« L’homme est malade parce qu’il est mal construit. Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cet animalcule qui le démange mortellement, dieu, et avec dieu ses organes, oui, ses organes, tous ses organes… car liez-moi si vous le voulez, mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe. Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous les automatismes et rendu à sa véritable et immortelle liberté. Alors, vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit. » Antonin Artaud
Le corps sans organes s’oppose moins aux organes qu’à cette organisation des organes qu’on appelle organisme. C’est un corps intense, intensif. Il est parcouru d’une onde qui trace des niveaux et des seuils d’après les variations de son amplitude. Le corps n’a donc pas d’organes, mais des seuils ou des niveaux. Si bien que la sensation n’est pas qualitative et qualifiée, elle n’a qu’une réalité intensive qui ne détermine plus en elle des données représentatives, mais des variations allotropiques. La sensation est vibration. On sait que l’œuf présente justement cet état du corps « avant » la représentation organique : des axes et des vecteurs, des gradients, des zones, des mouvements cinématiques et des tendances dynamiques, par rapport auxquels les formes sont contingentes ou accessoires. Toute une vie non organique, car l’organisme n’est pas la vie, il l’emprisonne. Le corps est entièrement vivant, et pourtant non organique. Aussi la sensation, quand elle atteint le corps à travers l’organisme, prend-elle une allure excessive et spasmodique, elle rompt les bornes de l’activité organique. En pleine chair, elle est directement portée sur l’onde nerveuse ou l’émotion vitale. On peut croire que Bacon rencontre Artaud sur beaucoup de points : la Figure, c’est précisément le corps sans organes (défaire l’organisme au profit du corps, le visage au profit de la tête) ; le corps sans organes est chair et nerf ; une onde le parcourt qui trace en lui des niveaux ; la sensation est comme la rencontre de l’onde avec des Forces agissant sur le corps, « athlétisme affectif », cri-souffle ; quand elle est ainsi rapportée au corps, la sensation cesse d’être représentative, elle devient réelle ; et la cruauté sera de moins en moins liée à la représentation de quelque chose d’horrible, elle sera seulement l’action des forces sur le corps, ou la sensation (le contraire du sensationnel). Contrairement à une peinture misérabiliste qui peint des bouts d’organes, Bacon n’a pas cessé de peindre des corps sans organes, le fait intensif du corps. Les parties nettoyées ou brossées, chez Bacon, sont des parties d’organisme neutralisées, rendues à leur état de zones ou de niveaux : « le visage humain n’a pas encore trouvé sa face… »(…) Il y a dans la vie beaucoup d’approches ambiguës du corps sans organes (l’alcool, la drogue, la schizophrénie, le sadomasochisme, etc.). Mais la réalité vivante de ce corps, peut-on la nommer « hystérie », et en quel sens ? Une onde d’amplitude variable parcourt le corps sans organes ; elle y trace des zones et des niveaux suivant les variations de son amplitude. A la rencontre de l’onde à tel niveau et de forces extérieures, une sensation apparaît. Un organe sera donc déterminé par cette rencontre, mais un organe provisoire, qui ne dure que ce que durent le passage de l’onde et l’action de la force, et qui se déplacera pour se poser ailleurs. « Les organes perdent toute constance, qu’il s’agisse de leur emplacement ou de leur fonction… des organes sexuels apparaissent un peu partout… des anus jaillissent, s’ouvrent pour déféquer puis se referment… l’organisme tout entier change de texture et de couleur, variations allotropiques réglées au dixième de seconde… » (Burroughs, le Festin nu, éd. Gallimard, p.21.). En effet, le corps sans organes ne manque pas d’organes, il manque seulement d’organisme, c’est-à-dire de cette organisation des organes. Le corps sans organes se définit donc par un organe indéterminé, tandis que l’organisme se définit par des organes déterminés : « au lieu d’une bouche et d’un anus qui risquent tous deux de se détraquer, pourquoi n’aurait-on pas un seul orifice polyvalent pour l’alimentation et la défécation ? On pourrait murer la bouche et le nez combler l’estomac et creuser un trou d’aération directement dans les poumons – ce qui aurait dû être fait dès l’origine » (Burroughs, p.146). Mais comment peut-on dire qu’il s’agit d’un orifice polyvalent ou d’un organe indéterminé ? N’y a-il pas une bouche et un anus très distincts, avec nécessité d’un passage ou d’un temps pour aller de l’un à l’autre ? Même dans la viande, n’y a-t-il pas une bouche très distincte, qu’on reconnaît à ses dents, et qui ne se confond pas avec d’autres organes ? Voilà ce qu’il faut comprendre : l’onde parcourt le corps ; à tel niveau un organe se déterminera, suivant la force rencontrée ; et cet organe changera, si la force elle-même change, ou si l’on passe à un autre niveau. Bref, le corps sans organes ne se définit pas par l’absence d’organes, il ne se définit pas seulement par l’existence d’un organe indéterminé, il se définit enfin par la présence temporaire et provisoire des organes déterminés. (…) On voit dès lors en quoi toute sensation implique une différence de niveau (d’ordre, de domaine), et passe d’un niveau à un autre. Même l’unité phénoménologique n’en rendait pas compte. Mais le corps sans organes en rend compte, si l’on observe la série complète : sans organes – à organe indéterminé polyvalent – à organes temporaires et transitoires. Ce qui est bouche à tel niveau devient anus à tel autre niveau sous l’action d’autres forces. Or cette série complète, c’est la réalité hystérique du corps. Si l’on se rapporte au « tableau » de l’hystérie tel qu’il se forme au XIXe siècle, dans la psychiatrie et ailleurs, on trouve un certain nombre de caractères qui ne cessent pas d’animer les corps de Bacon. Et d’abord les célèbres contractures et paralysies, les hyperesthésies ou les anesthésies, associées ou alternantes, tantôt fixes et tantôt migrantes, suivant le passage de l’onde nerveuse, suivant les zones qu’elle investit ou dont elle se retire. Ensuite les phénomènes de précipitation et de devancement, et au contraire de retard (hystérèsis), d’après-coup, suivant les oscillations de l’onde devançante ou retardée. Ensuite, le caractère transitoire de la détermination d’organe suivant les forces qui s’exercent. Ensuite encore, l’action directe de ces forces sur le système nerveux, comme si l’hystérique était un somnambule à l’état de veille, un « Vigilambule ». Enfin un sentiment très spécial de l’intérieur du corps, puisque le corps est précisément senti sous l’organisme, des organes transitoires sont précisément sentis sous l’organisation des organes fixes. Bien plus, ce corps sans organes et ces organes transitoires seront eux mêmes vus, dans des phénomènes « d’autoscopie » interne ou externe : ce n’est plus ma tête, mais je me sens dans une tête, je vois et je me vois dans une tête ; ou bien je ne me vois pas dans le miroir, mais je me sens dans le corps que je vois et je me vois dans ce corps nu quand je suis habillé… etc. Y a-t-il une psychose au monde qui ne comporte cette station hystérique ? « Une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l’esprit… » (Artaud, le Pèse-nerfs). Le tableau commun des Personnages de Beckett et des Figures de Bacon, une même Irlande : le rond, l’isolant, le Dépeupleur, la série des contractures et paralysies dans le rond ; la petite promenade du Vigilambule ; la présence du Témoin, qui sent, qui voit et qui parle encore ; la manière dont le corps s’échappe, c’est-à-dire échappe à l’organisme… Il s’échappe par la bouche ouverte en O, par l’anus ou par le ventre, ou par la gorge, ou par le rond du lavabo, ou par la pointe du parapluie. Présence d’un corps sans organes sous l’organisme, présence des organes transitoires sous la représentation organique. Habillée, la Figure de Bacon se voit nue dans le miroir ou sur la toile. Les contractures et les hyperesthésies sont souvent marquées de zones nettoyées, chiffonnées, et les anesthésies, les paralysies, de zones manquantes (comme dans un triptyque très détaillé de 1972). Et surtout, nous verrons que toute la « manière » de Bacon se passe en un avant-coup et un après-coup : ce qui se passe avant que le tableau ne soit commencé, mais aussi ce qui se passe après-coup, hystérèsis qui va chaque fois rompre le travail, interrompre le cours figuratif, et pourtant redonner par-après…
Gilles Deleuze
Francis Bacon, logique de la sensation / 1981
voir aussi : l’Anti-Oedipe en question
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« Seigneurs, reprit don Quichotte, n’allons pas si vite, car dans les nids de l’an dernier il n’y a pas d’oiseaux cette année. J’ai été fou, et je suis raisonnable ; j’ai été don Quichotte de la Manche, et je suis à présent Alonzo Quijano le Bon. Puissent mon repentir et ma sincérité me rendre l’estime que Vos Grâces avaient pour moi ! »
Avant de sombrer dans la folie, Alonzo Quijano s’adonnait pendant tout son temps de libre, soit la plus grande partie de sa journée, à lire des livres de chevalerie. Le plaisir et le goût qu’il en éprouvait étaient tels, qu’il en avait presque entièrement oublié l’administration de ses biens. Il lui est même arrivé de vendre de bons arpents de terre pour acheter de tels livres. Parmi tous les ouvrages qui s’entassaient dans sa maison, aucun ne lui semblait aussi parfait que celui de Feliciano de Silva qui se remarquait par la clarté de sa prose. C’était en particulier le cas des lettres galantes dans lesquelles on pouvait trouver : « La raison de la déraison qu’à ma raison vous faites, affaiblit tellement ma raison, qu’avec raison je me plains de votre beauté » ; ou encore : « Les hauts cieux qui de votre divinité divinement par le secours des étoiles vous fortifient, et vous font méritante des mérites que mérite votre grandeur ». De telles démesures l’avaient amené à perdre le jugement : des nuits entières il se torturait à fin d’essayer de comprendre le sens caché dans ses entrailles. En vain. Et ainsi, à force de peu dormir et de beaucoup lire, son cerveau se dessécha de manière qu’il en vint à perdre le jugement… Les enchantements, galanteries, défis et batailles, amours et blessures, et bien d’autres extravagances qui se fourrèrent dans sa tête firent de ces récits chevaleresques la plus certaine des histoires du monde. Il est alors apparu à Alonzo Quijano, dit « le Bon » absolument nécessaire et convenable, pour sa propre gloire et celle de son pays, de se faire chevalier errant et de s’en aller de par le monde. Don Quichotte déambule, alors, pour démontrer, preuves à l’appui, la véracité des livres, et le fait qu’ils traduisent bien le langage du monde. Mais, ses prouesses se font en sens inverse : tandis que les aventures des livres de chevaleries racontent la mémoire des exploits de ses auteurs, Don Quichotte, lui, part des signes pour prouver le bien fondé des récits (Foucault, 1966). Il lit le monde à travers ces signes. Si quelque chose ne va pas, c’est dans monde, et non pas dans les récits qui disent toujours le vrai. Il faut adapter le monde aux signes sans jamais les questionner. C’est pour cela que la victoire, ou l’échec, face à l’ennemi – les moulins à vent transformés en géants démesurés – importe peu : ce qui compte c’est de combler la réalité des signes. Mais, sa folie n’est pas tout à fait sans repère : de temps en temps il consulte ses livres pour savoir quoi faire, quoi dire et pour être certain que les signes, qui se donnent à voir, sont de la même nature que ceux du texte qu’il lit.Après des années d’errance, don Quichotte reprend ses esprits, redevient Alonzo Quijano et…s’apprête à mourir. Il est entouré de ses amis parmi lesquels son fidèle écuyer Sancho Panza. Tel le chœur antique, Sancho n’aura jamais abandonné son maître, même quand celui-ci se sera embarqué dans des aventures aussi insensées qu’inusitées. Tout au long des mésaventures de ces voyageurs hors temps, venus d’un village oublié dans une province retirée de l’Espagne et situé dans un lieu incertain, se bâtant contre des adversaires imaginaires portant des noms extravagants – le géant Pentapolin – ou oniriques – Le Chevalier des Miroirs -, Sancho parle sans retenue et à haute voix, afin que le Chevalier de la Triste-Figure pût entendre son refus du monde, de la réalité environnante. Sancho fut, sans doute, le premier accompagnant thérapeutique à part entière. Si son seul souci, comme son nom l’indique, était, en début d’ouvrage de se remplir la panse, il se métamorphose au cours de ces périples d’un paysan lourd en un être tellement éduqué qu’il suscite, par la finesse de son jugement, l’étonnement de ceux qu’il a en charge d’administrer dans l’île dont il est nommé gouverneur.Après avoir dormi d’un seul tenant plus de six heures au point que sa nièce et la gouvernante crurent qu’il avait passé dans son sommeil, Don Quichotte s’adresse à ses amis par ces mots : « Félicitez-moi, mes bons seigneurs, de ce que je ne suis plus don Quichotte de la Manche, mais Alonzo Quijano, que des mœurs simples et régulières ont fait surnommer le Bon. Je suis à présent ennemi d’Amadis de Gaule et de la multitude infinie des gens de son lignage; j’ai pris en haine toutes les histoires profanes de la chevalerie errante; je reconnais ma sottise, et le péril où m’a jeté leur lecture; enfin, par la miséricorde de Dieu, achetant l’expérience à mes dépens, je les déteste et les abhorre » (ch. LXXIV, p.1021). Au moment de faire son testament Alonzo Quijano semble n’avoir rien oublié de Don Quichotte ni de son écuyer ainsi que du caractère et de la fidélité de ce dernier : « Ma volonté est qu’ayant eu avec Sancho Panza, qu’en ma folie je fis mon écuyer, certains comptes et certains débats (…) on ne lui réclame rien. (…) Si, de même qu’étant fou j’obtins pour lui le gouvernement de l’île, je pouvais, maintenant que je suis sensé, lui donner celui d’un royaume, je le lui donnerais, parce que la naïveté de son caractère et la fidélité de sa conduite méritent cette récompense » (ch. LXXIV, p.1024). Et se tournant vers Sancho, il ajoute : « Pardonne-moi, ami, l’occasion que je t’ai donnée de paraître aussi fou que moi, en te faisant tomber dans l’erreur où j’étais moi-même, à savoir qu’il y eut et qu’il y a des chevaliers errants en ce monde » (ch. LXXIV, p.1024). »Enfin, la dernière heure de don Quichotte arriva, après qu’il eut reçu tous les sacrements, et maintes fois exécré, par d’énergiques propos, les livres de chevalerie. Le notaire se trouva présent, et il affirma qu’il n’avait jamais lu dans aucun livre de chevalerie qu’aucun chevalier errant fût mort dans son lit avec autant de calme et aussi chrétiennement que don Quichotte. Celui-ci, au milieu de la douleur et des larmes de ceux qui l’assistaient, rendit l’esprit » (ch. LXXIV, p.1027). Don Quichotte de Miguel de Cervantes Saavedra, œuvre majeure de la littérature mondiale, s’impose comme le premier roman moderne ; en 2005, il fêta ses 400 ans. Considéré comme le meilleur roman de tous le temps (Fuentes, 2005), il a connu un énorme succès lors de sa première édition en 1605 et continue à se vendre sans interruption. Traduit en toutes les langues, Don Quichotte a fait l’objet de quelques adaptations cinématographiques ainsi que d’une comédie musicale assez connue. Ce chef-d’œuvre, l’un des ouvrages les plus lus au monde, ne laisse pas le lecteur indifférent et cela à travers des siècles et dans toutes les classes sociales. De même, les savants, tous horizons confondus, ne sont pas restés insensibles aux effets de Don Quichotte qui fut et continue d’être, l’objet d’innombrables commentaires, critiques et analyses en tous genres.Quoi qu’il en soit, Don Quichotte nous envoûte. L’on y lit chaque mot, comme l’on apprécie un grand cru : en en savourant chaque goutte. L’on est captivé par l’apparente folie de son récit, ainsi que par son vertigineux effet onirique et, en même temps, plus d’une fois étonné par la lucidité de sa folie. « Avec du jugement, aurait-il été si héroïque ? » (Unamuno). Don Quichotte meurt une fois « guéri ». Mais, guéri de quoi sinon de sa certitude ? Il était fou parce que figé dans l’imaginaire dépeint dans les livres de chevalerie. C’est la certitude, et non pas le doute, qui rend l’individu fou : « Dans tous les asiles il est tant de fous possédés par tant de certitudes ! » (Pessoa, F. le Bureau de tabac).Chez Don Quichotte, la certitude possède le statut d’un mythe fondateur. S’appuyant sur les vérités dépeintes dans les livres de chevalerie, Don Quichotte part pour retrouver, dans la réalité, la « vison du monde » de ces livres: si les deux ne concordent pas c’est la réalité qui doit être modifiée ; les récits, sacrés, sont eux immuables. Néanmoins, on connaît le personnage, comme on connaît un mythe, c’est-à-dire, sans bien savoir en quoi il consiste. Et c’est sur l’aspect mythique de la réalité, si perceptible chez l’Homme de la Mancha, que je voudrais aujourd’hui proposer quelques pistes de réflexions. Mythes et réalité(s) : les mythes représentent le patrimoine fantasmatique de la culture. Il y a autant de mythes d’origine que de groupements humains (Yvanoff, 1995). Ce sont des récits construits par les peuples pour répondre à des questions restées sans réponse et pour expliquer les causes premières ainsi que l’essence de la réalité. Les mythes de création décrivent le début du monde, de la vie, de la planète, et de l’humanité à partir d’un acte délibéré de création d’un être supérieur. Ils déterminent les règles de conduites, les devoirs et les droits des humains en étroite relation avec le projet divin. Grâce à la cosmologie qu’ils soutiennent, un point de départ permettant de fonder historiquement l’origine de l’homme, des animaux et des choses est créé, ce qui assure le passage du chaos au cosmos, de l’irreprésentable aux représentations langagières. Cela veut dire que les mythes fondateurs de la culture ont, pour les peuples, la même fonction que celle des mythes individuels pour le sujet : une manière d’attribuer des représentations aux affects, permettant (et au sujet et à la culture) de se situer dans l’espace et de se repérer dans le temps. Ses récits jalonnent le chemin, toujours imaginaire, à travers la barre du refoulement reliant le processus primaire au secondaire. Pour Freud, au-delà du fait que la psychanalytique soit imprégnée de mythes : Œdipe, Narcisse…, les théories qui soutiennent notre pratique théorique-clinique, ainsi que toute science, relèvent de la mythologie : « nos théories sont une manière de mythologie ». « En va-t-il autrement pour vous dans le domaine de la physique ? » demande-t-il à Einstein ? (Freud, 1933b, 17). La théorie des pulsions est « notre mythologie », écrit Freud. « Les pulsions sont des êtres mythiques à la fois mais définis et sublimes » (Freud, 1933, 59). Ferenczi disait qu’une des grandes contributions de Freud et de ses élèves fut d’établir que les mythes « sont l’expression symbolique des pulsions refoulées de l’humanité » (Ferenczi, 1913, 21). Par ailleurs, le mythe de l’ordre primitif, tel que Freud l’a dépeint dans Totem et Tabou, n’est que la fin de l’odyssée du « devenir humain » lequel a commencé par un autre mythe, celui d’une catastrophe écologique sans précédent et qu’il nous propose dans Vue d’ensemble des névroses de transfert. Nos théories puisent leur force du postulat, rarement questionné, selon lequel il y aurait une réalité « derrière ». Mais, il ne s’agit, en fait que de représentations. Et « ces représentations, ensuite, nous les qualifions et puis, c’est tout » (Moscovici, 1985, 15). Bion va dans le même sens en écrivant: « Les théories psychanalytiques, ainsi que les énoncés du patients et de l’analyste, sont des représentations d’une expérience émotionnelle » (Bion, 2002, 13). C’est pour cela, que je soutiens que du point de vue de l’économie libidinale, les mythes ont le même statut que celui de la réalité psychique : un récit qui offre des représentations aux pulsions ; et que leur perte peut être expérimentée, et pour le sujet et pour la culture, comme une perte des références identificatoires puisqu’elle déchaîne la circulation pulsionnelle, provoquant le collapsus de la fonction imaginaire et symbolique. (Ceccarelli ; Lindenmeyer, 2006). Pour illustrer la question de la construction de la réalité, j’aimerais évoquer certains énoncés de la physique quantique et montrer quelques points où psychanalyse et physique quantique se recoupent. Nous ne développerons pas ces points car nous ne cherchons pas à nous installer dans une interdisciplinarité que ne peuvent permettre des sciences aux épistémologies si différentes. Néanmoins, les postulats d’une théorie peuvent nous aider à aborder les nôtres sous un autre angle. Par ailleurs, il n’est pas sans intérêt de rappeler que les bouleversements provoqués par les propos freudiens dans notre « vision de monde » sont très proches de ceux introduits par les théories quantiques.La physique mécaniciste fut une conséquence de la sécularisation de la vision sacrée du monde selon laquelle le cosmos était une grande machine conçue et mise en mouvement par Dieu et, par conséquent, non passible d’une analyse plus approfondie. La division entre le « je » et le « monde », basée sur la physique classique, proposait une compréhension rigoureuse et déterministe du monde : le principe de la causalité, selon lequel tout possède une cause spécifique avec un effet prévisible. L’objectivité devient alors l’idéal de la science, qui émerge comme une « religion » avec ses mythes propres et complexes. « Une conséquence du dualisme cartésien est que la plupart des individus se perçoivent comme des sujets isolés existant à l’intérieur’ de leurs corps » (Capra, 2004, 23). Les travaux d’Albert Einstein sur l’espace-temps publiés en 1905 – l’année même de parution des Trois essais, texte de Freud tout aussi révolutionnaire – ont irrémédiablement ébranlé la vision newtonienne du monde, déjà fortement touchée par les travaux de Faraday et de Maxwell sur les phénomènes électromagnétiques. De la même manière que les avancées d’Einstein ont mis en question la physique newtonienne, la perspective freudienne du fonctionnement psychique va, on le sait, tout à fait dans le sens d’une intégration corps/esprit, à l’opposé du cogito ergo sum cartésien qui avait conduit l’homme occidental à s’identifier à sa conscience au détriment de l’ensemble de son être.La dualité onde-particule concernant la nature de la matière est l’affirmation la plus déconcertante de la physique quantique. Selon elle, au niveau subatomique les éléments peuvent également être décrits tantôt comme des particules solides (volume, espaces définis), tantôt comme des ondes qui se propagent dans toutes les directions. Cela veut dire que l’on ne peut songer à un passage linéaire, continu et discret du monde quantique au visible, ce qui amène à poser que la réalité est une construction. Plus on pénètre dans les profondeurs du monde subatomique, et plus on se confronte aux vastes espaces vides et à des champs indistincts de pulsations d’énergie électrique, magnétique, acoustique et gravitationnelle. Avec l’avènement de l’univers quantique, où l’on ne peut jamais dire que la matière existe mais seulement qu’elle présente une probabilité ou une « tendance » à exister et où, de même, les événements possèdent seulement une probabilité ou une « tendance à se produire », le concept de « réalit »», si cher à la vision mécaniciste, fut détruit une fois pour toutes.: l’ordre se soutient du chaos, et les objets solides qui nous entourent sont, au plus profond d’eux-mêmes, composés de vide. Pour la physique quantique, la matière n’est rien d’autre que de l’énergie confinée dans une forme. En plus, parce que nous, les observateurs, nous faisons partie de la « »danse continue d’énergie » qui constitue la totalité de l’univers, parce que, nous aussi, nous sommes faits d’atomes, notre présence dans le dispositif d’observation interviendra forcément dans le résultat final. Il ne s’agit pas seulement de la subjectivité de celui qui observe – le regard de celui qui regarde n’est pas indépendant de sa propre organisation subjective – mais, plutôt, d’une modification dans les étalons énergétiques produite par l’interaction des toiles dynamiques d’énergies et de l’observateur et de l’élément observé. Par exemple : la présence de l’observateur – que ce soit un homme ou une machine – modifie la vitesse de l’atome qui fait l’objet de l’observation, de sorte qu’il est impossible de savoir où était et ou sera cet atome une fois éloignée l’influence perturbatrice. Or, l’impossibilité d’accéder à la réalité « en soi » de la matière ne serait-elle pas un équivalant, sur le mode quantique, de l’impossibilité de vérifier la véracité de la scène originaire (Urszene), dont le rôle est si important pour le développement et la genèse de la névrose et de ses symptômes? L’enfant l’a-t-il vraiment observée, ou n’est elle qu’une représentation (d’une expérience émotionnelle) sur un mode fantasmatique ? Donner une représentation psychique à la pulsion ne serait-ce pas une « tendance à exister » de la réalité psychique ? Le principe d’incertitude, introduit par la physique quantique, – l’on ne sait jamais où se trouve une particule – n’est-il pas assez proche de la notion psychanalytique de l’inconscient, dont on ne connaît que les formations, telles que les lapsus, les oublis, les rêves, le sentiment d’étrangeté (Unheimlich), enfin l’émergence d’une autre scène en des lieux et place les plus inattendus ? Quel(les) est (sont) la(es) corrélation(s) entre les postulats d’Einstein relatifs à l’espace-temps et l’intemporalité de l’inconscient freudien ? Et entre les perturbations énergétiques produites dans une observation par la présence de l’observateur, et les effets de transfert et de contre transfert dans la dynamique psychique qui lie l’analysant et l’analyste dans la cure ? « La séance analytique est un équivalent de situation expérimentale où sont mobilisées et déchaînées des forces passionnelles sans commune mesure avec celles qu’on peut percevoir dans la vie courante, même si elles y sont présentes » (Kipman, 166). En plus, il n’est pas sans intérêt de rappeler que le mot Übertragung (transfert) désigne aussi une transmission au sens de la transmission radiophonique où l’on a une source d’émission d’un côté et, un récepteur de l’autre. Il n’existe aucun lien entre le thème qui fait l’objet de la transmission – de la musique, de la publicité, des nouvelles -, la source de l’émission et l’appareil récepteur.Freud n’a pas été insensible à certains propos quantiques bien qu’il ne les ait jamais nommés comme tels. Trois de ses textes, Psychanalyse et télépathie, Rêves et télépathie et Rêves et occultisme, traitent de phénomènes difficiles à expliquer. Dans Rêves et occultisme, en discutant sur la transmission de la pensée, il semble finir par admettre l’existence de processus télépathiques où, à travers un processus physique, un processus mental est transformé, transmis et, finalement, retransformé au niveau du récepteur. La conclusion de Freud nous invite à la réflexion : « Je dirais même que la psychanalyse nous a préparés à admettre des phénomènes comme la télépathie, en insérant l’inconscient entre le physique et ce qu’on a appelé jusqu’ici le psychique. » (Freud, 1917, 79). Ce texte suggère, enfin, que, pour Freud, les processus mentaux possèdent de la matérialité, dans le sens quantique du mot, et qu’ils peuvent, pour cette raison, être transformés en énergie, être transmis et reconvertis en processus mentaux à l’autre extrémité. Une premières découvertes freudiennes et des plus précoces a été celle de la pluralité des acteurs psychiques, ce qui ne peut se comprendre qu’à partir du point de vue dynamique qui prend en compte les rapports de forces conflictuelles, et donc les dépenses d’énergie sous-jacentes à toute formation psychique. C’est grâce au dynamisme pulsionnel, c’est-à-dire, aux mouvements de déplacement et de transfert d’énergie, que l’on peut appréhender les divers aspects du Moi ainsi que la diversité des fonctions responsables de l’interface monde extérieur, monde intérieur et du corps. Les mouvements identificatoires constitutifs du Moi et les cas dits de multiples personnalités y trouvent aussi leur compréhension (Freud, 1923). Bref, pour Freud le Moi, résultat conscient des processus inconscients de l’identification, est vécu par des forces inconnues, et n’est qu’une synthèse ponctuelle, forcément fantasmatique, que l’individu est obligé de faire, malgré l’impossibilité inhérente de le faire, dès qu’il essaie de parler de lui-même. Le Moi serait une espèce de « toile de fond », établie à chaque instant dans ce mouvement autant particulier que paradoxal répété pour toujours, et ayant pour soubassement les contenus toujours en mouvement du refoulé, ce qui donne, à chacun, le sentiment d’être toujours la même personne. (Peut-on déceler certains points de tangence entre la mobilité des représentations constitutives du Moi et les concepts de déterritorialisation et reterritorialisation chez Deleuze et Guattari ?) Malheureusement, comme le remarque Bompart-Porte (2006), beaucoup de l’originalité de la pensée freudienne s’est égarée avec l’introduction en psychanalyse, par Lacan, de la notion de structure et de celle du sujet d’inspiration augustinienne. Toujours selon Bompart-Porte, l’importance attribuée par Freud à l’hétéronomie du psychisme l’a amené à restreindre volontairement la notion de sujet à sa fonction grammaticale. Quoi qu’il en soit, tant la physique quantique que la psychanalyse, deux sciences contemporaines l’une de l’autre, « rompent avec la prétention de vérité et de réalité fixées et immuables, avec la conception de temps et d’ordre efficace » (Xavier de Albuquerque, 2000). Toutes deux sont des tentatives – chacune avec la mythologie qui lui est propre, au sens avancé par Freud et rappelé plus haut – de parler des origines, et, donc, de créer et de lire, de décrire et de justifier le monde. Ces créations, bien qu’elles ne soient que des modèles sans aucune référence à une Vérité Ultime, nous permettent de mettre de l’ordre dans le chaos, de passer, dans la terminologie psychanalytique, des processus primaires aux représentations du processus secondaire. Bref de créer un état « d’ordre », par le bais du refoulement, décrit comme civilisation, avec tout le malaise qu’il renferme (Freud, 1930). Le chevalier de la Triste-figure Don Quichotte a lu et compris les récits des livres de chevalerie comme l’unique possibilité de saisir le monde. Et quand le monde n’y correspondait pas il lui fallait, le corriger, le récrire, pour que la seule lecture du monde, en accord avec les idéaux de la noble chevalerie, soit maintenue. Le notaire qui a témoigné de ses derniers instants affirma que Don Quichotte mourut avec un calme et de façon si chrétienne qu’il n’en avait jamais lu chez aucun chevalier dépeint dans les livres de chevalerie. Alonzo Quijano le Bon meurt en paix après avoir quitté l’incertitude de la réalité, fait un détour par la folie de la certitude, et avoir, finalement, compris que toute approche de la réalité n’est qu’une construction. C’est-à-dire, qu’il n’y a pas de réalité ultime, de mythe premier. Cervantès appartient, certes, à la tradition intellectuelle d’Érasme de Rotterdam, « une chandelle rapidement soufflée par les vents froids et dogmatiques de la Contre-réforme » (Fuentes, 2005), dont les œuvres se virent jeter l’anathème par l’Inquisition, et dont le testament restera un secret. Don Quichotte déambule à travers l’univers érasmien dans lequel toute vérité est suspecte, et tout baigne dans l’incertitude. Et le roman, tel que nous le comprenons, et le résultat du mariage entre la sagesse de Rotterdam et la folie de la Manche. Mais en renonçant à un mythe fondateur Cervantès annonce aussi, des siècles à l’avance, certains propos quantiques, par rapport à l’appréhension de la réalité, ainsi que des propos psychanalytiques concernant les fonctions des mythes, donc la réalité psychique, dans la constitution du psychisme et du délire comme tentative de guérison. Don Quichotte est « guéri », rappelons le, lorsque, soulagé, il comprend qu’il n’y a pas une réalité préalable à saisir. Don Quichotte ne fait pas qu’exprimer la naissance du roman moderne, il montre aussi que la réalité n’est pas fixe, mais changeante, qu’elle ne peut être approchée qu’après que l’on a renoncé à la définir une fois pour toutes. À travers son Don Quichotte, Cervantès dépasse le « su » et transgresse, au sens que Piera Aulagnier donne à ce mot, « une vérité jusqu’alors pensée comme sacrée et comme garantie d’un savoir (et donc d’une maîtrise possible) sur le monde » (Aulagnier, 1969, 70). La transgression produit alors des points tournants, sans qu’il existe, bien entendu, une transgression « ultime », ce qui équivaudrait à récréer le mythe d’un absolu de la connaissance. Don Quichotte est troublant parce que d’une actualité déconcertante. Réflexions finalesNous l’avons vu, nos théories sont une forme de mythologie. Cela dit, il est toujours important de rappeler que c’est le fait que diverses lectures du réel soient possible qui permet l’existence du discours scientifique, du discours mystique, du discours religieux, du discours politique etc.. Ces discours, chacun à partir de ses propres référentiels, proposent différentes constructions de la réalité. Néanmoins, ce qui caractérise le discours scientifique c’est la possibilité de mettre en cause la certitude de ses énoncés. En même temps, lorsqu’un discours ne supporte pas de critiques, quand les références théoriques qui le soutiennent se transforment en dogmes, le discours se transforme en religion, et leurs présupposés en lois sacrées. Parce que nous sommes des animaux de horde conduits par un chef (Freud, 1921), nous nous regroupons selon la pensée – qui occupe ici la place du chef – qui nous semble la plus « correcte ». Mais, la plus correcte par rapport à quoi, si ce n’est par rapport aux modèles qui, transférentiellement, pansent le mieux nos angoisses ? Nous parlons, alors, d’objets internes, dynamiques pulsionnelles, mouvements identificatoires, signifiants constitutifs du sujet, d’éléments alpha et bêta, d’objets transitionnels… Mais, au fond, qu’est-ce qui est en jeu si ce n’est le transfert vers la théorie qui nous offre les représentations qui nous semblent les plus adéquates, les plus capables de mettre en parole les souffrances, jusque là vécues sous des expressions diverses de l’angoisse qui nourrissaient les symptômes névrotiques. C’est-à-dire, les paroles constitutives du mythe individuel. Regroupés autour d’elles, nous créons des institutions qui s’appuient sur leurs référents tant théoriques que cliniques dans la tentative d’expliquer l’inexplicable, de parler de l’indicible. Hélas, nous oublions, assez fréquemment, que le transfert est un investissement imaginaire (Ceccarelli, 2005). En même temps, croire qu’une configuration pulsionnelle est plus vraie qu’une autre, la seule productrice de « santé psychique », risque de traiter les mythes fondateurs dans une perspective fondamentaliste entendue comme la seule capable de produire de la « normalité ». À partir de là, nos théories, transformées en instruments idéologiques, ne serviraient qu’à dicter comment la circulation pulsionnelle doit se produire. L’on n’entend pas une dynamique psychique qui nous paraît étrange (Unheimlich), et l’on renferme notre écoute dans notre façon de concevoir la circulation des affects. Un tel mécanisme de défense nous fait oublier que les constructions syntagmatiques que nous utilisons pour « lire » le monde ne sont qu’une possibilité, parmi tant d’autres, de conforter notre détresse (Hilflosigkeit). Cela veut dire que les mythes ont, aussi, une fonction idéologique très importante : celle d’assurer que l’ordre symbolique, qui soutient l’ordre social, soit perçu comme une chose sacrée, universelle et immuable, plutôt que comme une construction socio-historique arbitraire datée dans le temps et dans l’espace. (Sousa Filho, 2003). A côté des grands « transgresseurs » de l’histoire – Galilée, Darwin, Freud, pour ne citer que les plus connus, auxquels j’ajouterais volontiers Cervantès, et sans oublier ceux qui furent brûlés comme « hérétiques » – la petite histoire est riche d’exemples de « petites transgressions » perpétrées par ceux, et celles, qui ont osé s’élever contre l’ordre établi. Quand cela arrive, le savoir en place est renversé par un nouveau savoir qui, le temps venu sera, lui aussi, remplacé par un autre issu d’une nouvelle transgression. Et ainsi de suite. La vérité est une invention interprétative, dont les concepts sont datés, et qui dure jusqu’à ce qu’une autre vérité vienne la remplacer (Foucault, 2000 pour l’édition brésilienne). C’est ce mouvement transgresseur qui fait avancer la réflexion théorico-pratique, et cela dans n’importe quel champ de la connaissance. Aussi, la transgression a-t-elle une dimension éthique liée à l’idée de nouvelles voies vers d’autres vérités : elle est une création qui marque la potentialité de résistance [à la répétition du même]. Voilà ce qui manque parfois à la pratique clinique actuelle : la transgression qui nous ferait quitter l’abri (sécurisant ?) d’une vérité acquise, laquelle se manifeste sous la forme d’un transfert passionnel vers une pensée, une théorie ou encore vers un pouvoir idéalisé. Ce cas de figure produit une négation de toute perception qui risquerait de mettre à jour la pathologie du rapport. L’état apparemment a-conflictuel qui en découle a comme conséquence la création de groupes de professionnels « unis par le transfert ». En contrepartie, tous les autres professionnels affectés par d’autres mouvements transférentiels risquent de devenir la cible par excellence des projections issues des motions pulsionnelles agressives produites à l’intérieur du groupe, ce qui leur donne parfois l’appellation de « mauvais analystes ». Et là… la possibilité d’écoute de la souffrance de l’autre se voit compromise.
Paulo Roberto Ceccarelli
Article publié dans Chimères n°68 / 2008
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« Au moment où le maître, le colonisateur proclament « il n’y a jamais eu de peuple ici », le peuple qui manque est un devenir, il s’invente, dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer » Gilles Deleuze / l’Image-temps
« Cela ne peut signifier qu’une chose : non pas qu’il n’y a pas de route pour en sortir, mais que l’heure est venue d’abandonner toutes les vieilles routes » Aimé Césaire / Lettre à Maurice Thorez
C’est en solidarité pleine et sans réserve aucune que nous saluons le profond mouvement social qui s’est installé en Guadeloupe, puis en Martinique, et qui tend à se répandre à la Guyane et à la Réunion. Aucune de nos revendications n’est illégitime. Aucune n’est irrationnelle en soi, et surtout pas plus démesurée que les rouages du système auquel elle se confronte. Aucune ne saurait donc être négligée dans ce qu’elle représente, ni dans ce qu’elle implique en relation avec l’ensemble des autres revendications. Car la force de ce mouvement est d’avoir su organiser sur une même base ce qui jusqu’alors s’était vu disjoint, voire isolé dans la cécité catégorielle –– à savoir les luttes jusqu’alors inaudibles dans les administrations, les hôpitaux, les établissements scolaires, les entreprises, les collectivités territoriales, tout le monde associatif, toutes les professions artisanales ou libérales… Mais le plus important est que la dynamique du Lyannaj – qui est d’allier et de rallier, de lier relier et relayer tout ce qui se trouvait désolidarisé – est que la souffrance réelle du plus grand nombre (confrontée à un délire de concentrations économiques, d’ententes et de profits) rejoint des aspirations diffuses, encore inexprimables mais bien réelles, chez les jeunes, les grandes personnes, oubliés, invisibles et autres souffrants indéchiffrables de nos sociétés. La plupart de ceux qui y défilent en masse découvrent (ou recommencent à se souvenir) que l’on peut saisir l’impossible au collet, ou enlever le trône de notre renoncement à la fatalité.
Cette grève est donc plus que légitime, et plus que bienfaisante, et ceux qui défaillent, temporisent, tergiversent, faillissent à lui porter des réponses décentes, se rapetissent et se condamnent.
Dès lors, derrière le prosaïque du « pouvoir d’achat » ou du « panier de la ménagère », se profile l’essentiel qui nous manque et qui donne du sens à l’existence, à savoir : le poétique. Toute vie humaine un peu équilibrée s’articule entre, d’un côté, les nécessités immédiates du boire-survivre-manger (en clair : le prosaïque) ; et, de l’autre, l’aspiration à un épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d’honneur, de musique, de chants, de sports, de danses, de lectures, de philosophie, de spiritualité, d’amour, de temps libre affecté à l’accomplissement du grand désir intime (en clair : le poétique). Comme le propose Edgar Morin, le vivre-pour-vivre, tout comme le vivre-pour-soi n’ouvrent à aucune plénitude sans le donner-à-vivre à ce que nous aimons, à ceux que nous aimons, aux impossibles et aux dépassements auxquels nous aspirons.
La « hausse des prix » ou « la vie chère » ne sont pas de petits diables-ziguidi qui surgissent devant nous en cruauté spontanée, ou de la seule cuisse de quelques purs békés. Ce sont les résultantes d’une dentition de système où règne le dogme du libéralisme économique. Ce dernier s’est emparé de la planète, il pèse sur la totalité des peuples, et il préside dans tous les imaginaires – non à une épuration ethnique, mais bien à une sorte « d’épuration éthique 1″ (entendre : désenchantement, désacralisation, désymbolisation, déconstruction même) de tout le fait humain. Ce système a confiné nos existences dans des individuations égoïstes qui vous suppriment tout horizon et vous condamnent à deux misères profondes : être « consommateur » ou bien être « producteur ». Le consommateur ne travaillant que pour consommer ce que produit sa force de travail devenue marchandise ; et le producteur réduisant sa production à l’unique perspective de profits sans limites pour des consommations fantasmées sans limites. L’ensemble ouvre à cette socialisation anti-sociale, dont parlait André Gorz, et où l’économique devient ainsi sa propre finalité et déserte tout le reste. Alors, quand le « prosaïque » n’ouvre pas aux élévations du » poétique « , quand il devient sa propre finalité et se consume ainsi, nous avons tendance à croire que les aspirations de notre vie, et son besoin de sens, peuvent se loger dans ces codes-barres que sont « le pouvoir d’achat » ou « le panier de la ménagère ». Et pire : nous finissons par penser que la gestion vertueuse des misères les plus intolérables relève d’une politique humaine ou progressiste. Il est donc urgent d’escorter les « produits de premières nécessités », d’une autre catégorie de denrées ou de facteurs qui relèveraient résolument d’une « haute nécessité ». Par cette idée de « haute nécessité », nous appelons à prendre conscience du poétique déjà en œuvre dans un mouvement qui, au-delà du pouvoir d’achat, relève d’une exigence existentielle réelle, d’un appel très profond au plus noble de la vie.
Alors que mettre dans ces « produits » de haute nécessité ?
C’est tout ce qui constitue le cœur de notre souffrant désir de faire peuple et nation, d’entrer en dignité sur la grand-scène du monde, et qui ne se trouve pas aujourd’hui au centre des négociations en Martinique et en Guadeloupe, et bientôt sans doute en Guyane et à la Réunion.
D’abord, il ne saurait y avoir d’avancées sociales qui se contenteraient d’elles-mêmes. Toute avancée sociale ne se réalise vraiment que dans une expérience politique qui tirerait les leçons structurantes de ce qui s’est passé. Ce mouvement a mis en exergue le tragique émiettement institutionnel de nos pays, et l’absence de pouvoir qui lui sert d’ossature. Le « déterminant » ou bien le « décisif » s’obtient par des voyages ou par le téléphone. La compétence n’arrive que par des émissaires. La désinvolture et le mépris rôdent à tous les étages. L’éloignement, l’aveuglement et la déformation président aux analyses. L’imbroglio des pseudos pouvoirs Région-Département-Préfet, tout comme cette chose qu’est l’association des maires, ont montré leur impuissance, même leur effondrement, quand une revendication massive et sérieuse surgit dans une entité culturelle historique identitaire humaine, distincte de celle de la métropole administrante, mais qui ne s’est jamais vue traitée comme telle. Les slogans et les demandes ont tout de suite sauté par-dessus nos « présidents locaux » pour s’en aller mander ailleurs. Hélas, tout victoire sociale qui s’obtiendrait ainsi (dans ce bond par-dessus nous-mêmes), et qui s’arrêterait là, renforcerait notre assimilation, donc conforterait notre inexistence au monde et nos pseudos pouvoirs.
Ce mouvement se doit donc de fleurir en vision politique, laquelle devrait ouvrir à une force politique de renouvellement et de projection apte à nous faire accéder à la responsabilité de nous-mêmes par nous-mêmes et au pouvoir de nous-mêmes sur nous-mêmes. Et même si un tel pouvoir ne résoudrait vraiment aucun de ces problèmes, il nous permettrait à tout le moins de les aborder désormais en saine responsabilité, et donc de les traiter enfin plutôt que d’acquiescer aux sous-traitances. La question békée et des ghettos qui germent ici où là, est une petite question qu’une responsabilité politique endogène peut régler. Celle de la répartition et de la protection de nos terres à tous points de vue aussi. Celle de l’accueil préférentiel de nos jeunes tout autant. Celle d’une autre Justice ou de la lutte contre les fléaux de la drogue en relève largement… Le déficit en responsabilité crée amertume, xénophobie, crainte de l’autre, confiance réduite en soi… La question de la responsabilité est donc de haute nécessité. C’est dans l’irresponsabilité collective que se nichent les blocages persistants dans les négociations actuelles. Et c’est dans la responsabilité que se trouve l’invention, la souplesse, la créativité, la nécessité de trouver des solutions endogènes praticables. C’est dans la responsabilité que l’échec ou l’impuissance devient un lieu d’expérience véritable et de maturation. C’est en responsabilité que l’on tend plus rapidement et plus positivement vers ce qui relève de l’essentiel, tant dans les luttes que dans les aspirations ou dans les analyses.
Ensuite, il y a la haute nécessité de comprendre que le labyrinthe obscur et indémêlable des prix (marges, sous-marges, commissions occultes et profits indécents) est inscrit dans une logique de système libéral marchand, lequel s’est étendu à l’ensemble de la planète avec la force aveugle d’une religion. Ils sont aussi enchâssés dans une absurdité coloniale qui nous a détournés de notre manger-pays, de notre environnement proche et de nos réalités culturelles, pour nous livrer sans pantalon et sans jardins-bokay aux modes alimentaires européens. C’est comme si la France avait été formatée pour importer toute son alimentation et ses produits de grande nécessité depuis des milliers et des milliers de kilomètres. Négocier dans ce cadre colonial absurde avec l’insondable chaîne des opérateurs et des intermédiaires peut certes améliorer quelque souffrance dans l’immédiat ; mais l’illusoire bienfaisance de ces accords sera vite balayée par le principe du « Marché » et par tous ces mécanismes que créent un nuage de voracités, (donc de profitations nourries par « l’esprit colonial » et régulées par la distance) que les primes, gels, aménagements vertueux, réductions opportunistes, pianotements dérisoires de l’octroi de mer, ne sauraient endiguer. Il y a donc une haute nécessité à nous vivre caribéens dans nos imports-exports vitaux, à nous penser américain pour la satisfaction de nos nécessités, de notre autosuffisance énergétique et alimentaire. L’autre très haute nécessité est ensuite de s’inscrire dans une contestation radicale du capitalisme contemporain qui n’est pas une perversion mais bien la plénitude hystérique d’un dogme. La haute nécessité est de tenter tout de suite de jeter les bases d’une société non économique, où l’idée de développement à croissance continuelle serait écartée au profit de celle d’épanouissement ; où emploi, salaire, consommation et production serait des lieux de création de soi et de parachèvement de l’humain. Si le capitalisme (dans son principe très pur qui est la forme contemporaine) a créé ce Frankenstein consommateur qui se réduit à son panier de nécessités, il engendre aussi de bien lamentables « producteurs » – chefs d’entreprises, entrepreneurs, et autres socioprofessionnels ineptes – incapables de tressaillements en face d’un sursaut de souffrance et de l’impérieuse nécessité d’un autre imaginaire politique, économique, social et culturel. Et là, il n’existe pas de camps différents. Nous sommes tous victimes d’un système flou, globalisé, qu’il nous faut affronter ensemble. Ouvriers et petits patrons, consommateurs et producteurs, portent quelque part en eux, silencieuse mais bien irréductible, cette haute nécessité qu’il nous faut réveiller, à savoir : vivre la vie, et sa propre vie, dans l’élévation constante vers le plus noble et le plus exigeant, et donc vers le plus épanouissant. Ce qui revient à vivre sa vie, et la vie, dans toute l’ampleur du poétique. On peut mettre la grande distribution à genoux en mangeant sain et autrement. On peut renvoyer la Sara et les compagnies pétrolières aux oubliettes, en rompant avec le tout automobile.
On peut endiguer les agences de l’eau, leurs prix exorbitants, en considérant la moindre goutte sans attendre comme une denrée précieuse, à protéger partout, à utiliser comme on le ferait des dernières chiquetailles d’un trésor qui appartient à tous.
On ne peut vaincre ni dépasser le prosaïque en demeurant dans la caverne du prosaïque, il faut ouvrir en poétique, en décroissance et en sobriété. Rien de ces institutions si arrogantes et puissantes aujourd’hui (banques, firmes transnationales, grandes surfaces, entrepreneurs de santé, téléphonie mobile…) ne sauraient ni ne pourraient y résister.
Enfin, sur la question des salaires et de l’emploi. Là aussi il nous faut déterminer la haute nécessité. Le capitalisme contemporain réduit la part salariale à mesure qu’il augmente sa production et ses profits. Le chômage est une conséquence directe de la diminution de son besoin de main d’œuvre. Quand il délocalise, ce n’est pas dans la recherche d’une main d’œuvre abondante, mais dans le souci d’un effondrement plus accéléré de la part salariale. Toute déflation salariale dégage des profits qui vont de suite au grand jeu welto de la finance. Réclamer une augmentation de salaire conséquente n’est donc en rien illégitime : c’est le début d’une équité qui doit se faire mondiale.
Quant à l’idée du « plein emploi », elle nous a été clouée dans l’imaginaire par les nécessités du développement industriel et les épurations éthiques qui l’ont accompagnée. Le travail à l’origine était inscrit dans un système symbolique et sacré (d’ordre politique, culturel, personnel) qui en déterminait les ampleurs et le sens. Sous la régie capitaliste, il a perdu son sens créateur et sa vertu épanouissante à mesure qu’il devenait, au détriment de tout le reste, tout à la fois un simple « emploi », et l’unique colonne vertébrale de nos semaines et de nos jours. Le travail a achevé de perdre toute signifiance quand, devenu lui-même une simple marchandise, il s’est mis à n’ouvrir qu’à la consommation. Nous sommes maintenant au fond du gouffre. Il nous faut donc réinstaller le travail au sein du poétique. Même acharné, même pénible, qu’il redevienne un lieu d’accomplissement, d’invention sociale et de construction de soi, ou alors qu’il en soit un outil secondaire parmi d’autres. Il y a des myriades de compétences, de talents, de créativités, de folies bienfaisantes, qui se trouvent en ce moment stérilisés dans les couloirs ANPE et les camps sans barbelés du chômage structurel né du capitalisme. Même quand nous nous serons débarrassés du dogme marchand, les avancées technologiques (vouées à la sobriété et à la décroissance sélective) nous aiderons à transformer la valeur-travail en une sorte d’arc-en-ciel, allant du simple outil accessoire jusqu’à l’équation d’une activité à haute incandescence créatrice. Le plein emploi ne sera pas du prosaïque productiviste, mais il s’envisagera dans ce qu’il peut créer en socialisation, en autoproduction, en temps libre, en temps mort, en ce qu’il pourra permettre de solidarités, de partages, de soutiens aux plus démantelés, de revitalisations écologiques de notre environnement… Il s’envisagera en « tout ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ». Il y aura du travail et des revenus de citoyenneté dans ce qui stimule, qui aide à rêver, qui mène à méditer ou qui ouvre aux délices de l’ennui, qui installe en musique, qui oriente en randonnée dans le pays des livres, des arts, du chant, de la philosophie, de l’étude ou de la consommation de haute nécessité qui ouvre à création – créaconsommation. En valeur poétique, il n’existe ni chômage ni plein emploi ni assistanat, mais autorégénération et autoréorganisation, mais du possible à l’infini pour tous les talents, toutes les aspirations. En valeur poétique, le PIB des sociétés économiques révèle sa brutalité.
Voici ce premier panier que nous apportons à toutes les tables de négociations et à leurs prolongements : que le principe de gratuité soit posé pour tout ce qui permet un dégagement des chaînes, une amplification de l’imaginaire, une stimulation des facultés cognitives, une mise en créativité de tous, un déboulé sans manman de l’esprit. Que ce principe balise les chemins vers le livre, les contes, le théâtre, la musique, la danse, les arts visuels, l’artisanat, la culture et l’agriculture… Qu’il soit inscrit au porche des maternelles, des écoles, des lycées et collèges, des universités et de tous les lieux connaissance et de formation… Qu’il ouvre à des usages créateurs des technologies neuves et du cyberespace. Qu’il favorise tout ce qui permet d’entrer en Relation (rencontres, contacts, coopérations, interactions, errances qui orientent) avec les virtualités imprévisibles du Tout-Monde… C’est le gratuit en son principe qui permettra aux politiques sociales et culturelles publiques de déterminer l’ampleur des exceptions. C’est à partir de ce principe que nous devrons imaginer des échelles non marchandes allant du totalement gratuit à la participation réduite ou symbolique, du financement public au financement individuel et volontaire… C’est le gratuit en son principe qui devrait s’installer aux fondements de nos sociétés neuves et de nos solidarités imaginantes…
Projetons nos imaginaires dans ces hautes nécessités jusqu’à ce que la force du Lyannaj ou bien du vivre-ensemble, ne soit plus un « panier de ménagère », mais le souci démultiplié d’une plénitude de l’idée de l’humain.
Imaginons ensemble un cadre politique de responsabilité pleine, dans des sociétés martiniquaise guadeloupéenne guyanaise réunionnaise nouvelles, prenant leur part souveraine aux luttes planétaires contre le capitalisme et pour un monde écologiquement nouveau.
Profitons de cette conscience ouverte, à vif, pour que les négociations se nourrissent, prolongent et s’ouvrent comme une floraison dans une audience totale, sur ces nations qui sont les nôtres.
An gwan lodyans qui ne craint ni ne déserte les grands frissons de l’utopie.
Nous appelons donc à ces utopies où le Politique ne serait pas réduit à la gestion des misères inadmissibles ni à la régulation des sauvageries du « Marché », mais où il retrouverait son essence au service de tout ce qui confère une âme au prosaïque en le dépassant ou en l’instrumentalisant de la manière la plus étroite.
Nous appelons à une haute politique, à un art politique, qui installe l’individu, sa relation à l’Autre, au centre d’un projet commun où règne ce que la vie a de plus exigeant, de plus intense et de plus éclatant, et donc de plus sensible à la beauté.
Ainsi, chers compatriotes, en nous débarrassant des archaïsmes coloniaux, de la dépendance et de l’assistanat, en nous inscrivant résolument dans l’épanouissement écologique de nos pays et du monde à venir, en contestant la violence économique et le système marchand, nous naîtrons au monde avec une visibilité levée du post-capitalisme et d’un rapport écologique global aux équilibres de la planète…
Alors voici notre vision : Petits pays, soudain au cœur nouveau du monde, soudain immenses d’être les premiers exemples de sociétés post-capitalistes, capables de mettre en œuvre un épanouissement humain qui s’inscrit dans l’horizontale plénitude du vivant…
Ernest Breleur / Patrick Chamoiseau / Serge Domi / Gérard Delver / Edouard Glissant / Guillaume Pigeard de Gurbert / Olivier Portecop / Olivier Pulvar / Jean-Claude William
16 février 2009
Manifestation à Paris samedi 21 février
Place de la République à l’appel de Continuité LKP
(Liyannaj Kont Pwofitasyon)