler et s’étaler. Le jeu philosophique, c’est une entreprise tout autre, le grand risque, celui qui descend, qui arpente des plateaux, des surfaces superposées, chaque surface étant un monde. J’ai appelé cela un plurivers, depuis le début, depuis que j’ai commencé à penser avec Deleuze. Deleuze, lui, parle de Mille plateaux pour dire un peu cette chute d’intensité. A chaque degré de votre chute, la règle change, un autre plateau se déploie. Alice apparaît comme l’initiatrice d’un tel jeu. Elle n’est pas seulement de l’autre côté, mais du même côté quand les règles ne cessent de muter et que, à chaque donne, tout se modifie. On comprend alors que nous ne sommes pas dans le monde du divers, avec des lapins et des rats différents, avec des espèces et des genres. C’est autre chose que le divers. C’est autre chose que ce que nous pouvons bien agencer dans des lignes dont la segmentarité serait assez composite pour produire des morceaux qui se recollent. Aussi ne s’agit-il plus de compter le nombre de dimensions. Nous sommes toujours trop dans un divers divertissant, bien à l’aise, placés dans un espace de restauration des unités et des ensembles. Mais lire Deleuze, c’est une aventure très nouvelle. Avec lui, nous avons pris plutôt un ascenseur qui traverse des couches non-raccommodables, un accélérateur de particules qui nous envoie dans une paysage désaccordé, avec des images qui ne collent plus l’une avec l’autre, des images qui demandent du temps pour passer de l’une à l’autre, une durée, parce qu’elles changent vraiment, que tout change de manière déjà moléculaire.
Moléculaire veut dire que l’association entre éléments produit des niveaux d’organisation méconnaissables, des strates hautement perturbées. Moléculaire veut dire encore que si vous associez de l’oxygène et de l’hydrogène vous entrez dans un réel qui vous noie, en pleine mer, liquide. Un autre monde virulent, virtuellement dangereux, plus étrange que celui des molécules dont vous étiez partis : un autre univers que celui du gaz, un univers qui coule, qui glisse, qui produit des vagues, des turbulences, des tempêtes, des marées dévastatrices, des trombes dont le poids écrase le rivage par des tonnes que vous n’aviez pas dans l’hydrogène qui s’envole, dans l’oxygène qui se volatilise. Bon, il faut donc un peu sombrer, tomber selon une chute qui nous fait passer par des niveaux dissemblables. C’est seulement à cette condition qu’on va pouvoir parler de réalité, pressentant toutes les virtualités qu’elle contient à chaque pas. Alors le jeu devient un jeu réel. Et, au lieu de parler de multiples, de diversité, il faudrait enfin pouvoir parler de multiplicités.
Une multiplicité, c’est une forme de réalité dont le jeu n’est jamais pareil. Vous passez d’une strate, par exemple celle de l’hydrogène, à une autre strate, celle de l’eau. Et d’une strate à l’autre les règles ont changé, les lois ont bifurqué. Alors tout se corse, et on ne sait plus, il faut expérimenter, une multiplicité ne pouvant se juger, s’évaluer à l’avance. Voici que l’empirisme devient radical. On passe d’un espace électromagnétique à un espace gravifique ou peut-être nucléaire. Les lignes de segmentarité deviennent élastiques, souples, étranges. Elles se découpent avec d’autres effets que ceux des causes. Il en va comme d’un mille-feuille avec sur chaque feuillet une nouvelle réalité. D’un plan à l’autre, on saute un ravin, on expérimente une durée, une descente, des ralentis, des accélérations qui changent tout dans ce qu’on pensait rencontrer. Dans l’un des univers Achille dépasse la tortue, dans un autre il se fait rattraper par elle, pèsera des tonnes quand la tortue sait se débrouiller avec la gravité, avec le poids de sa carapace, avec la lenteur habituelle de son corps, sûre d’elle quand tout devient intolérable pour des êtres habitués de courir et sauter. Dans Différence et Répétition, Deleuze fait la tortue et nous apprend le pli extraordinaire de sa tête, de son os qui devient une carapace. On devient un animal, on entre dans un autre royaume, une anarchie couronnée.
Deleuze, pour toutes ces raisons est le philosophe des multiplicités. Il est le seul philosophe à avoir thématisé cette notion, à avoir traversé des multiplicités quand les autres parlent du multiple, de « l’un et du multiple ». Parce qu’on peut confondre. On peut toujours collectionner des clefs multiples dans un seul tableau et en faire un bel ensemble. Mais ce n’est pas cela une multiplicité. Pour affronter une multiplicité, il faut réaliser un saut, une chute, descendre en enfer, éplucher des mondes dont aucun n’obéit aux mêmes répartitions. C’est ce que Deleuze nomme variations et c’était le sujet même de mon livre sur lui. La philosophie est une création par variations. Elle passe comme le danseur de Minnelli par des décors qui ne sont pas les mêmes, par des scènes qui ne peuvent s’associer mais dont chacune ne peut que basculer, basculer dans la suivante selon une division, une rupture dans l’image qui prend du temps, fût-il absolument bref. Deleuze, la pensée de Deleuze, passe par des expériences, des variétés qui ne se divisent pas sans changer à chaque cran, à chaque étape. Aussi ne s’agit-il plus de compter, de nombrer les dimensions. Au contraire, une dimension ne se construit qu’en ôtant l’unité, pratiquée plutôt à n-1. Et sans cette unité du multiple, on risque tout. On risque de perdre à chaque porte, à chaque seuil, avec les règles qu’on utilisait pour s’y déplacer. Le pari n’est plus seulement en début de partie, mais à chaque tirage, à chaque section qu’on emprunte.
Tout le reste n’est que vocabulaire et nomenclature qui n’a rien à voir avec de la philosophie. Se dire « réaliste » ou « phénoméniste » ou encore « nouveau réaliste », « nouveau philosophe », c’est se payer de mots. Le réalisme de Deleuze n’est pas dans telle chose, dans tel objet que je peux ramasser et m’approprier par paquets. Il commence quand l’objet que je croyais connaître se délite, comme un morceau de sucre qui va fondre et me faire entrer dans un niveau terrible, entrer dans la composition du corps, avec des pics de diabète qui confinent à l’évanouissement. C’est très spinoziste comme art d’agencer, comme agencement. Deleuze ne s’intéresse pas aux classements, aux classifications. S’il considère un ensemble, c’est toujours pour en créer la transformation. Il procède par « groupes de transformation » et non par des nombres, ni par des comptes d’éléments. Parler d’universalité ou de particularité pour nombrer les choses, ce n’est qu’un jeu de peu d’intérêt. Deleuze veut des singularités. Comme c’est singulier, tel moment étrange, telle image bizarre, tel mouvement aberrant ! Deleuze veut du singulier, des singularités qui ne sont pas des individus, ni des parties, ni mêmes des éléments, mais des coupes, des segmentations, des lignes et des événements. Au lieu d’aller d’un point à un autre, on change de ligne. Chacun de ses livres compose des lignes de vie et des lignes de mort, des lignes de petites filles avec des lignes de vieillards, des lignes souples avec des dures. Ce n’est pas la même chose qu’assembler des points. Là, on travaillera plutôt avec des vitesses qui chutent, des courbures qui enflent, des zigzags qui vont dans des sens inattendus, des plis qui vont à l’infini. On ne peut lire Deleuze sans affronter ces devenirs, ces mutations. Ainsi toute philosophie est une expérience, les autres façons de penser n’intéressant jamais Deleuze. Tout est dans la chute quand s’ouvre un nouveau cran d’intensité, un nouveau degré de réalité pour lequel je suis toujours un étranger, différent dans le retour de tel ou tel plan.
Je profite de ce mouvement de chute pour dire contre les ânes sans humour que Deleuze n’a jamais fait l’apologie de l’individu, du jouisseur, de celui qui tient à son petit monde, qui tire les ficelles de son égoïsme, ne songeant qu’à soi, à ses petits plaisirs, à filer le coton de sa gloire. Il est plutôt celui qui porte le moi dans sa fêlure, celui qui se dépeuple hors de tout individualisme, qui fuit d’un mouvement d’horreur tous les individualistes pour devenir impersonnel, pour éprouver des dimensions qui sont pré-individuelles. C’est là même le début de sa philosophie sur Hume, quand l’individu ne suffit plus à imposer ses règles au soleil dont les lois ne sont pas du tout celles du vouloir : un mouvement physique, une cinétique paradoxale qui pourrait  bien cesser de se reproduire demain. Un astre qui, au lieu de se lever le lendemain, ne pourra que décevoir nos attentes. Cela se nomme empirisme, empirisme et subjectivité. Dès lors, le moi n’est plus une substance, mais succombe au principe d’incertitude, se risquant à un jeu qui appelle de nouvelles figures, de nouvelles postures pour arpenter des paysages inconnus.
Jean-Clet Martin
Deleuze, l’univers moléculaire / 2015
Publié le 18 janvier 2015 sur le blog Les Invités de Mediapart
http://blogs.mediapart.fr/edition/gilles-deleuze-aujourdhui/article/180115/jean-clet-martin-deleuze-lunivers-moleculaire

À lire : Ariane s’est pendue / Michel Foucault sur Gilles Deleuze, Différence et répétition

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Lettre de loin / Alain Brossat

La mort – on devrait, pour être tout à fait rigoureux, dire et répéter sans se lasser l’assassinat de Rémi Fraisse à Sivens devrait lever les dernières équivoques pour tous ceux/toutes celles, trop nombreux/ses encore, qui s’épuisent à ranimer la flamme du discours du « moindre mal » – les socialistes au pouvoir comme « moindre mal nécessaire » à l’issue du désastreux épisode Sarkozy et face à la crainte d’un mal pire encore – le Front national aux affaires. L’assassinat de Rémi Fraisse contraint les tenants de ce discours de l’accommodement, de la démobilisation et de la capitulation à regarder la Gorgone dans les yeux : les socialistes au pouvoir, ce n’est pas seulement le passage armes et bagages de la social-démocratie à l’intégrisme néo-libéral le plus rigoureux ; ce n’est pas seulement l’élévation du mantra de la « reprise de la croissance » au rang de religion d’Etat ; ce n’est pas seulement la politique internationale à la remorque de Washington comme jamais et les interventions néo-impériales en Afrique ou au Moyen-Orient. C’est, en tout premier lieu, pour les gens qui vivent dans ce pays, le tour d’écrou visible, affiché, démonstratif, afin que nul(le) ne l’ignore : désormais, toute forme de rétivité sociale ou politique, d’où qu’elle émane et quels qu’en soient les motifs, trouvera en face d’elle une démocratie policière prête à en découdre et à abattre sur ce qui bouge le bâton de la répression policière, judiciaire, pénitentiaire… sans oublier la mobilisation accrue des moyens annexes mais tout aussi efficaces de la mise en condition par les appareils médiatiques, la fabrique des discours, les intellectuels en uniforme.
Bref, après l’assassinat de Rémi Fraisse, c’est bien à un réveil qu’il convient d’en appeler, à un changement radical de dispositions de la part de tous ceux/toutes celles qui somnolaient, bercés par le doux régime de la déploration face aux supposées capitulations perpétuelles de nos gouvernants devant les diktats de Bruxelles et les chantages du MEDEF. D’autres gestes, des conduites et des actions autrement décidées sont requis, toutes affaires cessantes, lorsque vient s’afficher sous nos yeux le caractère ouvertement létal  de cette forme de pouvoir (« la démocratie ») que nous nous sommes depuis si longtemps habitués à percevoir comme immunitaire avant tout : c’est sur injonction expresse du préfet du Tarn que les gendarmes font usage à Sivens de grenades offensives étiquetées « non létales » et qui s’avèrent l’être si peu en effet qu’elles tuent sur le coup un manifestant armé, lui, de son seul sac à dos. Tout comme, dans d’autres circonstances, ce sont d’autres équipements « non létaux » qui mutilent et tuent – taser, flashball, ceci afin que nul ne persistante dans l’ignorance du nouveau pli de l’Etat autoritaire et répressif.
Regardez quelques images d’actualité des manifestations de mai-juin 1968 et même des années Marcellin, comparez l ’état de l’attirail policier à l’époque à celui des robocops d’aujourd’hui ; comparez la durée des peines alors infligées aux manifestants accusés de « violences » contre la police à celles qui frappent ceux qui passent aujourd’hui en comparution immédiate aujourd’hui – vous prendrez sans tarder la mesure de l’incroyable procès d’aggravation  de la violence judiciaire et policière qui s’est développé au cours de ces décennies et qui demeure le secret le mieux gardé d’une certaine idéologie de la « gauche républicaine » d’aujourd’hui -  ce dont il ne faut surtout pas trop faire état pour ne pas « faire le jeu du Front national » aujourd’hui en divisant les forces de « la gauche » et en critiquant des corporations censées « faire leur travail » dans les conditions les plus difficiles.
Changer de dispositions politiques face à ce qui, dans le présent immédiat, définit des conditions d’époque  que nous ne pouvons plus ignorer (ce « quelque chose » dont nous ne pouvons pas, décemment, détourner les yeux et qui a nom l’assassinat de Rémi Fraisse), cela signifie plusieurs choses. Premièrement, apprendre à considérer différemment l’engeance qui nous gouverne : rompre les amarres avec ce régime affectif du grand dégoût cynique et blasé dont l’expression courante est le ricanement perpétuel inspiré par cette sorte de commisération supérieure et apitoyée dont est fait l’essentiel du mépris que nous inspirent les palinodies et forfaitures de ces gouvernants. Rompre enfin avec cet art d’établir une distance, de créer un vide « sanitaire »  entre « eux » (gens de l’Etat) et « nous » – mais sans rompre et sans jamais s’engager sur la voie de la déclaration d’hostilité qui, pourtant, serait, en l’occurrence, le fondement requis d’une attitude politique et non pas de ce qui demeure le ton de connivence envers et contre tout  de la démocratie télévisuelle avec la démocratie policière – le ton du Petit Journal de Canal +.
Cette tournure mortifère de l’inaction, de la démobilisation a sa maxime toute trouvée – plutôt en rire qu’en pleurer ! – ceci dans un contexte où la vie publique est devenue ce spectacle variablement répugnant qui, alternativement, produit les sensations émétiques et en appelle au plaisir de voir (l’abject). D’où l’intérêt croissant du corps souverain perdu (le citoyen collectif), reconditionné en public avide d’images, pour le régime désormais familier de forfaiture et de « trahison » perpétuelle des élites gouvernantes  – le « fait divers » comme miasme émanant des sentines politiciennes – les mensonges de Cahuzac, les frasques sexuelles de DSK et Hollande, Fillon en Brutus, les révélations perfides de V. Trierweiler, etc.
Le ricanement perpétuel face à l’abjection politique apprivoisée aux conditions du spectacle n’est pas le commencement de la révolte et du refus actif, il en est l’annulation. Il signifie qu’il ne sera pas donné suite à l’indignation, que nous ne bougerons pas, qu’aucune action ne s’enchaînera sur les affects qui nous envahissent lorsque nous avons à faire face à l’intolérable et ceci quand bien même nous n’ignorons rien de ce que cet intolérable a d’accablant. Ce ricanement ressemble à un bâillement : il signifie que, sans être dupes de quoi que ce soit, nous n’en avons pas moins renoncé à nous tenir à la hauteur de ce que nous éprouvons, de ce que nous savons – que seul un soulèvement, de quelque forme qu’il soit, pourrait être la réponse appropriée à ce qui nous fait face ; à ce qui s’inscrit inexorablement, jour après jour, sur la bande passante de notre actualité – Valls et les Roms, Fabius et « la sécurité d’Israël » en plein bombardement de Gaza, Cazeneuve et le droit de manifester bafoué -  c’est hier Rémi Fraisse  dégommé à la grenade, comme sur un champ de tir, comme si l’on en était déjà  au chapitre suivant, la guerre civile ouverte et la liquidation physique des « subversifs », aux conditions de l’état d’exception déclaré.
Si l’assassinat de ce militant devait être un signal, c’est ainsi, me semble-t-il, qu’il faudrait l’entendre : à l’évidence, et il serait plus que temps de s’en aviser, ce qui nous fait face, ce ne sont pas des guignols, des automates, des incompétents pathétiques – plus à plaindre qu’à blâmer, donc ; c’est une puissance, une force brutale dont la violence, toujours plus ouverte, décomplexée, revendiquée dans ses finalités et ses usages politiques, ne menace pas en premier lieu des « principes », des « idéaux », des « valeurs », mais bien chacun d’entre nous, dans son intégrité, dans ses faits et gestes, dans sa liberté de mouvement et de pensée, dans sa vie quotidienne. Et c’est la raison pour laquelle ces pitres devraient avoir cessé de nous faire rire, de longue date, car ils sont nos ennemis  et ceci non plus principalement en raison de nos convictions et engagements en général, pour des motifs éthiques ou philosophiques généraux, mais parce que nous savons désormais que l’emprise qu’ils prétendent exercer sur nos vies représente pour celles-ci un péril essentiel.
Ce que nous avons appris avec la mort de Rémi Fraisse, c’est que chacun d’entre nous est, dans cet Etat policier qu’est aujourd’hui la France, à sa place – la place du mort -  et que le préfet du Tarn, et son chef, M. Cazeneuve, ne sont pas simplement des maladroits, des gribouilles, mais bien, au sens le plus littéral du terme, des dangers publics. Il est plus que temps, dès lors, que nous passions du régime assis de la déploration perpétuelle à celui, debout, de la mise en garde (au sens de : se mettre en garde), de la mobilisation et de l’action places sous le signe de la connaissance distincte du fait que ces gens-là qui se prétendent fondés à régenter nos existences (et qui sont, en tant que gens de l’Etat, des machines en pilotage automatique), ces gens de la démocratie policière et tout ce qui fait bloc autour d’eux, ce conglomérat de forces-là, est dangereux pour chacun d’entre nous et nous tous ensemble, et ceci non pas dans un avenir indéterminé, mais ici et maintenant, tout de suite.
Bref, nous devons, toutes affaires cessantes, enregistrer ce changement de régime de la politique ou bien, cette transformation des échéances : nous ne sommes plus dans le temps du désenchantement, des rites funéraires et du deuil sans fin de la gauche défunte, notre actualité la plus pressante est celle de l’affrontement avec un parti qui, pour avoir mille visages, n’en présente pas moins des traits bien distinct – le parti des assassins de Rémi Fraisse.
A ce changement radical de dispositions face à ce qui constitue notre actualité, une condition : nous devons changer de philosophie du présent. On trouve chez Walter Benjamin, et dans des formulations variables, cet élément premier d’une philosophie du présent qui est aussi une philosophie de l’histoire et de la politique : « La catastrophe, c’est que cela continue comme avant. Elle n’est pas ce qui nous attend à chaque instant. Ainsi Strindberg dans Le Chemin de Damas ?  - : l’enfer n’est rien de ce qui nous attend – mais cette vie ici » (Walter Benjamin, Baudelaire, éd. Agamben et al. , La fabrique, 2013, pp. 477-78).
En d’autres termes, notre insatiable propension à repousser vers un futur de malheur anticipé/conjuré (en clair : le retour de Sarkozy, l’arrivée aux affaires du Front national, la victoire des « islamistes » ici ou là…) est ce réflexe illusoirement salutaire qui se destine constamment à « sauver le présent », c’est-à-dire à en éluder la constitution désastreuse effective. Une sorte de ruse de la perception du présent dont l’effet perpétuel est de nous retenir de le percevoir comme ce pire déjà-là, la xénophobie comme le déjà-là de l’Etat, l’existence invivable comme le déjà-là de toute une population précarisée, les libertés publiques à l’encan comme le déjà-là de la V° République, la  mort de la vie politique comme le déjà-là  de la démocratie du public, etc.  La catastrophe dont parle Benjamin définit cet état effectif des choses où la communauté humaine est en danger  et non pas ce qui pourrait arriver de pire encore que le présent. L’ « idée » selon laquelle nous devons nous cramponner à ce présent sinistré, tout sinistré qu’il est, car cela pourrait être pire encore, et bien pire, même, est tout sauf une idée, elle n’est que la glu qui nous fait adhérer à ce présent et empêche nos facultés imaginatives (et notre énergie) de se déployer envers et contre lui. Elle ne correspond à aucune espèce d’objectivité mais rend compte seulement de la force d’inertie qui nous attache à ce présent et nous en rend captifs, en nous empêchant de le nommer comme l’insupportable même.
Et pourtant, nous le savons bien : lorsque, trop rarement, cette illusion dont est fait le présent (un songe, un cauchemar tenace) se disperse (Mai 68), c’est dans l’instant que s’impose à ceux qui sont là, cette évidence : mais comment avons-nous donc pu vivre ainsi, comment avons-nous pu supporter cet état des choses si longtemps sans nous réveiller, nous soulever, lever les yeux vers cette autre vie qui nous fait signe sur la ligne d’horizon où se dissout la catastrophe du présent ?
Redéployer l’entendement du présent dans le sens défini par Benjamin, cela signifie, entre autres choses, rompre sans ambages avec l’appareil mort de la politique, avec les formes de discours vouées à l’entretien de l’illusion de sa vitalité-quand-même – rompre avec ce qui tisse la trame catastrophique du présent : cette tenace idéologie impensante du « moindre mal » dont nous avons vu à l’œuvre encore, en 2012, les infatigables petits infirmiers de la démocratie d’Etat  qui, sûrs de leur fait, faisaient valoir l’urgence absolue du « geste qui sauve » (une philosophie politique de secouriste) – celui qui consiste à hisser sur le pavois un social-démocrate incolore pour « dégager Sarkozy », le mal absolu.
Avec cette politique du « moindre mal », on est sûr de son coup : on a une parfaite réplique du « mal absolu » (la démocratie policière à la sauce Valls) avec, en plus, le grand dégoût qui accompagne nécessairement l’association des mots puissants de « socialisme », « communisme », « écologie », directement ou indirectement, à ce « sauvetage » en forme de catastrophe. On ne le redira jamais assez, ce socialisme aux affaires a tout en commun avec la somme des supposées horreurs dont il est censé nous préserver et tout, aussi bien, avec la somme des palinodies, des forfaitures et des crimes (l’assassinat de Rémi Fraisse et plus d’une de ces supposées « bavures » policières dont la presse de référence fait les plus brèves de ses brèves) dont il est effectivement fait – bref, tout ce qu’ils ont osé, sous le regard incrédule de leurs partisans les plus dévots : Notre-Dame des Landes, Fessenheim, l’arsenal législatif, judiciaire et policier « antiterroriste », les prosternations devant le MEDEF et le reste…
C’est dire que, dans ces conditions, d’indispensables clarifications sont nécessaires. Je n’ai, pour ce qui me concerne, aucun « devenir révolutionnaire » commun avec ceux qui, chaque fois qu’ils en ont l’occasion, tentent de ranimer les braises du discours exsangue du « moindre mal » destiné à endiguer le « mal absolu » et qui, au passage, font le coup du mépris à ceux (toujours plus nombreux) qui ne tombent pas dans le panneau du vote utile – utile avant tout, comme il s’avère chaque fois à l’usage, à accorder un supplément de vie à ce que Benjamin nomme « la catastrophe ». Aucune espèce d’avenir politique commun avec ceux/celles qui, depuis le temps, n’ont pas compris que la démocratie d’Etat pour le compte de laquelle ils s’activent  à temps partiel ou complet, est, quant à ses fondements et principes prétendus, un astre mort, et quant à ses pratiques effectives, une machine d’oppression, une fabrique d’inégalité(s) de plus en plus distinctement tournée vers la mort.
Il est plus que temps de lever toute équivoque sur ce point et d’établir que notre politique, celle que nous essayons de nous donner pour arracher nos existences à leur envoûtement  par les prétendues conditions « indépassables » et qui les assignent  au régime de la catastrophe permanente, que notre politique ne partage rien avec ces combinaisons de partis et d’institutions dont l’horizon est l’administration, toujours plus brutale, de la vie des populations par l’Etat, aux conditions de la vie du marché.
Notre vie politique est ailleurs et notre espérance se tient à distance des combinaisons et des calculs électoraux, comme elle se tient à distance de toutes les manifestations et de tous les dispositifs de la démocratie de marché. L’horizon effectif du « changement », c’est-à-dire de la bifurcation vraie, ce n’est pas le changement de majorité gouvernementale, c’est le soulèvement.
Cette clause, il faut y insister, ce n’est pas nous qui l’établissons sur un mode déclamatoire, histoire de produire un effet rhétorique de dramatisation. Elle est ce qui, purement et simplement, découle de la situation, se trouve manifestement inscrit dans la logique des choses, dans la dynamique des rapports de forces. Pour autant que la politique a horreur du vide et que le propre des pouvoirs contemporains, dans un pays comme le nôtre, est d’être constamment en train d’improviser et de rectifier le tir à défaut de pouvoir régler leur action sur des objectifs à long terme, il leur importe d’avoir toujours plusieurs fers au feu. La guerre civile d’intensité variable est, à ce titre, l’une de leurs hypothèses les plus constantes, rapportée à une situation dans laquelle le maillon économique ayant lâché, les mécanismes de la démocratie d’Etat étant grippés, les fondements biopolitiques du gouvernement des vivants n’étant plus assurés, les tensions sociales deviendraient impossibles à endiguer par les moyens courants. A l’évidence, cette hypothèse de travail prend une consistance toujours accrue, au fur et à mesure que baisse visiblement la cote de la religion de la croissance et que la bonne nouvelle de « la reprise » se montre comme ce qu’elle est – une superstition.
Si, dans notre pays, la police est dangereuse, amplement incontrôlée, pas ou peu sanctionnable, si elle est depuis si longtemps habituée à fixer ses propre règles et à disposer d’un droit de veto sur toutes les réformes susceptibles d’affecter ses conditions d’impunité et sa liberté de mouvement, si la première obligation d’un ministre de l’Intérieur fraîchement désigné est de se concilier les bonnes grâces des syndicats de policiers, ce n’est pas l’effet d’une quelconque distraction ou mollesse congénitale de la part des gouvernements successifs, quelle que soit leur couleur politique. C’est que la police constitue l’un des vecteurs majeurs de l’expérimentation dans le présent des dispositifs destinés à donner corps, sans retard, à l’option répressive et autoritaire (une guerre civile déclarée par l’Etat et qui ne dit pas son nom) dans le cas d’un état de nécessité perçu comme impérieux. Il en va exactement de même de la mise en condition du pouvoir judiciaire qui, depuis un moment déjà, expérimente sur le terrain cette sorte de guerre civile institutionnelle et légale (et donc inaperçue comme telle) et qui consiste à faire de la Justice un instrument destiné à intimider, à tenir en lisière au nom de l’Etat, tout ce qui s’apparenterait à de nouvelles classes dangereuses ; à faire de la Justice, de manière toujours plus ouverte et décomplexée, via l’allongement très sélectif des peines, un instrument de guerre sociale et de dissuasion de la rétivité sociale, politique, idéologique.
Il y a bien longtemps que la notion du service public a, pour l’essentiel, déserté ces corps  répressifs – ce sont bien les juges en général qui remplissent les prisons déjà surpeuplées en prononçant des peines toujours plus longues pour des délits qui frappent les couches de la population les plus précarisées par la violence économique ou bien visées par la violence de l’Etat (les étrangers et assimilés). C’est donc bien d’une politique qui s’agit là ou plutôt, s’agissant des gouvernants et des gens de l’Etat, d’une police générale, et dont l’objet est l’entretien, l’affinement constant de ce scénario de l’affrontement requis, de la guerre civile non déclarée (aussi bien, qui se donne encore la peine de déclarer la guerre, aujourd’hui?), mais bel et bien rendue effective sur le terrain, via des atteintes massives aux libertés publiques et une répression variablement sélective abattue sur les « subversifs », les « terroristes », etc. – au nom, toujours, d’un état de nécessité immédiat et impérieux.
Toute cette gauche respectueuse, loyaliste et légaliste qui ne veut rien voir ni savoir de ces préparatifs assidus au Ernsfall (la figure du « au cas où… » destinée à donner un fondement légitime à l’usage préventif et expérimental d’une violence d’Etat qui prend toutes les libertés nécessaires avec la légalité), toute imbue qu’elle est de cette idéologie républicaine dont le propre est d’entretenir le mythe de l’Etat impartial et flottant au dessus de toutes les factions, cette gauche couchée ne saurait pourtant prétendre que ces  dispositions se prennent en catimini : pas la plus infime manif aujourd’hui sans que le gouvernement socialiste ne sorte son attirail de robocops armés comme pour une croisade en Terre sainte, pas une banlieue dite sensible (est-ce à dire que les autres, les résidentielles, sont « insensibles » ?) qui ne soit sillonnée par les patibulaires de la BAC (voir à ce propos l’irrécusable enquête de Didier Fassin), pas une semaine qui passe sans que nous ayons sous les yeux les effets du délire antiterroriste organisé : Tarnac hier, les voyages irréguliers, réels ou putatifs, en Syrie aujourd’hui : tout récemment, et ce n’est qu’un début, quatre ans de prison dont deux et demie ferme pour un délit consistant à avoir entretenu une correspondance avec un supposé djihadiste et « avoir reçu de l’argent » de sa part… Quatre ans ferme pour un participant à une manifestation dite pro-palestinienne lors du bombardement de Gaza , assortie de heurts avec la police (chose pourtant prévisible, quand le droit de manifester est bafoué)…
cattelan ferrari
La banalisation de l’état de siège ponctuel et des peines exorbitantes n’en établit pas pour autant l’autorité de ces pratiques en tant que norme de l’Etat de droit et de la vie démocratique. Le problème n’est pas du tout que, d’une manière ou d’une autre, les menaces pesant sur l’ « ordre public » s’alourdissant, ce renforcement de l’arsenal répressif s’imposerait de lui-même ; ce serait plutôt l’inverse, en comparaison d’autres époques, pas si éloignées, la conflictualité sociale et politique ouverte est à son étiage. Le problème est, en premier lieu, du côté des gens, c’est-à-dire de ce peuple défait, absent, distrait, déprimé et qui, jour après jour, s’accoutume à l’insupportable, prend le parti de tout accepter et reconvertit sans relâche son envie d’en découdre en ressentiment et en désir de nuire. Le problème est que, quand on tue froidement Remi Fraisse, ce sont à peine quelques milliers de personnes qui descendent dans la rue pour crier leur colère, dans toute la France, et pas la marée humaine requise.
Le problème, c’est le peuple absent et cette sorte de religion de l’apraxie, de l’apathie qui a colonisé les esprits de ceux-là même qui occupent les postes clé aux ministères réunis de la Critique et de la Radicalité. La logorrhée sous toutes ses formes en lieu et place de la stratégie, de l’établissement des rapports de force, des actions qui creusent un sillon, qui tranchent. Le discours critique et le culte de la radicalité tournent aujourd’hui en boucle : leur destination ultime est de produire la théorie de l’impuissance requise, de l’inertie faite dogme, de la procrastination érigée en système. Nous sommes dans le temps des Oblomov marxistes, deleuziens, foucaldiens, ranciériens, badiousiens… leurs coups d’éclat retentissent dans le ciel serein de ces (brillantes, forcément brillantes) soutenances de thèse vouées à se transformer en convergences du tout-Paris de la radicalité enrubannée. Leurs coups de gueule s’inspirent des échanges urbains que le Platon du jour distille, (en disciple inattendu autant qu’appliqué d’Habermas) tantôt avec Finkielkraut, tantôt avec Gauchet – en attendant Zemmour…
Le jour où nous aurons (ré)appris à rendre coup pour coup, nous aurons commencé à sortir de cette spirale du dégoût et du mépris de tout, à commencer par nous-mêmes. Cela ne se fera pas tout seul, il y faudra, pour le moins, un solide coup d’épaule du destin, tant nous sommes profondément enfoncés dans ce marais de l’impuissance ricanante d’où nous ne saurions nous tirer nous-mêmes par les cheveux. Il faudra assurément que de puissantes et pressantes circonstances extérieures nous y aident et nous replacent ou plutôt nous projettent à nouveau au milieu du monde, de ce monde commun d’où nous nous sommes retirés pour nous retrancher derrière les nombreuses enveloppes protectrices dont s’entourent les gens de notre condition – ceux qui bénéficient encore des assises et des assurances que leur procure la démocratie immunitaire. Mais ce « Ciel » des circonstances propices ne nous aidera que pour autant que nous nous aiderons nous-mêmes et nous essaierons, sans attendre le Messie de l’événement providentiel, à de nouveaux gestes, des gestes de défection notamment, et qui tranchent. Notre horizon d’attente est, désormais, celui du soulèvement et non pas de la remise à flot de ce que nos ennemis persistent à appeler « la démocratie » et que nous devons, de ce fait, nous accoutumer à entendre comme le mot des autres, de l’autre camp auquel tout nous oppose.
Mais qui dit horizon d’attente ne dit pas attentisme. Chacun de nos gestes de défection, chacune de nos conduites de résistance, de nos mouvements de sécession compte en peuplant cet horizon d’attente et en arrachant des bribes du présent à la tyrannie de la résignation – c’est ainsi, on n’y peut rien, nous sommes sans prise sur la mauvaise tournure qu’a prise le cours des choses, ne nous reste que la pauvre consolation du rire jaune et de l’apitoiement ambigu sur nos gouvernants et nos bouches à canon médiatiques « tellement nuls ».
Chaque geste compte. On l’a vu à Istanbul, lorsque, après l’évacuation du parc Gezi, un homme seul s’est immobilisé sur la place Taksim et n’en a plus bougé, des heures durant. Il fut, pendant tout ce temps, le fanal du mouvement qui continuait malgré tout, le signe de ce que, là où s’expose l’intolérable, il se trouvera toujours de l’intraitable pour se dresser face à lui et revenir, envers et contre toutes les actions violentes de l’Etat et autres circonstances défavorables.
Il n’est pas possible d’évoquer aujourd’hui la montée des affects nihilistes dans un pays comme le nôtre (un phénomène transversal qui parcourt toutes les couches sociales sans épargner, loin de là, la classe ouvrière) sans reparler du fascisme, je veux dire, reprendre la discussion sur le fascisme là où nous l’avions laissée, bien mal en point, c’est-à-dire réduite aux incantations contre le Front national et le spectre du « retour » des années noires (la dent creuse de la « répétition »). La discussion sur le fascisme doit être reprise là où il devient impossible de ne pas prendre acte de ce retournement d’espérance dont l’effet est que le désir d’émancipation et de changer la vie frustré, bafoué, et mille fois piétiné par ceux qui affirment avoir vocation gouvernementale à l’incarner, se renverse en désir obscur du pire, que les choses s’aggravent, que la chute s’accélère pour que, du moins, enfin, « il se passe quelque chose » – puisqu’aussi bien nul ne saurait escompter raisonnablement que, dans les conditions actuelles, les choses aillent mieux pour « les gens », l’homme quelconque, le peuple « populaire ». Comment ne pas enregistrer aujourd’hui les manifestations tangibles, visibles à l’œil nu dans leur infinie bigarrure même, de ce désir de saccage qui, l’expérience nous en instruit, constitue le tissu affectif, le substrat subjectif  de tous les fascismes, lorsque le peuple en lambeaux se transforme en masse, en pâte humaine entre les mains des marchands de mort, en poussière humaine traversée par toutes sortes de flux mortifères, de désirs de revanche, de tentations apocalyptiques, et, au bout du compte, de penchants suicidaires.
L’ « envie du FN » est, bien sûr, la manifestation la plus immédiatement identifiable de ce désir de mort et de la pulsion qui anime la fuite en avant dans le nihilisme dont un des aspects déterminants, dans des sociétés où la pacification des mœurs a considérablement élevé le niveau d’autocontrainte et multiplié les dispositifs « antiviolence » (d’endiguement de la violence sociale et aussi, au plan subjectif, de dé-violentisation des affects et conduites individuels), où l’auto-abêtissement, le culte de la bêtise en tant que signe de « révolte » basculée dans le ressentiment et désormais instruit par lui, est désormais roi : à défaut de pouvoir se donner libre cours via les expéditions punitives contre les groupes désignés comme boucs émissaires (avec ou sans la bénédiction des pouvoirs publics), à défaut de pouvoir passer sa colère activement sous la forme de pogroms contre les Roms (sur le modèle des pogroms contre les Juifs des années 1930 en Allemagne), le peuple du ressentiment va trouver toutes sortes de satisfactions secondaires et un exutoire constamment renouvelé dans la célébration du nouveau culte de la Bêtise et dans un  exercice, on dirait presque une ascèse persévérante, portant à l’abêtissement. C’est tout un système d’interactions et pas seulement de manipulations ou de jeux d’intérêts économiques ou idéologiques , qui s’établit entre la colonisation des esprits d’une partie de l’intelligentsia par ce que Benjamin appelle l’esprit ou le goût de « la Blague » (une notion en vogue au XIX° siècle et dont nous avons perdu le sens) et qui porte un Baudelaire à lancer, juste pour prendre la pose avantageuse et retenir  l’attention du public, une phrase comme « Belle conspiration à organiser pour l’extermination des juifs » puis Céline à le relayer, quelques décennies plus tard, avec ses pamphlets « pour rire », Bagatelles pour un massacre et Les beaux draps. Aujourd’hui, nos « blagueurs » ont noms Finkielkraut, Houellbecq, Zemmour et bien d’autres encore de moindre lustre, et c’est à propos de l’Islam et des musulmans que se déchaîne leur verve, le trait, l’esprit, le geste et le tracé de mort de leurs outrances calculées demeurant absolument conformes à leurs illustres modèles.
Mais bien sûr, l’esprit de « la Blague » tel que les incarnent ces faillis de teinture variée (du philosophe « implosé » à l’aventurier médiatique d’un cynisme à toute épreuve en passant par un nano-Céline à hauteur de caniche, comme dirait son maître) ne cesse d’être confiné dans l’anecdote qu’à la condition de rencontrer le désir obscur de la masse.  Ce dont est témoin, pour s’en tenir au présent le plus immédiat, non pas tant le succès en librairie de Zemmour (ces choses-là se planifient, elles vont et viennent, même Valérie Trierweiler peut y tenir sa place), mais son devenir maître-penseur pour toute la poussière d’humanité qui suit ses prestations à la télé et achète son livre, comme on fait un placement sûr. Il ne reste plus alors aux « journaux de référence » qu’à enchaîner avec des doubles pages sur le « phénomène » Zemmour pour que le processus de légitimation de cette prolifération d’un nouveau fascisme viral trouve son heureuse conclusion, avant de repartir à la conquête de nouveaux territoires.
Toutes sortes de mauvais plis dans l’emploi des vocables « fascisme », « fasciste » en tant que mots de la politique, en tant que concepts destinés à penser la politique, ont eu pour effet que ces termes ont perdu leur puissance conceptuelle dans notre présent. Du coup, tout contribue à entraver une discussion sur les enjeux d’une actualité fasciste pour nous, dans ce présent même, une discussion dont, pourtant, l’urgence se fait ressentir d’une manière toujours plus insistante. Ces mauvais plis sont connus : en premier lieu, la prolifération, dans les années 1960-70, d’un imaginaire aussi vague que divers du fascisme nourri des images encore proches de la seconde guerre mondiale et qui a eu pour effet une propension de la gauche intellectuelle « radicalisée » (comme on  disait à l’époque) à désigner comme « fasciste » tout ce qu’elle perçoit comme adversaire ou ennemi – les gouvernants (le gaullisme comme un fascisme caché), les flics, le patronat, les artistes réactionnaires (Michel Sardou), les disciplines (le sport fasciste, la psychiatrie fasciste), etc. Cette tendance de la « nouvelle gauche » et de la gauche révolutionnaire à ériger le fascisme en paradigme politico-culturel général, tendance nourrie par toutes sortes de lectures, souvent hâtives, de bons et moins bons auteurs des années noires (de Reich à Trotsky en passant par Klaus Mann et Brecht…), a produit cette sorte de bulle fantasmagorique du « fascisme » qui, quand elle a crevé, en a laissé plus d’un sur le flanc et à bout de souffle.
Au cours des décennies suivantes, c’est l’effet Le Pen qui est venu relayer cet imaginaire, alimenté par les habiles provocations du susnommé, très expressément destinées à déclencher ces danses de saint-gui qui, comme par automatisme, faisaient suite à ses sorties sur les chambres à gaz et les fours crématoires. Une façon de produire ce type d’effet d’horreur et d’effroi que suscite le retour dans le présent de ces images du passé que les contemporains continuent à ne pas pouvoir regarder en face (le visage de la Méduse), une façon de produire de ces arrêts sur images qui ont l’avantage d’enfermer la protestation politique dans des incantations et des exorcismes destinés à conjurer le retour du passé innommable ; à enfermer la vision « résistante » de la politique  dans la figure indigente de la pure et simple répétition définie comme ce qui doit être inconditionnellement endigué. Pendant toutes ces années, comme il est aisé de le constater en se retournant vers elles aujourd’hui, la marionnette Le Pen a servi à enfermer la résistance à l’intolérable et la radicalité politique dans cette figure du « barrage contre le fascisme » (une dynamique de l’auto-aveuglement qui a connu son paroxysme avec le plébiscite en faveur de Chirac, « rempart » contre Le Pen) et à détourner pudiquement le regard des processus effectivement en cours – l’institutionnalisation de la xénophobie d’Etat, la montée de la démocratie policière, le ralliement de toutes les formations politiques gouvernementales aux conditions imposées par la doxa ultra-libérale.
Dans le passage du paradigme de l’antifascisme politique des années 1970 à celui de l’anti-négationnisme éthique des années 1990, s’est perpétué le flou de ces « sensations » de fascisme qui prospèrent moins sur des analyses de la situation et sur la mise en œuvre de concepts assurés que sur des flux imaginaires, des fantasmagories : les CRS, au temps des barricades, comme des SS, Le Pen, au temps du « détail de l’histoire » (qui est aussi celui où Shoah, le film de Lanzmann devient le fondement de la nouvelle philosophie de l’Histoire post-catastrophique… et sioniste), comme Hitler. Du coup, à force de trop d’usages approximatifs, voire ouvertement abusifs (la rhétorique antifasciste, antinazie, anti-Le Pen reconvertie en moyen actif d’appui à la politique de colonisation de l’Etat d’Israël), le concept du fascisme nous arrive aujourd’hui, au terme de ces pérégrinations, comme une outre crevée abandonnée au bord du chemin.
Du coup, nous demeurons désarmés, sans concept(s) lorsqu’il nous faut faire face, dans le présent, à une nouvelle actualité dans laquelle il y a bien du fascisme, et de plus en plus, mais pas là où nos routines nous portent à l’entrevoir encore, de moins en moins (Marine en chemise noire, bof…), et surtout, sous des espèces qui nous appellent de façon urgente non pas à recycler hâtivement un vocabulaire usé, blanchi sous le harnais, mais bien à reprendre, à nouveaux frais, la discussion sur le fascisme et son actualité, pour nous.
Pour cela, il nous faut quitter tout un domaine de clichés et d’automatismes de pensée qui nous interdisent de retrouver le nerf d’une pensée vivante du fascisme. Cesser de penser, par exemple, aux conditions de ce syntagme qui est le cliché impensant maximal – la montée du fascisme, le fascisme comme la petite (grosse) bête qui monte, qui monte…, pour toujours examiner le fascisme comme non pas la menace « devant nous », sur une ligne d’horizon toujours floue, le grand méchant loup qui viendra nous dévorer su nous ne sommes pas « vigilants » et ne veillons pas à l’intégrité d’un présent encore fondamentalement « sain » et immune… – mais tout au contraire comme le déjà-là, ce avec quoi nous avons de longue date accepté de cohabiter, qui va et vient, qui nous traverse et à quoi la démocratie policière a, depuis si longtemps si ne n’est depuis toujours, accordé droit de cité.
armée
Ce déjà-là, ce n’est pas l’autoritarisme du pouvoir confondu avec la dictature fasciste au temps de de Gaulle et de son « coup d’Etat permanent », ce sont des processus d’aujourd’hui, parfaitement repérables dans l’économie des discours, des dispositifs de pouvoir, des pratiques de production de la masse. Ce n’est pas non plus le « mal absolu » de la politique tout entier concentré dans la figure d’un « antisémitisme » à géométrie variable dont il s’avère à l’usage qu’il est avant tout destiné à servir de force de dissuasion érigée devant tout ce qui refuse d’avaliser la façon dont la force de l’Etat d’Israël se mue automatiquement en « droit » illimité. Ce fascisme d’aujourd’hui a toutes sortes de visages, il est un kaléidoscope – mais en tant qu’il impose ses conditions, distinctement, à notre actualité politique et historique. Pour ce qui concerne la France, à la différence manifeste de pays voisins, ce fascisme est alimenté (comme toujours) par une combinaison de facteurs : l’agonie de la forme impériale du pouvoir (la Françafrique, la fin des illusions de la politique internationale de « grande puissance », l’effondrement du mythe de la « patrie des droits de l’homme », du français comme langue universelle, etc.), la panne générale du système politique et des institutions mis en place par de Gaulle, l’incapacité de l’appareil de production à s’adapter aux nouvelles conditions de la concurrence internationale, les affres accompagnant la mutation d’une société habituée (conditionnée) à se percevoir comme « grande nation » dont l’éclat illumine le globe entier, vieux pays français, en peuple ou plutôt population multiculturelle et puissance de second rang.
Tous ces facteurs de désorientation, avec les perplexités, les frustrations, les échecs répétés et l’ambiance sinistrée de crise perpétuelle qui les accompagnent ont pour effet que se multiplient, à tous les étages de ce pays, ce que Deleuze appelle ces « processus de fuite », ces lignes de fuite portées à se transformer en « ligne mortuaire, mort des autres et mort de soi-même ». Ce sont, tout simplement, des flux de mort qui se mettent en mouvement, des discours qui, de plus en plus explicitement, en appellent à la mort des autres, des dispositifs qui, efficacement, la programment (Frontex), des actions homicides qui prêchent d’exemple, si l’on peut dire (l’assassinat de Rémi Fraisse). Notre actualité bruisse de ces mouvements, de ce « mouvement perpétuel sans objet ni but » et « qui n’a qu’un seul objet : son propre accomplissement, c’est-à-dire l’émission des flux qui lui correspondent » – Deleuze encore.
Le « moment fasciste », c’est celui où un programme biopolitique (« faire vivre ») est bouffé par son envers thanatopolitique (« qu’ils aillent crever ailleurs, ces parasites ! » ou bien « tuez-les tous, tous ces djihadistes ! », etc.) ; où une espérance politique (le désir que ça change dans le sens de la promotion de l’égalité, de la justice sociale…) se retourne, à force d’être déçu et bafoué par ceux-là même qui s’étaient engagés à le soutenir, en passion indiscriminée de nuire et de saccager (que les choses empirent sans fin, à défaut de pouvoir s’améliorer) ; où le sentiment plébéien de ceux d’en bas s’enrage littéralement au point de se transformer en désir d’apocalypse et d’extermination de tout ce qui a le visage de « l’ennemi ». Ce que toutes ces lignes de mort des fascismes contemporains (à appréhender en termes de flux et non d’essences) ont en commun, c’est leur placement sous condition de mort, leur inscription dans un horizon qui n’est plus celui de la promotion de « la vie », sous quelque forme ou dans quelque acception que ce soit, mais bien d’un désir hors de tout contrôle de détruire – « le mouvement de la pure destruction », dit encore Deleuze, un mouvement dans lequel les trajectoires de ceux qui sont pris dans ces convulsions se croisent et se recroisent sans fin – le harcèlement des femmes qui portent le foulard par Caroline Fourest et ses émules, le vomissement des Roms par Valls, l’aller simple de la banlieue parisienne aux égorgements propagandistes en Syrie.
Ce que ces trajectoires ont en commun est distinct : le discours politique, le désir d’agir politiquement, c’est-à-dire d’infléchir le cours des choses, l’exercice du pouvoir sont pris dans un mouvement perpétuel, emportés dans une fuite en avant qui les dépasse et dissout toute espèce de but ou d’objet ; le désir de saccage comme affect pur, c’est-à-dire ce qui survient au-delà de la haine – car celle-ci, du moins, conserve un objet et peut avoir « ses raisons ». Et qui ne contient qu’une seule et unique promesse : la « pure destruction » (Deleuze), c’est-à-dire ce désir si irréfléchi, si peu concerté de faire mourir les autres qu’il contient, bien sûr, la prémisse de sa propre mort qui viendra « couronner celle des autres » (Deleuze). Cet enchaînement est   visible à l’œil nu lorsqu’il s’agit de nos djihadistes de banlieue et de la « belle mort » qui leur semble promise dans le nord de la Syrie, mais il ne l’est au fond pas moins pour qui sait entendre la façon dont des fractions toujours plus conséquentes des gens de l’Etat, des gouvernants et des membres des supposées élites culturelles, toutes catégories confondues (journalistes, experts, professeurs, agitateurs professionnels…), hurlent à la mort  de nos jours, en meute ou séparément. Comme le soulignait Hannah Arendt, ce qui caractérise ce genre de dispositif pulsionnel ou de véhicule des passions politiques, c’est qu’il ignore la marche arrière ; une fois l’impulsion donnée, on a affaire à « une espèce de mouvement qui se reproduit sans cesse et qui s’accélère » Arendt lue par Deleuze) – et qui ne peut donc être interrompu que par une force plus grande, et ne parviendra au terme de son parcours de dévastation, qu’à l’heure de sa propre mort.
Le « moment fasciste » d’aujourd’hui, c’est le fait que ce qui tient lieu de vie politique, de débat intellectuel, dans un pays comme la France aujourd’hui, soit placé d’une manière toujours plus irréversible, sous cette condition de mort – et ceci sous les espèces les plus diverses, à une échelle micrologique comme macrologique. Chaque pas franchi dans la direction de l’accentuation du grand dégoût de soi et des autres, de l’abêtissement volontaire a la tournure d’une « petite mort » que l’on s’inflige tout en la projetant sur le monde et les autres. C’est le temps du retour de la méchanceté, dans les petites comme dans les grandes choses, là où les uns et les autres se voient vivre dans les ruines de l’en-commun (pour ne pas parler de la communauté) perdu. Or, la méchanceté, c’est la menue monnaie du désir de mort fasciste.
L’obsession de la répétition du passé est mauvaise conseillère dans les petites comme dans les grandes choses. Elle nous a inculqué l’idée selon laquelle le fascisme, c’est ce qui tend à renverser son contraire, la démocratie, c’est-à-dire, elle nous a accoutumés à percevoir le « danger » fasciste se concentrer dans l’enjeu du régime institutionnel (l’enjeu le plus immédiatement visible) de la politique. C’est le « modèle » allemand du début des années 1930, là où les nazis, parvenus par effraction aux affaires, défont pièce par pièce le régime républicain issu de la défaite allemande (la République de Weimar) et lui substituent un régime fondé sur la domination du parti unique, le culte du chef et la terreur. Du coup, toute espèce de présent/présence fasciste qui n’épouserait pas le contours de ce scénario catastrophe n’est pas pris au sérieux. Or, ce que nous avons à comprendre, c’est précisément ce qui nous éloigne radicalement de ce schéma de la répétition : la parfaite compatibilité, désormais, des formes générales, institutionnelles et autres, de la  démocratie contemporaine (comme « démocratie du public », « post-démocratie », tout ce qu’on voudra…) avec la circulation des flux fascistes et avec l’efficace majeure de ceux-ci - le placement de la vie publique sous condition du ressentiment, du fractionnement du corps commun, de la mort. Comme le souligne Deleuze, avec Arendt, l’élément du mouvement joue ici un rôle déterminant : la staticité démocratique qui en est un élément clé dans sa période classique (le jeu « normal » des institutions, le fonctionnement réglé de l’Etat de droit, le respect des procédures, des formes établies – la division du pouvoir -, l’existence d’une normativité générale…), tout ceci est emporté par un tourbillon dans ce qui est tout sauf un mouvement dynamique guidé par des « grands desseins », réformistes ou autres ; le principe, si l’on peut dire, de ce mouvement, c’est la fuite en avant, le coup par coup, l’impulsion, voire le passage à l’acte, un ensemble de gestes et d’actions automatiques, somnambuliques – lois kleenex, décisions sans suite, surenchères, effets d’annonce, coups de menton, etc. L’agitation spasmodique d’un Sarkozy, aux affaires ou non, est, tout à fait exemplaire de cette modalité de la mise en mouvement des automates qui incarnent l’intensification de ces flux.
Il ne s’agit pas du tout de ce que l’on appelait naguère la « fascisation rampante » de l’Etat, mais bien de la colonisation de la forme démocratique par ces intensités fascistes. Ce processus ne met à mal ni le pluripartisme, ni le suffrage universel, ni le système des institutions, il irrigue et contamine tout cela sur un mode tel que le vomissement de l’étranger, la répression et les exterminations sélectives, la chasse aux subversifs, la religion du sécuritaire, l’ordre policier, la Justice au service de la « défense sociale » et de l’intérêt de l’Etat, la fabrication de l’opinion aux conditions de cette police générale – tout ceci se mette en place sans qu’en rien le régime général de la vie de l’Etat n’ait à être renversé ni même bousculé. La « républicanisation » en cours du Front national est une sorte d’allégorie exemplaire de ce processus : à l’évidence, la grille d’analyse classique du fascisme ne s’applique pas sur ce mouvement qui, désormais, cherche sa place dans le cadre institutionnel existant (d’où le retournement des médias qui, désormais, le choient et le courtisent). Cet infléchissement (et le succès qu’il rencontre auprès d’une partie croissante de ceux qui sont gagnés par le grand dégoût) démontre de façon exemplaire la parfaite compatibilité de l’inclusion d’une force politique dans le champ de « la démocratie » et de l’inscription inchangée de son discours et son action dans un horizon de mort.
L’embourgeoisement du Front national ne le fait pas dévier d’un iota de sa ligne de mort et c’est cette compatibilité désormais établie du régime démocratique et de cette condition de mort qui en constitue désormais la promesse la plus tangible qui doit retenir notre attention, car c’est bien là que se situe la vraie rupture avec les formes antérieures : dans sa forme classique, comme l’a montré Foucault, la démocratie est un régime fondamentalement ambigu et ambivalent qui combine, si l’on peut dire, la promotion des formes du biopouvoir destinées à optimiser l’existence des populations avec l’invention des dispositifs de la mise à mort de la masse – les massacres coloniaux, le racisme d’Etat exterminateur, l’arme nucléaire ; elle est ce régime où tout se joue dans la tension entre la promotion de la vie, dans toutes ses acceptions, comme « valeur » (incluant, donc, les Droits de l’Homme) et la concentration mortifère de la violence entre les « mains » de l’Etat (incluant, donc les deux guerres mondiales). C’est de ce double jeu entre vie et mort, de cette double inscription dans un horizon de vie et un horizon de mort que la démocratie classique tire sa paradoxale efficience – elle est ce régime qui parvient à faire tenir ensemble les Lumières et les ténèbres (la lutte contre la tyrannie et l’esprit de conquête et Hiroshima/Nagasaki – la guerre du Pacifique conduite par les Etats-Unis comme paradigme trop souvent ignoré) .
C’est ce paradoxal et toujours fragile ajustement qui est en train de s’effondrer, au temps de la « post-démocratie », un temps dans lequel les flux de mort qui en traversent avec une intensité croissante les espaces brouillent l’horizon de vie de la démocratie classique – les formes biopolitiques classiques sont systématiquement démantelées par les stratèges du néolibéralisme (les Républicains américains arc-boutés contre l’Obamacare), la force propulsive des Droits de l’Homme s’épuise à force d’avoir servi d’alibi à l’Empire vêtu de probité candide et de lin blanc « démocratique ». Des Etats couramment présentés comme des démocraties exemplaires peuvent être désormais régentés par des fascistes tout aussi exemplaires – la seule vraie exemplarité de l’Etat d’Israël aujourd’hui – chevauchant joyeusement leur ligne de fuite apocalyptique. La boucle se boucle là où ce qui se dresse contre les manifestations molaires de ce nouveau fascisme prend lui-même la forme d’un fascisme moléculaire – les flux djihadistes contre ceux de l’Empire ou de la dictature syrienne…
Le point d’inflexion (la bifurcation) à partir duquel s’inaugure où se dessine distinctement un « moment fasciste », c’est celui à partir duquel l’enchaînement des circonstances, des facteurs subjectifs et objectifs, comme on disait naguère en idiome marxiste, des affects négatifs et de facteurs économiques, sociaux, historiques dessine à grands traits les contours d’une issue catastrophique à la « crise » en cours ; à un dénouement de la « crise » placé sous un signe de mort – guerre, guerre civile, exterminations, effondrement des fondements de la vie viable dans telle ou telle partie du monde, etc. L’histoire cataclysmique du XX° siècle est pavée de ces moments de purgation où c’est, paradoxalement, en passant temporairement du régime de la crise à celui de la catastrophe que le système capitaliste se redresse. Peut-être sommes-nous entrés à nouveau dans un tel cycle, après avoir vécu sur l’illusion d’un « dépassement » de ce régime de récurrences des moments apocalyptiques, grâce à l’apparition de nouveaux mécanismes de régulation, politiques et économiques. Cette illusion a été, brièvement, soutenue par la chute du système soviétique, avant que la crise financière de la fin de la première décennie du nouveau siècle vienne en sonner le glas. Ce qui soutient l’actualité du « moment fasciste » présent, c’est essentiellement la combinaison de deux facteurs : l’agonie sans fin de la croyance (une vraie religion, avec son culte et ses prêtres) en la croissance économique  infinie (réduite aujourd’hui aux incantations à la « reprise ») , c’est-à-dire l’incapacité des élites gouvernantes (au sens extensif – les « maîtres » de notre monde globalisé) à changer de logiciel et à apprendre à « gouverner autrement » pour « vivre autrement », et la montée d’un nouveau paradigme historique, celui d’une terreur  de forme nouvelle, ceci, très visiblement, depuis le 11/09 – mais il ne faudrait pas oublier que celui-ci s’enchaîne à la façon dont les sauterelles du néo-impérialisme se sont abattues à la fin du siècle précédent, sur l’Irak et l’Afghanistan.
Il faut donner son vrai sens et sa vraie portée à la « chasse au terrorisme » tous azimuts qui se met en place, sous l’impulsion de l’administration Bush, dans le monde entier, après le 11/09 : le placement de la politique internationale, notamment celle des Etats occidentaux, sous un régime de terreur, dans leurs relations avec tout ce qui incarne, à leurs yeux, la nouvelle figure de l’ennemi absolu, après la levée de l’hypothèque « communiste ». Une nouvelle figure de la guerre totale émerge dans la lutte contre le « terrorisme islamiste » et tout ce qui est supposé s’y rattacher. Une guerre totale du même type que celle que les Etats-Unis déclarent, après Pearl Harbor, au militarisme japonais et au peuple japonais présenté dans la propagande de l’époque, comme une sous-espèce humaine ; ou, aussi bien, au communisme, aux « rouges » à l’époque de la guerre de Corée et du maccarthysme et donc inscrite, de ce point de vue, dans une solide généalogie occidentale et, singulièrement, états-unienne : celle d’un placement de l’affrontement exterminateur avec l’ennemi total sous un régime de terreur réciproque.
Le propre de ce genre de prémisse ou de « condition » est d’être doté d’une très forte capacité de contamination ou de dissémination : c’est, à partir de cette désignation d’un nouvel ennemi « total », tout un nouveau régime de la politique et un régime d’histoire qui se met en place ; celui d’une guerre totale, sans fin et tous azimuts contre le « terrorisme » laquelle, inévitablement, suscite puissamment l’apparition de toutes sortes de contrechamps (le djihadisme des banlieues, l’Etat Islamique, Boko Haram, l’activisme islamiste au Maghreb et au Sahara, etc.) et se prolonge sous la forme de toutes sortes de discours, gestes et dispositifs dont l’horizon est l’état d’exception (les juges attendant de pied ferme le retour des djihadistes français, belges, allemands, britanniques… leur grande hache à la main).
Le propre d’une guerre totale est qu’elle se trouve inscrite non seulement dans un horizon de lutte à mort entre deux ennemis mais, plus précisément, d’entre-extermination entre deux «espèces » qui se vomissent l’une l’autre et proclament bien haut leur refus de partager un même monde avec l’autre exécré. Ce qui, sur le terrain, trouve ses traductions visibles : la guerre des drones, avec ses bavures incluses de manière aussi réglée que l’est la TVA dans le prix du café pris au comptoir, la chasse aux islamistes sans prisonniers conduite par l’armée française dans le nord du Mali, et, en miroir, les égorgements médiatiques pratiqués par l’Etat islamique. Une guerre dont les protagonistes assument avec la même détermination allègre leur devenir-fasciste, ceci dans une disproportion des forces tout à fait criante, quoi que nous assène sans relâche la propagande anti-islamiste aujourd’hui (les médias font leur boulot, comme le cinéma d’Hollywood faisait le sien en 1943 en montrant au public américain des « Japs » et des « Nips » aux visages de singes).
Tout ceci ayant pour vocation de nous faire oublier l’essentiel : que c’est quand des flux fascistes rencontrent la puissance et les moyens de l’Etat que se produit la réaction en chaîne qui débouchent sur les Hiroshima et les Nagasaki politiques dont l’histoire du XX° siècle est constellée. Or, en la matière, les stratèges de l’EI sont vraiment des amateurs en comparaison des gouvernants de nos pays qui, en matière de crimes de masse, de « cruauté », ont pris un bon demi-millénaire d’avance sur les décapiteurs en série – à Hiroshima, Nagasaki, en Corée, au Vietnam et partout où les bombardements aériens en tapis ont montré le vrai visage de la barbarie guerrière moderne  (ceci étant adressé notamment à ceux qui sont tombés sous le charme des sirènes de Kobane et de la supposée ligne de partage qui s’y dessinait entre barbares et civilisés. Ces « effets de frontière » ne s’avèrent, à l’usage, qu’être des effets de saturation de l’intelligibilité politique par le bombardement médiatique, ce dont auraient pu s’aviser ceux qui réclamèrent alors « des armes pour Kobane »  – et pourquoi pas des Brigades internationales ?, il faut aller jusqu’au bout de ses « engagements »…-  tant ces moments sont récurrents – le « bain de sang » de Benghazi évité in extremis grâce à l’engagement salvateur de BHL et Sarkozy, la disparition de l’Etat malien de même, c’est le paradigme du « toutes affaires cessantes » et de l’urgence absolue destiné à stupéfier l’opinion et à imposer l’évidence du fait accompli des interventions néo-impériales).
Le cœur de notre impuissance politique aujourd’hui, c’est sans doute le fait que ayons un train de retard sur le régime d’histoire  (le type d’historicité) qui nous impose ses conditions d’une manière toujours plus inexorable aujourd’hui. Nous pensons nos engagements politiques, nos formes d’action, notre « radicalité », nos gestes et notre programme, quand nous en avons un, comme si le moment politique était encore emmailloté dans les conditions de la démocratie immunitaire – le régime sous lequel les pensées incorrectes, les pas de côté, les cris de révolte, les dissidences, tant qu’ils ne prennent pas la forme ouverte de la prise d’armes, finissent toujours par être résorbés et recyclés par les appareils discursifs. Un régime dans lequel peut, notamment, prospérer, dans la vaste zone grise qui s’étend entre les appareils de la politique institutionnelle et la rébellion ouverte (la prise d’armes) une radicalité multiforme et sans frais – et qui constitue ce luxe, ce supplément d’âme énergumène que peut s’offrir une démocratie assurée de ses fondements.
A l’évidence, nous sommes en train d’être expulsés de ce régime d’histoire qui, pour nous, présentait tous les conforts et tous les avantages (les beaux gestes dissidents, plus les conditions immunitaires), et nous n’en voulons rien savoir. Nous n’avons aucun désir particulier d’explorer ce qui se présente dans le triangle dont l’un des côtés est la Palestine aujourd’hui (ce qui s’y joue), le second le djihadisme de banlieue et l’abcès de fixation de l’Etat islamique et le troisième l’assassinat de Rémi Fraisse, le cran franchi dans la brutalisation de l’Etat en France.
On trouve chez Benjamin une théorie tout à fait originale du regard : ce n’est pas nous qui regardons les objets, ce sont eux qui nous regardent, quels qu’ils soient, le mot objet devant être entendu ici dans son sens le plus large, incluant, par exemple, un événement du passé. L’objet nous regarde et ce regard, quand il est insistant, nous contraint à lever les yeux. Ce que nous discernons alors est l’aura de l’objet, ce  « lointain » et qui, pourtant, se rapproche de nous ou bien nous rapproche de l’objet toujours fuyant. L’objet qui nous regarde aujourd’hui et qui, bien sûr, a les yeux de la Gorgone, c’est la terreur, c’est le « moment fasciste » qui se tient dans ce « lointain » dont nous ne voulons pas voir la proximité, c’est-à-dire l’actualité.  Nous essayons de garder les yeux baissés, en résistant à l’intensité de ce regard de l’objet d’histoire que nous sentons peser sur nous avec une intensité toujours plus irrésistible.
Parmi les (nombreuses) figures allégoriques animales se rattachant à notre condition, nous avons, de longue date, fait notre choix : l’autruche.
Alain Brossat
Lettre de loin / novembre 2014

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autruche cattelan

De Columbia à Gaza – Edward Saïd et la Palestine / Alain Brossat

Si l’on s’en remet au témoignage de son fils, Edward Saïd fut, sur son lit de mort, « submergé par l’émotion » à l’idée qu’il n’avait pas « fait assez pour les Palestiniens » (1). Dans son caractère un peu convenu, cette formule exprime bien l’ambiguïté de la position de Saïd face à la Palestine, à l’enjeu palestinien : ceux-ci furent bien sa cause, la cause politique de sa vie, mais sur un mode quelque peu latéral, si l’on peut dire : il est, avant toute chose, un intellectuel « profondément américain », « internationalement reconnu, (…) titulaire d’un poste de professeur à Columbia, gage de sécurité institutionnelle », ce qui lui permet de « convertir ce capital symbolique sur la scène publique en prenant position pour des causes impopulaires aux États-Unis » (2).
La cause palestinienne, donc. Mais comme cause adoptée par un intellectuel situé par excellence « entre » les mondes et les cultures, dans une position qui n’est ni tout à fait celle de l’outsider – Saïd est bien issu d’une famille palestinienne -, ni celle de l’insider– il n’a plus vécu en Palestine depuis qu’il l’a quittée enfant, il est plus à l’aise en anglais qu’en arabe et, de surcroît, issu d’un milieu favorisé et non musulman il a suivi un parcours d’exil et d’éducation on ne peut plus atypique pour un Palestinien, fût-il issu de la diaspora aisée. Son attachement à la Palestine comme cause ne s’est donc pas imposée à lui comme un destin, elle résulte d’un choix politique et moral avant tout – il aurait parfaitement pu se dévouer tout entier à son parcours d’excellence universitaire, aux États-Unis, y compris en qualité de père spirituel des études post-coloniales et subalternes et pas seulement en tant que rénovateur de sa discipline de prédilection, la littérature comparée – ceci  en mettant dans sa poche la particularité de sa provenance palestinienne, avec son mouchoir par dessus… (3)
Cet engagement, même s’il prend essentiellement la forme d’une activité de publiciste (de journaliste dans le bon sens du terme) et non de militant, avec les articles qu’ils publie essentiellement dans des journaux arabes, Al-Haram et Al-Hayat, relayés parfois en Europe par des publications comme la London Review of Books et Le Monde diplomatique, est ce qui donne sa dimension explicitement politique à son travail critique engagé avec sa thèse sur Conrad et le livre L’Orientalisme. Cette dimension est d’autant plus remarquable et elle tend à le distinguer d’autant plus nettement dans le milieu académique que la politique dont il est ici question est d’emblée placée sous le signe du litige et du conflit : en s’astreignant à publier régulièrement ces articles dans lesquels il restitue un point de vue palestinien indépendant sur le conflit en cours au Proche-Orient, dans un milieu où les positions pro-israéliennes sont hégémoniques de façon écrasante, Saïd s’expose constamment, comme figure intellectuelle et politique ; il met dans la balance non seulement son statut de chercheur, de théoricien et de penseur, d’enseignant, mais son honorabilité même et sa condition sociale – voire à ce propos la virulence des campagnes de diffamation conduites aux États-Unis et ailleurs par le lobby sioniste et destinées,  pour commencer, à obtenir qu’il soit viré de la prestigieuse université de Columbia (4).
Il y a non seulement un courage et une persévérance qu’il faut saluer dans la façon dont Saïd prend en charge, en son nom propre, la cause palestinienne ; mais il y a aussi quelque chose de kantien dans la manière dont il s’établit aux Etats-Unis et, plus généralement, face au public occidental, dans la position non pas de représentant mais de défenseur de la cause palestinienne entendue comme cause minoritaire voire honnie – ceci au nom de principes plutôt que selon des conditions d’appartenance personnelle à une communauté en particulier.
C’est certes en homme en colère, indigné par la sottise, la mauvaise foi et la bassesse des arguments employés par la coalition hégémonique à laquelle il s’affronte en un combat épuisant qu’il présente la position palestinienne et s’efforce de redresser les faits distordus par la propagande israélo-américaine ; mais c’est surtout en homme de devoir qu’on le voit constamment sur la brèche, en sujet autonome et rationnel de sa propre actualité historique  – là où s’impose à lui (de son propre fait) le devoir inconditionnel de faire valoir le vrai et quoi qu’il puisse ou doive lui en coûter ; ceci à propos non pas, en général, du « conflit au Proche-Orient » (selon la formule consacrée par les chancelleries et les journaux), mais bien du tort subi par les Palestiniens, ce peuple-plèbe maltraité et décrié, depuis 1948 (5).
Et c’est ici que l’on rencontre le premier axe ou, si l’on veut, la première dimension stratégique de l’engagement de Saïd dans le conflit qui oppose les Palestiniens à leurs ennemis : dans ses articles, revient comme un motif lancinant la question suivante : comment se peut-il donc qu’alors que la supériorité morale de notre cause (son bien fondé) est évidente pour tout sujet rationnel, que ce soyons nous (Palestiniens) qui subissions un tort majeur et constant dans ce conflit depuis des décennies ? Que nous y soyons perpétuellement en position d’accusés, traités en coupables et en terroristes, contraints à nous justifier, à tenter vainement de faire entendre notre voix ? (6)
C’est, insiste Saïd, que, dans une dimension essentielle, si ce n’est première, ce conflit est discursif, enjeu de récits, de construction de fictions, de production d’un imaginaire mobilisateur. Le drame des Palestiniens se formule donc pour lui en ces termes : alors même que l’on ne saurait imaginer plus juste cause que la leur, ils échouent constamment à faire entendre au monde, et plus particulièrement à l’Occident, un récit du litige les opposant à leurs ennemis (le colonisateur israélien et ses soutiens indéfectibles en premier lieu, mais aussi bien la plupart des gouvernements arabes) qui soit susceptible d’emporter l’adhésion et de leur valoir une reconnaissance partagée du tort subi.
Ce que décrit ici Saïd est selon moi un cas exemplaire de situation dans laquelle un sujet plébéien échoue régulièrement à faire entendre ou enregistrer sa plainte contre ses oppresseurs et reconnaître les crimes commis à ses dépens. Difficile de dire si cet échec sans cesse répété tient en premier lieu au fait que la plainte serait mal formulée par ceux qui s’arrogent la responsabilité de l’articuler, confuse, inaudible, ou bien si c’est la mauvaise volonté ou la mauvaise foi de ceux auxquels elle est adressée qui est en cause. Toujours est-il que s’est durcie, au fil des décennies, depuis 1948, une relation entre les Palestiniens et le monde qui peut se subsumer indifféremment sous deux concepts ayant leurs titres de noblesse dans la philosophie française contemporaine (Saïd voyait la philosophie française de trop loin pour les mobiliser, mais il me semble que c’est bien de cela qu’il parle constamment, néanmoins) : la mésentente et le différend (7).

Chronique d'une disparition

La mésentente : on emploie les mêmes mots, mais on ne s’entend pas du tout sur leur sens : quand les Palestiniens parlent de la violence de l’exil, de la spoliation des terres, de l’occupation, des assassinats ciblés, de la colonisation de peuplement en Cisjordanie, des opérations punitives à répétition comme celle à laquelle nous avons assisté à Gaza au cours de l’été 2014, des crimes de guerre caractérisés qui les accompagnent, le parti hégémonique, en Israël, d’abord,  et plus généralement en Occident et ailleurs, entend : riposte obligée aux attentats suicides, au terrorisme, au fanatisme religieux – bref, vous autres Palestiniens, vous êtes un peuple intrinsèquement violent et dont la violence, constamment, menace la sécurité d’Israël. Il est donc bien nécessaire que nous qui sommes les gardiens de la mémoire de l’extermination des Juifs fassions dans ces conditions de la sécurité d’Israël le premier de nos impératifs.
Ainsi, ce n’est pas que le sujet palestinien ne saurait pas parler ni formuler le tort subi, c’est plutôt que le litige qui l’oppose à ses ennemis et, par contamination, le sépare du « public » mondial placé sous hégémonie occidentale, s’étend aux mots et tend  à rendre sa voix perpétuellement inaudible, à lui interdire de tenir une position reconnue comme légitime (8).
Le différend : les choses peuvent se formuler simplement, en référence  au livre de Lyotard : toutes les instances arbitrales devant lesquelles les Palestiniens tentent de faire valoir leurs droits et auxquelles reviendrait la tâche de reconnaître les crimes dont ils sont victimes se dérobent – ONU, nations puissantes et respectées, cours de Justice internationales, opinion publique internationale, grandes figures intellectuelles, etc. Au contraire, ce sont eux qui, aux yeux de ces instances, vont régulièrement faire figure d’accusés – vous vous plaignez, leur rétorque-t-on, de subir toutes sortes de violences et de dénis de Justice, mais sauriez-vous faire la preuve que ce n’est pas plutôt vous qui, constamment, êtes animés de l’intention criminelle d’anéantir cet État et cette communauté qui se définissent comme établis, selon la formule consacrée, dans les « frontières d’Auschwitz » ? Que vous n’êtes pas, avant tout, animés par un fanatisme antijuif?  Or, une telle « preuve », à l’évidence, les Palestiniens sont, par définition, bien incapables de l’apporter – exactement de la même façon que n’importe lequel d’entre nous, sommé d’apporter la preuve formelle, s’il se prononce sur les bombardements criminels de Gaza ou le droit de Dieudonné à proférer ses âneries en public, qu’il  nopine pas en ce sens sous l’effet d’un inavouable antisémitisme , échouera infailliblement à « passer le test »…

Le Temps qu'il reste 1

Même s’il met en premier lieu l’accent sur les rapports de force discursifs, c’est-à-dire, trivialement, sur la façon dont la propagande israélienne exerce son emprise  au-delà  de toute mesure sur les opinions occidentales, notamment en Amérique,
Saïd n’est pas étranger à une approche de type juridique comme l’est, pour une part au moins, celle de Lyotard (9): la question telle qu’elle est posée dans ses articles, à propos des crises et affrontements périodiques qui surviennent au Proche-Orient est bien celle de savoir comment la vérité peut imposer ses droits, sa législation, à l’encontre du mensonge institutionnalisé et légitimé par la propagande des puissances hégémoniques. Le scandale, pour lui, est bien que la vérité à propos des efforts inlassables des gouvernants israéliens et de leurs soutiens pour rendre invivable l’existence des Palestiniens, pour faire d’eux un peuple de vaincus résignés à leur sort et soumis à leur maîtres, que cette vérité ne parvienne jamais à trouver force de loi ; et qu’inversement le mensonge dans sa forme la plus destructrice, (celui qui transforme les faits les mieux établis en opinions – Arendt -, ou bien celui qui rend inconsistante l’opposition entre  la vérité et le mensonge – Orwell), impose ses conditions aux récits faisant autorité dans le discours gouvernemental et médiatique en Occident, tout particulièrement aux États-Unis (qui apparaissent à Saïd, non sans motif, comme le centre vital de la fabrique de l’opinion, en la matière).

Le Temps qu'il reste 2

Cet état des choses, moralement insupportable pour une conscience éthique (protestante) aussi rigoureuse que celle de Saïd, mais aussi bien source de perplexité pour le rationaliste inflexible et très classique, oserai-je dire très occidental, qu’il est, va le conduire à mettre l’accent constamment, comme Chomsky, sur les appareils et les techniques de manipulation de l’opinion, de désinformation, sur l’activisme des lobbies, sur la mise en condition du public en Occident ; bref, sur l’idéologisation perpétuelle du conflit dont l’effet, à rigoureusement parler dans les termes de Marx, est bien de produire une image inversée  de la réalité sur le terrain : il ne s’agit pas seulement de « dissimuler l’incroyable disproportion » des forces des uns et des autres, mais toujours, au bout du compte, de faire non pas de la colonisation de la Palestine et des crimes commis par l’État d’Israël mais bien de la défense de l’État d’Israël, sanctuaire de la  Shoah de l’immunité du peuple juif, l’enjeu central et au fond unique du conflit.
Il s’agit de métamorphoser les Palestiniens de colonisés (spoliés, occupés et violentés) en agresseurs, voire en envahisseurs.  Il s’agit d’imposer l’autorité d’éléments de langage destinés à transfigurer un mur de séparation de six mètres de haut notoirement conçu pour pourrir la vie des habitants des territoires occupés en « barrière de sécurité » conçue pour empêcher les intrusions des terroristes sur le territoire d’Israël. La sensibilité de Saïd à cet enjeu du pouvoir sur les mots, de la lutte acharnée que le parti hégémonique conduit pour faire valoir son propre règlement sur le partage du vrai et du faux dans les discours le rapproche ici distinctement de Foucault . Le drame des Palestiniens n’est pas tant pour lui qu’ils ne parviendraient pas à faire entendre leur voix que, plus précisément, à peser d’un poids décisif dans l’affrontement autour de la question de savoir comment les choses doivent être dites pour  être conformes à la vérité, à propos du conflit israélo-palestinien (10).
Mais pour lui, le terme « drame » est ici un faux-nez : le déficit qui s’accuse constamment du côté palestinien ne repose pas sur une fatalité, il renvoie à des facteurs subjectifs, à des responsabilités distinctes – celles d’une direction – Arafat encore dans l’exercice solitaire de son pouvoir fantoche, dans le temps où Saïd écrit ses chroniques -, l’OLP, le Fatah mais aussi bien le Hamas et autres groupes composant la nébuleuse de la dite « Résistance » palestinienne, « incapable, dit-il, de parler à la fois du présent et de l’avenir avec une certaine hauteur de vue, en formulant un objectif cohérent et rassembleur » – velléitaire, corrompue, ignare,  retorse, cultivant sans relâche ses divisions, etc (11).
En insistant ici sur le facteur subjectif, sur la responsabilité qui incombe aux Palestiniens eux-mêmes (à leurs dirigeants en premier lieu) lorsque se manifeste leur incapacité à se tenir à la hauteur de leur propre cause, quand il s’agit de la présenter devant le tribunal de l’opinion mondialisée, Saïd se détourne des séductions du victimisme et de son sous-produit, le conspirationnisme ; la malignité de l’ennemi, sa puissance, ses appuis innombrables, les dérobades des gouvernements et du public démocratiques n’expliquent pas tout ; nous, Palestiniens, avons, solidairement, comme peuple et comme « parti » notre propre responsabilité dans notre échec répété à faire prévaloir la vérité et la justice dans le conflit qui nous oppose à nos ennemis (12). C’est par ce biais du rappel constant du sujet historique palestinien aux conditions de l’autonomie dans l’état même d’un rapport des forces infiniment défavorable que Saïd va se situer en tant que narrateur du conflit non pas dans la position de l’expert savant et nécessairement distant, mais bien comme « part volontaire » de ce peuple même, partie prenante du nous palestinien.
On pourrait identifier ici comme un tour rhétorique, dans la mesure où, de fait, le statut social, la condition universitaire, les formes de vie de Saïd le situent à une distance infinie du réfugié du camp de Jénine ou de l’habitant de Hebron soumis à la violence fasciste quotidienne des colons, on pourrait voir, dans cet engagement, l’intellectuel classique dans ses « bonnes œuvres ». Mais, le geste que produit Saïd, en plaçant ses textes sur la Palestine sous condition de ce « nous », je le nommerais plutôt du côté de la fraternité : en s’incluant dans le « nous » qui le rapproche de tous ses (dis)semblables palestiniens, en se subjectivant comme ce Palestinien qu’il est à peine, qu’en tout cas il aurait pu, s’il l’avait voulu, ne pas être du tout (comme le font tant de migrants portés à « effacer les traces » au profit de leur parcours d’intégration et de réussite sociale), Saïd effectue un choix souverain placé sous le signe de la fraternité : celui qui consiste à épouser la cause la plus difficile, la plus minoritaire, la plus impopulaire dans le pays dont il est le citoyen effectif  – les États-Unis; ceci dans un horizon éthique où le sujet place ses options sous le signe de la raison, de la justice et de la vérité.

Le Temps qu'il reste 3

On répétera à ce propos que Saïd, qui se dit partisan d’un « humanisme élargi », est un philosophe de la vieille école. Son rationalisme est comme porté en sautoir lorsqu’il oppose constamment, dans ses analyses des différentes étapes du conflit entre 2000 et 2004 (la période couverte par le recueil de textes publiés sous le titre D’Oslo à l’Irak et auquel je fais notamment référence ici), la raison à l’émotion : aussi susceptibles de nous porter à l’indignation et à la fureur les initiatives de l’État sioniste et de leurs alliés soient-elles, aussi biaisée et vicieuse la couverture  médiatique du conflit apparaisse-t-elle aussi bien – nous devons néanmoins, en toutes ces circonstances, raison garder – c’est-à-dire suspendre les gestes et les mots portés par l’affect. Cette exhortation, Saïd se l’adresse visiblement tout autant à lui-même qu’il la destine à ses lecteurs palestiniens, arabes ou sympathisants de la cause palestinienne.
Voici par exemple un passage qui rassemble bien l’esprit de cette autodiscipline rationaliste : « Aujourd’hui, au regard de tous les critères concevables, nous sommes victimes de la violence ; ils [les sionistes] pensent que c’est eux. Il n’y a pas de terrain d’entente, pas de récit commun, aucun espace possible pour une vraie réconciliation. Nos revendications s’excluent l’une l’autre. L’idée de partager (involontairement, c’est vrai) une vie commune sur le même petit bout de terre est impensable. Les deux peuples ne pensent qu’à se séparer, voire à s’isoler et à oublier l’autre.
Et pourtant  [je souligne – tout le volontariste rationaliste de Saïd tient dans ce « et pourtant »] (…) le seul espoir, c’est de continuer à essayer de s’appuyer sur la raison, et l’idée de coexistence entre les deux peuples sur une seule terre (…) Il faut ici parler et penser rationnellement sans trop se laisser détourner par l’émotion et par les passions du moment » (13).
On voit bien ici que le rationalisme de Saïd, étant synonyme de retenue, n’est pas seulement une philosophie, il est aussi une éthique et une politique, intégralement. Il n’appelle pas seulement ses lecteurs, Palestiniens en premier lieu, à ne pas se laisser aller à des mouvements automatiques et mimétiques en réponse à la violence et l’oppression qu’ils subissent ; il trouve sa traduction directe en matière stratégique, tactique, doctrinale : contre les actions terroristes, contre la lutte armée contre l’occupant et les fauteurs d’apartheid, pour une résistance non-violente et civique inventive, obstinée, fondée sur une conscience aiguë de la « supériorité  morale » de la cause palestinienne, une « grande lutte morale » ou bien encore « un combat moral de dimension épique », comme alternative, notamment, aux « actions terroristes inutiles » (14).
Nous touchons ici un point clé, discernant sans trop de difficulté que, comme l’a montré Foucault à propos de l’ humanisme, les grandes machines philosophiques molles, les concepts « montgolfière » de belle prestance et portées par le vent paient un lourd tribut lorsqu’on en vient aux conséquences politiques. En effet, une décennie plus tard et à la lumière des derniers affrontements, le conflit apparaît de moins en moins comme pouvant être subsumé sous les conditions de la bonne volonté, la patience et le sang-froid en dépit de tout – et de plus en plus comme placé sous le signe celui de la guerre à outrance, de l’hostilité déclarée et sans fin, de la violence massive et extrême incluant le crime contre l’humanité. Les préceptes pour l’action proposés par Saïd apparaissent très distinctement révoqués par le régime d’Histoire même sous lequel est placé le conflit – celui de la terreur, de l’État d’exception perpétuel et de la guerre inexpiable livrée par les Israéliens à un ennemi constamment destitué de son humanité.
Mais il se pourrait aussi bien que les choses ne soient pas aussi tranchées… Saïd est tout sauf l’un de ces peaceniks qui pullulent dans les parages du sionisme dit modéré et dans les rangs de ces pseudo-réalistes jamais lassés de nous répéter que les protagonistes du conflit étant « condamnés à s’entendre », il leur faut entrer dans la voie du compromis et des concessions réciproques – une objurgation fondée sur un double truquage : celui, d’une part, qui consiste à construire la fiction d’un conflit où les deux parties joueraient à parts égales, et celui, de l’autre, consistant à présenter comme une solution acceptable l’annexion d’une partie variable des territoires occupés par Israël depuis 1971, en contravention de la loi internationale.

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Sur ce point, Saïd est intraitable, dénonçant sans relâche le jeu pipé d’Oslo dès ses commencements et répétant sans relâche que le seul objet tangible des « négociations » israélo-palestiniennes est et demeure l’évacuation des territoires occupés et le démantèlement des colonies juives, toutes les colonies – bref, la fin de l’occupation coloniale en Cisjordanie (et, à l’époque, à Gaza – depuis lors, c’est le blocus qui a remplacé les colonies et l’occupation). Il appelle, ici encore, un chat un chat, Sharon un tueur et un criminel de guerre, il ne confond pas « un ennemi cruel et implacable » (les gouvernants successifs de l’État d’Israël) avec un imaginaire partenaire d’un imaginaire « processus de paix » – ceci à la différence notoire d’Arafat et sa clique qu’il appelle, sans détour à se démettre, au vu de leur bilan de faillite.
Il définit sans ambages le conflit qui oppose les Palestiniens à l’État d’Israël et, pour une part, à la société israélienne comme relevant de la catégorie du colonial avant tout, il parle d’un apartheid pire que celui qu’a connu l’Afrique du sud – au moins, remarque-t-il, les populations noires n’y subissaient-elles pas, dans les Bantoustans, les bombardements dévastateurs des chasseurs F16… (15)
La politique de Saïd va donc consister  en premier lieu à redresser les énoncés non seulement de la propagande directe en faveur de la politique d’expansion et de conquête violente de la terre pratiquée par l’État d’Israël, mais aussi bien, du discours moyen et « correct », à propos du conflit en Palestine – ceci en dénonçant sans relâche la farce du « processus de paix » prétendument en cours , en dépit de tous les obstacles, sous la houlette des puissances occidentales modératrices, notamment les États-Unis…
Il n’y a pas de processus de paix, répète-t-il sans se lasser, il y a un conflit ouvert entre deux peuples, un conflit dont la terre, le territoire, est l’enjeu, un conflit autour de l’asservissement et de la dépossession des uns par les autres, un conflit violemment asymétrique, du fait de la disproportion des forces ; il y a aussi un conflit appelé à s’éterniser du fait non seulement de la compulsion de conquête qui est inscrite au cœur de l’État et qui formate tous ses dirigeants, mais tout autant de l’incapacité des Israéliens, dans leur immense majorité, à percevoir le tort qu’ils produisent.
De ce point de vue, le tableau que dresse Saïd est parfaitement réaliste et le moins que l’on puisse dire est que rien n’est venu le démentir au cours de dix ans révolus qui nous séparent de sa disparition prématurée : le conflit n’est pas fait de « malentendus » qu’il s’agit de lever, de gestes de bonne volonté et de petits pas qu’il s’agirait, symétriquement, que chaque partie accomplisse – il est fait du nœud gordien de l’occupation coloniale qu’il s’agit de trancher – de la même façon exactement qu’il n’y avait pas d’autre perspective à la résolution du conflit sud-africain que l’abolition de l’apartheid ou bien encore que l’indépendance des Algériens à la guerre opposant l’État colonial français au peuple algérien.

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D’autre part, Saïd a parfaitement compris au fil du temps, et il le dit dès 2000, que la solution des deux États a fait long feu, le « logiciel » de la puissance expansionniste , clérical et ethniciste  qu’est l’État d’Israël excluant absolument toute véritable souveraineté palestinienne et ne pouvant être compatible qu’avec un État-croupion, un bantoustan palestinien supposant l’établissement définitif de sa population  dans la condition d’un peuple fantôme et fantoche, d’une plèbe dispersée et vaincue. La seule solution, tranche-t-il donc, avec tous ceux qui ont rompu avec une approche opportuniste ou sentimentale du conflit, c’est un État des citoyens rassemblant juifs et arabes, fondé sur l’égalité politique et la justice (ayant donc pris en compte les litiges originaires, y compris la question des réfugiés).
Un telle solution supposerait pour le moins un bouleversement des fondements du seul État existant – Israël, celui-ci se définissant comme État national juif, État ouvert aux Juifs du monde entier, État confessionnel plutôt que laïc, et considérant ses ressortissants arabes comme des ilotes. Mais quant à la question de savoir jusqu’à quel point cette mutation des structures de l’État et de la société d’Israël doit aller pour que cette solution soit viable, Saïd n’est pas tout à fait explicite sur ce point  – quid du droit au retour des réfugiés,  quid de ceux des Israéliens qui, imbus de préjugés ethniques, religieux et politiques,  refuseraient d’accepter la règle de l’égalité de droits et de prérogatives de chacun avec chacun dans le cadre d’un État binational et, de plus en plus, multiethnique ? Quid face à un tel phénomène qui pour nous, Français, a un air de déjà-vu– les pieds noirs en Algérie et leur refus obstiné d’envisager une cohabitation avec les Algériens non issus de la colonisation sur un pied d’égalité? (16)
En tout cas, la qualification du conflit par Saïd, la manière dont il identifie ses fondements le séparent radicalement tout autant de la caste parasitaire qui prétend représenter le peuple palestinien, notamment de la dite Autorité palestinienne que des gouvernants des pays arabes qui, à défaut d’autre chose, se trouvent rassemblés autour de la constance avec laquelle elles abandonnent et trahissent la cause palestinienne.  Mais sa fermeté et sa lucidité sur ces deux points (vérifiées par les dernières évolutions, Mahmoud Abbas se conduisant de plus en plus ouvertement en supplétif de l’État d’Israël à l’occasion notamment des « crises sécuritaires » qui mettent à l’épreuve sa « loyauté » à ses maîtres, aussi bien par la tournure prise par la politique intérieure égyptienne, l’un des motifs du renversement du gouvernement des Frères musulmans étant assurément leur trop bonnes dispositions à l’endroit du Hamas et de la population de Gaza…) dessinent-elles pour autant les linéaments d’une politique alternative à ces deux forfaitures ? Rien n’est moins sûr.
Dans sa préface au recueil D’Oslo à l’Irak, Tony Judt insiste sur le fait que Saïd était d’une part, « un adversaire constant de la violence politique sous toutes ses formes » et, d’autre part, sur l’idée qu’il s’activa constamment à conduire les Palestiniens et les autres Arabes à « reconnaître et accepter la réalité d’Israël et à entrer en relation avec les Israéliens, notamment l’opposition israélienne » (17). Mais ces deux préceptes ou principes n’apparaissent-ils pas, à l’épreuve des dix ans consécutifs à la préparation de ce recueil, passablement en porte-à-faux sur la situation, sans prise sur l’état présent du conflit et notamment sur ce qui en constitue le facteur d’envenimement constant – le blocus de Gaza et la poursuite de la colonisation militaire et de peuplement en Cisjordanie ? Et de quelle « opposition israélienne » peut-on parler au juste aujourd’hui, dont la voix serait audible dans le présent politique de ce pays ?
Une chose est assurément de lever l’hypothèque pesant sur une stratégie fondée essentiellement sur la lutte armée et entretenant l’illusion d’une solution militaire au conflit, incluant des actions d’éclat comme des attentats visant la population civile israélienne, des assassinats de personnalités politiques (à l’image de tous ceux qui, dans le passé et le présent portent la marque de fabrique des services spécialisés israéliens), des détournements d’avions , des prises d’otages sanglantes, etc. Une tout autre chose est de renoncer à toute espèce d’action armée, en toutes circonstances, face aux actions répressives et conquérantes de l’armée israélienne, de la police et des colons.
Comme l’ont montré les deux Intifadas, arrive un moment où les conditions imposées par le harcèlement militaire et policier, les arrestations, les couvre-feu, l’impossibilité de circuler, les pénuries, le vol des terres, les exactions des colons (etc.) deviennent à ce point insupportables que la résistance franchit un cran, les armes sortent des caches, et, sans que les pierres cessent de voler, les fusils-mitrailleurs entrent dans la danse. Il serait puéril d’imaginer que, dans ces conditions, ce soient les dirigeants discrédités de l’Autorité palestinienne qui  lancent leurs divisions dans la bataille comme le ferait un état-major militaire. C’est, en premier lieu, une population qui, toute éprouvée qu’elle est par des décennies de luttes conduites dans les conditions les plus défavorables, par l’accumulation des défaites et des pertes, manifeste, par ces prises d’armes avec les moyens du bord, que son ressort résistant n’est pas brisé, que son endurance persiste et, surtout, qu’elle n’est pas entrée dans la peau du peuple vaincu (18).
On peut arguer du fait que les deux Intifadas n’ont pas débouché, pour les Palestiniens, sur les avancées tangibles, qu’au contraire, leur coût humain a été accablant – mais ce n’est là qu’une partie de l’histoire : en termes de subjectivité historique, ces deux prises d’armes dessinent envers et contre tout une ligne de force : elles inscrivent la trace d’une abnégation collective, d’un ressort inépuisable, de l’aptitude d’un peuple à dire non à sa transformation en population subalterne administrée par ses maîtres. Ce tracé est exemplaire, et c’est la raison pour laquelle, comme le souligne Saïd, la lutte des Palestiniens suscite tant d’animosité parmi ceux qui aspirent à gouverner les peuples comme on conduit les troupeaux – ainsi que les Américains s’y sont essayés avec le succès que l’on sait en Irak et en Afghanistan. Ce qui fait cruellement défaut cependant  dans les réflexions de Saïd sur les conditions politiques dans lesquelles les Palestiniens affrontent un ennemi surpuissant, c’est la problématisation du passage du syntagme de « révolution palestinienne », tel qu’il faisait autorité pour la gauche radicale du monde entier dans les années 1970 (et dont des œuvres comme celles de Genet, Godard et Deleuze enregistrent la trace) à celui d’une notion comme celle d’un peuple en état de résistance infinie qui me semble caractériser sa condition dans notre époque, différente à tous égards de celle où les fedayin harcelaient jour après jour la force armée d’Israël.
Saïd n’en saisit pas moins le caractère crucial de l’enjeu « peuple » concernant les Palestiniens :  tant qu’ils persistent à être un peuple, à s’éprouver comme tel, à s’exposer à la violence extrême de l’ennemi plutôt qu’accepter la condition d’indigènes en abandonnant toute dignité, leur intégrité peut être mise à mal, ils se situent aux antipodes de cette condition immunitaire relative et variable qui est devenue, dans les démocraties tempérées, notre bien le plus précieux ; mais, paradoxalement, une telle mise en danger perpétuelle de leur existence même, du fondement biologique de cette existence commune, est ce qui leur permet de maintenir ce que nous pourrions appeler le principe politique d’une existence propre – comme peuple, précisément. Mais alors, il faut bien admettre que, face aux conditions qui s’imposent à ce peuple, et qui sont, répétons-le, littéralement et de façon froidement concertée, destinées à l’épuiser et le réduire aux conditions d’une existence végétative, en deçà de toute capacité de résistance, à lui faire éprouver à chaque instant la précarité de son existence et le mépris que l’occupant éprouve pour lui – un tel peuple ne peut mener la lutte pour se maintenir comme tel sans affronter, périodiquement ou ponctuellement le risque d’une pleine exposition à la violence de l’ennemi – c’est ce que l’on pourrait appeler le « paradigme de Gaza ». Cette dimension du problème palestinien fait cruellement défaut dans l’approche tant soit peu candide qu’en propose Said.

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La question de « la violence », critère infiniment vague et dont on sait l’usage stratégique qu’en font les violents institutionnels et légitimés, ne saurait donc être posée comme discriminante ; l’exclusion de « la violence », mot-valise par excellence, ne peut être établie comme un principe sacré destiné à fonder une politique palestinienne dont le débouché ne serait pas l’un de ces compromis corrompus destinés à profiter à la seule bureaucratie fantoche et parasitaire de l’Autorité palestinienne, mais bien la destruction du ressort de l’occupation et de l’exploitation coloniale.
Saïd a parfaitement raison d’insister sur le fait que l’une des tâches premières que devrait prendre en charge une direction palestinienne digne de ce nom serait de conduire auprès des opinions du monde entier et tout particulièrement dans les métropoles occidentales la bataille pour briser l’ascendant que ne cesse d’exercer sur le public la vision sioniste du monde destinée à légitimer cette exception permanente que constitue la suite des faits accomplis imposés par l’État d’Israël au mépris de la loi internationale et des droits humains – cet innommable « droit d’exception » accordé sans limite à cette puissance cumulant toutes les exemptions par ce qui, pour rire sans doute, se dénomme « communauté internationale »…
Mais poser cette « bataille morale » pour la vérité, cette prise en charge des enjeux discursifs du conflit comme alternative à « la violence », c’est-à-dire à la pure et simple logique selon laquelle, dans certaines circonstances, le recours aux armes s’impose, est absurde et davantage encore ; cela cela contribue en effet à construire une fiction du conflit propre à désarmer la partie la plus faible. Or, comme le remarque Saïd, un problème majeur de la société palestinienne est qu’elle est « atteinte d’une maladie si grave que la plupart d’entre nous ont perdu la capacité de distinguer la réalité de la fiction » (19). C’est pour cette raison, précisément que les choses doivent être énoncées, à propos de l’état du conflit, dans leur brutalité crue et les fleurs de rhétorique (« processus de paix »…) bannies. C’est la raison pour laquelle la violence du conflit et ce qui en découle en termes de stratégie politique ne doit jamais être masqué au profit de la petite musique optimiste, volontariste et moralisante de rigueur et des rituelles exhortations adressées aux protagonistes de l’affrontement à « se montrer enfin raisonnables » (20).
À Gaza, l’armement des groupes islamiques et les tirs de roquettes à valeur symbolique avant tout sont le pendant du blocus dont la vocation est de figer ce territoire dans la condition d’un camp à ciel ouvert, la condition de ceux qui y sont confinés oscillant selon les circonstances entre mort lente et mort violente . Lors de la dernière crise, l’enchaînement des facteurs ayant conduit à l’affrontement armé qui a coûté la vie à plus de deux mille Palestiniens (à l’heure où j’écris) et quelques dizaines d’Israéliens (militaires pour la plupart) est tout à fait distinct – quand bien même il a été occulté avec constance par les médias des pays occidentaux : l’Autorité palestinienne, en butte au mépris souverain dans laquelle la tient le gouvernement Netanyahou, relance timidement sa seule carte – les démarches en vue d’accroître sa reconnaissance internationale ; le gouvernement israélien annonce aussitôt en représailles la construction d’un plan de plus de 600 logements destinés au colons en Cisjordanie occupée, une provocation délibérée indiquant une nouvelle fois clairement qu’il n’acceptera jamais l’existence au côté de l’État d’Israël  de quelque entité palestinienne souveraine que ce soit ; fureur de la population palestinienne dans les territoires occupés, enlèvement  des trois jeunes colons sur une de ces routes stratégiques réservées aux Israéliens et qui lacèrent la Cisjordanie ; raids et arrestations massives pratiqués par les commandos de l’armée israélienne dans les villes, villages et camps de la Palestine occupée, premiers morts. Assassinat d’un jeune Palestinien, brûlé vif par de jeunes colons, campagne des tirs de roquettes en direction du territoire israélien  depuis la bande de Gaza… etc.
Cet enchaînement implacable montre bien que quand les armes commencent à « parler », comme on dit, dans cette configuration, c’est avant tout l’état des choses qui remonte à la surface, la  logique et le niveau d’intensité du conflit qui se rendent visibles, bien davantage que des clans ou des partis bellicistes qui prennent provisoirement le dessus dans les camps en presence (21).
On peut être parfaitement convaincu que la solution au conflit ne saurait être que politique, qu’elle implique un grand nombre de facteurs incluant des évolutions dans les rapports de forces internationaux, des mutations dans la société israélienne, non moins que dans les pays arabes de la région et, sans pour autant reculer d’un pouce sur ce point : quand des Palestiniens prennent les armes, c’est qu’ils se défendent et nul, ici ou ailleurs, n’est fondé à leur en faire grief. Quand des groupes dont les références idéologiques nous sont tout à fait étrangères comme le Hamas ou le Hezbollah libanais tiennent la dragée haute à l’armée israélienne (et que les  puissances occidentales labellisent, pour cette raison même, comme «groupes terroristes »), c’est, dans une perspective historique dynamique, une bonne plutôt qu’une mauvaise chose (pour le dire en idiome maoïste), car cela brise le mythe d’invincibilité de cette armée portée à bout de bras par les États-Unis ; cela montre qu’en dépit de la disproportion des forces le champ de l’affrontement demeure ouvert et qu’ainsi, en dépit de tout, la transformation des Palestiniens en animaux domestiques du maître sioniste n’a pas eu lieu ; cela établit que  la vocation de l’État d’Israël à être le gendarme du Proche-Orient n’est pas fixée pour l’éternité et comme par décret divin.
Sur ce point, il faut le dire, le rationalisme pacifiste et humaniste  ainsi que l’axiologie démocratique qui inspirent, en partie au moins, les positions de Saïd sur le conflit entre les Palestiniens et l’État sioniste sont distinctement en porte-à-faux sur la situation présente.
Les activistes du Hamas et du Djihad islamique ne sont assurément pas des héritiers des Lumières européennes, mais ce sont eux qui combattent en première ligne et avec bravoure, en l’absence désormais criante de ces groupes marxistes révolutionnaires palestiniens avec lesquels nous pouvions avoir, dans les années 1970 ou 1980, un langage commun.

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Trois brèves remarques en conclusion.
On a assisté, à l’occasion de l’affrontement des derniers mois autour de Gaza à l’érosion marquée et salutaire de ce récit insupportable qui vise à annexer les formes présentes du conflit (et donc le tort perpétuellement réactivé subi par les Palestiniens) à la mémoire de la Shoah et au souvenir tétanisant des effets de l’antisémitisme au XX° siècle. La ficelle consistant à agiter le spectre de l’antisémitisme renaissant, à faire monter en première ligne le soldat Dieudonné pour renvoyer dans l’ombre les méfaits de Netanyahou et de sa clique apparaît de plus en plus usée – je pense ici, entre autres à une tribune pathétique et comme sortie de la naphtaline publiée par Robert Badinter dans Le Monde, papier dans lequel cet  homme épris de justice, comme chacun sait (mais auquel s’applique, mot pour mot le jugement porté par Saïd sur Isaiah Berlin) (22), mobilisait, comme en pilotage automatique, les souvenirs de sa jeunesse marquée par les persécutions antisémites… (23) Nous sommes entrés dans ce temps où ce type de court-circuit idéologique et d’écran de fumée ne font plus guère illusion, où le signifiant juif en tant que nom de la victime, ne parvient plus à masquer les exactions d’un État surmarmé et promoteur de son propre droit égal, purement et simplement, à ce que sa puissance et ses protections lui permettent.
Nous sommes (enfin) entrés dans ce temps où il nous est possible de répliquer tranquillement aux intellectuels en uniforme de Tsahal que pour nous, les Netanyahou, les Liberman, les Sharon sont avant tout des fascistes, des fascistes d’État dont le rapport à la tradition juive nous apparaît tout aussi nébuleux qu’est distincte leur place dans la généalogie du sionisme conquérant et prédateur. Comme le relevait un observateur sagace dans le contexte du dernier conflit, il faut vraiment être un antisémite acharné pour voir en ces criminels de guerre-là des « représentants » à un titre quelconque du « peuple juif » !  Il ne serait pas mauvais que nous prenions l’habitude de nous dire, au rebours d’un certain pli du « devoir de mémoire » qui nous a été inculqué au cours des dernières décennies, que ces gens-là, ces fascistes-là, ne sont pas plus particulièrement des Juifs que ne l’est le prédateur sexuel DSK dans ses œuvres. Associer l’addiction sexuelle de DSK à sa condition juive serait bien évidemment l’opération idéologique et raciste par excellence et personne, d’ailleurs, ne s’y est risqué, à haute voix du moins. C’est exactement sur la même pente que nous devons apprendre à dire : un criminel de guerre est avant tout un criminel de guerre, un fasciste un fasciste, Netanyahou, son cabinet et ses généraux des criminels de guerre – et qu’on en finisse avec l’instrumentalisation scandaleuse du signifiant juif au service de la plus indéfendable des causes.
Dans le même sens, on a distinctement vu surgir, en France, au mois de juillet et d’août, un enjeu plébéien en relation directe avec la guerre à Gaza. La scandaleuse interdiction des premières manifestations convoquées notamment par des mouvements de solidarité avec les Palestiniens et des collectifs issus de l’immigration a suscité l’apparition d’un moment politique du fait du refus d’une grande partie de ceux qui se mobilisaient alors (et qui, pour bon nombre d’entre eux, étaient issus de l’immigration, portés à ce titre à afficher leur solidarité avec les Palestiniens), de passer sous les fourches caudines de l’injonction gouvernementale : les heurts et les arrestations qui ont succédé, puis les condamnations exorbitantes en comparution immédiate ont eu une valeur d’exposition irremplaçable de l’inavouable solidarité du gouvernement socialiste français avec les fascistes qui président aux destinées de l’État d’Israël. C’est donc cette plèbe aux visages multiples qui, en ne se laissant pas intimider, en faisant en sorte que l’intensité des enjeux noués à Gaza  se traduise dans nos rues et dans notre présent, a suscité en plein été le moment politique palestinien sur le mode ouvertement conflictuel qu’appelait l’alignement de l’autorité française sur ses comparses israéliens. Et ceci pendant que les organisations « responsables » battaient en retraite, attendant poliment la permission de défiler comme des écoliers, sous double service d’ordre, entre Denfert et Invalides – le lieu idéal pour manifester en faveur des Palestiniens.
Cette scène rapidement zappée mérite cependant un arrêt sur image : on y voit bien qu’en telles circonstances, où se manifeste au delà de toute mesure le trait réactionnaire insupportable de la politique de nos gouvernants, c’est la plèbe et non pas le peuple encarté qui se tient à la hauteur de l’événement et présente l’intolérable, en descendant dans la rue, quoi qu’il doive en coûter. C’est cette plèbe variable dont les apparatchiks de la politique institutionnelle, y compris de la gauche de gauche, ne cessent de nous répéter qu’elle s’agite spasmodiquement et  ne fait pas de politique, c’est elle qui suscite l’événement politique éphémère grâce auquel la forfaiture de notre gouvernement ne passe pas comme une lettre à la poste. Cette plèbe donc, qui certes ne fait pas de la politique au sens où l’entendent ces Messieurs-Dames, mais qui, dans ce moment où il importe que soit montrée la façon dont chacun choisit son camp fait la politique, je veux dire expose l’enjeu politique du moment.
Sur ce point aussi, notre sensibilité plébéienne à la cause palestinienne, peuple-plèbe par excellence, je le répète, nous éloigne de Saïd, patricien intellectuel notoire, et dont les incantations contre la violence et pour la conquête de la position de supériorité morale sont à rapporter à cette condition. Si nous pouvons nous identifier sans arrière-pensées ni réticences à la cause palestinienne, c’est que les Palestiniens, en raison de circonstances historiques défavorables, ne sont pas devenus un peuple de l’État, ce qui peut être entendu dans un tout autre sens que le privatif peuple sans État. Autant les Israéliens sont une poussière d’humanité saisie par l’État, formatée et embarquée par la violence structurelle de l’État colonial et les dynamiques fascistes de l’État-bunker entretenu par le bloc hégémonique occidental au cœur du monde arabo-musulman, autant les Palestiniens demeurent ce peuple dont la grandeur est d’avoir accédé à la conscience aiguë de son irremplaçable singularité dans le cours sans fin de sa résistance à la violence de l’État acharné à sa destruction. C’est cette singularité qui tient les Palestiniens à l’écart du cours d’une histoire marquée par la fusion des nationalismes de rattrapage avec la construction à bride abattue de l’État autoritaire dévorateur de ses propres enfants (son peuple) qui fait de leur lutte un emblème dans le présent et qui a ceci pour effet : s’identifier à la cause palestinienne signifie toujours davantage, dans le présent, que s’engager en faveur d’une fraction d’humanité en particulier et moins encore d’un nationalisme parmi d’autres.
Ce que Saïd désignait comme l’exception palestinienne parmi les peuples coloniaux du XX° siècle, et qui a détourné les Palestiniens du chemin des indépendances bâclées, c’est cela même qui a pour effet que ceux qui, comme le disait Foucault, sont sensibles à l’intolérable peuvent, tout naturellement, sortir dans la rue sous le drapeau palestinien et s’éprouver « palestiniens » face à la violence coloniale comme d’autres, s’éprouvaient « espagnols », dans les années 1930, face à une autre violence fasciste, et s’engageaient en conséquence.
Alain Brossat
De Columbia à Gaza – Edward Saïd et la Palestine / 2014

Texte également publié sur Ici et ailleurs

Photos : Elia Suleiman
Chronique d’une disparition – Le Temps qu’il reste

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1 Tony Judt, préface à Edward Saïd : D’Oslo à l’Irak, Fayard 2005, traduit de l’américain par Paul Chemla.
2 Thomas Brisson, « Naissance d’un intellectuel, Critique , juin-juillet 2013, numéro consacré à Edward Saïd, p. 536.
3 Saïd rappelle lui-même que dans les années 1950, il était surtout « concentré sur l’anglais et la littérature comparée » (Israël, Palestine – l’égalité ou rien (La Fabrique 1999), p. 31. Évoquant son départ de Palestine à l’âge de 12 ans, il écrit : « Je ne suis pas sûr d’avoir eu conscience [alors] d’appartenir à un peuple précis ». (Ibid.)
4 « Diffamé parfois, et même menacé, au point que la police new-yorkaise lui proposa une protection (qu’il refusa), Saïd a en grande partie puisé sa capacité de résistance dans la reconnaissance sociale dont il bénéficiait grâce à son statut intellectuel et à son oeuvre » Thomas Brisson in Critique, op. cit., ibid.
5 Un cauchemar hante les écrits de Saïd sur la question palestinienne : celui d’une disparition ou d’un devenir résiduel, à l’instar des populations amérindiennes : « Il se pourrait évidemment que les Palestiniens soient définitivement ‘amérindisés’, mais l’évolution démographique autant que l’absurde arrogance de la classe politique israélienne ont de bonnes chances de faire qu’il en soit autrement » (Israël, Palestine… op. cit. p. 14 ). Plus loin, dans le même ouvrage, on relève des expressions comme « peuple orphelin », « peuple inférieur » (pour les médias occidentaux), peuple exposé au risque de « devenir pour toujours de malheureux perdants », « un peuple errant et dépouillé »… On voit bien ici qu’une question centrale est, pour Saïd, celle de l’intégrité menacée des Palestiniens en tant que peuple, bien davantage que celle de leur constitution en tant qu’État-nation.
6 « Israël s’en est toujours sorti en qualifiant la résistance palestinienne de terrorisme, et dans le domaine du vocabulaire, il a marqué là un point majeur » (Israël, Palestine… op. cit. p. 23)
7 Jacques Rancière : La Mésentente, philosophie et politique, Galilée, 1995… ; Jean-François Lyotard : Le Différend, Les Éditions de Minuit, 1983.
8 C’est ainsi qu’un perroquet patenté de la propagande israélienne comme l’actuel ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius n’a, à l’occasion de sa visite à Jérusalem au début de l’offensive aérienne et terrestre contre Gaza et quand les civils tués se comptent déjà par dizaines, que « la sécurité d’Israël » à la bouche…
9 L’approche de la question du différend par Lyotard est également linguistique – les « régimes de phrases ».
10 « Les victoires du sionisme ne sont pas dues seulement à ce qu’ils avaient une meilleure armée que nous, mais à ce qu’ils ont su persuader l’opinion mondiale que la colonisation de la Palestine par les Juifs était une idée moralement positive » (Israël, Palestine…op. cit. p. 111).
11 Ici encore, la question des mots est décisive pour Saïd, destinés à décrire les formes du conflit et à assigner à chacun sa place. Il faut appeler un chat un chat et les bureaucrates de l’ « Autorité palestinienne » des « collaborateurs » (op. cit. p 55) – « La force politique d’Arafat, c’est le Fatha qui est désormais la force de maintien de l’ordre à travers les territoires (…) Arafat et sa bande sont désormais complètement aux mains des services secrets israéliens et américains » (ibid, p. 150.). Depuis la mort d’Arafat, son remplacement par Mahmoud Abbas et la prise du pouvoir à Gaza, cette vocation de l’ « Autorité palestinienne » et de ses multiples services de sécurité à exécuter les basses œuvres policières pour le compte de l’État d’Israël n’a fait que se confirmer et se renforcer.
12 « La seule chose que nous n’ayons pas essayée sérieusement, écrit-il, c’est de ne compter que sur nous-mêmes (…) Nous avons les dirigeants que nous méritons » (ibid., p121).
13 D’Oslo à l’Irak, op. cit. p. 45. Pour Saïd, cette ascèse rationaliste dessine un programme : refus des facilités du victimisme, rejet des surenchères rationalistes et effort pour se déplacer du côté de l’ « autre », afin d’envisager le conflit de son point de vue. C’est la raison pour laquelle Saïd insiste sur la nécessité, pour les Palestiniens, de prendre en compte la Shoah et la spécificité de l’histoire des Juifs qui en découle, la raison pour laquelle il dénonce les manipulations négationnistes de l’Histoire.
14 Le moins que l’on puisse dire est que les références de cette lutte palestinienne définie comme étant en son fond morale et non pas militaire (Israël, Palestine… p. 107) sont assez floues et éclectiques : « Arafat n’a rien compris à la lutte non-violente contre l’impérialisme, rien appris de Gandhi et Martin Luther King, ni de la lutte armée des Algériens et des Vietnamiens » (ibid. p. 83). Ses positions ne sont pas claires sur ce point : partisan déclaré de la non-violence, il n’en convoque pas moins des mouvements armés de libération nationale en exemples…
15 Sur ce point, la position de Saïd se clarifie et se radicalise au fil du temps. Alors que, dans les textes recueillis dans le premier volume, il insiste encore, en référence à la singularité de l’Holocauste (dans son vocabulaire), sur cette particularité qui distingue les Juifs en Palestine d’autres colons, en Afrique du sud ou ailleurs (« Que cela nous plaise ou non, les Juifs ne sont pas des colonialistes ordinaires »), qu’il récuse tout usage du boycott comme arme contre l’occupation israélienne, l’accent se déplace dans le second volume vers la condition coloniale des Palestiniens et est placé sur la dénonciation du régime d’apartheid institutionnel.
16 Le point crucial est ici celui de la reconnaissance. Comme le souligne Saïd, celle-ci ne peut être fondée que sur la réciprocité qui suppose l’égalité de statut de ceux qui sont impliqués dans ce processus : « La paix et le dialogue ne peuvent se concevoir qu’entre égaux (…) Je suis convaincu que la seule forme de paix acceptable entre Israël et la Palestine doit se fonder sur la notion de réciprocité » (Op. cit… p. 71 et 88). D’autre part, la reconnaissance ne saurait devenir un processus effectif et irréversible qu’à la condition d’inclure celle du tort commis et subi. Or, dans le cas présent, les parties ne sont pas à parts égales, les Palestiniens sont les « victimes des victimes » -, de victimes qu’ils n’ont pas persécutées. Or, la mise en œuvre d’un processus de reconnaissance fondé sur ces règles se heurte de plein fouet au rejet de celles-ci par les dirigeants de l’État d’Israël, de toutes étiquettes politiques et aussi, il faut bien le dire, aux dispositions d’une partie croissante de la population juive de ce pays, imbue de préjugés culturels, raciaux et suprémacistes. Dans ces conditions, le « compromis historique qui nous préserve en tant que peuple » dont se fait l’avocat Saïd est renvoyé aux calendes grecques. S’il est vrai que le territoire de l’ancienne Palestine est celui où « deux peuples ont désormais, que cela leur plaise ou non, des vies inextricablement liées », il l’est moins que jamais qu’ une « approche des deux communautés qui les tienne pour égales en besoins et en droits » soit en passe de trouver les conditions de sa réalisation. Le type de « reconnaissance » au sommet qui a prévalu jusqu’alors n’est qu’un trompe l’oeil dans des conditions où moins que jamais la partie israélienne manifeste cette bonne volonté dont se réclame Saïd et dont il pense détecter l’existence du côté des « éléments démocratiques de la population d’Israël ». Or, cette bonne volonté manifeste est la condition absolue pour que s’établisse la confiance qui accompagne nécessairement un processus de reconnaissance effectif. Sur ce point, le moins que l’on puisse dire, c’est que l’approche « morale » du problème sur laquelle insiste Saïd nous laisse en rade face aux conditions du présent, dans un temps où ce ne sont pas seulement les « élites » politiques israéliennes qui agissent toujours plus brutalement dans leurs relations avec les Palestiniens, mais où aussi bien,c’est une partie croissante de la population de ce pays qui en appelle à des solutions « radicales » en matière de traitement du « problème palestinien ».
17 Op. cit. p. 11.
18 Sur ce point, Saïd a raison de souligner que la brutalisation (G Mosse) continue de la politique de l’État d’Israël à l’égard des Palestiniens, notamment dans les Territoires occupés, est fondée sur la parfaite continuité entre la politique des uns et des autres, des travaillistes et du Likoud, dans un temps où les deux branches du sionisme historique ont, idéologiquement, fusionné et se rejoignent sur le même objectif stratégique – non pas «faire la paix » avec les Palestiniens, mais bien les réduire à la condition de peuple résiduel et de population subalterne administrée sur un mode néo-colonial (Israël, Palestine, op. cit., p. 91 : « On ne soulignera jamais assez que la politique de Netanyahou n’est que la version brutale de ce qui a toujours été implicite et parfois très explicite, dans la politique du parti travailliste envers les Palestiniens ».
19 Israël, Palestine, op. cit., p. 79.
20 Lorsqu’on en appelle à la bonne volonté des acteurs du conflit, on leur prête de ce fait même la capacité à agir comme des sujets rationnels et on leur suppose une disposition pour le bien. Ce qui veut dire, dans le cas présent, qu’ils seraient dotés d’une capacité innée à comprendre, à un moment ou un autre, qu’une paix durable (un accord juste entre ceux qu’aujourd’hui tout oppose) vaut mieux qu’une guerre perpétuelle. Mais c’est cela même qu’il faudrait démontrer, plutôt que le supposer comme acquis. À l’évidence, les dirigeants actuels de l’État d’Israël sont plutôt sous l’emprise de machines de puissance et inscrits dans un horizon de mort (le propre de cette sorte de fascisme qu’ils incarnent) que sous celle de ces « bonnes dispositions », même inhibées.
21 Saïd fait à propos du Hamas (encore et toujours étiqueté comme organisation « terroriste » par le gouvernement français à la botte sur ce point comme sur tant d’autres, de Washington et Jérusalem), cette utile mise au point dont le temps qui passe n’atténue en rien la pertinence : « Quels que soient les sentiments que les méthodes du Hamas inspirent à des gens comme moi, attachés à la laïcité, il n’en demeure pas moins qu’il représente aux yeux d’un bon nombre de Palestiniens une révolte courageuse face à l’humiliation » (Israël, Palestine, op. cit. p 46).
22 « Berlin était un libéral, un homme loyal, sensible, modéré et civilisé, sauf quand il était question d’Israël ? Sur ce sujet, il agissait avec ce zèle fanatique qu’il déplorait chez les fanatiques de droite et de gauche. Berlin était un ‘intellectuel organique’ pour Israël, si impliqué dans les intérêts de cet État que son soutien l’amenait à ignorer l’injustice » (Israël, Palestine , op. cit. p. 117).
23 Le Monde du 25/07/2014, « L’antisémitisme contre la République ».

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