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L’Etre, l’événement, la militance / entretien avec Alain Badiou

Alain Badiou – Il est indispensable, avant de vous répondre dans le détail, que je fasse ici une déclaration. Car sur des sujets aussi fondamentaux, le malentendu doit être pourchassé, surtout s’agissant d’une revue qui a pour titre ce « futur antérieur » dont vous savez que je fais le temps ontologique de toute vérité.
Pas un seul instant je n’ai cessé d’être un militant. Non seulement mon entreprise philosophique depuis dix ans n’atteste aucun « reniement », aucune cessation de l’action politique, mais – conformément à la conviction où je suis que la philosophie est sous conditions, en particulier sous condition des figures successives de la politique d’émancipation – cette entreprise a pour enjeu de déployer une pensée compatible avec ce qu’exige la poursuite d’une telle politique.
Je voudrais dire, sans aucune agressivité, qu’il est paradoxal de chercher chicane sur ce point à – tout de même ! – un des rares philosophes connus – et souvent vilipendé – pour n’avoir jamais cédé, ni aux sirènes de la conversion au capitalo-parlementarisme, ni à la règle d’abandon de tout principe qui a, en dix ans, dévasté l’intellectualité française.
Je suis et demeure fondamentalement attaché, dans la pensée comme dans l’acte, à des choses aussi peu courantes aujourd’hui que l’usine comme lieu politique, la figure ouvrière, le processus démocratique intra-populaire. Mon horizon reste celui du dépérissement de l’État. Enfin, tout cela n’est pas une prose ineffective, mais trouve son espace de pensée-pratique dans l’Organisation Politique, fondée en 1984, et dont la maxime centrale est l’idée d’une « politique sans parti ». Pour que ce propos politique soit philosophiquement accueilli, il est certes indispensable de se détacher du dispositif matérialiste dialectique, qui cimentait la vision « classiste » de la politique. C’est un immense travail que d’établir la ressource philosophique dans une vision radicale entièrement reformulée. Mais il ne s’agit en aucune façon d’une mise à distance, ni même d’une pause, dans l’action « politique contre politique », soit, pour le dire philosophiquement, politique égalitaire contre politique de soumission (ou, ce qui revient au même : politique pensée contre politique impensée).

Nicole-Édith ThéveninDans Théorie de la contradiction et Théorie du sujet, le prolétariat est pour vous sujet de l’histoire, surgissement de la vérité. Vous énoncez dans Théorie du sujet « l’affaire sérieuse, c’est le communisme ». Avec le communisme, l’idée de destruction de l’État, de dialectique, est au fondement de la relation philosophie-politique, où la politique, je dirai, surdétermine la philosophie. La violence fait partie de cette dialectique parce que le mouvement est affrontement de classes. Peut-on penser la politique marque le tournant et la crise pour vous. Vous développez une nouvelle analyse : la fin du marxisme classique donc la fin des classes, la fin des affrontements. Dès lors se remarque un renversement qui s’accentue dans l’Être et l’Événement et le Manifeste philosophique : la philosophie y surdétermine la politique malgré votre affirmation « la philosophie est sous condition de la politique » en ce qu’elle serait « homogène » à la stabilisation politique. Mais seule la philosophie énonce la possibilité, l’essence de la politique, en donne les catégories. On passe dès lors de la destruction à la pensée de la soustraction, de la violence au « traitement des conflits », où la politique semble se retirer dans la nomination philosophique, la pensée au futur-antérieur, la fidélité d’une vigilance subjective venant à la place de l’action, ce qui, il faut le reconnaître, sert de garde-fou. « La consistance politique ouvrière, écrivez-vous dans Peut-on penser la politique ? l’emporte définitivement sur la capacité d’assaut ». Cette thèse va avec une conception nouvelle de l’État : l’État serait a-politique. Dès lors se trouve évacuée la pensée du pouvoir, de la prise de pouvoir. Pourriez-vous reprendre votre itinéraire philosophique et politique, expliquer le pourquoi et le comment de votre évolution, ce que vous entendez par soustraction lorsque cette opération tirée des mathématiques est appliquée à la politique ? Quelle serait dès lors « l’affaire sérieuse » d’aujourd’hui ? Y a-t-il une autre perspective que celle de l’attente ?

Les catégories de l’Etre et l’événement sont des catégories philosophiques. Elles ne constituent par elles-mêmes aucune détermination de l’essence de la politique. La meilleure preuve en est que ces catégories (situation, événement, nomination, fidélité, générique… ) valent pour toute procédure générique, toute vérité, qu’elle soit scientifique, amoureuse, politique ou artistique. Par conséquent, le propre de la procédure politique n’est pas abordé par ces catégories. Qu’est-ce qui (et sur ce point, un certain marxisme a pratiqué de violentes sutures) distingue, par exemple, la science de la politique ? Aucune des catégories formelles que je propose pour penser l’essence d’une vérité ne peut répondre à cette question. Il est essentiel de bien voir que je pense la politique comme étant elle-même une pensée (tout comme la poésie, ou la mathématique). Cette pensée est aussi – le problème est du reste central – pensée de sa pensée. De ce point de vue, il faut admettre que toute vraie politique (c’est-à-dire toute politique de rupture, toute politique révolutionnaire, disait-on) dessine le protocole interne d’identification de la pensée qu’elle est. Ce qui est propre à la philosophie, c’est de spécifier la pensée de la politique comme procès de vérité. « Vérité » n’est pas une catégorie possible de la politique. C’est une catégorie spécifiquement philosophique. Disons que la politique s’identifie elle-même comme politique (donc comme figure singulière de la pensée) sans passer par une définition de la politique. En revanche, la philosophie peut (je ne l’ai pas encore fait, mais j’y travaille) proposer une définition de la politique pour autant qu’elle ordonne cette définition à la singularisation de la politique comme procédure de vérité. Il est certain que cette définition ne recoupera pas la définition classique, reprise telle quelle par le marxisme et par Lénine lui-même, puis par Mao, qui fait de la question du pouvoir d’État (ou du pouvoir « en général ») l’essence de la politique. Je propose dans L’être et l’événement une théorie formelle de l’État (et plus généralement de tout « état d’une situation ») qui, je crois, éclaire sur le fond la distance qu’il s’agit d’établir entre le processus subjectif (quoique entièrement matériel) de la politique, et la structure objective de l’État comme re-présentation des multiplicités. Certes, l’État est dans le champ de la politique, la politique rencontre l’État. Mais toute singularisation conceptuelle de la politique distingue radicalement la pratique politique , de la pratique étatique, qu’il s’agisse de l’exercice du pouvoir ou de sa prise. Ceci étant, il faut bien voir que cette singularisation reste immanente à la philosophie. Il n’y a pas lieu de penser que « l’essence » de la politique est autre chose que la politique même, dans l’effectuation singulière de son procès. Si la philosophie énonce que la politique est tel type de procédure de vérité, diffèrent de tel autre (la science, l’art…) en raison de tels ou tels traits formels, elle ne fera qu’inscrire la politique dans le champ de ses propres questions, qui sont organisées, depuis les Grecs, autour du thème de la vérité. Que la philosophie inscrive la politique dans l’espace de pensée qu’elle ouvre à partir de la catégorie de vérité – et elle a toujours proposé une telle inscription – ne signifie nullement qu’elle la subsume.

Vous passez de Hegel, Marx, Mao et Lacan aux mathématiques, de la théorie des processus et de la contradiction à celle de la multiplicité, théorie que vous critiquez d’ailleurs chez Deleuze dans vos premiers écrits, dénonçant dans le multiple. le présupposé de l’Un ? Pourquoi ce changement ?

Alain Badiou – Je ne « passe » pas de la théorie des processus et des contradictions à la théorie des multiplicités. Le cheminement de pensée est – très grossièrement – le suivant.
1) La détermination de l’être en tant qu’être n’est pensée que dans la mathématique (c’est à mon sens un grand progrès matérialiste que de s’apercevoir que l’ontologie pure existe historiquement comme science). La mathématique parvient à la fin du siècle dernier- avec la création de Cantor- à une forme de pensée de la pensée qu’elle est, donc à une présentation de l’ontologie, qui n’existait jusqu’alors que dans la forme « pratique » de la mathématique historique. Nous savons désormais que l’être se laisse penser comme multiplicité de multiplicités, ultimement tissée du seul vide.
2) Mais ce qui est ainsi visé n’est que l’être dans l’inertie-multiple des situations structurées. L’événement est comme tel soustrait à la loi, mathématiquement déchiffrable, de telles situations. Le sens premier (et fondamental) de la soustraction est là : un « surgir » en éclipse-de-soi déroge à au moins un principe essentiel de la mathématique de l’être (le principe dit de fondation : en ce sens, l’événement est in-fondé).
3) S’engage alors un processus intra-situationnel, qui n’est pas réductible à l’état de la situation. Il y a bien là, j’y insiste, processus, et même processus infini. Que certains de ces processus soient représentables, et aient été présentés, dans la forme de la dialectique est tout à fait assuré.
Permettez-moi ici une parenthèse sur la violence. Je n’ai, soyez-en sûr, aucun angélisme dans la vision des situations. Je n’ai jamais dit que la violence était exclue. J’ai seulement remarqué que, dans Théorie du sujet, que j’attribuais à la destruction un pouvoir général de vérité, ou de vérification, qu’elle ne possède pas. Finalement, elle n’est qu’instrumentale, et son rapport aux processus de vérité est tel qu’il vaut mieux – plutôt que de l’exalter – en mesurer l’usage au plus juste.
J’ajoute que nous devons penser le problème : qu’en est-il de la politique d’émancipation en temps de paix ? Quand elle n’est ni le solde d’une guerre impérialiste, comme Octobre 17, ni celui d’une résistance à l’envahisseur, comme la guerre populaire chinoise. Force est de constater que nous n’avons sur ce point aucune référence historique. Ni Mai 68 et ses suites, ni la Révolution Culturelle, ni les expériences italiennes, ni 1980 en Pologne n’ont apporté de conceptions clairement universalisables.
Pour ce qui concerne la pouvoir d’État, il faut d’abord, et de toute urgence, non seulement séparer philosophiquement, comme je le disais, la politique de l’État, mais aussi, cette fois politiquement, distinguer l’histoire de la politique de l »’histoire de l’État ». L’horizon « absolu » de toute politique d’émancipation est certes le dépérissement de l’État. L’insurrectionalisme a été une version tactique – admirable – de cette idée. Mais il est probable qu’Octobre achève cette vision, qui remonte à la Commune, voire à 1792. Il est certain qu’aujourd’hui le problème est de doter la subjectivité politique d’une consistance intrinsèque qui la tient à distance de l’État, ce qui est en soi très difficile, car l’État parlementaire est captieux. Ceci exige que la prescription politique fixe ses lieux, qui ne peuvent être, dans la séquence en cours, de dimension étatique.
Je poursuis. Le processus post-événementiel « évalue » les termes de la situation du point de l’événement. Je l’appelle une fidélité. Politiquement, il s’agira évidemment de la fidélité militante, pratique, aux événements de type « révolutionnaire » (le nom importe beaucoup, mais comme ce nom est lui-même une invention tirée du vide, il change).
5) Le processus fait advenir, au futur antérieur, une vérité de la situation tout entière, vérité qui est un multiple « quelconque », sans qualité, ou insoumis au regard de tous les prédicats disponibles dans la situation. Je ne vois aucune objection à ce qu’un tel multiple « générique » soit appelé le communisme, par exemple – dans le cas de la procédure politique.
Il n’y a rien dans tout cela qui vienne contredire l’engagement ou l’action. C’est tout le contraire : il n’y a de vérité que pour autant qu’il y a des militants (fidèles) de cette vérité, qu’on les nomme des artistes, des scientifiques, des politiques ou des amants.

Il y avait avant pour vous de la vérité politique en tant qu’existence des masses et du prolétariat, et du réel historique, concept que vous tiriez de Lacan, en tant que répétition et hasard, existence d’une objectivité matérielle, rencontre avec la loi. Aujourd’hui, les concepts de réalité et de réel disparaissent au profit du seul concept de vérité. Plus précisément, la référence à la vérité devient référence à des vérités (il y a des vérités) et ces vérités s’installent dans le transcendantal, ne valent que pour elles-mêmes. Cette conception s’ordonne autour de la thèse philosophique de l’existence d’un sujet sans objet, seul énonciateur de cette vérité. Si je suis sensible à votre démarche anti-dogmatique, à votre patience pour désarrimer des concepts trop figés, déplacer les questions, et du coup à votre tentative pour récuser le rapport sujet/objet (rapport idéologique en effet), je m’interroge sur la disparition de toute référence extérieure (que ce soit l’inconscient ou la réalité historique). Quels sont les enjeux mais aussi les dangers d’un tel tournant philosophique et idéologique ? Ne confondez-vous pas disparition de la catégorie d’objet et disparition de la question de la réalité et du réel, de tout « critère » matérialiste ? Ne tombe-t-on pas dans l’idéalisme lorsque la vérité n’est pas conçue comme liée à l’événement (politique) mais se trouve définie après-coup comme « post-événementielle » relevant dès lors de la seule nomination philosophique, de la seule conscience, de la seule volonté ?

Il n’y a non plus aucune « disparition de toute référence extérieure » ! On pourrait dire (mais ces traductions sont toujours hasardeuses) que la situation est en position de réalité, et que lui correspond toujours un savoir ; que l’événement est en position de réel, et que lui correspond, dans le medium premier d’une nomination, le procès d’une vérité. On pourrait dire aussi que le langage de la situation (il y en a toujours un), soumis à la loi du compte, est dans la position du signifiant, cependant que la langue-sujet (langue de forçage) réalise l’instance de la lettre. Oui, on pourrait dire tout cela.
Mais ce qu’on ne peut pas dire, c’est qu’une vérité relève « de la seule nomination philosophique, de la seule conscience, de la seule volonté ». Encore moins renvoyer les vérités au « transcendantal » ! Le procès de vérité est matériel, il n’y a aucune place dans ma philosophie pour « la conscience » (le mot n’est pratiquement jamais employé). Les décisions (nominations, axiomes…) ne supposent aucun sujet, puisqu’il n’y a de sujet que dans l’effet de telles décisions. Ou : le sujet est un effet du procès de vérité, et non l’inverse. Je souligne du reste constamment que le sujet est rare, et toujours singulier.
Quant aux noms de l’événement, ils n’ont rien à voir avec la philosophie. Les noms de la politique relèvent de la politique, les noms de l’art relèvent de l’art, etc.
La critique que je conduis de la notion d’objet ne concerne pas l’existence d’un référent, ou la matérialité des situations. Elle vise l’objectivisme – ou en politique le « réalisme » – qui utilise le philosophème de l’objet (en son sens kantien) pour soumettre et la connaissance et la pratique à un consensus uniforme.

Vous reprochez à Althusser d’avoir « suturé » la philosophie à la politique et à la science, comme vous reprochez à Heidegger d’avoir suturé la philosophie au poétique. Votre tentative est de rendre à la philosophie sa pleine indépendance, sa distinction par rapport à tout objet de recherche. Reprenant (dans une intervention) la thèse d’Althusser d’une philosophie sans objet ne travaillant que dans le tracé de lignes de démarcation, vous pensez que le propre de la philosophie sera de « proposer » un accès aux vérités, un « site conceptuel », de « prononcer » non la vérité mais la « conjoncture », la « conjoncture pensable » des vérités relevant de ce que vous appelez les quatre procédures génériques Poème, mathème, politique et amour. Le propre de la philosophie serait donc d’accueillir des vérités multiples. Mais votre livre l’Être et l’Événement ne suture-t-il pas la philosophie aux mathématiques et en dernière instance au poétique, à la « désobjectivation poétique », comme vous l’écrivez, cultivant ainsi un mythe de la pureté au-delà du réel ?

La place particulière des mathématiques dans l’Etre et l’événement tient au projet de ce livre, qui est de dégager le concept générique de la vérité, ce qui exige de libérer la pensée de l’être de toute corruption herméneutique. Rien n’est plus essentiel aujourd’hui, y compris en politique, que de penser ceci : l’être, en tant qu’être, n’a aucun sens. L’Histoire ne saurait faire exception à cette dure maxime. Nous ne pouvons nous confier à l’être. Nous dépendons de l’événement, quant à nos capacités d’inscription dans un procès de vérité. La mathématique montre exemplairement, dans cette sorte d’exercice ontologique qui la caractérise, une puissante pensée au travail qui n’a à aucun moment besoin de faire des hypothèses sur le sens, ou « d’interpréter » l’expérience.
Le poème ? Il me semble plutôt manifester à son égard – moi qui suis un amoureux du poème – une certaine dureté. Polémique de circonstance, puisque précisément Heidegger confie à la parole poétique la fonction d’un gardiennage du sens de l’être.

La pureté est attachée pour vous à la puissance de la décision qui caractérise le pur sujet transcendantal à qui vous confiez désormais la possibilité de l’histoire. La décision est, me semble-t-il, le concept central (vous en faites un concept par la fonction que vous lui faites jouer) de votre philosophie. Il est tiré des mathématiques et justifié par les mathématiques, par la procédure mathématique où l’on peut en effet « décider » que x par ex. est un indécidable. La notion d’indécidable est ainsi attachée à celle de la décision et au concept du sujet. Que le concept d’indécidable soit aujourd’hui requis pour penser la politique contre la dogmatique de la nécessité qui a prévalu métaphysiquement dans le marxisme ou dans la politique programmatique (qui est le contraire de la politique comme vous le dites très bien) qui prévaut en démocratie ou dans les pays de l’Est, je suis d’accord. Mais en mettant par là même l’accent sur le sujet ne sommes-nous pas en pleine idéologie, une idéologie de la volonté qui vient pallier l’impossibilité de penser un processus révolutionnaire ? Devant ce présent impossible à penser ne resterait alors pour nous que notre seule conscience de sujet décidant que « malgré tout » il y a un indécidable donc un avenir ouvert « égalitaire et anti-étatique ». N’est-ce pas se risquer dans l’utopie et le pur geste d’une dogmatique de la décision ? Dès lors le forçage ne serait-il pas violence faite au sujet et à l’histoire ? Si c’est une manière de se garder fidèle à la possibilité politique, n’est-ce pas en même temps se tromper gravement sur la puissance d’un sujet détaché de ses conditions historiques ? Que devient dès lors l’engagement ? Reste-t-il possible, ou aujourd’hui sans intérêt ? Comment vous-même vous sentez-vous ou êtes-vous engagé ?

La « pureté de la décision » ? Il n’y a rien de tel. Reprenons. L’Histoire ne nous promet rien. La seule possibilité est de s’inscrire dans quelque fidélité événementielle, ce qui exige un labeur extrême de la pensée et de l’action. La nomination événementielle a toujours déjà eu lieu. Aucun « sujet transcendantal » n’est ici requis : le fait est qu’un événement n’est décidé dans la situation que par son nom. S’il n’y avait pas déjà un tel nom, nous ne serions pas contemporains d’un processus de vérité (politique ou autre). Ce « déjà » est notre seule garantie. Le reste relève en effet du pari, car l’ »objectivité », ou la loi de l’objet, ne fait que reconduire à la situation sans vérité.
Le problème fondamental n’est jamais d’être requis par l’événement, car – en politique – l’événement se signale précisément par le caractère massif de cette réquisition. Le problème est la fidélité. Il m’importe peu de sonder la psychologie militante. Le fait est que l’avenir d’une vérité se décide par ceux qui continuent, ce qui implique toujours de grandes modifications dans la pensée et dans l’action (car ce n’est pas la même chose de continuer quand il y a des millions de gens dans les rues, ou quand le capitalo-parlementarisme a rallié à peu près tout le monde). Tant qu’une relève événementielle ne change pas la conjoncture de la vérité, il est vrai que le sujet n’est tenu dans le processus que par sa propre prescription. C’est ce qu’on voit tous les jours.
Les « conditions historiques » ne sont rien d’autre que la situation elle-même. Bien entendu, la fidélité suppose l’analyse minutieuse et constante de cette situation. Mais cette analyse elle-même, vous le savez bien, est prise dans la prescription militante. C’est la matérialité des enquêtes qui l’alimente. Sinon, pourquoi serait-elle différente des opinions parlementaires ou journalistiques ? Si c’est l’analyse objective qui commande, on ne comprend pas (sauf idéalisme impénitent) pourquoi il y a des révolutionnaires. Si en revanche ce « il y a » renvoie à un processus singulier qui est en cours, et qui, dépendant de l’événement et traçant dans la situation une généricité, ne coïncide cependant pas avec cette situation, alors on a une base matérialiste pour penser l’existence de la politique d’émancipation.
Fondamentalement : on ne comprend l’existence de la pensée que si on comprend où s’origine qu’il puisse y avoir rupture avec la loi de l’être.

Si vous avez été lacanien, vous êtes désormais anti-Lacan. Vous écrivez qu’il faut aller « au-delà de Lacan ». Vous passez ainsi de la conception d’un sujet évanouissant divisé, à un sujet « rare » dont la caractéristique est en effet de ne plus être divisé, mais compact sur son surgissement, sa décision, c’est-à-dire un sujet de part en part conscient de lui-même. La conscience ainsi revient en force dans la philosophie et la scène de l’histoire. est-ce vraiment aller au-delà de Lacan ou en deçà ? Avec la conscience vous insistez sur la nécessité d’évacuer la pensée de la mort, de notre être mortel. La philosophie, dites-vous, nous tourne vers l’éternité (l’éternité des vérités), l’infini (multiple de multiple, rien ne nous confronte apparemment à la limite). « L’homme, écrivez-vous, est cet être qui préfère se représenter dans la finitude dont le signe est la mort, plutôt que de se savoir entièrement traversé et encerclé par l’omniprésence de l’infini. Du moins reste-t-il cette consolation de découvrir que rien ne l’oblige en effet à ce savoir, puisqu’en ce point la pensée ne peut être qu’à l’école de la division » (EE, 168). « Consolation » de la perte d’un monde, ne serait-ce pas le secret de votre démarche philosophique ? N’y a-t-il pas là la trace d’une angoisse ?

Je ne suis, ni n’ai été, lacanien, ou anti-lacanien. Être « lacanien » n’a qu’un seul sens : participer de son combat, théorique et organisationnel, contre l’Internationale de Chicago. N’étant ni analyste, ni analysant, ni analysé, je ne suis pas directement de ce processus, quoique ma sympathie aille évidemment à ceux qui le poursuivent. Être « anti-lacanien » veut dire tenir Lacan pour un histrion. Or j’ai pour sa pensée l’admiration la plus vive, et je l’étudie constamment.
Ce qui m’intéresse est l’intrication de Lacan et de la philosophie. Quand je dis « au-delà de Lacan », il ne s’agit en rien de l’analyse, sur quoi je n’ai nulle compétence, mais précisément de ce qu’il supposait pouvoir en tirer dans l’ordre de l’anti-philosophie. Bien entendu, je suis anti-anti-philosophe. Mais pour pouvoir l’être, il faut, sur des questions cruciales (le Sujet par exemple, ou la vérité), penser au-delà des critiques et élaborations anti-philosophiques de Lacan. C’est un rude travail, au cours duquel mon admiration pour Lacan ne fait que croître, en même temps que je balise les distances que je prends avec lui.
Sur la mort, je pense comme Spinoza : « homo liber de nulla re minus quam de morte cogitat ». La mort atteste seulement notre inscription dans le vide de l’être elle n’est que la dissolution du multiple qui sous-présente. Il n’y a rien en elle qui relève du pensable, sinon la mathématique générale du multiple. Notre grande affaire, c’est l’infini. Car aussi bien les situations que les vérités sont infinies. Une des limites de l’historicisme « classiste » (très grande pensée, dont j’ai partagé, jusqu’à sa saturation expérimentale, la prescription politique) était – en cela victime de la finitude autant que de l’objectivisme – de se représenter les situations comme finies (dialectique du Deux). Il n’est pas étonnant (je ne le dis encore une fois que rétrospectivement : il fallait être « classiste ») qu’à la fin, en effet, on trouve la mort.
Pour ma part, établi dans la nouvelle rupture d’une politique inventée – sous l’effet des événements, longtemps innommés, de la période 1965-1980 -, fondant la philosophie compatible avec cette invention, je n’ai besoin, vous vous en doutez, d’aucune consolation.
Alain Badiou (entretien avec Nicole-Édith Thévenin)
Article publié dans Futur antérieur n°8 / 1991
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Qu’est-ce que la philosophie, selon Deleuze et Guattari / Toni Negri

« Qu’est-ce que la philosophie ? ». Dans ce livre, écrit à deux mains (Gilles Deleuze et Félix Guattari, les Editions de Minuit, Paris, septembre 1991, pp. 207), on est d’abord saisi par l’extraordinaire richesse de la pensée. Et puis, il y a l’écriture, de multiples plans d’écriture qui se succèdent, se superposent, s’entrecroisent. Comme dans l’Anti-OEdipe, Mille Plateaux, une écriture plurielle et intense, rhizomatique et pleine. Ce qui est nouveau, c’est que ce livre est simple. Pour la première fois un ouvrage de Deleuze-Guattari est animé par une veine pédagogique profonde et heureuse. On y sent la volonté (qui a réussi) d’élaborer un schéma de raisonnement qui, en parcourant les oeuvres précédentes (celles que les deux auteurs ont écrites ensemble et celles qu’ils ont produites individuellement), offre une grille d’interprétation longuement mûrie, liée à un ensemble systématique de concepts et de dynamiques conceptuelles. Il s’agit donc d’abord d’une instance pédagogique, qui s’avoue expressément comme telle, organisée de façon à établir une trame conceptuelle qui sépare les différentes approches de la production de vérité (la philosophie, la science, l’art) pour les réunifier par la construction de l’esprit, que les auteurs requalifient en bons matérialistes comme « cerveau ». Ce qui saute encore aux yeux, dans une première approche du texte, c’est la volonté de se confronter à l’histoire de la philosophie. L’histoire de la philosophie est toujours une pédagogie organisée autour des concepts-clés d’une vérité qui se déploie historiquement. Ce concept d’histoire de la philosophie est a priori nié ici : l’histoire de la philosophie, dans son ensemble comme dans ses traditions singulières, ne constitue pas une totalité en tant que telle mais un ensemble complexe de singularités. L’irruption de la pensée dans ce domaine se fera donc sous la forme de la confrontation singulière, et son exposition se fera sous la forme d »"Exempla« . Il s’agit d’une proposition méthodologique d’une histoire de la philosophie conduite selon la tradition des « Scolia » spinoziennes : l’histoire de la philosophie est désormais fragmentée en problématiques, ramenée à  la discontinuité des différentes singularités. Ce n’est pas une Geschichte mais une Geschehen, ce n’est pas une historia mais les res cogitatae mêmes. Ceci n’empêche pas qu’il soit possible de faire une lecture horizontale et spécifique de ces « Exempla » : ce qui nous est offert, c’est le fil conducteur pour une nouvelle lecture de la tradition philosophique, une « autre » histoire, discontinue, non plus fondée sur un concept générique historiquement distendu mais sur (intensité de l’élaboration de termes philosophiques qui révèlent de nouvelles choses au cerveau humain. Toute découverte philosophique est « intempestive » et « inactuelle ». C’est entre Nietzsche et Foucault que la nouvelle histoire de la philosophie, que Deleuze et Guattari illustrent pédagogiquement, trouve sa fondation.
Et ‘est sur cette base, tout à  la fois pédagogique et critique, que l’oeuvre de Deleuze et Guattari s’élance vers son premier objectif substantiel : définir la philosophie face aux autres formes de production de connaissance que sont la science et l’art, non pas comme encyclopédie de l’esprit mais comme herméneutique de la singularité. Nous avons là  un troisième niveau de lecture de Qu’est-ce que la philosophie ?, et c’est le point central, quand la définition surgit de la capacité de se confronter à la différence. Qu’est-ce donc que la philosophie ? « La philosophie c’est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts ». Et qu’est-ce que le concept ? « Le concept se définit par l’inséparabilité d’un nombre fini de composantes hétérogènes parcourues par un point en survol absolu, à vitesse infinie » (p. 26). « Le concept philosophique ne se réfère pas au vécu par compensation, mais consiste, par sa propre création, à dresser unévénement qui survole tout vécu, non moins que tout état de chose. Chaque concept taille l’événement, le retaille à sa façon. La grandeur d’une philosophie s’évalue à la nature des événements auxquels ses concepts nous appellent, ou qu’elle nous rend capables de dégager dans des concepts. Aussi faut-il éprouver dans ses moindres détails le lien unique, exclusif, des concepts avec la philosophie comme discipline créatrice » (p. 37). Le concept c’est la singularité et l’événement de la singularité. La philosophie n’est ni réflexion abstraite, ni contemplation, ni volonté de vérité, mais fabrication de vérité. Mais qu’est-ce alors que la science face à la philosophie ? « La science n’a pas pour objet des concepts, mais des fonctions qui se présentent comme des propositions dans des systèmes discursifs (…) Une notion scientifique est déterminée non par des concepts, mais par fonctions ou propositions » (p. 111). La fonction scientifique renonce à la tentative qu’effectue le concept de donner consistance à l’infini et figure au virtuel : par ce renoncement elle se qualifie cependant comme « une référence capable d’actualiser le virtuel ». La science ralentit le mouvement infini et par ce ralentissement crée une condition de réflexivité coextensive au mouvement. La science est paradigmatique, idéographique, davantage animée par une tension spirituelle que par une intuition spatiale. La création scientifique se redouble et se singularise chez les « observateurs partiels » qui se déploient sur un champ de variables, continuellement réouvertes, de manière multiple, comme le sont les états de choses, les ruptures, les bifurcations, les catastrophes, les branchements que poursuit la fonction. Le champ de la référence et la référence elle-même sont élaborés en permanence ; il n’est jamais question de la relativité du vrai, appréhendée d’un point de vue absolu, mais de la vérité du relatif construite par les fonctions. Au contraire du concept qui s’absolutise dans le survol du réel, la fonction scientifique et les observateurs partiels qui l’élaborent s’établissent dans le flux du réel. Les observateurs partiels idéaux, ce sont les fonctions elles-mêmes, comme perceptions et affects, telles qu’elles se construisent dans le réel. Quant à l’art (et à ce sujet, ce livre apporte des ouvertures formidables), c’est ici la sensation qui domine (« affect et percept »), et fait se dresser les figures esthétiques à partir d’un plan de composition. L’art nous jette dans le fini – là où précisément, il veut dans l’expression concrète, dans le monument, construire, comprendre, produire l’infini, l’absolu. Une fois déterminée la différence au niveau de la perception (concepts, prospects, affects), chacune de ces trois formes d’esprit développe un niveau ontologique spécifique à l’intérieur d’elle-même. Pour les concepts c’est le « plan d’immanence », pour les fonctions le « plan de référence », pour l’art le « plan de composition ». Les mille plateaux sont réduits à trois dans la schématisation pédagogique actuelle. « Ce qui définit la pensée, les trois grandes formes de la pensée, l’art, la science et la philosophie, c’est toujours affronter le chaos, tracer un plan, tirer un plan sur le chaos. Mais la philosophie veut sauver l’infini en lui donnant de la consistance : elle trace le plan d’immanence, qui porte à l’infini des événements ou concepts consistants, sous l’action de personnages conceptuels. La science au contraire renonce à l’infini pour gagner la référence : elle trace un plan de coordonnées seulement indéfinies, qui définit, chaque fois des états de choses, des fonctions ou des propositions référentielles, sous l’action d’observateurs partiels. L’art veut créer du fini qui redonne l’infini : il trace un plan de composition, qui porte à son tour des monuments ou sensations composées, sous l’action de figures esthétiques. » (p. 186). Mais s’il n’existe aucune hégémonie de l’une de ces formes sur les autres, il existe cependant un effet négatif : quand il y a confusion de ces différentes formes, il n’y a pas de pensée, il n’y a que l’ »opinion ». La pensée contemporaine excelle dans cette confusion, toutes les fois qu’elle requiert des synthèses supérieures. De fait, quand la puissance singulière du concept est réduite à la forme discursive de la fonction, aucune des deux ne survit, et c’est de nouveau le chaos qui règne. Quand la puissance du concept ou la forme de la fonction se trouvent subordonnées à la communication, alors c’est le rapport même à l’être qui vole en éclats. La « doxa » la plus banale, démocratique, populaire, la conversation à la Rorty, se substituent au philosophe qui plonge dans la vie et seul lui rend sa dignité. Chaque forme de perception renvoie donc à un plan de fonctionnement. En outre, toute forme perceptive renvoie à une figure d’ »agencement » structural (les personnages conceptuels, les observateurs partiels, les figures esthétiques). Avec l’identification de ces plans et l’élaboration de ces figures, nous abordons une quatrième approche dans la lecture de l’oeuvre de Deleuze-Guattari, que nous pouvons définir alors comme « essai de philosophie de l’au-delà du post-moderne ». Cet « au-delà » est défini dans des directions de recherche différentes, celles-ci ayant en commun une seule dimension fondamentale : l’insertion ontologique. C’est en cela que résident l’élément essentiel de Qu’est-ce que la philosophie ? et sa véritable nouveauté. Une profonde nouveauté qui – selon nous – marque un moment essentiel de la pensée contemporaine et fait que cette oeuvre (comme les précédentes) ajoute un élément de plus au seul système métaphysique que le XXe siècle ait produit après Heidegger – et qui est, plus encore, le premier système du XXIe siècle. En effet, entre Heidegger et Deleuze-Guattari, il y a 68, c’est-à-dire l’invention du XXe siècle, et la distance qui les sépare consiste en la réinvention par les seconds d’une ontologie ouverte et constructive. L’insertion ontologique est immédiate : ce qui veut dire que la théorie des plans est une théorie de la transformation des formes perceptives en figures de l’être… « Penser et être sont une seule et même chose. Ou plutôt le mouvement n’est pas image de la pensée sans être aussi matière de l’être. » (p. 41). La référence à Heidegger est précise « Heidegger invoque une « compréhension pré-ontologique de l’être », une compréhension « pré-conceptuelle » qui semble bien impliquer la saisie d’une matière de l’être en rapport avec une disposition de la pensée » (p. 43). Mais la différence par rapport à Heidegger, le bond en avant constitutif, est tout aussi précise : « Pré-philosophique ne signifie pas quelque chose qui préexiste, mais quelque chose qui n’existe pas hors de la philosophie, bien que celle-ci le suppose. Ce sont ses conditions internes. Le non-philosophique est peut-être plus au coeur de la philosophie que la philosophie même, et signifie que la philosophie ne peut pas se contenter d’être comprise seulement de manière philosophique ou conceptuelle, mais s’adresse aussi aux non-philosophes, dans son essence. La philosophie est à la fois création de concepts et instauration du plan. Le concept est le commencement de la philosophie, mais le plan en est l’instauration. Le plan ne consiste évidemment pas en un programme, un dessein, un but ou un moyen ; c’est un plan d’immanence qui constitue le sol absolu de la philosophie, sa Terre ou sa déterritorialisation, sa fondation, sur lesquels elle crée ses concepts. Il faut les deux, créer les concepts et instaurer le plan, comme deux ailes ou deux nageoires. » (pp. 43-44). La théorie des plans ne se présente donc pas comme théorie du fondement mais comme ontologie de la constitution. Elle se confronte au chaos et construit de l’être à l’intérieur du chaos : « Le plan d’immanence est comme une coupe du chaos, et agit comme un crible. » (p. 44). « Le chaos n’est pas un état inerte ou stationnaire, ce n’est pas un mélange au hasard. Le chaos chaotise, et défait dans l’infini toute consistance. Le problème de la philosophie est d’acquérir une consistance, sans perdre l’infini dans lequel la pensée plonge… Donner consistance sans rien perdre de l’infini… » (p. 45). L’au-delà du post-moderne, dans un autre sens, ce sont aussi ces points autour desquels s’organise l’être que sont les personnages intellectuels, les observateurs partiels, les figures esthétiques. Dans le survol du réel qu’effectue le concept, les territoires se construisent d’une part et d’autre part se peuplent. L‘insertion ontologique se subjectivise. Ici, le constructivisme radical qui marque si profondément la métaphysique de cette théorie, se singularise. Le concept, la fonction, l’affect se singularisent. Il n’y a plus rien de faible dans cette métaphysique : « Le philosophe opère un vaste détournement de la sagesse, il la met au service de l’immanence pure. Il remplace la généalogie par une géologie. » (p. 46). Et « les personnages conceptuels ont ce rôle, manifester les territoires, déterritorialisations et reterritorialisations absolues de la pensée. » (p. 67). En philosophie, comme dans la science et l’art sous d’autres aspects, le réel est reconstruit de manière singulière après la traversée du chaos. En survolant le réel, le concept charge ses ailes de réalité. Les plans d’immanence révèlent des degrés d’être différents et spécifiques : mais le processus, le devenir, la singularisation du « cerveau » sont irrésistibles, c’est une production d’être continue. L’au-delà du post-moderne c’est enfin la reconstruction de l’horizon humain : « Du chaos au cerveau. » Voilà donc le post-moderne redéfini dans son angoissante indétermination, et voici la philosophie exerçant sa vocation qui est à la fois de recomposer un horizon et de constituer des sujets. D’un côté : « Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos. Rien n’est plus douloureux, plus angoissant qu’une pensée qui échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui disparaissent à peine ébauchées, déjà  rongées par l’oubli ou précipitées dans d’autres que nous ne maîtrisons pas davantage. Ce sont des variabilités infinies dont la disparition et l’apparition coïncident. Ce sont des vitesses infinies qui se confondent avec l’immobilité du néant incolore et silencieux qu’elles parcourent, sans nature ni pensée. C’est l’instant dont nous ne savons s’il est trop long ou trop court pour le temps. Nous recevons des coups de fouets qui claquent comme des artères. » (p. 189). Nous cherchons des certitudes, quelques certitudes, un ordre de pensée qui nous empêche de sombrer dans le délire ou la folie. Mais, d’un autre côté, nous voici toujours pris dans l’être : « On dirait que la lutte contre le chaos ne va pas sans affinité avec l’ennemi, parce qu’une autre lutte se développe et prend plus d’importance, contre l’opinion qui prétendait pourtant nous protéger du chaos lui-même. » (p. 191). Philosophie, science et art éprouvent une profonde attraction pour le chaos que pourtant ils combattent. De ce point de vue nous reconnaissons que « le chaos a trois filles suivant le plan qui le recoupe : ce sont les chaoïdes (objets chaotiques), l’art, la science et la philosophie, comme formes de la pensée ou de la création. On appelle chaoïdes les réalités produites sur des plans qui recoupent le chaos. » (p. 196). Mais nous n’allons pas nous arrêter là. Il y a malgré tout une force qui dépasse le chaos, qui construit à travers lui le désir du cosmos. Des figures diverses se succèdent ; dans ce mouvement alterné, le monde se représente comme « chaosmos » selon le mot de Joyce. C’est le « cerveau » qui opère cette traversée qui est reconstruction, constitution – son oeuvre est de réouvrir sans cesse l’infini tout en continuant d’organiser la finitude constructive des singularités : « La jonction des trois plans (non pas l’unité), c’est le cerveau » (p. 196). Là est le tournant de tout le raisonnement – là ou le cerveau devient sujet, il y a sujet : « La philosophie, l’art, la science ne sont pas les objets mentaux d’un cerveau objectivé, mais les trois aspects sous lesquels le cerveau devient sujet » (p. 198). Une forme en soi, une forme consistante absolue : « Le cerveau est l’esprit même. » (p. 198). Reprenons et poursuivons le raisonnement. Il s’est agi de rechercher la spécificité des niveaux d’expression du vrai. Mais « les trois plans sont irréductibles à leurs éléments : plan d’immanence de la philosophie, plan de composition de l’art, plan de référence ou de coordination de la science ; forme du concept, force de la sensation, fonction de la connaissance ; concepts et personnages conceptuels, sensations et figures esthétiques, fonctions et observateurs partiels » (p. 204). Mais cette irréductibilité n’empêche pas l’interférence des plans qui se joignent dans le cerveau. Ces interférences sont complexes : elles peuvent être extrinsèques, comme lorsque la vérité est recherchée à travers la forme des perceptions ; elles peuvent être intrinsèques, comme lorsque le plan d’immanence se forme et se développe à travers les « agencements » singuliers, les processus de subjectivation. C’est ainsi que l’ordre de la production de l’être se constitue et avance. Mais de nouveau celui-ci s’ouvre : les interférences redeviennent illocalisables parce qu’elles se présentent singulièrement sur le nouveau plan d’immanence et donc s’ouvrent à nouveau à l’être. Illocalisables parce que leur mouvement et leur construction ont reproduit cet élément pré-philosophique qui est au coeur de la philosophie, parce qu’elles se sont de nouveau ouvertes au fond potentiel de l’être : « La philosophie a besoin d’une non philosophie qui la comprend, elle a besoin d’une compréhension non-philosophique, comme l’art a besoin de non-art, et la science de non-science. Ils n’en ont pas besoin comme commencement, ni comme fin dans laquelle ils seraient appelés à disparaître en se réalisant, mais à chaque instant de leur devenir ou de leur développement. Or, si les trois Non se distinguent encore par rapport au plan cérébral, ils ne se distinguent plus par rapport au chaos dans lequel le cerveau plonge. Dans cette plongée, on dirait que s’extrait du chaos l’ombre du « peuple à venir », tel que l’art l’appelle, mais aussi la philosophie, la science : peuple-masse, peuple-monde, peuple-cerveau, peuple-chaos. » (pp. 205-206). Ce passage nous amène à la cinquième approche de notre ouvrage. Il s’agit de la perspective éthico-politique. Celle-ci se trouve au coeur des oeuvres de Deleuze-Guattari, elle est en quelque sorte décisive : y compris ici. Au coeur de l’oeuvre, qui plus est, parce que c’est vraiment au beau milieu qu’elle affronte le discours spécifiquement politique, là où l’analyse du plan d’immanence rencontre la problématique de l’événement historique. La question du devenir se heurte au probléme de la territorialisation du sujet historique et la détermination historique à celui de la production subjective du cerveau, ou bien à la production singulière d’infini, toujours reprise, et la reterritorialisation à une déterritorialisation toujours en progrès. Ce processus, c’est le processus révolutionnaire : « Dire que la révolution est elle-même utopie d’immanence n’est pas dire que c’est un rêve, quelque chose qui ne se réalise pas ou qui ne se réalise qu’en se trahissant. Au contraire, c’est poser la révolution comme plan d’immanence, mouvement infini, survol absolu… » (p. 96). « Il n’est pas faux de dire que la révolution, « c’est la faute des philosophes » (bien que ce ne soit pas les philosophes qui la mènent). Que les deux grandes révolutions modernes, l’américaine et la soviétique, aient si mal tourné n’empêche pas le concept de poursuivre sa voie immanente. Comme le montrait Kant, le concept de révolution n’est pas dans la manière dont celle-ci peut être menée dans un champ social nécessairement relatif, mais dans « l’enthousiasme » avec lequel elle est pensée sur un plan d’immanence absolu, comme une présentation de l’infini dans l’ici-maintenant, qui ne comporte rien de rationnel ou même de raisonnable. Le concept libère l’immanence de toutes les limites que le capital lui imposait encore (ou qu’elle s’imposait à elle-même sous la forme du capital apparaissant comme quelque chose de transcendant). Dans cet enthousiasme il s’agit pourtant moins d’une séparation du spectateur et de l’acteur que d’une distinction dans l’action même entre les facteurs historiques et « la nuée non historique », entre l’état de choses et l’événement. A titre de concept et comme événement, la révolution est auto-référentielle ou jouit d’une auto-position qui se laisse appréhender dans un enthousiasme immanent sans que rien dans les états de choses ou le vécu puisse l’atténuer, même les déceptions de la raison. La révolution est la déterritorialisation absolue au point même où celle-ci fait appel à la nouvelle terre, au nouveau peuple. » (pp. 96-97). Pour ce nouveau peuple, la démocratie est trop étriquée. La forme actuelle de l’Etat démocratique, qui veut se présenter comme cogito communicationnel de la totalité des citoyens, est trop inconsistante et hypocrite. Elle perpétue la stabilité capitalistique et bloque toute transformation. C’est un concept réduit à l’opinion. Il sanctifie le présent et lui ôte sa dimension de résistance. Alors que résister c’est créer – « contre-effectuation », réouverture du devenir pur, affirmation de l’événement sur le terrain de l’immanence. A nouveau, l’inactuel, l’intempestif définissent l’être. La perspective politique prend donc tout son sens en se conjuguant à l’ouverture éthique du devenir. En quoi consiste alors l’éthique philosophique ? A donner un contenu créatif à la dimension pré-philosophique, en développant à l’extrême l’adhésion au plan d’immanence – éthique comme amor fati, amour du devenir pur : « Il y a une dignité de l’événement qui a toujours été inséparable de la philosophie comme amor fati ; s’égaler à l’événement, ou devenir le fils de ses propres événements -« ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner » (Joe Bousquet). Je suis né pour l’incarner comme événement parce que j’ai su la désincarner comme état de choses ou situation vécue. Il n’y a pas d’autre éthique dans l’amor fati de la philosophie. La philosophie est toujours entre-temps. » (p. 151). La référenceà Spinoza n’étonnera pas ici . « Peut-on présenter toute l’histoire de la philosophie du point de vue de l’instauration d’un plan d’immanence ? » (p. 46) : c’est cette interrogation spinozienne qui est proposée comme fil conducteur pour opérer la rupture de l’histoire de la philosophie et l’identification des alternatives de la modernité. C’est un « exemplum » (pp. 46-50), destiné à illustrer et à approfondir l’alternative créative de la modernité qui se termine ainsi : « Celui qui savait pleinement que l’immanence n’était qu’à soi-même, et ainsi qu’elle était un plan parcouru par les mouvements de l’infini, rempli par les ordonnées intensives, c’est Spinoza » (p. 49). « Serons-nous jamais mûrs pour une inspiration spinoziste ? » (p. 50).
Le sommes-nous donc ? Sur ce point, probablement, l’ensemble des motivations théoriques qui constituent le cadre problématique se prête aux mises l’épreuve les plus exigeantes. L’éthique traverse l’ontologie pour se faire philosophie politique, expérience politique, ou encore philosophie et expérience de la révolution. S’avançant au-delà des limites de la théorie, la singularité traverse tout « agencement » collectif que lui présente l’histoire, en prend possession dans le survol du concept, et en même temps s’approprie réellement l’événement, créant ainsi une nouvelle réalité sans la soustraire à l’infini. L’éthique vit la mutation du concept en événement et produit dans la singularité la nouvelle réalité collective. Quant à la politique, elle apparaît ici comme un véritable entreprenariat de l’être, fabrique sociale de l’être collectif, construction de la liberté à travers son expression de masse. Adjoindre (ou non) le mot « communisme » à cette qualification ontologique n’est qu’une question de terminologie. Le retour à Spinoza dans la phase culturelle du post-marxisme se révèle ici chargé de tous les « enjeux » que la perspective marxiste a laissé ouverts. Serons-nous donc mûrs pour une inspiration communiste, dans la pratique de l’être ? Nous nous devons aussi de signaler les points faibles de l’argumentation, dans l’oeuvre qui nous occupe. Il me semble qu’il y a deux points faibles. Le premier réside dans la prise en considération de la fonction scientifique qui est peut-être insuffisante et dans l’absence d’analyse de son rapport à la technique par laquelle elle se traduit dans une efficace permanente. Les observateurs partiels se présentent aussi en tant qu’ingénieurs, et cette transformation implique un rapport spécifique, un nouveau rapport entre science et histoire, entre science et événement, entre science et capitalisme, qui est ici négligé, ou tout du moins laissé à l’arrière-plan (non soumis au regard de la critique des institutions politiques). Cette « doxa » interne au savoir scientifique qui le laisse désarmé face aux politiques d’armement, ce savoir capable de consacrer ses victoires à la destruction du monde, n’est pas problématisée. Le second point faible concerne ces caractérisations de la « géo-philosophie », ou encore de l’analyse de la reterritorialisation créative de la philosophie où un point de vue parfaitement juste – sur l’ordre stratigraphique du cours de l’histoire, sur les périodisations grandioses de la coexistence d’ordres de mentalité différents – semble se plier à la neutralité d’un développement braudélien et oublier (ou tout du moins laisser à part) les dimensions conflictuelles, les résistances, les contre-effectuations qui sont à l’origine de l’historicité (et aussi de l’accumulation de son résidu ontologique – toujours pourvu de sens, toujours tendanciel). L’analyse des caractères des « philosophies nationales » en résulte particulièrement floue. Le cadre d’ensemble est en contradiction avec les prémisses éthiques et la méthodologie même mise en acte dans l’élaboration des « exempla« . Ici, comme dans l’école braudelienne, la singularité semble quelque peu aplatie – la détermination antagoniste en est étouffée. Le temps long étouffe le temps court, l’histoire, l’événement. L’accumulation historique (ontologique) des contre-effectuations a été mise en évidence à juste titre, mais il faudrait malgré tout montrer qu’y est incluse une généalogie de l’antagonisme, de la pluralité, de la révolution qui brise la géologie du présent, qui exprime l’irréductibilité du devenir. Mais le fait de souligner ces points faibles ne remet pas l’oeuvre en cause. Ce sont des points à préciser dans un cadre métaphysique amplement et substantiellement consistant, – ces points faibles restant cependant importants.
Cette philosophie est en réalité l’exemple le plus fort d’une « philosophia comununis » qui se présente dans notre modernité comme une alternative à la modernité capitalistique. Par son matérialisme rigoureux elle se présente comme philosophia communis, par son instance d’immanence absolue elle liquide le post-moderne. Désormais cette philosophia communis doit se confronter aux problèmes nouveaux qu’elle pose et qu’elle révèle, elle doit effectuer sa propre contre-effectuation devant la nouvelle réalité sociale et politique du XXIe siècle. C’est à cette philosophie qu’échoit la tâche d’être le mime qui contre-effectue le nouveau réel : « Un tel mime ne reproduit pas l’état de chose, pas plus qu’il n’imite le vécu ; il ne donne pas une image, mais construit le concept. De ce qui arrive, il ne cherche pas la fonction mais extrait l’événement ou la part de ce qui ne se laisse pas actualiser, la réalité du concept. Non pas vouloir ce qui arrive, avec cette fausse volonté qui se plaint et se défend, et se perd en mimique, mais porter la plainte et la fureur au point où elles se retournent contre ce qui arrive, pour dresser l’événement, le dégager, l’extraire dans le concept vivant. Devenir digne de l’événement, la philosophie n’a pas d’autre but, et celui qui contre-effectue l’événement, c’est précisément le personnage conceptuel. Mime est un nom ambigu. C’est lui, le personnage conceptuel opérant le mouvement infini. Vouloir la guerre contre les guerres à venir et passées, l’agonie contre tous les morts, et la blessure contre toutes les cicatrices, au nom du devenir et non pas de l’éternel : c’est en ce sens seulement que le concept rassemble. » (p. 151). Que signifie donc mimer le monde du XXIe siècle ? Deleuze-Guattari laissent la question en suspens. Mieux, après nous avoir dit que l’horizon reste celui de la révolution, après nous avoir montré les déterminations de l’insurrection éthique et pointé l’urgence du devenir, après avoir dénoncé l’état de droit et la société de la communication comme forme actuelle du despotisme et de l’imbécillité, ils passent le relais. Est-ce cela le mime, le personnage conceptuel qui doit procéder dans le sens de la révolution aussi bien dans le travail que dans l’imagination collectifs ? Nous, nous croyons qu’il s’agit là  du « general intellect » de la tradition marxienne. Deleuze et Guattari sont très probablement d’accord.
Toni Negri
Article publié dans Futur antérieur n°8 / 1991
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Contrôle et devenir / Gilles Deleuze, entretien avec Toni Negri

Dans votre vie intellectuelle le problème du politique semble avoir été toujours présent. D’un côté la participation aux mouvements (prisons, homosexuels, autonomie italienne, Palestiniens), de l’autre la problématisation constante des institutions se suivent et s’entremêlent dans votre votre oeuvre, depuis le livre sur Hume jusqu’à celui sur Foucault. D’où naît cette approche continue à la question du politique et comment réussit-elle à se maintenir toujours là, au fil de votre oeuvre ? Pourquoi le rapport mouvement-institutions est-il toujours problématique ?

Ce qui m’intéressait, c’était les créations collectives plutôt que les représentations. Dans les « institutions », il y a tout un mouvement qui se distingue à la fois des lois et des contrats. Ce que je trouvais chez Hume, c’était une conception très créatrice de l’institution et du droit. Au début, je m’intéressais plus au droit qu’à la politique. Ce qui me plaisait même chez Masoch et Sade, c’était leur conception tout à fait tordue du contrat selon Masoch, de l’institution selon Sade, rapportés à la sexualité. Aujourd’hui encore, le travail de François Ewald pour restaurer une philosophie du droit me semble essentiel. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la loi ni les lois, (l’une est une notion vide, les autres des notions complaisantes), ni même le droit ou les droits, c’est la jurisprudence. C’est la jurisprudence qui est vraiment créatrice de droit : il faudrait qu’elle ne reste pas confiée aux juges. Ce n’est pas le Code civil que les écrivains devraient lire, mais plutôt les recueils de jurisprudence. On songe déjà à établir le droit de la biologie moderne ; mais tout, dans la biologie moderne et les nouvelles situations qu’elle crée, les nouveaux événements qu’elle rend possibles, est affaire de jurisprudence. Ce n’est pas d’un comité des sages, moral et pseudo-compétent, dont on a besoin, mais de groupes d’usagers. C’est là qu’on passe du droit à la politique. Une sorte de passage à la politique, je l’ai fait pour mon compte, avec Mai 68, à mesure que je prenais contact avec des problèmes précis, grâce à Guattari, grâce à Foucault, grâce à Elie Sambar. L’Anti-Oedipe fut tout entier un livre de philosophie politique.

Vous avez ressenti les événements de 68 comme étant le triomphe de l’Intempestif, la réalisation de la contre-effectuation. Déjà dans les années avant 68, dans le travail sur Nietzsche, de même qu’un peu plus tard dans Sacher Masoch, le politique est reconquis chez vous comme possibilité, événement, singularité. Il y a des courts-circuits, qui ouvrent le présent sur le futur. Et qui modifient, donc, les institutions mêmes. Mais après 68 votre évaluation semble se nuancer : la pensée nomade se présente toujours, dans le temps, sous la forme de la contre-effectuation instantanée ; dans l’espace, seulement un « devenir minoritaire est universel ». Mais qu’est-ce que donc cette universalité de l’intempestif ?

C’est que, de plus en plus, j’ai été sensible à une distinction possible entre le devenir et l’histoire. C’est Nietzsche qui disait que rien d’important ne se fait sans une « nuée non historique ». Ce n’est pas une opposition entre l’éternel et l’historique, ni entre la contemplation et l’action : Nietzsche parle de ce qui se fait, de l’événement même ou du devenir. Ce que l’histoire saisit de l’événement, c’est son effectuation dans des états de choses, mais l’événement dans son devenir échappe à l’histoire. L’histoire n’est pas l’expérimentation, elle est seulement l’ensemble des conditions presque négatives qui rendent possibles l’expérimentation de quelque chose qui échappe à l’histoire. Sans l’histoire, l’expérimentation resterait indéterminée, inconditionnée, mais l’expérimentation n’est pas historique. Dans un grand livre de philosophie, Clio, Péguy expliquait qu’il y a deux manières de considérer l’événement, l’une qui consiste à passer le long de l’événement, à en recueillir l’effectuation dans l’histoire, le conditionnement et le pourrissement dans l’histoire, mais l’autre à remonter l’événement, à s’installer en lui comme dans un devenir, à rajeunir et à vieillir en lui tout à la fois, à passer par toutes ses composantes ou singularités. Le devenir n’est pas de l’histoire ; l’histoire désigne seulement l’ensemble des conditions si récentes soient-elles, dont on se détourne pour « devenir », c’est-à-dire pour créer quelque chose de nouveau. C’est exactement ce que Nietzsche appelle l’Intempestif. Mai 68 a été la manifestation, l’irruption d’un devenir à l’état pur. Aujourd’hui, la mode est de dénoncer les horreurs de la révolution. Ce n’est même pas nouveau, tout le romantisme anglais est plein d’une réflexion sur Cromwell très analogue à celle sur Staline aujourd’hui. On dit que les révolutions ont un mauvais avenir. Mais on ne cesse de mélanger deux choses, l’avenir des révolutions et le devenir révolutionnaire des gens. Ce ne sont même pas les mêmes gens dans les deux cas. La seule chance des hommes est dans le devenir révolutionnaire, qui peut seul conjurer la honte, ou répondre à l’intolérable.

Il me semble que Mille plateaux, que je considère comme une grande oeuvre philosophique, est aussi un catalogue de problèmes irrésolus, surtout dans le domaine de la philosophie politique. Les couples conflictuels processus-projet, singularité-sujet, composition-organisation, lignes de fuite-dispositifs et stratégies, micro-macro, etc., tout cela, non seulement reste toujours ouvert mais est sans cesse rouvert, avec une volonté théorique inouïe et avec une violence qui rappelle le ton des hérésies. Je n’ai rien contre une telle subversion, bien au contraire… Mais quelquefois il me semble entendre une note tragique, là où on ne sait pas où amène la « machine de guerre ».

Je suis touché de ce que vous dites. Je crois que Félix Guattari et moi, nous somme restés marxistes, de deux manières différentes peut-être, mais tous les deux. C’est que nous ne croyons pas à une philosophie politique qui ne serait pas centrée sur l’analyse du capitalisme et de ses développements. Ce qui nous intéresse le plus chez Marx, c’est l’analyse du capitalisme comme système immanent qui ne cesse de repousser ses propres limites, et qui les retrouven toujours à une échelle agrandie, parce que la limite, c’est la Capital lui-même. Mille plateaux indique beaucoup de directions dont voici les trois principales : d’abord, une société nous semble se définir moins par ses contradictions que par ses lignes de fuite, elle fuit de partout, et c’est très intéressant d’essayer de suivre à tel ou tel moment les lignes de fuite qui se dessinent. Soit l’exemple de l’Europe aujourd’hui : les hommes politiques occidentaux se sont donné beaucoup de mal pour la faire, les technocrates, beaucoup de mal pour uniformiser régimes et règlements, mais d’une part ce qui risque de surprendre, c’est les explosions qui peuvent se faire chez les jeunes, chez les femmes, en fonction du simple élargissement des limites (cela n’est pas « technocratisable »), et d’autre part, c’est assez gai de se dire que cette Europe est déjà complètement dépassée avant d’avoir commencé, dépassée par les mouvements qui viennent de l’Est. Ce sont de sérieuses lignes de fuite. Il y a une autre direction dans Mille plateaux, qui ne consiste plus seulement à considérer les lignes de fuite plutôt que les contradictions, mais les minorités plutôt que les classes. Enfin, une troisième direction, qui consiste à chercher un statut des « machines de guerre », qui ne se définiraient pas du tout par la guerre, mais par une certaine manière d’occuper, de remplir l’espace-temps, ou d’inventer de nouveaux espaces-temps : les mouvements révolutionnaires (on ne considère pas suffisamment par exemple comment l’OLP a dû inventer un espace-temps dans le monde arabe), mais aussi des mouvements d’art sont de telles machines de guerre.
Vous dites que tout cela n’est pas sans une tonalité tragique, ou mélancolique. Je crois voir pourquoi. J’ai été très frappé par toutes les pages de Primo Levi où il explique que les camps nazis ont introduit en nous « la honte d’être un homme ». Non pas, dit-il, que nous soyons tous responsables su nazisme, comme on voudrait nous le faire croire, mais nous avons été souillés par lui : même les survivants des camps ont dû passer des compromis, ne serait-ce que pour survivre. Honte qu’il y ait eu des hommes pour être nazis, honte de n’avoir pas pu ni su l’empêcher, honte d’avoir passé des compromis, c’est tout ce que Primo Levi appelle la « zone grise ». Et la honte d’être un homme, il arrive aussi que nous l’éprouvions dans des circonstances simplement dérisoires : devant une trop grande vulgarité de penser, devant une émission de variétés, devant le discours d’un ministre, devant des propos de « bons vivants ». C’est un des motifs les plus puissants de la philosophie, ce qui en fait forcément une philosophie politique. dans le capitalisme, il n’y qu’une chose qui soit universel, c’est le marché. Il n’y a pas d’Etat universel, justement parce qu’il y a un marché universel dont les Etats sont des foyers, des bourses. Or il n’est pas universalisant, homogénéisant, c’est une fantastique fabrication de richesse et de misère. Les droits de l’homme ne nous feront pas bénir les « joies » du capitalisme libéral auquel ils participent activement. il n’y a pas d’Etat démocratique qui ne soit compromis jusqu’au coeur dans cette fabrication de la misère humaine. La honte, c’est que nous n’ayons aucun moyen sûr pour préserver, et à plus forte raison faire lever les devenirs, y compris en nous-mêmes. Comment un groupe tournera, comment il retombera dans l’histoire, c’est ce qui impose un perpétuel « souci ». Nous ne disposons plus d’une image du prolétaire auquel il suffirait de prendre conscience.

Comment le devenir minoritaire peut-il être puissant ? Comment la résistance peut-elle devenir une insurrection ? En vous lisant, je suis toujours dans le doute à propos des réponses à donner à de telles questions, même si dans vos oeuvres je trouve toujours l’impulsion qui m’oblige à reformuler théoriquement et pratiquement de telles questions. Et pourtant, quand je lis vos pages sur l’imagination ou les notions communes chez Spinoza, ou quand je suis dans l’Image-temps votre description sur la composition du cinéma révolutionnaire dans les pays du tiers monde, et que je saisis avec vous le passage de l’image à la fabulation, à la praxis politique, j’ai presque l’impression d’avoir trouvé une réponse… Ou est-ce que je me trompe ? Existe-t-il donc un mode pour que la résistance des opprimés puisse devenir efficace et l’intolérable définitivement effacé ? Existe-t-il un mode pour que la masse de singularités et d’atomes que nous sommes tous puisse se présenter comme pouvoir constituant, ou, au contraire, devons-nous accepter le paradoxe juridique d’après lequel le pouvoir constituant ne peut être défini que par le pouvoir constitué ?

Les minorités et les majorités ne se distinguent pas par le nombre. Une minorité peut être plus nombreuse qu’une majorité. Ce qui définit la majorité, c’est un modèle auquel il faut être conforme : par exemple l’Européen moyen adulte mâle habitant des villes… Tandis qu’une minorité n’a pas de modèle, c’est un devenir, un processus. On peut dire que la majorité, ce n’est personne. Tout le monde, sous un aspect ou un autre, est pris dans un devenir minoritaire qui l’entraînerait dans des voies inconnues s’il se décidait à le suivre. Quand une minorités se crée des modèles, c’est parce qu’elle veut devenir majoritaire, et c’est sans doute inévitable pour sa survie ou son salut (par exemple avoir un Etat, être reconnue, imposer ses droits). Mais sa puissance vient de ce qu’elle a su créer, et qui passera plus ou moins dans le modèle, sans en dépendre. Le peuple, c’est toujours une minorité créatrice, et qui le reste, même quand elle conquiert une majorité : les deux choses peuvent coexister parce qu’elles ne se vivent pas sur le même plan. Les plus grands artistes (pas du tout des artistes populistes) font appel à un peuple, et constatent que « le peuple manque » : Mallarmé, Rimbaud, Klee, Berg. Au cinéma, les Straub. L’artiste ne peut que faire appel à un peuple, il en a besoin au plus profond de son entreprise, il n’a pas à le créer et ne le peut pas. L’art, c’est ce qui résiste : il résiste à la mort, à la servitude, à l’infamie, à la honte. Mais le peuple ne peut pas s’occuper d’art. Comment un peuple se crée, dans quelles souffrances abominables ? Quand un peuple se crée, c’est par ses moyens propres, mais de manière à rejoindre quelque chose de l’art (Garel dit que le musée du Louvre, lui aussi, contient une somme de souffrance abominable), ou de manière que l’art rejoigne ce qui lui manquait. L’utopie n’est pas un bon concept : il y a plutôt une « fabulation » commune au peuple et à l’art. Il faudrait reprendre la notion bergsonnienne de fabulation pour lui donner un sens politique.

Dans votre livre sur Foucault et puis aussi dans l’interview télévisuelle à l’INA, vous proposez d’approfondir l’étude de trois pratiques du pouvoir : le Souverain, le Disciplinaire, et surtout celui du Contrôle sur la « communication » qui aujourd’hui est en train de devenir hégémonique. D’un côté, ce dernier scénario renvoie à la plus haute perfection de la domination qui touche aussi la parole et l’imagination, mais de l’autre, jamais autant qu’aujourd’hui, tous les hommes, toutes les minorités, toutes les singularités sont potentiellement capables de prendre la parole, et avec elle, un plus haut degré de liberté. Dans l’utopie marxienne des Grundrisse, le communisme se configure justement comme une organisation transversale d’individus libres, sur une base technique qui en garantit les conditions. Le communisme est-il encore pensable ? Dans la société de la communication, peut-être est-il moins utopique qu’hier ?

C’est certain que nous entrons dans des sociétés de « contrôle » qui ne sont plus exactement disciplinaires. Foucault est souvent considéré comme le penseur des sociétés de discipline, et de leur technique principale, l’enfermement (pas seulement l’hôpital et la prison, mais l’école, l’usine, la caserne). Mais, en fait, il est l’un des premiers à dire que les société disciplinaires, c’est ce que nous sommes en train de quitter, ce que nous ne sommes déjà plus. Nous entrons dans des sociétés de contrôle, qui fonctionnent non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée. Burroughs en a commencé l’analyse. Bien sûr, on ne cesse de parler de prison, d’école, d’hôpital : ces institutions sont en crise. Mais, si elles sont en crise, c’est précisément dans des combats d’arrière-garde. Ce qui se met en place, à tâtons, ce sont de nouveaux types de sanctions, d’éducation, de soin. Les hôpitaux ouverts, les équipes soignantes à domicile, etc., sont déjà apparus depuis longtemps. On peut prévoir que l’éducation sera de moins en moins un milieu clos, se distinguant du milieu professionnel comme autre milieu clos, mais que tous les deux disparaîtront au profit d’une terrible formation permanente, d’un contrôle continu s’exerçant sur l’ouvrier-lycéen ou le cadre-universitaire. On essaie de nous faire croire à une réforme de l’école, alors que c’est une liquidation. Dans un régime de contrôle, on n’en a jamais fini avec rien. Vous-même, il y a longtemps que vous avez analysé une mutation du travail en Italie, avec des formes de travail intérimaire, à domicile, qui se sont confirmées depuis (et de nouvelles formes de circulation et de distribution des produits). A chaque type de société, évidemment, on peut faire correspondre un type de machine : les machines simples ou dynamiques pour les sociétés de souveraineté, les machines énergétiques pour les disciplines, les cybernétiques et les ordinateurs pour les sociétés de contrôle. Mais les machines n’expliquent rien, il faut analyser les agencements collectifs dont les machines ne sont qu’une partie. Face aux formes prochaines de contrôle incessant en milieu ouvert, il se peut que les plus durs enfermements nous paraissent appartenir à un passé délicieux et bienveillant. La recherche des « universaux de la communication » a de quoi nous faire trembler. Il est vrai que, avant même que les sociétés de contrôle se soient réellement organisées, les formes de délinquance ou de résistance (deux cas distincts) apparaissent aussi. Par exemple les piratages ou les virus d’ordinateurs, qui remplaceront les grèves et ce qu’on appelait au XIX° siècle « sabotage » (le sabot dans la machine). Vous demandez si les sociétés de contrôle ou de communication ne susciteront pas des formes de résistance capables de redonner des chances à un communisme conçu comme « organisation transversale d’individus libres ». Je ne sais pas, peut-être. Mais ce ne serait pas dans la mesure où les minorités pourraient reprendre la parole. Peut-être la parole, la communication, sont-elles pourries. Elles sont entièrement pénétrées par l’argent : non par accident, mais par nature. Il faut un détournement de la parole. Créer a toujours été autre chose que communiquer. L’important, ce sera peut-être de créer des vacuoles de non-commmunication, des interrupteurs, pour échapper au contrôle.

Dans Foucault et dans le Pli, il semble que les processus de subjectivation soient observés avec davantage d’attention que dans certaines de vos oeuvres. Le sujet est la limite d’un mouvement continu entre un dedans et un dehors. Quelles conséquences politiques cette conception du sujet a-t-elle ? Si le sujet ne peut pas être résolu dans l’extériorité de la citoyenneté, peut-il instaurer celle-ci dans la puissance et la vie ? Peut-il rendre possible une nouvelle pragmatique militante, à la fois piétàs pour le monde et construction très radicale ? Quelle politique pour prolonger dans l’histoire la splendeur de l’événement et de la subjectivité ? Comment penser une communauté sans fondement mais puissante, sans totalité, mais, comme chez Spinoza, absolue ?

On peut en effet parler de processus de subjectivation quand on considère les diverses manières dont des individus ou des collectivités se constituent comme sujets : de tels processus ne valent que dans la mesure où, quand ils se font, il échappent à la fois aux savoirs constitués et aux pouvoirs dominants. Même si par la suite ils engendrent de nouveaux pouvoirs ou repassent dans de nouveaux savoirs. Mais, sur le moment, ils ont bien une spontanéité rebelle. Il n’y a là nul retour au « sujet », c’est-à-dire à une instance douée de devoirs, de pouvoir et de savoir. Plutôt que processus de subjectivation, on pourrait parler aussi bien de nouveaux types d’événements : des événements qui ne s’expliquent pas par les états de choses qui les suscitent, ou dans lesquels ils retombent. Ils se lèvent un instant, et c’est ce moment-là qui est important, c’est la chance qu’il faut saisir. Ou bien on pourrait parler simplement du cerveau : c’est le cerveau qui est exactement cette limite d’un mouvement continu réversible entre un Dedans et un Dehors, cette membrane entre les deux. De nouveaux frayages cérébraux, de nouvelles manières de penser ne s’expliquent pas par la microchirurgie, c’est au contraire la science qui doit s’efforcer de découvrir ce qu’il peut bien y avoir eu dans le cerveau pour qu’on se mette à penser de telle ou tele manière. Subjectivation, événement ou cerveau, il me semble que c’est un peu la même chose. Croire au monde, c’est ce qui nous manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédé. Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements même petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits. C’est ce que vous appelez piétàs. C’est au niveau de chaque tentative que se jugent la capacité de résistance ou au contraire la soumission à un contrôle. Il faut à la fois création et peuple.
Gilles Deleuze
Entretien avec Toni Negri publié dans Futur antérieur / 1990
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