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Vandales et migrants – inhospitalité contemporaine / Alain Brossat

Nos philosophes sont vraiment de grands enfants. Ils ont fait de l’hospitalité, motif enchanté par excellence, un de leurs motifs de prédilection – Nancy, Derrida, Schérer -  Je sens que Badiou lui-même ne va pas tarder à s’y mettre… Mais pourquoi ériger l’hospitalité à la dignité du concept plutôt que son contraire, l’inhospitalité, le refus d’hospitalité ou bien encore l’hospitalité feinte, plus ou moins traîtresse qui, pourtant, dans la vie des sociétés et dans l’histoire, se rencontre de manière bien plus courante ?

La première chose que doit bien admettre le sujet éthique contemporain, lorsqu’il prend acte de ce que l’hospitalité a, à rigoureusement parler, un pacte avec l’infini, je veux dire qu’elle se doit, pour faire vraiment sens, d’être inconditionnelle, c’est ceci : elle ne saurait, pour ce qui le concerne, lui, elle, constituer une norme de conduite, elle est vouée, pour lui, pour elle, à demeurer un « cristal », un idéal impraticable, une idéalité teintée de sublime – lequel/laquelle d’entre nous est prêt à ouvrir toutes grandes les portes de son petit chez soi au premier inconnu venu, ceci sans condition aucune ?
Il est intéressant que le mouvement ou le geste spontané des philosophes soit de se passionner plutôt pour cette étoile lointaine brillant au firmament de l’utopie éthique plutôt que pour ce vaste domaine de conduites, de discours, de politiques qui peut se subsumer sous le nom d’inhospitalité. Je ne veux pas dire que les philosophes ne se prononcent jamais contre les dénis d’hospitalité, contre les politiques et les actions hostiles aux migrants, ce serait injuste, ce que je veux dire, c’est simplement ceci : l’inhospitalité n’est pas conceptualisée comme telle par la philosophie, s’il peut arriver qu’elle soit dénoncée politiquement, dans des occasions précises – ceci sur le mode de l’indignation, de la colère ou de la honte. D’ailleurs, c’est au point qu’il n’est même pas tout à fait sûr que le terme existe en français : au moment où je le compose sur mon ordinateur, mon correcteur d’orthographe me signale que je suis en train de fabriquer un néologisme. Le terme, en effet, ne figure pas dans la plupart des dictionnaires courants. Inhospitalier, oui, mais pas inhospitalité.

Bref, pour amorcer une réflexion sur le sujet, c’est plutôt vers les récits traditionnels, les contes et légendes, ou, dans le domaine des arts contemporains, vers le cinéma, un art autrement en prise sur le réel que la philosophie, qu’il conviendrait de se tourner. Je regardais récemment un film japonais un peu convenu, Aragami, de Ryuhei Kitamura (2003), un film de samouraï qui brode efficacement sur ce motif : dans un Japon plus ou moins immémorial  autant qu’imaginaire des guerres de clans, deux samouraïs gravement blessés se réfugient dans un temple perdu au milieu de la montagne. Ils y sont accueillis et secourus par une mystérieuse belle jeune femme et un noble guerrier. L’un d’eux succombe à ses blessures, l’autre, miraculeusement guéri, ne tarde pas à comprendre qu’il y a anguille sous roche : en vérité, ces hôtes salvateurs sont des démons qui, las de leur immortalité, le retiennent dans le temple dans l’espoir d’être tués par lui. Mais les choses ne sont pas si simples : pour s’en tirer, il lui faudra affronter en combat singulier le démon mâle qui est à peu près invincible au sabre… Bref, on voit comment dans ce conte revisité par l’industrie cinématographique contemporaine, l’hospitalité affichée va se perdre dans les labyrinthes de toutes sortes de « diableries ». Le cinéma ne remplit jamais mieux son rôle de machine à penser que quand il « complique » ainsi les figures simples et les belles histoires morales à souhait. On pourrait organiser un festival de six mois au moins, rien qu’avec des films d’hier et d’aujourd’hui, qui traitent sous les angles les plus différents ce motif de l’hospitalité en trompe-l’oeil, du déni d’hospitalité, sans parler, tout simplement, du rejet de l’étranger. Le cinéma fait donc là le boulot que ne fait guère la philosophie…

L’une des raisons pour lesquelles la philosophie « cale » sur le sujet de l’inhospitalité est sans doute que celle-ci, dans les sociétés contemporaines, ne saurait être une affaire privée, qu’elle est le fait, massivement, des Etats en premier lieu. Autant, à rigoureusement parler, on ne peut pas demander à des Etats de pratiquer l’hospitalité, celle-ci étant inconditionnelle et infinie, ce qui heurte de front toute espèce de rationalité gouvernementale, autant donc on doit établir une distinction conceptuelle claire et nette entre pratique de l’hospitalité et respect des droits humains – autant on est en droit aujourd’hui de s’étonner de ce prodige : s’il est avéré que l’hospitalité ne saurait se convertir en politique, à proprement parler, il apparaît en contrepartie que l’inhospitalité, elle, peut être une politique, et elle le peut tellement qu’elle est devenue, jusqu’à quelques relatifs et tout provisoires retournements récents,  la loi d’airain des politiques européennes face aux étrangers précaires, aux migrants et demandeurs d’asile.
La philosophie se sent à l’aise avec l’hospitalité dans la mesure où celle-ci est quelque chose qui se joue entre les hommes et les dieux, soit des objets familiers à sa grande tradition – ce n’est pas pour rien que René Schérer a titré son beau livre sur l’hospitalité  Zeus hospitalier. La philosophie d’orientation éthique a beaucoup plus de mal avec la critique de l’Etat. Or, parler de l’inhospitalité contemporaine, c’est parler de l’Etat en premier lieu, et, au sens que Foucault donne à cette expression, du gouvernement des vivants.
Cette sorte de sursaut auquel on a assisté récemment en Allemagne, marqué par ces scènes où l’on voit des gens ordinaires accueillir les migrants exténués à la gare de Munich avec des sourires et des victuailles, leur souhaitant la bienvenue montre bien que le cœur de l’inhospitalité contemporaine, en Europe, c’est l’Etat, c’est le gouvernement des vivants, ce ne sont pas les populations : que certains gouvernants opèrent, pour des raisons qui leur appartiennent, un changement de cap spectaculaire qui, à l’usage apparaît comme l’arbre qui cache la forêt  – c’est en tout cas ce qui nous permet de voir aussitôt qu’il n’est pas vrai que les opinions ouest-européennes font désormais bloc autour du rejet de l’étranger et des fièvres xénophobes. Dès lors que l’autorité change de pied et de ton sur ces questions, l’on voit toutes sortes de brèches s’ouvrir dans le prétendu consensus autour des énoncés trempés dans la bile du ressentiment à l’endroit de l’étranger – on ne peut pas accueillir toute la misère du monde, la barque est pleine, etc.

Pour comprendre donc ce qui est en jeu dans les migrations actuellement en cours, la première des filières à remonter n’est donc pas celle des sensibilités, des humeurs, des incompatibilités surgissant des tréfonds d’un corps social divisé, usé et désorienté, mais bien des formes contemporaines du gouvernement des vivants, dans leur relation avec la puissance des Etats ou, aujourd’hui, des conglomérats d’Etats. Le récit moyen que les Etats et gouvernements européens se sont efforcés d’accréditer jusqu’aux récentes inflexions était celui d’une forteresse assiégée par des aliens venus d’ailleurs pour des  raisons qui nous sont parfaitement étrangères et dont les déplacements relèveraient de motifs nébuleux et, assurément, irrecevables dans la grande majorité des cas. Ce récit des migrations vers l’Europe conçues comme une sorte de fléau ou de catastrophe naturelle est ce qui a motivé la fermeture des frontières, la liquidation du droit d’asile et la mise en place de ces dispositifs d’arrêt qui, en Méditerranée, ont coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes depuis le début de ce siècle. On pourrait appeler cela un crime contre l’humanité. En tout cas, ce que l’on peut dire à ce propos de façon assurée, c’est que la non assistance à personne en danger est, dans le code pénal d’un Etat démocratique comme la France et aussi bien, j’imagine, la Belgique, un délit lorsqu’elle est le fait d’un individu qui se désintéresse du sort d’un autre individu, dont la vie est en danger ; le prodige est que, dans ces mêmes sociétés démocratiques, lorsque ce sont un Etat, voire un conglomérat d’Etats, des gouvernants qui abandonnent à leur sort une catégorie entière de vivants, cela ne s’appelle plus un crime, un crime collectif, mais une politique de protection des frontières et de défense de l’intégrité de nos sociétés…

Ce n’est pas la première fois que l’on remarque que le crime collectif, le crime de masse est, souvent, mieux rémunéré que le crime individuel, que le crime d’Etat échappe aux prises de la Justice avec autrement plus de facilités que le crime perpétré par un quidam…
Mais je ne voudrais pas faire, sur ce motif, d’effets de manches faciles. Ce qui importe, pour la compréhension de la situation actuelle, je veux dire pour discerner ce qui y est en question sur le terrain politique et non point simplement émotionnel et humanitaire (celui sur lequel on essaie de nous confiner), c’est de saisir la relation qui s’établit entre des stratégies étatiques, des décisions de politique internationale prises par des puissances jouant un rôle déterminant en termes d’hégémonie et les prétendus « drames collectifs » que sont les exodes massifs auxquels on assiste actuellement.
Avec l’intervention occidentale en Afghanistan placée sous la double coupe de l’administration US et de l’OTAN, avec la seconde invasion de l’Irak et la chute de Saddam Hussein s’est inaugurée une nouvelle politique hégémoniste de l’Occident qui n’est pas la simple poursuite ou paraphrase des politiques coloniales ou impériales de jadis ou naguère. Il y a, dans ces interventions, un geste nouveau, qui trouve sa place dans le tableau d’ensemble de l’époque néo-libérale. Ce geste consiste moins à s’emparer de territoires ou de richesses (même s’il n’exclut pas ces desseins – la manne pétrolière irakienne), à vassaliser des pays et y établir des gouvernements clients ou fantoches, à fabriquer des républiques bananières, il ne consiste pas non plus à tenter de reconstituer des empires. Il consiste à produire ce que l’on pourrait appeler d’une formule imprononçable un chaos réglé  à l’échelle d’un pays ou d’une région, ceci en renversant ou en tentant de renverser des pouvoirs autoritaires au nom de l’expansion de la démocratie, principe universel fondateur du droit, de tous les droits. C’est le modèle irakien, par antiphrase, inauguré par Bush Jr. Au nom du renversement d’un tyran sanguinaire, il s’agit bien de détruire les structures d’un Etat et de renverser tous les équilibres fragiles sur lesquels était fondée la coexistence des ethnies, des confessions, des groupes sociaux dans cette construction fragile, lourdement grevée par l’héritage colonial. Il s’agit de rendre ce territoire et les populations qui y vivent ingouvernables en créant les conditions durables d’une sorte de guerre de tous contre tous, d’une guerre civile à fronts multiples, d’un état d’exception et de violence sans fin, voué à exténuer la masse humaine vivante et à éradiquer les fondements de la vie en commun. Il s’agit, de fil en aiguille, de faire entrer toute une région dans une véritable danse de saint-gui, danse de la mort.

On a donc là une politique tournée vers la mort, une thanatopolitique d’un genre nouveau qui est, me semble-t-il, tout à fait homogène au geste bien connu qui consiste, pour un groupe industriel international à démanteler un site industriel rentable pour alimenter d’obscures stratégies de redéploiement dans des zones où la main d’oeuvre est moins chère, censée plus docile, etc. Il ne faut jamais oublier que les stratèges, les gens de l’Etat qui mettent en œuvre ce genre de politique de la terre brûlée sont entièrement formatés par les doctrines néo-libérales. Ce qu’il faut tenter de saisir, c’est le lien intime qui s’établit ici entre la façon dont cette pulsion de mort du néo-libéralisme s’exerce dans le domaine économique et dans le domaine géo-stratégique. On voit bien qu’il y a là quelque chose comme des régularités, sinon des règles, qui fonctionnent puisque le geste de Bush Jr, c’est celui que Sarkozy reprend et répète comme un automate et à son échelle, qui est celle d’un nain de jardin, en Libye. La chose vraiment saisissante ici, c’est la façon dont le prétendu motif éthique, humanitaire – l’impératif catégorique de la lutte contre la tyrannie au nom de l’universalisme démocratique – lie son destin à la pulsion de mort des producteurs de chaos. Une fois que les chasseurs de dictateurs occidentaux sont passés, il ne reste plus de structures étatiques, plus de monde commun ni de cohésion sociale, plus de légalité ni de sécurité. La démocratie qui s’exporte là a toutes les apparences d’un bulldozer – tout comme d’ailleurs la démocratie israélienne telle qu’elle s’exporte dans les territoires occupés en Palestine, sans surprise, l’une et l’autre appartenant au même ensemble. Ce geste de destruction, comme geste néo-colonial, se distingue nettement des gestes de prédation qui sont ceux du colonialisme classique : les seconds portent, avec toute la violence qui les accompagne, la marque du calcul rationnel d’intérêt, les premiers celle du nihilisme de l’exercice de la puissance guidé par les fantasmagories – on cherche en vain ce qu’a « rapporté » à la diplomatie française et aux positions de « la France » dans la région le renversement violent de Khadafi…

Je ne voudrais pas manquer l’occasion de mentionner ici que le saccage proprement érostratique des trésors archéologiques de ces berceaux de la  civilisations, (comme on ne cesse de nous le répéter ad nauseam),  que sont l’Irak et la Syrie n’a pas attendu les agités de Daech pour commencer ; il accompagne la destruction de l’Etat irakien par la coalition dirigée par les Etats-Unis, les bombardements massifs, le pillage des musées, le trafic des antiquités à grande échelle, etc. – on entend un écho de ce phénomène (bien établi, mais balayé sous le tapis au profit des cris d’orfraie suscités par le vandalisme de l’EI) dans le film exemplaire du cinéaste algérien Tariq Teguia Révolution Zendj, 2014. Ce point n’est pas anecdotique, il montre que le chaos réglé produit par les exportateurs de démocratie dans ce type de pays aux structures politiques, étatiques, sociales fragiles du fait des héritages coloniaux, ne produit pas seulement un désastre politique et social, il vandalise aussi les fondements historiques et culturels de la vie des sociétés et des Etats. De ce point de vue, comme souvent, les « terroristes » ne sont jamais que des bricoleurs amateurs qui paraphrasent de façon mimétique la violence des Etats  exportateurs de leurs modèles de mort au nom de la défense de la civilisation.
Ce que je veux dire est une chose bien simple : nous parlons de l’afflux de migrants en Europe occidentale aujourd’hui de manière futile et insignifiante si nous ne le rapportons pas à l’expérimentation récurrente de ce geste d’Erostrate par les Etats et les gouvernants du bloc hégémonique occidental dans des espaces post-coloniaux fragiles. Les flux de réfugiés actuels, c’est, en premier lieu, le retour de boomerang de ces politiques de destruction massive ou de déstabilisation productrice de chaos, ceci notamment au Moyen-Orient, une des régions les plus inflammables du globe comme chacun sait.
La question qui se pose donc immédiatement à propos de ces stratégies mises en œuvre par les promoteurs de la Weltdemokratie est la suivante : jusqu’à quel point ces gens-là, ces gouvernants globaux, savent-ils ce qu’ils font ? Jusqu’à quel point sont-ils encore capables de faire des calculs rationnels d’intérêt, en d’autres termes : comment des gens de l’Etat, des dirigeants et stratèges de grandes puissances ayant sur leurs arrières des traditions « libérales » (au sens anglo-saxon) séculaires peuvent-ils enchaîner des politiques de mort et de destruction massive à l’échelle de régions entières sur le geste promoteur du vivant humain par excellence – l’extension, l’expansion des formes démocratiques ?

On s’accorde généralement pour dire que les dirigeants fascistes et  totalitaires, dans le style de Staline ou Pol Pot, présentent cette particularité : ils  n’hésitent pas, s’ils en éprouvent l’urgente nécessité pour parvenir à leurs fins, à placer l’existence de leur propre peuple sous une condition de mort – à en vouer des parties, voire la totalité, à l’extermination. Cette indétermination entre puissance souveraine et puissance thanatocratique est, en principe, ce qui leur appartient  en propre.
Ce qui caractérise le moment présent, c’est la contamination des pouvoirs qui se disent démocratiques par ce geste non seulement exterminateur, mais autodestructeur : celui qui consiste à pratiquer des coupes sombres parmi les populations au nom de la promotion de ce qui est destiné à les sauver et les promouvoir – les délivrer de la tyrannie et les faire entrer dans le monde enchanté de la démocratie. Ce geste qui rend indistinct le « faire vivre » du faire mourir, ceci au nom du meilleur des mondes,  était celui des Khmers rouges exterminant une partie du peuple khmer supposée corrompue pour sauver et promouvoir l’autre, la partie supposée saine ; il est, toutes choses égales par ailleurs, celui de Bush jr pratiquant sa politique du pavé de l’ours en Irak : « délivrant » les Irakiens du tyran, il ouvre en prime les vannes à une situation dans laquelle les « communautés » reconstituées selon les lignes de fracture ethnico-religieuses sont conduites à s’entre-exterminer.
De la même façon, l’intervention occidentale en Syrie au nom de la lutte contre la tyrannie et de la promotion de la démocratie constitue, pour les populations, une circonstance aggravante avérée de leur condition biopolitique. Relayée par les pétro-monarchies, notamment l’Arabie saoudite,  elle créé les conditions de l’apparition de l’Etat islamique. Ce qui est ici frappant, c’est le caractère somnambulique des politiques successives conduites par le bloc occidental hégémonique face à l’enjeu irakien puis, une petite décennie plus tard syrien : l’incapacité à changer de logiciel dans la configuration où les tenants de l’ordre et de la normativité démocratiques mondiaux ont à faire face à la question du dictateur qui piétine les droits de l’homme, etc. , ceci quand bien même les expériences antérieures ont été des échecs cuisants; leur incapacité à faire usage de leur puissance dans ce contexte autrement qu’en qualité, si l’on peut dire, de circonstance aggravante. La seule chose que ces messieurs-dames semblent avoir comprise, en passant du chapitre irakien au chapitre syrien est qu’il convient de se méfier des engagements militaires au sol, une leçon de la guerre du Vietnam qui, dans l’ivresse de la victoire facile remportée par  Bush sur Saddam avait manifestement été oubliée,  en dépit des mécomptes de l’occupation de l’Afghanistan.

En tout état de cause, ce qui ne saurait être remis en question, c’est ce droit inconditionnel et illimité (grimé en impératif moral catégorique et devoir d’assistance aux populations) que s’arrogent les dirigeants de l’empire informel d’intervenir directement et indirectement pour renverser un potentat jugé insupportable (pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre, est-on bien souvent conduit à se demander ?).
Ce qu’il faut donc comprendre, c’est le statut des migrations actuelles en provenance de pays comme l’Irak et la Syrie, l’Afghanistan, la Libye et bientôt, j’imagine, le Yémen, en tant que produit ou sous-produit, effet secondaire et à coup sûr indésirable de ce vandalisme global conduit par les puissances hégémoniques au nom de la lutte contre la tyrannie et de la promotion de la démocratie. Les migrants, ceux qui s’abîment en Méditerranée comme ceux qui restent en route ou parviennent au terme provisoire de leur itinérance sont une nouvelle figure de la « masse perdue » produite par la violence de l’Etat. Ce qui les singularise très clairement dans l’histoire des migrations modernes qui affectent l’Europe, quelles qu’elles soient – intra-européennes, en direction de l’Europe ou hors de celle-ci, c’est ceci :  la violence qui les produit n’est pas principalement imputable, comme dans le passé, à des pouvoirs despotiques, autoritaires, fascistes, totalitaires – mais à l’action de puissances parées du label de la démocratie. Ce n’est pas en premier lieu la brutalité des potentats locaux, leur obscurantisme, leurs crimes qui produisent l’explosion des mouvements de fuite hors des pays concernés, mais bien l’interaction entre ces violences et l’immixtion des puissances occidentales (ou locales étroitement liées aux précédentes) qui produit le chaos généralisé dans lequel, dans des régions entières, l’existence de tous et chacun devient invivable. Ce sont bien les interventions occidentales qui, en Irak et en Syrie, provoquent ces effets de déstabilisation, de fragmentation, de brutalisation des conflits tels que des fractions toujours plus importantes de la population se transforment en réfugiés et tentent leur va-tout en se dirigeant vers l’Europe.

Dans ces conditions, la question – mais alors, faut-il laisser les dictateurs ensanglanter leurs peuples, transformer leurs pays en bagne, etc. ? – cette question en forme de chantage affectif et moral est parfaitement oiseuse ; on peut y répondre brièvement en deux temps : premièrement, des exemples très contemporains montrent que lorsqu’il y va de leur intérêt, les puissances occidentales peuvent demeurer d’une impassibilité de marbre face à des pouvoirs autoritaires d’une brutalité inouïe – l’Egypte du général Sissi, par exemple, auquel François Hollande vient rendre une visite empreinte de la plus grande cordialité. C’est que l’Egype est un pays d’une autre importance économique et stratégique que la petite Syrie, et qu’elle paie rubis sur l’ongle le dernier cri d’un armement refusé à Poutine – allez comprendre…. Deuxièmement, l’expérience montre que les chancelleries occidentales connaissent toutes les ficelles d’autres tactiques face aux pouvoirs autoritaires : les pressions économiques et diplomatiques, les blocus, les sanctions, les négociations donnant-donnant, le bluff, les promesses, etc. Ce qu’elles ont fait avec les généraux birmans, le pouvoir nord-coréen, le régime iranien, etc. C’est donc toujours pour des motifs de convenance et d’opportunité et jamais pour des questions de principes que le bloc hégémonique se lance dans l’affrontement direct de pouvoirs autoritaires ou bien dans des actions destinées à les déstabiliser. Les calculs d’abord, la morale ensuite.
Mais quels calculs ? Ce qui frappe dans cette configuration, c’est l’évanescence toujours plus visible des capacités des principaux acteurs du bloc hégémonique à produire des calculs rationnels d’intérêt à long terme, à s’engager dans des actions guidées par des stratégies – et à s’y tenir. Ces professionnels de la politique s’avèrent, à l’épreuve des faits, semblables à ces joueurs d’échec débutants qui déplacent leurs pions au coup par coup,  incapables de déployer une attaque ou de s’engager dans une défense raisonnée. En Irak, les Américains se retrouvent, une décennie après le renversement de Saddam, dans la position d’alliés objectifs du régime iranien, ennemi juré d’hier. En Syrie, les puissances occidentales sont conduites à changer d’ennemi au fil de la guerre ; hier encore, il était question de frappes aériennes contre les troupes loyalistes, de l’urgence absolu du renversement du régime de Bachar el Assad, de soutien sans restriction à la dite « opposition démocratique » syrienne et à ses forces militaires ; aujourd’hui, il s’avère que ces puissances se sont trouvé, à la réflexion (?),   un meilleur ennemi, que Bachar est un allié objectif et, accessoirement, que l’opposition démocratique a fait alliance, dans certaine régions avec le Front Al Nosra qui, lui-même, a fait allégeance à Al Qaida…
Les palinodies de la politique extérieur française, y compris sur son versant armé, sont ici particulièrement pathétiques : après avoir dû renoncer à la dernière minute à faire donner les Rafale contre Bachar, suite à un revirement d’Obama, Hollande repart au combat, contre Daech cette fois, dans un contexte où c’est sur l’accueil des migrants qu’il est attendu par l’opinion. Pitoyable diversion, comme si quelques raids aériens aux effets militaires  des plus hypothétiques, mais au coût assuré concernant les dommages civils collatéraux, étaient susceptibles d’enrayer l’exode des Syriens pris au piège de l’affrontement des factions…

Ce qui s’expose ici en pleine lumière, c’est une forme d’effondrement, de perte d’assise de la rationalité gouvernementale des puissance hégémoniques, face à une situation complexe, comme l’est celle du Moyen-Orient. Ce qui débouche sur une politique d’automates, de somnambules, d’urgentistes gaffeurs sans cesse en train de changer de diagnostic, de « gestes qui sauvent » et d’itinéraire, de parer au plus pressé, d’improviser, de se tirer dans le pied. C’est de cette crise massive, durable, sans cesse aggravée de la raison gouvernementale néo-impériale que des peuples entiers font aujourd’hui les frais, ce qui aboutit à la transformation de fractions toujours plus importantes d’entre eux en réfugiés, en populations arrachées à leur sol, à leur habitat, à leur vie, en damnés de la globalisation chaotique. La production de ce chaos qui lui-même produit cette masse en errance, masse perdue pour une partie d’entre elle, masse en trop, humanité superfétatoire pour une Europe de plus en plus enfermée dans ses frontières, c’est l’autre face de la globalisation néo-libérale, promue ici à la pointe des baïonnettes de la démocratie néo-impériale.
Les dirigeants des pays qui se trouvent en Europe à la tête de cette politique néo-impériale au Moyen-Orient, en Afrique, en Afghanistan, sont tout à fait incapables de concevoir que c’est tout simplement la boucle de leur impéritie qui se boucle avec l’actuel afflux de migrants convergeant vers l’Europe moyenne et occidentale : les Syriens, les Irakiens, les Afghans, les subsahariens viennent non pas en suppliants, en quémandeurs d’hospitalité, ils viennent, à leur corps défendant, bien sûr,  présenter l’addition pour ces politiques néo-impériales incohérentes et férocement autocentriques  conduites par les puissances occidentales et leurs alliés dans la région. Ce que les Etats européens sont mis en demeure d’ « accueillir », à cette occasion n’est jamais que le négatif de leurs errements, de leurs prétentions ranimées à se tenir au gouvernail de l’Histoire mondiale.
Mais c’est cela précisément que leurs dirigeants sont incapables de reconnaître. Et cette méconnaissance, cette fausse conscience de l’afflux de réfugiés perçu comme « crise » et situation d’urgence, c’est ce qui a pour effet que les réponses que les Etats tentent d’ y apporter sont, en tout premier lieu sécuritaires, policières, et en second, très loin derrière,  humanitaires. Jamais ces migrations ne sont envisagées sous l’angle des formes néo-impériales de la globalisation qui en sont pourtant la clé. Il se pourrait qu’une sorte de ruse de l’histoire soit à l’oeuvre dans ces processus et que nous devions nous rendre à l’évidence, plus tard, dans quelques décennies ou davantage, que cette poussée (fièvre) migratoire aura été pour nos sociétés « épuisées », comme disait l’anarchiste Coeurderoy vers le milieu du XIX° siècle, l’occasion providentielle de franchir un nouveau cap dans leur renouvellement et leur diversification, leur des-ethnicisation objective, si l’on peut forger un tel néologisme…

En attendant cet heureux jours, il est saisissant que ces mouvements se produisent à plus d’un titre sous le signe de la méconnaissance et de l’inimaginable. Ce ne sont pas seulement les gouvernants de nos pays qui « échouent » face au test qu’elles constituent. Ce qui est également impressionnant, c’est qu’une fraction variable, mais dans certains pays largement majoritaire des gouvernés, de la population, se retrouve dans l’incapacité durable d’imaginer ce que « cela fait » à des gens « normaux, de toutes conditions sociales, des gens « comme nous »,, donc, de devoir partir de chez eux avec pour tout bagage un sac à dos, en abandonnant tous leurs biens (ou en les ayant vendus à la sauvette) et, souvent, pire encore, une partie de ses proches…
L’étanchéité des conditions réelles ou imaginaires des uns (ceux qui partent) et des autres (ceux vers qui ils se dirigent) est telle ou apparaît telle –les guerres post-yougoslaves ne sont pourtant pas si éloignées – que les seconds apparaissent pour une part considérable dans l’incapacité totale de se « mettre à la place » de ces réfugiés et de les voir autrement que comme des envahisseurs, des parasites et des indésirables. On touche du doigt ici aux limites des capacités que l’on prête souvent aux images et aux moyens d’information – celles de susciter auprès des citoyens-spectateurs du malheur du monde des mouvements d’identification et de solidarité avec ceux que la guerre et le chaos arrache au terreau de leur existence. Ou bien alors, si l’on pense que ceux qui persistent dans l’attitude du rejet n’en sont pas moins susceptibles d’être affectés par la transformation de ceux qui, hier encore, appartenaient à « un monde », avaient des droits et des biens, étaient insérés, en acosmiques et Luftmenschen, comme on dit en yiddish, et que cette sensibilité à ce désastre ne les empêche pas de s’obstiner dans la position du rejet – alors le seul constat qui nous reste à faire est simple et massif: nos systèmes démocratiques où se célèbre sans relâche le culte des droits humains sont des fabriques d’insensibilité telles que peu de civilisations en auront produite dans le passé – après tout, il est bien connu que même le plus terrible des barbares peut être ému par les larmes d’une veuve ou la détresse d’un enfant. Selon des sondages (toujours approximatifs, bien sûr, dans leurs prétentions à quantifier une opinion très instable et versatile sur de tels sujets, mais susceptibles néanmoins d’indiquer des ordres de grandeur), plus d’une moitié des « Français » persistait à penser, au paroxysme de la crise en Hongrie qui conduisit l’Autriche et l’Allemagne à ouvrir les vannes en grand, que les réfugiés syriens ne devaient pas être accueillis en plus grand nombre que jusqu’alors – autant dire pratiquement pas. On a rarement vu situation où la condition immunitaire des autochtones imaginaires de nos pays ait pour envers une position subjective aussi dégradée – pas seulement aveuglée, mais moralement affaissée.

Au reste, l’attitude actuelle des gouvernants comme des gouvernés de nos pays, en Europe occidentale, face aux déplacements de population en cours nous conduit à réexaminer les généalogies coloniales dans cette partie du monde qui a constitué le foyer des grandes entreprises coloniales puis de l’expansion impérialiste, à partir du XVII° siècle. En France, on a pu mesurer, à l’occasion des attentats de janvier dernier, à quel point cette question demeure ultra-sensible, un révélateur politique. L’un des points d’ancrage les plus solides et les plus consensuels du discours de l’union sacrée « charliste » a alors été le déni constant et obstiné de l’existence d’un lien quelconque de cette séquence avec d’autres scènes ou chapitres antérieurs, distinctement rattachés à l’histoire du colonialisme, de la colonisation, de la colonie – et de tout ce qui, par le passé, a pu s’y opposer. Ce rejet fanatique, frénétique, d’une approche généalogique de ces événements a rassemblé les gens de l’Etat et les fractions de la population qui, à cette occasion, ont opiné, d’une manière ou d’une autre. Ce déni de l’existence, dans la vie et l’histoire présente de nos sociétés, de l’existence d’un fil colonial qui n’en finit pas de se dévider, même si la plupart ne veulent pas le voir, s’est manifesté avec virulence à cette occasion, comme il se manifeste chaque fois que sont en jeu et en question le racisme et la xénophobie. Or, ce qui est constant dans un pays comme la France, c’est que l’actualité au jour le jour est rythmée, de l’incident infinitésimal à l’événement hors dimension, par l’incessant retour du refoulé colonial, que notre présent est peuplé par les spectres de la colonie, que plus des sujets sociaux ou des acteurs politiques sont acharnés à repousser ces spectres dans un passé déchu et révolu, et plus ils apparaissent être sous l’emprise d’un increvable inconscient colonial et des fantasmagories qui lui font cortège.
Le moment présent, placé sous le signe de l’exode de populations en provenance, pour la plupart, d’anciennes colonies ou pays ayant subi le joug des puissances européennes, est l’occasion de percevoir plus distinctement que jusqu’alors la manière dont le geste colonial se poursuit dans le présent de nos pays, tout en s’inversant : dans le temps de la colonie classique ce geste est celui d’une prise et d’une absorption, un geste prédateur consistant, pour les puissances coloniales, à « avaler » et « digérer » des territoires, des populations, des espaces colonisés. Ce geste d’appropriation est accompagné comme son ombre par celui qui consiste à remettre constamment en selle la notion d’une différence de qualité entre le colonisateur et le colonisé, leurs appartenances respectives à des formes humaines intrinsèquement différentes – le mot « race » servant à nommer ce partage dans son irréversibilité même.
En faisant référence à un texte célèbre de Lévi-Strauss, on dira ici que ce geste de la colonisation classique, comme geste d’assimilation du tout différent, du tout autre, s’apparente à un geste anthropophagique. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, c’est à la poursuite et la reprise de la violence de ce geste – sa violence extrême tenant à la fracture de l’unité de l’espèce humaine qu’il suppose – mais sous la forme inversée d’un vomissement des supposés intrinsèquement différents, de ce que Lévi-Strauss appelle une anthropoémie. Ces deux gestes s’opposent, mais je dirais qu’il s’opposent comme ils se ressemblent : dans un cas il s’agit d’assimiler ou d’ingérer et dans l’autre de rejeter, de vomir, mais l’essentiel est ce qui se maintient de l’un à l’autre : le partage postulé comme irrécusable et irréversible entre deux « espèces » humaines, nous et eux. La version anthropoémique de cette opération ou de ce geste, que Foucault définit comme le geste fondateur du racisme moderne, c’est encore et toujours ce qui fonde la position d’une fraction variable mais à bien des égards déterminante des gens ordinaires par rapport aux migrants, mais aussi bien des supposées élites et des gouvernants. C’est cela qui peut nous fonder à voir le présent comme une sorte de catastrophe ininterrompue.

La séquence dans laquelle nous nous trouvons plongés aujourd’hui, avec cette vague migratoire, achève de nous convaincre de l’inanité de la thèse selon laquelle  « le colonialisme » s’achèverait pour l’essentiel avec le temps de la décolonisation, de la fin des grands empires européens, de l’avènement des indépendances en Afrique, en Asie notamment. Mal entendue, la vogue des études post-coloniales venues d’anciens pays colonisés comme l’Inde et redéployée par la puissance de feu du système universitaire nord-américain, a pu accréditer la notion d’un « post- » simpliste, c’est-à-dire d’un changement d ’époque dont la marque serait le fait que le rapport colonial, c’est du passé. Ce que nous voyons au contraire apparaître en pleine lumière au contraire dans l’épisode présent, c’est cet élément d’une continuité fondamentale qui est l’efficace poursuivie de l’opération du partage entre ceux qui sont les vrais habitants du monde, ceux qui sont « chez eux » dans le monde, et ces autres en mouvement qui ne sont qu’une envahissante poussière d’humanité. « Nous » qui sommes ce que nous sommes « de droit » – les real humans – et cette masse perdue que nous accueillons au compte-goutte pour sauver notre âme, le reste étant abandonné à son sort.
Alain Brossat
Vandales et migrants – inhospitalité contemporaine / 2015
Texte de la communication du débat du 8 octobre
organisé par Bruxelles laïqueFestival des libertés

gv

Doublures / Ange Pieraggi / Exposition à la Galerie La Ralentie du 17 juin au 11 juillet 2015, Paris

Depuis la Renaissance jusqu’à nos modernes, le tableau s’évertuait à donner l’illusion d’une «fenêtre par laquelle on puisse lire une histoire» (1). Les artistes s’accommodant du prétexte de cette narration pour continuer à caresser les chairs du bout de leur pinceau. Car un vertige gît au cœur de la peinture, cet art où les couleurs sont déposées manuellement, mais que le spectateur ne doit pas toucher. Dans cette embrasure entre la main qui peint par touches et l’œil qui regarde à distance,  s’est logé l’enthousiasme (2) des artistes à pénétrer les secrets de la chair.
Or au tournant du XXème siècle, la donne change.  Si «de Giotto à Courbet, la principale tâche du peintre a consisté à creuser sur une surface plane l’illusion d’un espace tridimensionnel, le modernisme a progressivement rétréci cette scène jusqu’à ce que l’arrière plan se confonde maintenant avec le rideau» (3). De Manet (qui propose son Fifre, comme déposé sur la surface même de la toile), jusqu’à nos contemporains en effet, la peinture questionne désormais ses moyens (le plan, la couleur, la matière) et  conteste même le mur de l’exposition (happenings, installations, land art).
Après cinq siècles de persévérance, la peinture s’est donc dessaisie des corps et de son souci de la chair. De cette chair qui nous constitue et qui nous relie au monde -à la chair du monde pour reprendre le terme de Merleau-Ponty (4).
Référer aujourd’hui ses travaux aux carnations d’un Valentin de  Boulogne ou aux plis d’un Bronzino vous relègue illico au magasin des obsolescences. A moins d’argumenter cette nécessité en fréquentant les textes, et d’étayer ses propos dans différentes publications (La Voix du Regard, Art Press, Positif, Chimères, Concepts…). Mais il fallait surtout que cette figuration ne retombe pas dans l’ornière narrative. Cette narration qu’Alberti exaltait, quand il enjoignait les peintres à figurer un personnage, l’admoniteur (5), qui indique de la main l’histoire à lire dans le tableau. Une main perdant dès lors sa densité charnelle au profit d’un rôle syntaxique.
Redonner à la main son caractère organique nécessitait donc un nouveau dispositif.

Le  gros plan
Le gros plan naît de la photographie. Jamais, depuis l’origine jusqu’à l’avènement de l’appareil de prise de vue, les hommes n’ont eu conscience qu’un gros plan puisse être figuré. Tout simplement parce que le hors champ n’existait pas ! Les seules images offertes à la contemplation étant jusque là des peintures ou des dessins. Et toute peinture était un univers centripète qui réunissait à l’intérieur du cadre les éléments nécessaires à sa compréhension. Or, au mitan du XIXème siècle, apparaissent ces empreintes photoniques, les photo-graphies, qui prélèvent un fragment du visible pour l’extraire de son contexte. Très vite, ce découpage devenu possible, des clichés obscènes cadrés sur le bas ventre dénudé de certains modèles circulent. Courbet en possédait d’ailleurs quelques uns tirés par Auguste Belloc. Et c’est là peut-être l’inspiration de sa fameuse Origine du Monde (6), le premier authentique gros plan en peinture.
Mais ce tableau est un hapax. Trop hardi, et soustrait par son acquéreur à la vue des spectateurs, il ne fait pas école. Il faut attendre les années 1970 avec Domenico Gnoli ou Gérard Schlosser pour voir des peintres figurer à nouveau des  gros plans.
C’est en fait par le cinéma, (avatar de la photographie), que l’expérience du gros plan va être divulguée au début du XXème siècle. Et tout d’abord par les célèbres visages proposés par Griffith et Eisenstein. Envahissant tout l’écran par le biais d’un cadrage serré, et donc isolés de tout contexte, de tels visages expriment la peur, la joie, ou la stupeur… c’est-à-dire l’affect : une émotion déconnectée de sa cause, et comme ramenée à sa pure puissance. De tels gros plan, tout en abolissant la narration (qui ne trouve plus les conditions d’espace et de temps à son développement) ouvrent donc au domaine des possibles. « Le gros plan arrache l’image à ses coordonnées spatio-temporelles pour faire surgir l’affect en tant qu’exprimé ».  Or « l’affect est un exprimé, mais qui n’existe pas indépendamment de l’objet qui l’exprime. Ce qui l’exprime c’est un visage. Le visage est le pur matériau de l’affect, sa hylé»(7). Ce qui est si bien souligné par ces propos de Deleuze, c’est la conjonction, à la surface, de l’exprimé et de son expression. C’est la première articulation du sens, qui tend à s’extraire de son substrat (ici le visage), mais qui en reste encore captif.

Du visage à l’insert
Cette conjonction du visage et de son exprimé, c’est ce que Peirce appelle la priméité du signe. C’est-à-dire la persistance d’un fond tangible dont le signe ne peut se passer : c’est un « signe incarné »(8) (tel un sourire, qui ne peut se passer du visage qui l’esquisse) (9).
La priméité de Peirce correspond à ce que Maine de Biran nomme l’affection simple : « le mode simple dont il s’agit ici, c’est l’absence complète de toute forme personnelle du temps comme de relation d’espace, d’où il résulte que l’affection élevée d’un degré au dessus de l’impression purement organique demeure au dessous de la sensation et de l’idée et ne saurait s’élever d’elle-même à cette hauteur » (10). Il s’agit donc, avec la priméité, de la première articulation du sens, qui ne s’est pas encore dégagé du matériau (ici le visage) qui l’exprime : ce n’est pas encore l’idée, pas même la sensation, on est juste « un degré au-dessus de l’impression purement organique » (11).
Cette impression organique nous est rendue perceptible par un cadrage plus proche encore du tégument, au point de sembler s’y enfoncer comme pour en saisir la marque profonde : l’insert. Avec l’insert qui ne distingue plus le visage car trop proche de la peau, la face s’efface. Nous ne sommes plus au niveau de l’expression, mais un degré en-dessous : au niveau de l’impression laissée par l’organe.
Ce sont là les deux occurrences du gros plan pour la langue anglaise: close-up (visage) et insert (gros plan cadré sur un tégument).
« Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau », disait pertinemment Valéry (12). Sous le visage, en effet, gît la chair. Le gros plan, sous ces deux aspects, semble ainsi animé d’une ’’respiration’’ : depuis l’insert (qui s’enfonce vers l’organe), jusqu’au visage (qui exprime l’affect), on assiste à la production du sens, sur une mince épaisseur. C’est cette profondeur maigre, et cette ’’respiration’’ de la surface, qui m’ont surpris à la vue des premiers gros plans. Et qui m’ont révélé une sorte d’inquiétante étrangeté (13), un domaine où la distinction se dérobe. On glisse ainsi subrepticement de l’espèce humaine (zoé) à la crudité organique qui sous-tend indistinctement toute forme animale (l’obscène), et en deçà même jusqu’au vif (bios). Le gros plan proposant la figuration la plus proche du Corps sans Organe d’Antonin Artaud : un corps déconnecté de toute détermination et ouvert à une multitude de possibles (comme certaines photographies d’Henri Maccheroni figurant un sexe féminin : cadré en gros plan, on croirait voir là un œil, ou une bouche, ou une plaie… les noms se bousculant devant cette ouverture erratique, qui n’aurait pas encore fixé sa destination sur le corps).
Si les visages ont été le thème de mes premiers gros plans, la nécessité de m’en affranchir m’est apparue très vite. Car le visage est assimilé, sous nos climats culturels, à une sorte de miroir de l’âme. Il est très connoté : de Descartes, en effet (avec son traité sur Les passions de l’âme), jusqu’à Lévinas (qui fait du visage un infrangible propre à l’humain),  le spectateur est  très vite attiré vers l’élévation du sens exprimé, plutôt que vers la base charnelle dont il est pourtant indissociable. C’est pour cela que ma peinture a pris peu à peu l’orientation de l’insert. Car l’insert, notamment cadré sur des mains semblant s’affranchir de l’étoffe sur laquelle elles reposent, permet d’investir plus objectivement le monde des plis.

L’étoffe, la peau
Pour Alberti, avons-nous vu, la main est le vecteur du sens à donner au tableau, en tant qu’il raconte une histoire. C’est donc un défi que d’en revenir à la main, pour une figuration qui veut sortir de la narration.  Mais avec le gros plan, nous savons que l’expression est comme retenue à son stade initial (la priméité de Peirce). Et la main ne peut plus, dès lors, opérer le relai d’une narration, et renvoie plutôt à des rapports de proximité avec le vêtement qu’elle côtoie comme un partenaire cutané. Un même mot -tissu- attribuable aux deux entités que sont l’étoffe et la peau, permet de saisir leur parenté.
Deux approches sont notables pour de telles peintures.
-Selon une lecture en profondeur (c’est-à-dire perpendiculaire au plan du tableau) l’articulation du vêtement et de la peau dénudée propose un mouvement alternatif comparable à une ’’respiration’’ dans la profondeur maigre dont nous parlions plus haut, et qui va de l’expression de l’affect à l’impression organique. La main étant isolée, ne renvoie effectivement pas au corps d’une personne identifiable. Ne tenant pas d’outil, elle ne renvoie pas non plus à une corporation sociale. Elle n’indique aucune direction, et n’opère pas non plus le geste de l’admoniteur. Elle s’enfonce vers la matérialité d’un organe qui résisterait à l’attraction du vêtement. Un vêtement qui, lui par contre, tente de la remonter vers la civilité.
-Selon une lecture en surface (en balayant du regard le plan du tableau), l’attention se porte sur les rapports de proximité entre les éléments figurés. De la peau au vêtement, une complication (14) s’organise. Les plis de l’étoffe (qui viennent du bord du cadre, et qui tendent à filer à l’infini) se stabilisent dans la formation de cette main, appendice au destin improbable puisque déconnecté de toute appartenance et de toute fonction.
Voilà donc une peinture figurative dont la profondeur narrative est obstruée pour une considération des surfaces. Mais que réserve une telle image, lorsque le regard surfant sur les plis, bute sur le cadre de la toile ? Un relai se produit parfois avec un tableau voisin, et un étrange ballet se déploie alors.

Les polyptyques
Malgré l’apparence, les éléments du polyptyque ne se ressemblent pas. La ressemblance, en effet, implique un modèle dont le second tableau serait la copie. Aucun tableau n’est ici le modèle de l’autre puisqu’ils ont été peints ensemble : chaque touche de couleur déposée à la main sur une toile est reportée dans le même geste sur la toile adjacente composant ainsi entre les tableaux des rapports de similitude. (« La ressemblance comporte une assertion unique : c’est telle chose. La similitude multiplie les affirmations différentes qui dansent ensemble») (15). Le spectateur, contraint de considérer les surfaces, établit entre les toiles des comparaisons qui vont ainsi de la conformité (si le cadrage des deux tableaux est identique) à l’analogie (si les cadrages sont décalés), en reconduisant du regard les gestes mêmes du peintre.
Si les tableaux se répètent, c’est délibérément pour renvoyer à la notion de double qui nous est consubstantielle (a contrario de la doxa du sujet entendu comme uniformité), puisqu’en effet, nous avons deux yeux, deux mains… (la doublure de l’étoffe venant compliquer encore le problème). Du double à la doublure, nous sommes pris dans une inquiétante multiplicité… D’autant plus étrange que chaque partie de notre corps n’est pas identique à l’autre, mais conçue comme en miroir (ainsi nos deux mains, ne sont pas les mêmes, mais se superposent selon une symétrie inversée).
Et c’est un cheminement à travers le miroir du double (dans une approche paradoxale du corps comme surface d’élaboration du sens) (16), que cette peinture propose (17).
Ange Pieraggi
Doublures / mai 2015

Les autres textes d’Ange Pieraggi sur le Silence qui parle

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1 Alberti, De Pictura, 1435, traduit par JL Schefer, Macula
2 De entheos = animé d’un transport divin
3 Greenberg, Art et Culture, Macula
4 « Où mettre la limite du corps et du monde, puisque le monde est chair ? », M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Gallimard.
5 « Il est bon que dans un tableau,  il y ait quelqu’un qui avertisse les spectateurs de ce qui s’y passe; que de la main il invite à regarder (manu ad visendum advocet) » (Alberti, De Pictura, op cit.)
6 Thierry Savatier en dresse l’aventure édifiante dans L’Origine du monde, histoire d’un tableau de Gustave Courbet, Bartillat
7 Deleuze, L’image-mouvement, Minuit
8 Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil
9 Ce que propose le paradoxe du sourire sans chat de Lewis Carroll, dans Alice au pays des merveilles
10 Maine de Biran, Mémoires sur la décomposition de la pensée, Vrin
11 Ibid
12 Valéry, L’idée fixe ou deux hommes à la mer, Gallimard
13 Freud, L’Inquiétante étrangeté, Gallimard (traduction française de Das Unheimliche, texte de Freud de 1919). « Heimlich est un mot dont la signification évolue en direction d’une ambivalence jusqu’à ce qu’il finisse par coïncider avec son contraire », p222-223. (Heimlich se traduisant en français courant par familier)
14 C’est dans les photographies de Clérambault (qui a pris  des milliers de clichés de femmes vêtues d’un haïk, ne laissant apparaître que leurs yeux,) que la notion de complication a été fortement illustrée : la surface du tissu prétendant dissimuler la complexité (pleine de plis) du corps tout en la soulignant
15 Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana
16 Le sens, qui est lui-même tributaire d’un effet miroir. Le sens repose en effet sur le paradigme saussurien. «Le paradigme c’est quoi ? C’est l’opposition de deux termes dont  j’actualise l’un pour produire du sens » (Barthes, Le Neutre). En effet dire ‘’grand’’ s’oppose au moins virtuellement à ‘’petit’’. Quignard exprime la même idée quand il dit que « La langue divise tout par deux, pour opposer, pour symboliser ».
17 Ce travail trouve son homologie en philosophie dans la Logique du sens de Deleuze (où Lewis Carroll  - A travers le Miroir- ainsi qu’Artaud -et sa notion de Corps sans Organe- occupent une place éminente), sans que cette peinture n’en soit jamais la simple illustration.

L’Etoffe et la peau / Ange Pieraggi

Gilles Deleuze.
Claire Tencin C’est pour cela que tu tiens tant à la distinction entre le close-up et l’insert ? Parce que le visage serait piégé par la psychologie ? Il me semble que tu pointais ce détail, dans un de tes articles… Ce point sur lequel tu disais que pour Deleuze, Close-up et Insert  ont la même fonction qui est d’exprimer l’affect… quelle différence fais-tu entre Close-up et Insert ?

Ange Pieraggi Cette distinction est un détail auquel je tiens. Mais c’est évidemment un détail face à l’ampleur des champs que laboure Deleuze. Le Close-up, le terme anglais le dit bien, c’est l’enfermement d’une image. Le visage est enfermé, close, mais up, au dessus… juste au dessus de la face. Il est donc bien à même d’exprimer des affects, des « mouvements de l’âme », qui viennent se concentrer là sur la face. Donc avec le Close-up on saisit les affects à la surface, et même un peu au dessus… up.
Le vocabulaire du cinéma anglais (comme quoi, les anglais ont un rapport au corps singulier qui me touche), parle d’Insert pour les autres parties du corps saisies en gros plan. Et le mot le dit bien : avec l’Insert on rentre presqu’à l’intérieur de l’image. L’Insert sur la main est un thème qui me paraît plus intéressant à cet effet. Pourquoi ? Parce que le cadrage sur une main articule deux textures : la peau, mais aussi le vêtement d’où cette main jaillit. Or l’opposition de deux notions, on le sait, permet d’exprimer du sens (si on dit blanc, on produit du sens en l’opposant  à noir…). Mais, et c’est là que c’est intrigant, et que le trouble s’installe…  C’est que ces deux notions de peau et d’étoffe sont très proches. Elles ont des rapports de similarité. Il ne s’agit pas de ressemblance, mais d’une vague parenté. Leur similarité est très bien rapportée par le terme de tissu qui s’applique aussi bien à l’une qu’à l’autre. Donc, le sens qui avait amorcé sa dynamique, (générée par l’opposition, le paradigme…), voit  son expression comme entravée, retenue dans les similitudes qui traversent ces deux textures. Avec l’Insert, on est retenu dans l’image, à la surface toujours, mais un degré au dessous du up, du Close-up. On est in, Insert, dans les plis de l’image. C’est ce trouble là qui m’intéresse… Et faire des tableaux dont l’exprimé est à ce point captif de la figuration, ça crée une inquiétude qui échappe à la lecture traditionnelle de la peinture. La forme reste lisible, mais la dynamique est plutôt celle d’une involution que celle d’une expression proprement dite. La forme est comme renvoyée à l’informel des plis, tout en étant néanmoins reconnaissable. Je comprends le malaise qui saisit les spectateurs…
Un degré au dessus de la face et on est dans le close-up. Un degré au dessous, et on est dans les plis qui filent à l’infini… mes tableaux ont donc une respiration très maigre… Une profondeur maigre, Ils n’ont pas de zone de libération, comme on dit en astronautique. L’expression reste captive de la pesanteur organique… Elle tente sa libération à  la surface up du visage, mais est ressaisie par les plis in de l’insert…  dans les plis qui filent à l’infini …

Les plis qui filent à l’infini… de haut en bas dans une verticale qui dévale la surface. C’est visible dans la plupart de tes toiles, mais j’ai le sentiment que c’est plutôt dans les diptyques ou les triptyques que tu affines cette idée. Ce sont des tableaux très étranges. On dirait des doubles, mais il y a comme un décalage infime dans la ressemblance.

Les diptyques, et les triptyques sont conçus pour faire filer une ligne ou un pli d’un tableau à l’autre. Mais l’idée est aussi latente dans les toiles solitaires… Que la ride devienne pli, c’est cette similitude que je voudrais faire sentir. Cette modulation infinie de la chair comme surface plissée.
Les tableaux doubles ou triples sont plus explicites, et plus perturbants… Je vais partir d’une définition, celle de la ressemblance.  La ressemblance a un patron, c’est le modèle…  dont le tableau ressemblant est la copie. Mes tableaux doubles ou triples ne sont pas le modèle l’un de l’autre : ils sont peints ensemble. Voilà le protocole : les tableaux sont disposés devant moi. Ces tableaux  déterminant des zones identiques, je les peins en même temps. Chaque touche de couleur déposée sur le premier tableau est déposée dans le même mouvement sur le second tableau, comme je te le montre par ce montage, afin de déterminer des zones parfaitement superposables (fig 1). Remarque bien que ces zones ne sont pas ressemblantes : elles ne sont pas le modèle l’une de l’autre puisqu’elles sont peintes ensemble… Pourtant, les tableaux pris indépendamment, se ressemblent. Mais alors, dans quelle mesure? Ils se ressemblent parce que « ce ne sont pas les ressemblances, mais les différences qui se ressemblent ». C’est un mot très pertinent de Claude Levi-Strauss… Et c’est notre regard qui les fait se ressembler… qui cherche le modèle, le patron de l’autre. Mais s’agit-t-il de ressemblance ? Il s’agirait plutôt d’une modulation de l’analogie qui serait comme un glissement d’un tableau vers l’autre. Il s’agit en fait d’une similitude. C’est Foucault qui en donne une belle définition : « La ressemblance comporte une assertion unique : c’est telle chose. La similitude multiplie les affirmations qui dansent ensemble ». Et effectivement, peindre ces tableaux, c’est effectuer une danse. Chaque geste sur la première toile est reproduit de manière similaire sur la toile suivante. Ainsi, d’une toile à l’autre, les touches suivent des lignes qui les emportent plus loin, vers le tableau voisin.
Les peintures unitaires sont en soi déjà perturbantes. Les rides suivent des lignes de devenir : devenir-pli de l’étoffe voisine…, devenir-couleur du trait qui les constitue et qui s’autonomise…
Les polyptiques le sont d’autant plus qu’ils reportent ces devenirs indéfiniment. Face à un gros plan on se trouve devant un ensemble de possibles, mais on ne peut déterminer le déploiement d’aucune action puisque toute perspective est abolie. On reste donc suspendu au stade des virtualités et non des actualités. Avec les polyptiques, on cherche sur le tableau voisin le développement de ces lignes, de ces plis qui butent sur le cadre. Mais le tableau suivant est lui-même un gros-plan. Et s’il reprend le pli d’une zone identique au tableau précédent, c’est pour le faire filer un peu plus loin, sans qu’une perspective ne s’ouvre sur le développement d’une actualisation. Indéfiniment chaque tableau renvoie au voisin…
L’intérêt des polyptiques, c’est que le regard du spectateur, cherchant à déterminer les similitudes,  reconduit le geste du peintre d’un tableau à l’autre, d’un pli à l’autre, d’une touche à l’autre, à la surface… De la lecture en profondeur (d’un spectateur qui chercherait une interprétation psychologique à ces tableaux, et qui en est empêché par le cadrage en gros plan), on passe à un glissement des surfaces l’une sur l’autre…

Néanmoins, dans ces polyptiques, certaines toiles prises individuellement auraient du mal à se soutenir seules. Je veux dire qu’elles ne déterminent pas une forme facilement reconnaissable.  C’est par le glissement de cette forme indistincte sur le tableau voisin que la main peut être recomposée. Je pense par exemple à la toile centrale d’un polyptique de 2002 (fig 2). On dirait que tu cherches les limites de la figuration.

C’est tout à fait ça. Ca pose le problème de l’approche, dans le cadrage. A partir de quelle distance par rapport à l’objet reste-t-on encore dans la figuration ? Si je suis trop proche, la figure disparait au profit d’un ensemble de plis. Et plus près encore, d’un ensemble de touches de couleurs. C’est bien sûr le propos de cette peinture. Mais se pose alors le problème de la forme et de l’informe. C’est un problème qu’a évoqué Bataille dans son petit article de la revue Documents de 1929… Bataille ne disait d’ailleurs pas l’informe, comme un substantif, mais informe comme un adjectif. Il en parlait  comme d’un « terme servant à déclasser ». La perte des limites fait en effet perdre le nom… On atteint l’innommable dont on parlait au début de cet entretien, pour atteindre des zones indéterminées, humaines ou animales aussi bien… des zones neutres. Neuter, en latin, c’est ni l’un ni l’autre. Barthes a fait très beau séminaire sur le Neutre. Il y disait vouloir subvertir le paradigme, qui est cette opposition de deux termes qui articule le sens, et qui donne à la langue un pouvoir de classement (Dire blanc c’est l’opposer à noir), et  chercher une création qu’il appelait neutre, ou degré zéro qui déjouerait ce binarisme… Eh bien, pour évoquer cette subversion, ce déclassement, Barthes a souvent eu recours à l’image du gros plan. Il écrit par exemple « Nicolas de Staël est dans 3 cm2 de Cézanne », où on sent cette perte de repère des formes. Cézanne c’est encore de la figuration, mais si on fait un gros plan sur 3cm2 de l’une de ses toiles, on tombe dans l’abstraction telle qu’on la connait chez de Staël. Barthes reprend cette formulation au moins à cinq reprises dans des textes écrits à des années d’écart. Avec des variantes : parfois, c’est 2 cm2, parfois c’est 5 cm2. Mais l’intéressant c’est que l’on sent cet effet d’approche vers la surface tandis que les formes s’évanouissent…
Eh bien ce degré zéro, c’est un peu ce que je cherche avec les gros plans. Cette surface où les formes tendent au déclassement, à l’indétermination… Surtout dans certains éléments de mes polyptiques où je me permets des décadrages très excentrés, puisque les tableaux voisins peuvent faire le lien avec une forme reconnaissable… Et bien dans ce tableau intermédiaire, qui est à la limite de l’abstraction, forme et fond ne se dégagent pas. C’est comme si le sens restait captif d’une pesanteur matérielle et n’arrivait pas à atteindre sa mise en orbite, pour reprendre une image sur la gravitation dejà évoquée.
C’est aussi pour cela que mes tableaux sont carrés. J’aime l’idée qu’on puisse les voir sans la détermination haut/bas… Ce n’est pas forcément vrai pour tous, mais l’idée qu’on puisse les voir tête-bêche me plait assez…

Je voudrais, puisque nous en parlons depuis un moment, que nous abordions la manière dont tu as abordé l’œuvre de Deleuze, et que tu nous dises comme tu l’as fait pour Artaud et Foucault, comment son travail t’a influencé ?

J’ai longtemps tourné autour de ses livres sans trouver la clef. J’avais suivi quelques cours à Vincennes, au début des années 80, mais ça m’était resté très hermétique. L’ouverture s’est faite lors de la parution de son livre sur Bacon, Logique de la sensation. Il utilisait là des notions étranges dans le discours sur l’art, comme celle de viande, mais surtout celle de Corps sans Organe que j’avais repérée chez Artaud. Deleuze en a fait un concept qu’on retrouve dans toute son œuvre, même s’il a évolué, notamment dans celui de plan d’immanence… Et j’ai été pris… Comme s’il disait mieux que moi ce que je pouvais ressentir à propos du corps. Sans compter tous les domaines auxquels il m’a ouvert. Deleuze, c’est ma plus belle rencontre intellectuelle. Il me sauve toujours. Et il sauve mon désir de peindre qui s’étiole parfois. Le plus intrigant, c’est qu’il sauve de nombreuses personnes très éloignées. Par exemple, s’il parle des anorexiques, celles-ci se reconnaissent dans ses écrits plus que chez des spécialistes qui ont passé leur vie sur le problème. Idem pour les gens qui ont fait du surf… Pareil pour les schizos… Il a produit une œuvre feuilletée. Chacun la saisit à son niveau, sur son plateau. Pour employer une image plus aérienne, c’est comme une symphonie. Certains lisent la ligne de basse, d’autres la ligne mélodique, d’autres le rythme… Lui il propose des écoutes multiples. C’est quelqu’un pour qui j’ai la plus grande admiration. Au point que j’ai écumé les librairies à la recherche des livres et des revues auxquels il a participé. J’ai finalement tout retrouvé, sauf deux textes de jeunesse. Et j’essaie de ne rien rater de ce qui s’écrit sur son œuvre en français.
Je vais confier une anecdote… Je voulais savoir comment naissaient ses concepts. J’ai été jusqu’à   fouiller ses poubelles à la recherche de brouillons… Je n’en ai jamais retrouvé… Je lui ai même écrit, pour le lui dire… Et j’ai confié la lettre à sa gardienne, puisqu’il n’y avait pas de boite à lettre, à son adresse. Quand je suis revenu la semaine suivante, la gardienne m’a dit que Monsieur allait faire quelque chose pour moi… Il n’en a pas eu le temps. Il est mort quelques mois après…

Quel est le livre qui t’a le plus accompagné, celui qui t’a le plus aidé, pour reprendre tes mots ?

Dans tous ses livres, je trouve quelque chose qui me nourrit. Pour les questions que j’aborde en peinture, j’ai retrouvé le gros plan et le visage dans ses livres sur le cinéma, et dans Mille Plateaux… les problèmes sur l’expression du sens,  dans La Logique du Sens, bien sûr… J’avais rencontré le Corps sans Organe dans Logique de la sensation, puis j’ai su qu’il y référait déjà au préalable. On le retrouve dans ses livres suivants puisque c’est un concept qui évolue, et se transforme… En plan de consistance, en planomène, en plan d’immanence… J’aime cette idée que toutes ces mutations procèdent d’Artaud.
La Logique du sens est un livre sur lequel je reviens sans cesse.  Ma pratique de peintre en est à chaque fois dynamisée, et les textes que j’ai écrits y renvoient tous. Deleuze y est encore structuraliste… il n’a pas encore rencontré Guattari. Il réfère encore à la psychanalyse, ce qui en rend certains passages datés. Mais l’ensemble du propos est  magnifique…  C’est un immense plaidoyer pour la surface.
Dans ce livre, Deleuze montre que les Stoïciens ne faisaient pas cette coupure entre les choses et les idées comme le fait le platonisme. Avec eux le sens procède des choses. Il se développe à leur surface comme un exprimé, une brume légère qui les enveloppe… Des créateurs comme Lewis Carroll, à qui ce livre fait une grande place, ont senti cette subversion possible des surfaces par les corps sous-jacents. Alice au Pays des Merveilles commence d’ailleurs dans les profondeurs du terrier et se poursuit avec des personnages de surface, comme le roi et la reine qui sont des cartes sans épaisseur.
A l’opposé, Deleuze montre à quel point Artaud travaille à creuser la surface, pour retrouver la matérialité des mots, étant donné qu’en bon schizo,  il n’arrive pas à faire la jonction avec son propre corps. Mais l’effet du nom Artaud, quoi qu’on dise, ce n’est pas la folie (qui serait l’absence d’œuvre, comme dit Foucault). C’est la signature d’un grand artiste, qui sait qu’il ne peut pas faire l’économie du sens.  Il aurait pu sombrer et se perdre dans le magma de l’infra sens. Mais il connait ces courants souterrains où l’esprit s’égare et risque de ne plus retrouver son oxygène. Alors, après la plongée – mais dans le même mouvement – il opère un retournement pour ramener à la surface le sens tout chargé de matière. Tandis que Lewis Carroll, presque sans se mouiller, part des hauteurs du langage, pour le faire glisser à la surface, où il se frotte aux choses.
L’œuvre d’Artaud est une lutte avec des mots trempés dans la matière des choses, pour renouveler la langue. C’est un combat contre la syntaxe, et contre son nom même…. Quand il se fait appeler le Mômo. On entend le mot-mot qui associerait le sens du mot aux lettres du mot. Comme un mot-valise, qui serait aussi un mot-blanc…
J’aime que Deleuze ait pu écrire, même s’il l’admire, que pour toute l’œuvre de Lewis Carroll, il ne donnerait pas une seule page d’Antonin Artaud. (Il l’écrit, textuellement… page 114, dans Logique du sens… ça je le sais par cœur…). C’est une phrase qui m’a touché… parce qu’Artaud a mis son corps sur la page…

On vient en quelque sorte de faire une boucle. Tu as commencé avec Artaud, et on y revient par Deleuze…C’est peut-être une bonne façon de finir ce dialogue !

… sur un entretien infini…

Ange Pieraggi
L’Étoffe et la peau / 2013
Extrait de l’entretien avec Claire Tencin
Jacques Flament Éditions

Ange Pieraggi
Album : Ange Pieraggi

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