• Accueil
  • > Recherche : critique lazzarato dette

Résultat pour la recherche 'critique lazzarato dette'

Sous la dette publique, l’arnaque néolibérale / Laurent Mauduit

Le « Collectif pour un audit citoyen de la dette publique » dévoile ce mardi un rapport important. Ruinant la doxa libérale selon laquelle le pays vivrait au-dessus de ses moyens, il établit que la dette publique aurait été limitée à 43 % du PIB en 2012, au lieu des 90 % constatés, si la France ne s’était pas lancée dans une course folle aux baisses d’impôt et avait refusé de se soumettre à des taux d’intérêt exorbitants.

C’est un travail remarquable qu’a réalisé le « Collectif pour un audit citoyen de la dette publique » : dans un rapport qu’il publie ce mardi 27 mai, il établit de manière méticuleuse que 59 % de l’endettement public français provient des cadeaux fiscaux consentis ces dernières décennies, essentiellement aux plus hauts revenus, et des taux d’intérêt excessifs, qui ont découlé des politiques monétaires en faveur du « franc fort » puis de l’« euro fort ». Et ce constat est évidemment ravageur car il suggère que la politique économique actuelle, conduite par François Hollande et Manuel Valls, est construite sur un mensonge : elle tend à faire croire aux Français que le pays vit au-dessus de ses moyens et que c’est cela qui est à l’origine du creusement des déficits et de la dette.
Au lendemain des élections européennes, qui ont tourné au désastre pour les socialistes, ce rapport ruine ce qui est le cœur de la doxa libérale, à laquelle les dirigeants socialistes se sont convertis. Et il invite à un sursaut, apportant la preuve de manière très argumentée et chiffrée que la France n’est pas condamnée à une punition perpétuelle et qu’il existe d’autres politiques économiques possibles.

Télécharger le rapport : fichier pdf note-dette

Ce rapport a été réalisé par un groupe de travail du « Collectif pour un audit citoyen de la dette publique », auquel ont notamment participé Michel Husson (Conseil scientifique d’Attac, coordination), Pascal Franchet (CADTM), Robert Joumard (Attac), Évelyne Ngo (Solidaires finances publiques), Henri Sterdyniak (Économistes atterrés) et Patrick Saurin (Sud BPCE).
Pour établir sa démonstration, le rapport part d’abord des arguments qui sont le plus souvent donnés dans le débat public, pour justifier la politique d’austérité : « Tout se passe comme si la réduction des déficits et des dettes publiques était aujourd’hui l’objectif prioritaire de la politique économique menée en France comme dans la plupart des pays européens. La baisse des salaires des fonctionnaires, ou le pacte dit « de responsabilité » qui prévoit 50 milliards supplémentaires de réduction des dépenses publiques, sont justifiés au nom de cet impératif. Le discours dominant sur la montée de la dette publique fait comme si son origine était évidente : une croissance excessive des dépenses publiques. »
En quelque sorte, voilà le refrain que l’on nous serine perpétuellement : le pays vit bel et bien au-dessus de ses moyens ; et nous avons l’irresponsabilité de vivre à crédit, reportant de manière égoïste sur nos enfants ou nos petits-enfants le poids des dépenses inconsidérées que nous engageons aujourd’hui. Qui n’a entendu ces messages culpabilisants ? Les néolibéraux de tous bords le répètent à l’envi aussi bien dans le cas des dépenses de l’État, qui seraient exorbitantes, que dans le cas de la protection sociale. Ainsi la France financerait-elle son modèle social à crédit.

Les baisses d’impôt ont fait exploser la dette

Las ! C’est le premier argument que démonte utilement ce rapport en soulignant que le postulat même des politiques d’austérité est radicalement erroné. « Ce discours ne résiste pas à l’examen des faits dès lors qu’on prend la peine d’analyser l’évolution relative des recettes et des dépenses de l’État », dit l’étude. Et elle ajoute : « On vérifie aisément que les dépenses (même y compris les intérêts) ne présentent pas de tendance à la hausse. Certes, on observe deux pics en 1993 et 2010, qui correspondent aux récessions. Mais sur moyen terme, les dépenses de l’État ont au contraire baissé, passant d’environ 24 % du PIB jusqu’en 1990 à 21 % en 2008. Tout le problème vient du fait que les recettes ont, elles aussi, baissé, particulièrement au cours de deux périodes : entre 1987 et 1994, puis à partir de 2000. »
C’est ce que met en évidence le graphique ci-dessous, qui mérite d’être largement connu :

G3

Les auteurs en arrivent donc à ce premier constat, qui est majeur car il établit que les politiques néolibérales reposent sur une fausse évidence : « En tendance, de 1978 à 2012, les dépenses ont diminué de 2 points de PIB, les dépenses hors intérêts de la dette (c’est-à-dire pour le service public) de 3,5 points, tandis que les recettes ont chuté de 5,5 points de PIB », dit encore le rapport.
De ce premier constat découle un second qui transparaît dans ces mêmes chiffres : s’il est faux de prétendre que le pays vit au-dessus de ses moyens car il dépenserait trop, en revanche il est exact d’affirmer que la chute des recettes – c’est-à-dire les baisses d’impôt – ont été l’un des éléments moteurs de l’accumulation des déficits publics et donc de l’endettement public.
Ce constat, Mediapart l’avait déjà beaucoup documenté dans un article que l’on peut retrouver ici : Ces dix années de cadeaux fiscaux qui ont ruiné la France. Dans cette enquête, nous révélions le rôle majeur des baisses d’impôts, dont les hauts revenus ont été les principaux bénéficiaires, dans le creusement de l’endettement public, en nous appuyant sur deux rapports publics, publiés par des personnalités incontestables. Dans un premier rapport sur la situation des finances publiques (il peut être consulté ici) publié le 20 mai 2010 et écrit par Jean-Philippe Cotis, à l’époque directeur général de l’Insee, et son prédécesseur, Paul Champsaur, nous avions en effet relevé ces constats (à la page 13) : « Depuis 1999, l’ensemble des mesures nouvelles prises en matière de prélèvements obligatoires ont ainsi réduit les recettes publiques de près de 3 points de PIB : une première fois entre 1999 et 2002 ; une deuxième fois entre 2006 et 2008. Si la législation était restée celle de 1999, le taux de prélèvements obligatoires serait passé de 44,3 % en 1999 à 45,3 % en 2008. En pratique, après réduction des prélèvements, ce taux a été ramené à 42,5 %. À titre d’illustration, en l’absence de baisses de prélèvements, la dette publique serait environ 20 points de PIB plus faible aujourd’hui qu’elle ne l’est en réalité générant ainsi une économie annuelle de charges d’intérêt de 0,5 point de PIB. »
Le rapport n’en disait pas plus… Mais le chiffre laissait pantois : la dette publique aurait donc été de 20 points de PIB inférieure à ce qu’elle était en 2010 sans ces baisses d’impôts décidées depuis dix ans.
Le chiffre mérite un temps de réflexion. 20 points de PIB en moins d’une décennie ! Autrement dit – et ce sont des experts qui travaillaient pour le gouvernement qui le suggéraient –, la France, malgré la crise, aurait presque encore été à l’époque en conformité avec les sacro-saints critères de Maastricht si ces baisses d’impôts n’étaient pas intervenues, et notamment le critère européen qui fait obligation à ce que la dette d’un État ne dépasse pas 60 % de sa richesse nationale. Concrètement, sans ces baisses d’impôts, la France aurait certes crevé ce plafond, mais dans des proportions raisonnables. Juste un chouïa…
Et dans cette même enquête, nous soulignions aussi l’importance d’une autre étude rendue publique le 6 juillet 2010, sous la signature du rapporteur général (UMP) du budget à l’Assemblée, Gilles Carrez (son rapport est ici), qui donnait des évaluations à donner le tournis des baisses d’impôt engagées en France au cours des dix années précédentes.
Ce rapport faisait ainsi ce constat (à la page 7) : « Entre 2000 et 2009, le budget général de l’État aurait perdu entre 101,2  5,3 % de PIB  et 119,3 milliards d’euros  6,2 % de PIB  de recettes fiscales, environ les deux tiers étant dus au coût net des mesures nouvelles  les « baisses d’impôts »  et le tiers restant à des transferts de recettes aux autres administrations publiques  sécurité sociale et collectivités territoriales principalement. » Soit 77,7 milliards d’euros de baisses d’impôt sur les dix années sous revue. Et le rapport apportait cette précision très importante : « La moitié des allègements fiscaux décidés entre 2000 et 2009 ont concerné l’impôt sur le revenu. Le manque à gagner en 2009 sur le produit de cet impôt s’établit en effet à environ 2 % de PIB, contre 0,6 % de PIB pour la TVA et 0,5 % de PIB pour l’Impôt sur les sociétés (IS). »
En résumé, ce que mettait en évidence ce rapport de Gilles Carrez, c’est que les baisses d’impôt ont joué un rôle majeur sur longue période dans le creusement des déficits. Et que ces baisses d’impôt ont d’abord profité aux foyers les plus avantagés, notamment les 50 % des Français qui sont assujettis à l’impôt sur le revenu.

Le coût ​exorbitant de la politique monétaire

C’est donc ce travail très utile, mais parcellaire, que le « Collectif pour un audit citoyen de la dette publique » a voulu prolonger et enrichir. Additionnant l’ensemble des baisses d’impôts engagées depuis 2000 (39,9 milliards d’euros sous Lionel Jospin de 2000 à 2002 ; 12,4 milliards sous Jacques Chirac en 2002-2007 ; 22,7 milliards sous Nicolas Sarkozy), le collectif arrive à un cumul sur dix ans de 75 milliards d’euros, très proche de celui évoqué par Gilles Carrez : « Au total, de 2000 à la mi-2012, les mesures de baisse d’impôts ont représenté 4,3 %  du PIB. Elles ont souvent favorisé les plus riches (baisse de l’impôt sur le revenu, de l’ISF, des droits de succession), les grandes entreprises (niche Copé, Crédit impôt recherche) et certains lobbys (baisse de la TVA dans la restauration). Signalons en particulier que le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu qui était de 65 % entre 1982 et 1985, avait baissé à 54 % en 1999. Il a été abaissé à 49,6 % en 2002, 48 % en 2003 et 40 % en 2006. Tout au long de ces années l’État s’est donc volontairement et systématiquement privé de recettes au bénéfice des ménages les plus aisés. »
Poursuivant leur audit de la dette, les auteurs du rapport s’arrêtent ensuite sur la seconde raison du creusement de la dette publique : la charge des intérêts de cette dette publique. Observant que la dette publique est passée de 20,7 % du produit intérieur brut (PIB) en 1980 à 90,2 % en 2012, ils font d’abord ce constat : « Cette hausse peut être décomposée en deux effets : le cumul des déficits primaires, et l’effet « boule de neige » qui se déclenche quand « l’écart critique » est positif (c’est-à-dire quand le taux d’intérêt est supérieur au taux de croissance). On constate que près des deux tiers (62 %) de cette augmentation de 69,5 points de PIB peuvent être imputés au cumul des déficits et un gros tiers (38 %) à l’effet « boule de neige ». »

Gr7777777

En bref, si la dette publique s’est à ce point creusée, c’est sous l’effet de deux facteurs qui se sont combinés : une pluie de cadeaux fiscaux tout au long des années 2000 ; et une politique monétaire très restrictive qui a poussé les taux d’intérêt à des niveaux aberrants, singulièrement durant la période 1985-2005.  Logiquement, le Collectif s’est donc posé la question décisive : mais que se serait-il passé s’il n’y avait pas eu toutes ces baisses d’impôts, et si, empruntant auprès des ménages et non sur les marchés financiers, la charge des intérêts de la dette avait été moins écrasante ?
Pour éclairer ces deux interrogations, évidemment majeures, les auteurs du rapport apportent les résultats des simulations qu’ils ont réalisées.
Dans le cas de la charge des intérêts, ils ont évalué les évolutions de la dette publique, si le taux d’intérêt réel n’avait jamais dépassé 2 % sur toute cette période 1985-2005. Et la réponse est spectaculaire. Dans cette hypothèse, la dette aurait été en 2012 inférieure de 25 points de PIB au niveau qui a été effectivement constaté.

Boule_de_neige

Cet effet de 25 points est considérable : il donne la mesure du très lourd tribut que la France a payé à la politique du « franc fort » d’abord, puis à la politique de « l’euro fort ».
La seconde simulation effectuée par les auteurs du rapport, qui porte sur l’impact des baisses d’impôt, est tout aussi impressionnante. Les auteurs ont en effet cherché à savoir ce qu’aurait été l’évolution de la dette publique, s’il n’y avait pas eu ces cadeaux fiscaux – en clair, si les recettes de l’État avaient représenté une part constante du PIB (20 %) entre 1997 et 2007, cette part étant ensuite modulée pour prendre en compte l’impact de la récession. Dans cette hypothèse, écrivent-ils, « la dette aurait été stabilisée entre 1997 et 2007 (en %  du PIB) puis aurait moins progressé entre 2007 et 2012. Dans ce scénario 2, le ratio dette/PIB simulé est en 2007 inférieur de 9 points au ratio observé, et de 18 points en 2012 (graphique 12) ».

Boule_cadeaux

Les auteurs constatent donc que leurs conclusions rejoignent assez sensiblement les conclusions des deux rapports de Champsaur et Cotis d’une part, et de Carrez de l’autre, que Mediapart avait évoqués en leur temps.

Annulation de la dette illégitime

Pour finir, le groupe de travail a cherché à combiner les deux scénarios, celui de taux d’intérêt plafonné à 2 % entre 1985 et 2005 et celui d’une stabilisation du taux de recettes fiscales. « Le résultat est spectaculaire, parce que les deux effets se combinent, de telle sorte que leur impact n’est pas simplement la somme des deux scénarios. Le ratio dette/PIB aurait été stabilisé à 43 % au milieu des années 1990 puis aurait baissé jusqu’à un niveau de 30 % en 2007 (au lieu de 64 % réellement observés). En 2012, le même ratio serait de 43 %, largement inférieur au seuil fatidique de 60 %, à comparer aux 90 % effectivement constatés (graphique 14) », constatent-ils.

grafsynthese

Les auteurs du rapport en concluent qu’il est fondé de parler de « dette illégitime », car dans ce système, les hauts revenus sont gagnants à un double titre : d’abord parce qu’ils sont les principaux bénéficiaires des baisses d’impôt ; ensuite parce qu’ils disposent aussi d’une épargne qui est très fortement rémunérée grâce à ces taux d’intérêt exorbitants.
Comme le disent les auteurs du rapport, la dette publique a donc été le prétexte au cours de ces dernières années d’un formidable mouvement de « redistribution à l’envers », ou si l’on préfère d’un immense mouvement de transferts de revenus puisque si les hauts revenus sont doublement gagnants, les bas revenus, eux, sont perdants, étant conviés en bout de course à supporter le poids du plan d’austérité pris pour contenir l’explosion de la dette. En résumé, ce que les hauts revenus gagnent au travers des baisses d’impôt ou de la politique de l’argent cher, ce sont les revenus modestes qui le financent au travers de la politique d’austérité.
Au lendemain des élections européennes, ce rapport est donc bienvenu, parce qu’il montre qu’une autre politique économique est possible. Quelques esprits chagrins pourront ergoter sur la pertinence de telle ou telle hypothèse prise dans ces simulations. Il reste que cette immense redistribution à l’envers est indiscutable, et que le grand mérite de ce rapport est de le montrer, ruinant du même coup l’arnaque néolibérale selon laquelle le pays vivrait au-dessus de ses moyens.
Une autre politique ! En conclusion, le rapport ouvre même des pistes, évoquant de nombreuses dispositions qui pourraient être prises, pour que la facture de la dette ne soit pas payée toujours par les mêmes : annulation de tout ou partie de la dette illégitime ; allongement substantiel des durées de remboursement et plafonnement des taux d’intérêt ; instauration d’un impôt exceptionnel progressif sur les 10 % (ou le 1 %) les plus riches…
Mais peu importe le détail de ces suggestions. L’important, c’est que ce rapport invite à débattre d’un autre avenir. À débattre donc d’une autre gauche. Et c’est cela l’essentiel : réinventer un autre futur.
Laurent Mauduit
Publié sur Médiapart le 27 mai 2014

Lire : Gouverner par la dette et La fabrique de l’homme endetté / Maurizio Lazzarato

Nam-June-Paik-Piano-Integral-1963-540x716

Pour une redéfinition du concept de « bio-politique » (2) /Maurizzio Lazzarato

10 Le post-fordisme articule et développe des changements de paradigme que le concept de « spectacle » avait simplement annoncé. L’indistinction de l’image et de l’objet, du réel et de l’imaginaire, de l’essence et du phénomène, n’annonce pas la « disparition du monde » ni la « fin de l’histoire », mais une conception du réel qui devient de plus en plus artificiel, processuel, virtuel. Les flux qui déstructurent le travail, la vie, le spectacle ne peuvent pas être caractérisés uniquement du point de vue de leur pouvoir de déterritorialisation. Ils doivent aussi et surtout être définis en tant qu’intensité. La déterritorialisation opérée par les mouvements (comme phénomènes historiques et collectifs) à  la fin des années soixante, emporte avec elle la distinction entre « temps de travail » et « temps de vie », et libère ainsi le temps de ses « cristallisations » fordistes. Elle défait le temps-mesure et fait émerger un temps-création, le temps-puissance dont les virutalités ne peuvent plus être régulées ni contraintes par la division entre « temps de travail » et « temps de vie ». Le capitalisme doit assumer ce nouveau plan d’immanence temporelle et il doit redéfinir, en fonction de ce temps-puissance, son système de valorisation et d’exploitation. Alors, quand nous disons que le « travail » coincide avec la « vie », il faut éviter certains malentendus productivistes et vitalistes, car il ne s’agit pas de la subordination d’une catégorie par une autre, mais d’un changement de paradigme qui appelle une redéfinition du travail et de la vie. Le travail s’étend et recouvre la vie ; ce processus ne peut se réaliser sans qu’un changement profond affecte la nature de ces catégories. « Bios » ne peut plus se limiter aux seuls « processus biologiques d’ensemble », de la même façon, le travail ne peut plus être défini en référence à  la division entre usine et société, travail manuel et travail intellectuel. Le travail échappe aux tentatives qui sont faites de l’assimiler à  un mécanisme sensori-moteur comme la vie échappe aussi à  sa réduction biologique. Non seulement, travail et vie tendent vers la réversibilité mais ils sont redéfinis par le « virtuel » en tant qu’ouverture et création.
11 La critique du « travail » doit être aussi une critique du concept de « vie ». Le refus de réduire la vie aux « processus biologiques de reproduction de l’espèce » est un phénomène de la plus grande importance. Une analyse géniale de Foucault montre comment l’émergence du bio-pouvoir a permis « l’inscription du racisme à  l’intérieur des mécanismes de l’Etat ». En effet, comment le pouvoir moderne de normalisation pourrait-il exercer le droit ancestral de vie et de mort, dès lors qu’il assume une fonction de développement, de contrôle et de reproduction de la vie ? « Le racisme, c’est la condition sous laquelle on peut exercer le droit de tuer… Bien entendu, par mise à mort, je n’entends pas simplement le meurtre direct, mais aussi tout ce qui peut être meurtre indirect : le fait d’exposer à la mort, de multiplier pour certains le risque de mort ou, tout simplement, la mort politique, l’expulsion, le rejet, etc. » (16)
Le racisme permet d’établir entre « ma vie et la mort de l’autre » une relation qui n’est pas d’ordre militaire ou belliqueux, mais de type biologique. Le racisme n’est donc pas la survivance d’un passé archaïque mais le produit de mécanismes étatiques liés aux méthodes les plus modernes et progressistes de gestion de la vie. Le nazisme, qui réalisera totalement « l’extrapolation biologique de la thématique de l’ennemi politique », n’est pas un mal obscur qui soudainement contamine le peuple allemand mais l’extension absolue du bio-pouvoir, qui parviendra à généraliser le droit souverain de tuer (« homicide absolu et suicide absolu ») (17). Lorsque, dans l’après-guerre, le bio-politique est strictement subordonné à la reproduction de la « société du travail », les mécanismes étatiques qui le régulent ne cessent de produire et d’alimenter le « racisme ». La production du racisme est uniquement contrecarrée par les conflits de classe, qui, à l’encontre même des partis de gauche (18), détournent le bio-politique et lui opposent des processus d’auto-valorisation. Mais, toujours selon l’analyse de Foucault, il faut bien souligner que le « socialisme » (dans le sens marxien du terme : socialisme du travail) produit et reproduit nécessairement le racisme. Cela est particulièrement vrai dans les périodes où l’intégration des institutions du mouvement ouvrier, de l’Etat et du welfare est la plus forte. C’est le cas des soi-disant pays « communistes » où l’explosion des conflits raciaux et ethniques, après la chute du mur de Berlin, peut être interprétée comme le pur produit d’un bio-politique « ouvrier » sans lutte de classe. Mais c’est aussi le cas de pays où la gauche est parvenue au pouvoir, comme en France, et a recréé les conditions d’un rapport très étroit entre travail, vie et Etat. Le Pen et les politiques d’immigration ne sont donc pas le produit de la France profonde mais des mécanismes républicains de gestion de la vie. Mais, c’est le cas aussi de l’Europe, qui en voulant reproduire la « société de l’emploi », crée une situation où elle se vit comme assiégée de l’intérieur et de l’extérieur par l’immigration (les étrangers). L’idéologie démocratique du « travail pour tous » réactualise « l’extrapolation biologique de la thématique de l’ennemi politique ». Il est donc de la plus grande importance que le bio-politique ne soit pas assimilé à la « reproduction de l’espèce » et à la reproduction de la société de « plein emploi ». Le concept de vie doit être redéfini en fonction d’un temps-puissance, c’est-à-dire en fonction d’une capacité à réorienter les mécanismes du welfare contre l’Etat et contre le travail. Quand nous parlons d’une vie a-organique qui doit se substituer à la conception d’une vie assimilée aux « processus biologiques d’ensemble », nous nous référons à la nécessité d’inventer des agencements de subjectivité qui correspondent à ce temps-puissance.
12 Travail et vie ne sont pas définis par l’économie et le bio-politique mais par une nouvelle dimension de l’activité, qui requalifie le « produire » et le « reproduire de l’espèce » à partir d’une conception du temps-puissance. Aux formes d’assujettissement de type fordiste (formes du travail, du welfare et du spectacle), les mouvements opposent des agencements de subjectivité « ordinaires », qui se définissent par leur capacité à « affecter et à être affecté ». La déterritorialisation permet de se défaire des formes de travail, de vie et de langage qui enferment les forces sociales dans les impératifs de la valorisation, en promouvant une activité qui se réfère uniquement aux « forces et aux signes, aux mouvements et à la puissance qui les constitue ».
Le concept de « bios » est donc redéfini non seulement de manière extensive (il ne s’oppose plus au travail et au « spectacle ») mais aussi de manière intensive en fonction du nouveau plan d’immanence qui caractérise le post-fordisme. Travail et vie sont qualifiés comme affects (par leur capacité d’affecter et d’être affecté), en fonction de leur puissance et de leur intensité et, par conséquent, du temps. Si la perception, la mémoire, l’intellect, la volonté se transforment, selon une intuition de Bergson, en différents « types de mouvement », alors les affects sont également composés de flux, de différentiels d’intensité, de synthèses temporelles. Les forces et leurs affects « se confirment essentiellement dans la durée », au même titre que les phénomènes sociaux (comme le concept foucaldien de « population  » nous l’a montré). Les forces et leurs affects sont eux-mêmes des « cristallisations de temps », des « synthèses temporelles » d’une multiplicité de vibrations, d’intensité, de « minuscules perceptions ».
Le temps, selon une intuition profonde du marxisme, est la trame de l’être. Mais selon des modalités en rupture avec la capture du temps que réussit l’économie (« le temps de travail », le biologique (« le temps de la vie ») et le « spectacle » (« le temps vide d’un renvoi infini à l’actuel et au virtuel »).
13 L’économie de l’information et ses dispositifs électroniques et numériques peuvent exprimer utilement et de manière empirique cette implication intensive et extensive du « temps » (de la vie). En termes intensifs, les technologies électroniques et numériques donnent consistance (en le reproduisant) à ce nouveau plan d’immanence qui est fait d’intensités, de mouvements, de flux a-signifiants, de temporalités. La perception, la mémoire, la conception entrent en rapport avec le nouveau plan d’immanence tracé par les flux électroniques et numériques. Les technologies électroniques et numériques réalisent (en les reproduisant) la perception, la mémoire, la conception comme autant de mouvements différents, de « rapports entre flux » et de « synthèses temporelles ». De façon extensive, ce sont toujours ces machines qui recouvrent avec leurs réseaux la totalité de la société et de la vie.
Les technologies numériques et électroniques organisent matériellement la réversibilité entre corps individuel et pratiques sociales. Le collectif en nous et le collectif extérieur à nous sont interconnectés par le biais de machines qui les traversent et les constituent.
Les machines électroniques et numériques fonctionnent comme des moteurs qui accumulent et produisent non plus de l’énergie mécanique et thermodynamique, mais justement cette « énergie » a-organique. Des machines qui cristallisent, qui accumulent, reproduisent et captent le temps de la vie et non plus seulement le temps de travail. Ici, c’est le numérique et non plus la statistique, comme chez Tarde, qui possède la capacité de saisir (de synthétiser) le moléculaire et le collectif, qui caractérise aussi bien la nature que le « social » (19).
Le numérique permet d’appréhender et de reproduire aussi bien les « petites vibrations » et leur dynamique temporelle, dont léintensité constitue la vie, que les « actes sociaux », pour nous exprimer comme Tarde, définis non plus comme « faits » mais comme tendances et variations, dont l’extension constitue là aussi la vie.
14 Le concept de vie contenu dans l’expression « temps de vie » renvoie donc tout d’abord à la capacité d’affecter et d’être affecté, à son tour déterminée par le temps et par le virtuel. L’économie de l’information (20) capture, sollicite, régule et tente de composer ce nouveau rapport entre les « forces et les signes » d’un côté et les dispositifs collectifs organisés à travers des moteurs temporels de l’autre. C’est en ce sens que l’économie de l’information peut être identifiée avec la « production de subjectivité ».
Les formes du réseau et du flux expriment en même temps la capacité que possèdent ces dispositifs de saisir, non seulement les formes de coopération et de production de subjectivité, caractéristiques de la nouvelle capacité « d’agir », mais aussi les formes de coopération et de production de subjectivité fordiste et pré-fordiste, qui se reproduisent à l’intérieur de l’économie-monde. A l’instar de la monnaie (21), ils expriment la nouvelle forme de commandement.
L’économie de l’information nous permet de critiquer le concept de travail parce que ce n’est plus son temps mais celui de la vie qui est devenu le moteur des formes de coopération. Il ne s’agit plus seulement du fait que le travail intègre des fonctions de contrôle de la puissance technique, de la science, et des forces intrinsèquement sociales mais il s’agit d’un changement dans sa nature même. C’est le développement de la capacité d’affecter et d’être affecté qui est au fondement des formes de coopération. Les forces intrinsèquement « humaines » (perception, mémoire, intelligence, imagination, langage) et leurs affects sont déshumanisés parce que directement connectés par le biais des machines cybernétiques et électroniques aux flux cosmo-moléculaires et aux dispositifs collectifs. Ces machines déterminent un plan d’immanence dans lequel la séparation entre « perception » et « travail », entre corps et esprit, entre objectif et subjectif, perd son caractère unilatéral et crée les conditions d’un nouveau pouvoir de métamorphose et de création.
15 Le temps de la vie dans le post-fordisme renvoie en premier lieu, non pas aux processus biologiques dont nous parle Foucault, mais à la « machine temps ». Le temps de vie est le synonyme d’une complexité de sémiotiques, de forces et d’affects qui participent à la production de la subjectivité et du monde. Le temps de vie correspond à la multiplicité des « actes sociaux », qui se définissent comme tendances et variations. Le temps de vie, c’est aussi le « devenir minoritaire » de la « subjectivité quelconque » qui ne se définit pas comme totalité mais par la force de sa singularité et sa capacité à se métamorphoser. Le temps de vie, c’est enfin une définition du politique qui ne renvoie plus à la « biologie » mais à une politique du « virtuel ». Travail et exploitation, mais aussi « auto-valorisation » et « révolution » sont redéployés par cette nouvelle définition de la vie.
Maurizio Lazzarato
Article publié dans Futur antérieur n° 39-40 / 1997

metropolisfritzlang.jpg
16 Ibid., p. 228-229.
17 Le grand économiste Kalecki a montré comment les premières politiques du welfare state et de la gestion « keynésienne » de la dette publique ont été expérimentées par le nazisme.
18 Il y a peu de temps encore, le racisme « ouvrier » du PCF, par exemple, se caractérisait non seulement par une hostilité envers les étrangers en général, mais encore plus spécifiquement envers leur présence dans l’usine (affrontements très durs entre OS maghrébins et ouvriers professionnels français pendant la période fordiste). Ces affrontements (on peut penser à la destruction avec un bulldozer d’un centre d’hébergement pour immigrés, par une municipalité communiste) ne sont pas généralisables à tout le parti ; même s’ils n’ont pas été formalisés dans une ligne politique, ils n’en sont pas moins révélateurs de l’ambiguïté de la politique communiste sur ce terrain.
19 Je me suis largement étendu sur ces thématiques dans Videofilosofia, la percezione del tempo nel post-fordismo, Manifesto Libri, Roma, 1997.
20 Selon l’Observatoire Mondial des Systèmes de Communication, l’ensemble des industries de l’information (Audiovisuel, Informatique, Télécommunication) représentera 6,3% du PIB mondial en l’an 2000, alors qu’il en représente aujourd’hui 5,7%, soit l’équivalent du marché mondial de l’automobile. Selon le « Conseil des Télécommunications » japonais, en 2010, l’ensemble des technologies de l’information représentera 6% du PIB. A titre de comparaison, l’industrie automobile représentait, en 1990, 4,6% du PIB du Japon. Selon le « World Telecommunications Developement Report » de l’année 1995, « le secteur de l’infocommunication (l’ensemble des télécommunications, de l’informatique et de l’audiovisuel), croît à un taux presque deux fois plus élevé que celui du reste de l’économie. Aujourd’hui, pour chaque millier de dollars gagné ou dépensé dans le monde, 59 concernent directement ou indirectement, l’infocommunication ». Il faut aussi remarquer que la valeur ajoutée dans le secteur n’est pas produite en priorité par les industries de production d’équipements, mais par la production et la gestions de services. Actuellement, par exemple, le marché des équipements de télécommunications totalise 0,39% du PIB mondial et le marché des services 1,83%, soit au total 2,22%. En l’an 2000, en admettant un taux de croissance annuel de la production intérieure brute mondiale de 2,2%, la part relative de chacun de ces marchés dans le PIB mondial sera de 0,4% et 1,97%. Donc plus de 3/4 de la production est assurée par les services.
21 L’argent, en tant que cristallisation du temps, est le premier mécanisme de contrôle et de régulation capitaliste qui « permet ou induit certains comportements » à travers des séries temporelles. Il faut peut être comprendre en ce sens l’affirmation de Deleuze selon laquelle « l’homme moderne n’est plus l’homme enfermé mais l’homme endetté ».
experimentationspolitiqueslazzarato.jpg
Maurizio Lazzarato / Expérimentations politiques
Dans ses précédents livres, Maurizio Lazzarato s’était attaché à proposer une analyse socio-économique du conflit des intermittents, afin de mettre au jour son potentiel de subversion et de critique radicales du paradigme néolibéral du capitalisme contemporain. Afin de saisir ce que la grille socio-économique laisse inévitablement échapper, il met ici en oeuvre pour analyser ce conflit d’autres approches – dont la critique sociale en France n’a pas encore bien mesuré la pertinence politique et la fécondité heuristique : celles qu’ont élaborées, au cours des années 1960 et 1970, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Félix Guattari ou encore Michel de Certeau, mais aussi les intuitions et les anticipations de Marcel Duchamp et de Franz Kafka sur ce qu’on pourrait appeler un « nouveau partage du sensible ».
Dans la « grande transformation » que nous sommes en train de vivre, il s’agit d’appréhender la difficulté qu’il y a à articuler l’analyse et les modes d’organisation fondés sur les grands dualismes du capital et du travail, de l’économie et du politique, avec l’analyse et les modes d’organisation expérimentés à partir des années 1968, selon une logique de la multiplicité, qui agit souterrainement, transversalement et à côté desdits dualismes.
Ce livre voudrait ainsi contribuer à tracer et à travailler quelques pistes pour remédier à l’impuissance qui découle de cette difficulté â – qui est aussi une impasse politique.

Paru aux Editions Amsterdam en octobre 2009

Subprimes, crise de la gouvernementalité / Maurizio Lazzarato / les mardis de Chimères

On laisse à penser que la crise actuelle est seulement une incapacité à réguler la monnaie et qu’il suffirait d’introduire une régulation pour résoudre la crise. Moi, je pense que la crise est quelque chose de plus profond : c’est une crise de la gouvernementalité dans le sens où en parle Foucault : la gouvernementalité, c’est la façon de gouverner le comportement et les conduites des différents acteurs économiques et sociaux. Deux mots sur la crise à partir du concept de la dette que je reprends dans L’Anti-Oedipe où Deleuze-Guattari le reprennent de Nietzsche dans La généalogie de la morale : « S’appuyant sur les recherches de Will, Michel Foucault montre comment, dans certaines tyrannies grecques, l’impôt sur les aristocrates et la distribution d’argent aux pauvres sont des moyens de ramener l’argent aux riches, d’élargir singulièrement le régime de la dette… (Comme si les Grecs avaient découvert à leur manière ce que les Américains retrouveront avec le New Deal : que les lourds impôts d’Etat sont propices aux bonnes affaires). Bref, l’argent, la circulation de l’argent, c’est le moyen de rendre la dette infinie (…) L’abolition des dettes ou leur transformation comptable ouvrent la tâche d’un service d’Etat interminable (…) Le créancier infini, la créance infinie a remplacé les blocs de dette mobiles et finis (…) la dette devient dette d’existence, dette d’existence de sujets eux-mêmes. Vient le temps où le créancier n’a pas encore prêté tandis que le débiteur n’arrête pas de rendre, car rendre c’est un devoir, mais prêter une faculté, comme dans la chanson de Lewis Carroll, la longue chanson de la dette infinie : « Un homme peut certes exiger son dû, mais quand il s’agit du prêt, il peut certes choisir le temps qui lui convient le mieux« . (L’Anti-Oedipe, Deleuze-Guattari) La dette va être l’instrument de la gouvernementalité, selon mon hypothèse, aussi bien du comportement de la subjectivité, que de l’organisation économique.

Deux hypothèses fondamentales : 1) La finance fonctionne comme une machine qui transforme les droits sociaux en dette (l’organisation économique) ; 2) la finance comme machine à produire des subjectivités particulières, ce que les libéraux appellent le capital humain. Comment les deux choses s’imbriquent ?

Pourquoi la dette ? aux USA, le problème fondamental vient de la manière dont a été géré le crédit. Normalement, on dit que d’un côté, il y aurait une économie réelle qui serait une économie saine, et de l’autre l’économie financière qui, par contre, aurait des problèmes de régulation. Les deux sont imbriquées. L’économie réelle impose le blocage des salaires, par exemple, et la réduction des services sociaux. La finance intervient par un mécanisme d’impôt de la finance des gouvernés et de l’autre côté pour compenser cette réduction, elle propose des crédits. C’est-à-dire, vous n’aurez plus de droits à la retraite, mais à une assurance individuelle. Vous ne devez pas demander d’augmentation salariale, mais un crédit à la consommation. Vous n’avez plus droit à la formation, mais vous demandez un crédit à la formation, etc… C’est une logique qui transforme les droits sociaux grâce à la finance qui se substitue à ces mécanismes. C’est un projet politique qui a une certaine cohérence dans le libéralisme parce qu’il transforme le travailleur et le salarié en capital humain. Il transforme les salariés en petits propriétaires. La logique de la politique de Bush : la société des propriétaires. Qu’est-ce que ça veut dire « capital humain » ? Ca veut dire que vous êtes responsable de votre capital qui est représenté par une force de travail. C’est une fraction infinitésimale du capital et vous devez valoriser les compétences et les acquis que vous avez. La retraite, l’assurance santé, etc, sont des investissements individuels. Il n’y a pas un système général qui vous assure, vous devez investir vous-même. Toute la transformation depuis trente, quarante ans, c’est de passer le l’Etat providence organisé autour des droits sociaux, de façon très violente aux USA, et ici de façon plus contrôlée, à ce type de mécanisme. Ce programme a été complètement intégré par le patronat français, lorsque le MEDEF a fait à l’époque de Kessler et de Seillière par ce qui s’appelait : la Refondation sociale écrit par un élève de Foucault (François Ewald). Il y a une hétérogénéité radicale entre l’économie et la politique qui ne peut être résolue qu’avec l’intervention du social. Le social est le terrain privilégié de l’action des libéraux depuis la IIème guerre mondiale. Pour que les mécanismes du marché fonctionnent, il faut intervenir sur le social qui va produire cette subjectivité particulière du capital humain. Comment transformer cette subjectivité en subjectivité d’un individualisme méthodologique très poussé : la déprolétarisation. Une schizophrénie car les libéraux introduisent des ruptures à l’intérieur de la subjectivité : le salarié investit également en bourse. Deux logiques à l’intérieur de l’individu qui créent des problèmes personnels et pour l’action politique. La crise des « subprime » est en réalité la crise de ces mécanismes en oeuvre depuis 40 ans. La transformation des droits sociaux en dettes et crédits, et la transformation du salarié en capital humain, et donc en petit propriétaire, a trouvé ses limites évidentes. Ce n’est pas un hasard que ça tombe sur les « subprimes », c’est-à-dire sur la maison individuelle. Ce n’est pas une crise économique mais une crise de la gouvernementalité. Ce projet libéral (travaillé depuis les années 30) est bloqué. La crise est une crise du crédit qui concerne les individus en tant qu’acteurs (différence avec 1929). Pourquoi cette histoire de la dette ? Parce que la dette est une forme de gouvernement des comportements très efficace (rapprochement avec le pouvoir pastoral de Foucault : le pouvoir micro-politique concerne le comportement des individus de façon permanente). La dette implique une production de subjectivité particulière : Nietzsche explique que le passage des sociétés barbares aux sociétés civilisées se fait à partir de la dette. Une dette qui est une dette morale et économique. La monnaie naît de la dette. La dette sert à construire une mémoire de l’individu : sa capacité à promettre. Comment garantir le fait qu’un individu tienne sa promesse, et donc, comment anticiper sur son comportement. C’est une mémoire de l’avenir. Pour que cette mémoire soit possible, il faut l’inscrire sur le corps : les supplices, la torture… On n’est plus dans cette situation, mais le problème de la construction d’une mémoire existe toujours avec une double problématique. Celle de maintenir une promesse, et celle de la responsabilité. C’est lié à la subjectivité que le libéralisme a produit : le capital humain où l’individu est entrepreneur de soi-même avec la capacité d’être autonome et donc responsable. Dans le projet de refondation sociale du MEDEF, c’est évident : par exemple, les chômeurs sont responsables de la situation sociale dans laquelle ils sont. La cause vient du comportement des individus. C’est donc très lié à la culpabilité (Nietzsche dit : dette et faute, c’est le même mot). Double processus très bizarre avec la politique néo-libérale : déculpabiliser l’individu pour lui permettre d’accéder au crédit et à la dette, et de l’autre côté, une culpabilisation collective (par exemple, les salariés seraient responsables de la dette des retraites). Travail sur les RMIstes et les intermittents : ce qui circule le plus, c’est la culpabilité. Le mécanisme Dette/ Subjectivité dans l’Anti-oedipe, il faudrait le réutiliser. Je voulais faire le commentaire d’une phrase de Marx : « Dans le système du crédit, dont l’expression achevée est le système de la banque, on a l’impression que la puissance du pouvoir étranger, matériel, est brisée, que l’état d’aliénation de soi est aboli et que l’homme se trouve de nouveau dans des rapports humains avec l’homme (…). Mais cette suppression de l’aliénation, le retour de l’homme à lui-même et donc à autrui n’est qu’illusion. C’est une aliénation de soi, une déshumanisation d’autant plus infâme et plus extrême que le milieu où elle sévit n’est plus la marchandise, le métal, le papier, mais l’existence morale, l’existence communautaire, les tréfonds du cœur humain : sous l’apparence de la confiance de l’homme en l’homme, c’est la suprême défiance, l’aliénation achevée. Qu’est ce qui constitue l’essence du crédit ? Nous faisons ici totalement abstraction du contenu du crédit, qui est toujours l’argent. Nous ne considérons donc pas le contenu de cette confiance, c’est à dire qu’un homme reconnaît l’autre en lui avançant des valeurs. [Dans le meilleur des cas (…), le créancier considère le débiteur non comme un fripon, mais comme un homme « bon ». Par « bon », le créancier comme Shylok – l’usurier juif du « Marchand de Venise » n.d.r. – entend solvable.] (…) Toutes les « vertus sociales du pauvre (débiteur, n.d.r.), le contenu de son activité sociale, son existence elle-même », représentent pour le riche (créditeur, n.d.r.) le remboursement de son capital avec les intérêts ordinaires. (…) L’individualité humaine, la morale humaine se transforment à la fois en article de commerce et en incarnation matérielle de l’argent. Au lieu de l’argent, du papier, c’est mon existence personnelle, ma chair, mon sang, ma vertu sociale et ma réputation sociale qui sont la matière, le corps de l’esprit-argent. Le crédit exprime la valeur monétaire non pas en pièces de monnaie mais en morceaux de chair humaine, de cœur humain. «  (Critique de l’économie politique, Manuscrits de 1844) Ce qui est étonnant dans le texte de Marx, c’est qu’il dit que le crédit fonctionne à rebours de la manière dont fonctionne le capital. Le capital, fondamentalement, est un rapport entre les hommes médiatisé par des choses : la relation de travail, etc… Avec le crédit, cette médiation des choses est annulée parce que le crédit est fondé sur la confiance : un homme reconnaît l’autre en lui avançant des valeurs. Le crédit ne circule plus comme la marchandise, mais relève de l’existence morale. Ce qui est exploité n’est plus le travail, mais l’existence morale, communautaire, le tréfonds du cœur humain, la singularité humaine (ma chair, mon sang, ma réputation sociale, etc.).

Maurizio Lazzarato

les mardis de Chimères /  19 décembre 2008

voir aussi Puissances de la variation

sur la refondation sociale : MEDEF, Jean Zin, le Monde diplomatique

Subprimes, crise de la gouvernementalité / Maurizio Lazzarato / les mardis de Chimères dans Flux cube-300x165




boumboumjames |
femmeavenirhomme |
Toute une vie... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Warhol l'avait dit...un qua...
| juliette66
| les bonnes "occaz" de Murielle