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Spinoza / Gilles Deleuze (Vincennes, 1981)

Les deux définitions du corps : cinétique et dynamique
Dans l’Éthique, il y a un très curieux glissement de notions, comme si Spinoza avait là un double vocabulaire. Et ça se comprend, ne serait-ce qu’en vertu de la physique de cette époque. Il passe tantôt d’un vocabulaire cinétique à un vocabulaire dynamique. Il considère comme équivalents les deux concepts suivants : rapport de mouvement et de repos, et pouvoir d’être affecté, ou aptitude à être affecté. On doit se demander pourquoi il traite comme équivalents cette proposition cinétique et cette proposition dynamique. Pourquoi est-ce qu’un rapport de mouvement et de repos qui me caractérise, c’est en même temps un pouvoir d’être affecté qui m’appartient ? Il aura deux définitions du corps. La définition cinétique, ce serait : tout corps se définit par un rapport de mouvement et de repos. La définition dynamique, c’est : tout corps se définit par un certain pouvoir d’être affecté.
Il faut être sensible au double registre cinétique et dynamique. On va trouver un texte où Spinoza dit qu’un très grand nombre de parties extensives m’appartiennent. Dès lors, je suis affecté d’une infinité de façons. Avoir, sous un certain rapport, une infinité de parties extensives, c’est pouvoir être affecté d’une infinité de façons. Dès lors, tout devient lumineux. Si vous avez compris la loi des parties extensives, elles ne cessent pas d’avoir des causes, d’être causes, et de subir l’effet les unes des autres. C’est le monde de la causalité ou du déterminisme extrinsèque, extérieur. Il y a toujours une particule qui frappe une autre particule. En d’autres termes, vous ne pouvez pas penser un ensemble infini de parties sans penser qu’elles ont à chaque instant un effet les unes sur les autres. Qu’est-ce qu’on appelle affection ? On appelle affection l’idée de l’effet. Ces parties extensives qui m’appartiennent, vous ne pouvez pas les concevoir comme sans effet les unes sur les autres. Elles sont inséparables de l’effet qu’elles ont les unes sur les autres. Et il n’y a jamais un ensemble infini de parties extensives qui seraient isolées. Il y a bien un ensemble de parties extensives qui est défini par ceci : cet ensemble m’appartient. Il est défini par le rapport de mouvement et de repos sous lequel l’ensemble m’appartient. Mais cet ensemble n’est pas séparable des autres ensembles, également infinis, qui agissent sur lui, qui ont de l’influence sur lui et qui, eux, ne m’appartiennent pas. Les particules de ma peau ne sont évidemment pas séparables des particules d’air qui viennent les taper. Une affection, ce n’est rien d’autre que l’idée de l’effet, idée nécessairement confuse puisque je n’ai pas idée de la cause. C’est la réception de l’effet : je dis que je perçois. C’est par là que Spinoza peut passer de la définition cinétique à la définition dynamique, à savoir que le rapport sous lequel une infinité de parties extensives m’appartient, c’est également un pouvoir d’être affecté.

« Il n’y a que de l’être »
Mais alors, mes perceptions et mes passions, mes joies et mes tristesses, mes affects, qu’est-ce que c’est ? Si je continue cette espèce de parallélisme entre l’élément cinétique et l’élément dynamique, je dirais que les parties extensives m’appartiennent en tant qu’elles effectuent un certain rapport de mouvement et de repos qui me caractérise. Elles effectuent un rapport puisqu’elles définissent les termes entre lesquels le rapport joue. Si je parle maintenant en termes dynamiques, je dirais que les affections et les affects m’appartiennent en tant qu’ils remplissent mon pouvoir d’être affecté, et à chaque instant mon pouvoir d’être affecté est rempli. Comparez ces moments complètement différents. Instant A : vous êtes sous la pluie, vous vous recueillez en vous-mêmes, vous n’avez aucun abri et vous en êtes réduits à protéger votre côté droit par votre côté gauche et inversement. Vous êtes sensible à la beauté de cette phrase. C’est une formule très cinétique. Je suis forcé de faire d’une moitié de moi-même l’abri de l’autre côté. C’est une très belle formule, c’est un vers de Dante, dans un des cercles de l’Enfer où il y a une petite pluie et les corps sont couchés dans une espèce de boue. Dante essaie de traduire l’espèce de solitude de ces corps qui n’ont pas d’autre ressource que de se retourner dans la boue. Chaque fois, ils essaient de protéger un côté de leur corps par l’autre côté. Instant B : maintenant vous vous épanouissez. Tout à l’heure, les particules de pluie étaient comme de petites flèches, c’était affreux, vous étiez grotesques dans vos maillots de bain. Et le soleil arrive : instant B. Là, tout votre corps s’épanouit. Voilà que maintenant vous voudriez que tout votre corps soit comme étalable. Vous le tendez vers le soleil. Spinoza dit qu’il ne faut pas se tromper, que dans les deux cas votre pouvoir d’être affecté est nécessairement rempli. Simplement, vous avez toujours les affections et les affects que vous méritez en fonction des circonstances, y compris des circonstances extérieures ; mais une affection, un affect, ne vous appartient que dans la mesure où il contribue à remplir actuellement votre pouvoir d’être affecté. C’est en ce sens que toute affection et que tout affect est affect de l’essence.
Finalement, les affections et les affects ne peuvent être qu’affections et affects de l’essence. Pourquoi ? Elles n’existent pour vous qu’en tant qu’elles remplissent un pouvoir d’être affecté qui est le vôtre, et ce pouvoir d’être affecté, c’est le pouvoir d’être affecté de votre essence. À aucun moment vous n’avez à regretter. Quand il pleut et que vous êtes tellement malheureux, à la lettre, il ne vous manque rien. C’est la grande idée de Spinoza : jamais il ne vous manque quelque chose. Votre pouvoir d’être affecté est de toutes les manières rempli. En tous cas, rien ne s’exprime jamais ou n’est jamais fondé à s’exprimer comme un manque. C’est la formule : « Il n’y a que de l’être ». Toute affection, toute perception et tout sentiment, toute passion est affection, perception et passion de l’essence.

Les différentes affections de l’essence
L’essence peut être affectée du dehors

Ce n’est pas par hasard que la philosophie emploie constamment un mot qu’on lui reproche, mais qu’est-ce que vous voulez, elle en a besoin, c’est l’espèce de locution « en tant que ». S’il fallait définir la philosophie par un mot, on dirait que la philosophie c’est l’art du « en tant que ». Si vous voyez quelqu’un être amené par hasard à dire « »en tant que », vous pouvez vous dire que c’est la pensée qui naît. Le premier homme qui a pensé a dit « en tant que ». Pourquoi ? « En tant que », c’est l’art du concept. C’est le concept. Est-ce que c’est par hasard que Spinoza emploie constamment l’équivalent latin de « en tant que » ? Le « en tant que » renvoie à des distinctions dans le concept qui ne sont pas perceptibles dans les choses mêmes. Quand vous opérez par distinctions dans le concept et par le concept, vous pouvez dire : la chose en tant que, c’est-à-dire l’aspect conceptuel de la chose.
Alors, toute affection est affection de l’essence, oui, mais en tant que quoi ? Lorsqu’il s’agit de perceptions inadéquates et de passions, il faut ajouter que ce sont des affections de l’essence en tant que l’essence a une infinité de parties extensives qui lui appartiennent sous tel rapport. Là, le pouvoir d’être affecté appartient à l’essence, simplement il est nécessairement rempli par des affects qui viennent du dehors. Ces affects viennent du dehors, ils ne viennent pas de l’essence, ils sont pourtant affects de l’essence puisqu’ils remplissent le pouvoir d’être affectés de l’essence. Retenez bien qu’ils viennent du dehors, et en effet le dehors, c’est la loi à laquelle sont soumises les parties extensives agissant les unes sur les autres.

L’essence peut être affectée en tant qu’elle s’exprime dans un rapport
Quand on arrive à s’élever au second et au troisième genre de connaissance, qu’est-ce qu’il se passe ? Là, j’ai des perceptions adéquates et des affects actifs. Ça veut dire quoi ? C’est des affections de l’essence. Je dirais même, à plus forte raison. Quelle différence avec le cas précédent ? Cette fois ils ne viennent pas du dehors, ils viennent du dedans. Pourquoi ? On l’a vu. Une notion commune déjà, à plus forte raison une idée du troisième genre, une idée d’essence, pourquoi ça vient du dedans ? Tout à l’heure, je disais que les idées inadéquates et que les affects passifs, ils m’appartiennent, ils appartiennent à mon essence. Ce sont donc des affections de l’essence en tant que cette essence possède actuellement une infinité de parties extensives qui lui appartiennent sous un certain rapport. Cherchons maintenant pour les notions communes. Une notion commune, c’est une perception. C’est une perception d’un rapport commun, d’un rapport commun à moi et à un autre corps. Il en découle des affects, affects actifs. Ces affections, perceptions et affects, sont aussi des affections de l’essence. Ils appartiennent à l’essence. C’est la même chose, mais en tant que quoi ? Non plus en tant que l’essence est conçue comme possédant une infinité de parties extensives qui lui appartiennent sous un certain rapport, mais en tant que l’essence est conçue comme s’exprimant dans un rapport. Là, les parties extensives et l’action des parties extensives [sont] conjurées puisque je me suis élevé à la compréhension des rapports qui sont causes. Donc je me suis élevé à un autre aspect de l’essence. Ce n’est plus l’essence en tant qu’elle possède actuellement une infinité de parties extensives, c’est l’essence en tant qu’elle s’exprime dans un rapport.

L’essence peut s’affecter elle-même
Et à plus forte raison, si je m’élève aux idées du troisième genre, ces idées et les affects actifs qui en découlent appartiennent à l’essence et sont affections de l’essence. Cette fois-ci en tant que l’essence est en soi, est en elle-même, en elle-même et pour elle-même ; est en soi et pour soi un degré de puissance. Je dirais en gros que toute affection et que tout affect sont des affections de l’essence, seulement il y a deux cas, le génitif a deux sens… Les idées du second genre et du troisième genre, ce sont des affections de l’essence, mais il faudrait dire suivant un mot qui n’apparaîtra que bien plus tard dans la philosophie, avec les allemands par exemple, ce sont des auto-affections. Finalement, à travers les notions communes et les idées du troisième genre, c’est l’essence qui s’affecte elle-même. Spinoza emploie le terme « d’affect actif » et il n’y a pas grande différence entre « auto-affection » et « affect actif ».

Toutes les affections sont des affections de l’essence, mais attention, affection de l’essence n’a pas un seul et même sens.
Il me reste à tirer une espèce de conclusion en ce qui concerne le rapport éthique-ontologie. Pourquoi est-ce que tout ça constitue une ontologie ? J’ai une idée-sentiment. Il n’y a jamais eu qu’une seule ontologie : il n’y a que Spinoza qui ait réussi une ontologie. Si on prend ontologie en un sens extrêmement rigoureux, je ne vois qu’un cas où une philosophie se soit réalisée comme ontologie, et c’est Spinoza. Alors pourquoi ce coup ne pouvait-il être réalisé qu’une fois ? Pourquoi le fut-il par Spinoza ? Le pouvoir d’être affecté d’une essence peut aussi bien être réalisé par des affections externes que par des affections internes. Il ne faut surtout pas penser que pouvoir d’être affecté renvoie plus à une infériorité que ne le faisait le rapport cinétique. Les affects peuvent être absolument externes : c’est le cas des passions. Les passions sont des affects qui remplissent le pouvoir d’être affectés et qui viennent du dehors… Le livre V me paraît fonder cette notion d’auto-affection. Prenez un texte comme celui-ci : « L’amour par lequel j’aime Dieu (sous-entendu au troisième genre) est l’amour par lequel Dieu s’aime lui-même et m’aime moi. » Ça veut dire qu’au niveau du troisième genre, toutes les essences sont intérieures les unes aux autres, tous les degrés de puissance sont intérieurs les uns aux autres et intérieurs à la puissance dite puissance divine. Il y a une intériorité des essences et ça ne veut pas dire qu’elles se confondent. On arrive à un système de distinctions intrinsèques ; dès lors qu’une essence m’affecte – et c’est ça la définition du troisième genre, une essence affecte mon essence –, mais comme toutes les essences sont intérieures les unes aux autres, une essence qui m’affecte, c’est une manière sous laquelle mon essence s’affecte elle-même.

L’exemple du soleil
Bien que ce soit dangereux, je reviens à mon exemple du soleil. Qu’est-ce que ça veut dire « panthéisme » ? Comment vivent les gens qui se disent panthéistes ? Il y a beaucoup d’anglais qui sont panthéistes. Je pense à Lawrence. Il a un culte du soleil. Lumière et tuberculose, c’est les deux points communs de Lawrence et de Spinoza.
Lawrence nous dit qu’il y a bien, en gros, trois manières d’être en rapport avec le soleil.
Selon le premier genre de connaissance
Il y a des gens sur la plage, [amis] ceux-là ne comprennent pas, ils ne savent pas ce que c’est que le soleil, ils vivent mal. S’ils comprenaient quelque chose au soleil, après tout, ils en sortiraient plus intelligents et meilleurs. Mais dès qu’ils se sont rhabillés, ils sont aussi teigneux qu’avant. Qu’est-ce qu’ils font du soleil, à ce niveau? Ils restent au premier genre… […] Le « je » de « j’aime la chaleur », c’est un « je » qui exprime des rapports de parties extensives du type vasoconstriction et vasodilatation, qui s’expriment directement en un déterminisme externe mettant en jeu des parties extensives. En ce sens, ce sont les particules de soleil qui agissent sur mes particules et l’effet des unes sur les autres est un plaisir ou une joie. Ça, c’est le soleil du premier genre de connaissance que je traduis sous la formule naïve : « Oh, le soleil, j’aime ça ! » En fait, ce sont des mécanismes extrinsèques de mon corps qui jouent, et des rapports entre parties, parties de soleil et parties de mon corps.
Selon le second genre de connaissance
À partir de quand est-ce qu’avec le soleil, à partir de quand je peux commencer authentiquement à dire « je » ? Avec le second genre de connaissance, je dépasse la zone de l’effet des parties les unes sur les autres. J’ai acquis comme une espèce de connaissance du soleil, une compréhension pratique du soleil. Qu’est-ce que ça veut dire cette compréhension pratique ? Cela veut dire que je devance, je sais ce que veut dire tel événement minuscule lié au soleil, telle ombre furtive à tel moment ; je sais ce que ça annonce. Je n’en suis plus à enregistrer des effets du soleil sur mon corps. Je m’élève à une espèce de compréhension pratique des causes, en même temps que je sais composer des rapports de mon corps avec tel ou tel rapport du soleil. Prenons la perception du peintre. Imaginons un peintre du XIXe qui va dans la nature. Il a son chevalet, c’est un certain rapport. Il y a le soleil qui ne reste pas immobile. Qu’est-ce que c’est que cette connaissance du second genre ? Il va complètement changer la position de son chevalet, il ne va pas avoir avec sa toile le même rapport selon que le soleil est en haut ou que le soleil tend à se coucher. Van Gogh peignait à genoux. Les couchers de soleil le forcent à peindre presque couché pour que l’œil de Van Gogh ait la ligne d’horizon le plus bas possible. À ce moment-là, avoir un chevalet ne veut plus rien dire. Il y a des lettres de Cézanne où il parle du mistral : comment composer le rapport toile-chevalet avec le rapport du vent, et comment composer le rapport du chevalet avec le soleil qui décline, et comment finir de telle manière que je peindrais par terre, que je peindrais ventre à terre ? Je compose des rapports, et d’une certaine manière je m’élève à une certaine compréhension des causes, et à ce moment-là, je peux commencer à dire que j’aime le soleil. Je n’en suis plus à l’effet des particules de soleil sur mon corps, j’en suis à un autre domaine, à des compositions de rapport. Et à ce moment-là, je ne suis pas loin d’une proposition qui nous aurait paru folle au premier degré, je ne suis pas loin de pouvoir dire : « Le soleil, j’en suis quelque chose ». J’ai un rapport d’affinité avec le soleil. Ça, c’est le second genre de connaissance. Comprenez qu’il y a, au second genre, une espèce de communion avec le soleil. Pour Van Gogh, c’est évident. Il commence à rentrer dans une espèce de communication avec le soleil.
Selon le troisième genre de connaissance
Qu’est-ce que ce serait le troisième genre ? Là, Lawrence abonde. En termes abstraits, ce serait une union mystique. Toutes sortes de religions ont développé des mystiques du soleil. C’est un pas de plus. Van Gogh a l’impression qu’il y a un au-delà qu’il n’arrive pas à rendre. Qu’est-ce que c’est que cet « encore plus » qu’il n’arrivera pas à rendre en tant que peintre ? Est-ce que c’est ça les métaphores du soleil chez les mystiques ? Mais ce ne sont plus des métaphores si on le comprend comme ça. Ils peuvent dire à la lettre que Dieu est soleil. Ils peuvent dire à la lettre que « je suis Dieu ». Pourquoi ? Pas du tout qu’il y ait identification. C’est qu’au niveau du troisième genre on arrive à ce mode de distinction intrinsèque. C’est là qu’il y a quelque chose d’irréductiblement mystique dans le troisième genre de connaissance de Spinoza : à la fois les essences sont distinctes, seulement elles se distinguent à l’intérieur les unes des autres. Si bien que les rayons par lesquels le soleil m’affecte, ce sont des rayons par lesquels je m’affecte moi-même, et les rayons par lesquels je m’affecte moi-même, ce sont les rayons du soleil qui m’affectent. C’est l’auto-affection solaire. En mots, ça a l’air grotesque, mais comprenez qu’au niveau des modes de vie c’est bien différent. Lawrence développe ces textes sur cette espèce d’identité qui maintient la distinction interne entre son essence singulière à lui, l’essence singulière du soleil, et l’essence du monde.
Gilles Deleuze
Cours sur Spinoza / Vincennes, 24 mars 1981
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Anti-Oedipe et Mille plateaux / Gilles Deleuze (Vincennes, 1971)

Les codes, le capitalisme, les flux, décodage des flux, capitalisme et schizophrénie, la psychanalyse, Spinoza
Qu’est-ce qui passe sur le corps d’une société ? C’est toujours des flux, et une personne c’est toujours une coupure de flux. Une personne, c’est toujours un point de départ pour une production de flux, un point d’arrivée pour une réception de flux, de flux de n’importe quelle sorte; ou bien une interception de plusieurs flux.
Si une personne a des cheveux, ces cheveux peuvent traverser plusieurs étapes : la coiffure de la jeune fille n’est pas la même que celle de la femme mariée, n’est pas la même que celle de la veuve : il y a tout un code de la coiffure. La personne en tant qu’elle porte ses cheveux, se présente typiquement comme interceptrice par rapport à des flux de cheveux qui la dépassent et dépassent son cas et ces flux de cheveux sont eux-mêmes codes suivant des codes très différents : code de la veuve, code de la jeune fille, code de la femme mariée, etc. C’est finalement ça le problème essentiel du codage et de la territorialisation qui est de toujours coder les flux avec, comme moyen fondamental : marquer les personnes, (parce que les personnes sont à l’interception et à la coupure des flux, elles existent aux points de coupure des flux).
Mais donc, plus que marquer les personnes – marquer les personnes, c’est le moyen apparent -, pour la fonction la plus profonde, à savoir : une société n’a peur que d’une chose : le déluge ; elle n’a pas peur du vide, elle n’a pas peur de la pénurie, de la rareté. Sur elle, sur son corps social, quelque chose coule et on ne sait pas ce que c’est, quelque chose coule qui ne soit pas code, et même qui, par rapport à cette société, apparaît comme non codable. Quelque chose qui coulerait et qui entraînerait cette société a une espèce de deterritorialisation, qui ferait fondre la terre sur laquelle elle s’installe : alors ça, c’est le drame. On rencontre quelque chose qui s’écroule et on ne sait pas ce que c’est, ça ne répond à aucun code, ça fout le camp sous ces codes; et c’est même vrai, à cet égard, pour le capitalisme depuis longtemps qui croit toujours avoir assuré des simili-codes, là, c’est ce que l’on appelle la fameuse puissance de récupération dans le capitalisme – quand on dit récupère : chaque fois que quelque chose semble lui échapper, semble passer en dessous de ces simili-codes; il retamponne tout ça, il ajoute un axiome en plus et la machine repart; pensez au capitalisme au 19eme siècle : il voit couler un pôle de flux qui est, à la lettre, le flux, le flux de travailleurs, le flux prolétariat : eh bien, qu’est-ce que c’est que ça qui coule, qui coule méchant et qui entraîne notre terre, où va-t-on ? Les penseurs du 19eme siècle ont une réaction très bizarre, notamment l’école historique française : c’est la première à avoir pensé au 19eme siècle en termes de classes, ce sont eux qui inventent la notion théorique de classes et qui l’inventent précisément comme une pièce essentielle du code capitaliste, à savoir : la légitimité du capitalisme vient de ceci : la victoire de la bourgeoisie comme classe contre l’aristocratie.
Le système qui apparaît chez Saint Simon, A. Thierry, E. Quinet, c’est la prise conscience radicale de la bourgeoisie comme classe et toute l’histoire, ils l’interprètent comme une lutte des classes. Ce n’est pas Marx qui invente la compréhension de l’histoire comme lutte des classes, c’est l’école historique bourgeoise du 19eme siècle : 1789, oui, c’est la lutte des classes, ils se trouvent frappés de cécité lorsqu’ils voient couler à la surface actuelle du corps social, ce drôle de flux qu’ils ne connaissent pas : le flux prolétariat. L’idée que ce soit une classe, ce n’est pas possible, ce n’en est pas une à ce moment là : le jour où le capitalisme ne peut plus nier que le prolétariat soit une classe, ça coïncide avec le moment où, dans sa tête, il a trouvé le moment pour recoder tout ça. Ce que l’on appelle la puissance de récupération du capitalisme, c’est quoi ça ?
C’est qu’il dispose d’une espèce d’axiomatique, et lorsqu’il dispose de quelque chose de nouveau qu’il ne connaît pas, c’est comme pour toute axiomatique, c’est une axiomatique à la limite pas saturable : il est toujours prêt à ajouter une axiome de plus pour refaire que ça marche.
Quand le capitalisme ne pourra plus nier que le prolétariat soit une classe, lorsqu’il arrivera à reconnaître une espèce de bipolarité de classe, sous l’influence des luttes ouvrières au 19eme siècle, et sous l’influence de la révolution, ce moment est extraordinairement ambigu, car c’est un moment important dans la lutte révolutionnaire, mais c’est aussi un moment essentiel dans la récupération capitaliste : je te fous un axiome en plus, je te fais des axiomes pour la classe ouvrière et pour la puissance syndicale qui la représentent, et la machine capitaliste repart en grinçant, elle a colmate la brèche. En d’autres termes, tous les corps d’une société sont l’essentiel : empêcher que coulent sur elle, sur son dos, sur son corps, des flux qu’elle ne pourrait pas coder et auxquels elle ne pourrait pas assigner une territorialité.
Le manque, la pénurie, la famine, une société elle peut le coder, ce qu’elle ne peut pas coder, c’est lorsque cette chose apparaît, ou elle se dit : qu’est-ce que c’est que ces mecs la! Alors, dans un premier temps, l’appareil répressif se met en branle, si on ne peut pas coder ça, on va essayer de l’anéantir. Dans un deuxième temps, on essaie de trouver de nouveaux axiomes qui permettraient de recoder tant bien que mal.
Un corps social, ça se définit bien comme ça : perpétuellement des trucs, des flux coulent dessus, des flux coulent d’un pole à un autre, et c’est perpétuellement code, et il y a des flux qui échappent aux codes, et puis il y a l’effort social pour récupérer tout cela, pour axiomatiser tout ça, pour remanier un peu le code, afin de faire de la place à des flux aussi dangereux : tout d’un coup, il y a des jeunes gens qui ne répondent pas au code : ils se mettent à avoir un flux de cheveux qui n’était pas prévu, qu’est-ce qu’on va faire ? On essaie de recoder ça, on va ajouter un axiome, on va essayer de récupérer ou bien alors il y a quelque chose la-dedans, qui continue à ne pas se laisser coder, alors là ?
En d’autres termes, c’est l’acte fondamental de la société : coder les flux et traiter comme ennemi ce qui, par rapport à elle, se présente comme un flux non codable, parce qu’encore une fois, ça met en question toute la terre, tout le corps de cette société.
Je dirai ça de toute société, sauf peut-être de la notre, à savoir le capitalisme, bien que tout à l’heure j’ai parlé du capitalisme comme si, à la manière de toutes les autres sociétés, il codait les flux et n’avait pas d’autres problèmes, mais j’allais peut-être trop vite.
Il y a un paradoxe fondamental du capitalisme comme formation sociale : s’il est vrai que la terreur de toutes les autres formations sociales, ça a été les flux décodés, le capitalisme, lui, s’est constitue historiquement sur une chose incroyable, à savoir : ce qui faisait toute la terreur des autres sociétés : l’existence et la réalité de flux décodés et qu’il en a fait son affaire à lui.
Si c’était vrai, cela expliquerait que le capitalisme est l’universel de toute société en un sens très précis : en un sens négatif, il serait ce que toutes les sociétés ont redouté par dessus tout, et on a bien l’impression que, historiquement, le capitalisme … d’une certaine manière est ce que toute formation sociale n’a cesse d’essayer de conjurer, n’a cesse d’essayer d’éviter, pourquoi ? Parce que c’était la ruine de toutes les autres formations sociales. Et le paradoxe du capitalisme, c’est qu’une formation sociale s’est constituée sur la base de ce qui était le négatif de toutes les autres. Ca veut dire que le capitalisme n’a pu se constituer que par une conjonction, une rencontre entre flux décodés de toutes natures. Ce qui était la chose la plus redoutée de toutes formations sociales, était la base d’une formation sociale qui devait engloutir toutes les autres : ce qui était le négatif de toutes formations soit devenu la positivité même de notre formation, ça fait frémir ça.
Et en quel sens le capitalisme s’est-il constitué sur la conjonction des flux décodés : il a fallu d’extraordinaires rencontres à l’issue de processus de décodage de toutes natures, qui se sont formées au déclin de la féodalité. Ces décodages de toutes natures ont consisté en décodage de flux fonciers, sous forme de constitution de grandes propriétés privées, décodage de flux monétaires, sous forme de développement de la fortune marchande, décodage d’un flux de travailleurs sous forme de l’expropriation, de la déterritorialisation des serfs et des petits paysans. Et ça ne suffit pas, car si on prend l’exemple de Rome, le décodage dans la Rome décadente, il apparaît en plein : décodage des flux de propriétés sous forme de grandes propriétés privées, décodage des flux monétaires sous formes de grandes fortunes privées, décodage des travailleurs avec formation d’un sous-prolétariat urbain : tout s’y trouve, presque tout. Les éléments du capitalisme s’y trouvent réunis, seulement, il n’y a pas la rencontre.
Qu’est-ce qu’il a fallu pour que se fasse la rencontre entre les flux décodés du capital ou de l’argent et les flux décodés des travailleurs, pour que se fasse la rencontre entre le flux de capital naissant et le flux de main d’œuvre déterritorialisée, à la lettre, le flux d’argent décodé et le flux de travailleurs déterritorialisés. En effet, la manière dont l’argent se décode pour devenir capital argent et la manière dont le travailleur est arraché a la terre pour devenir propriétaire de sa seule force de travail : ce sont deux processus totalement indépendants l’un de l’autre, il faut qu’il y ait rencontre entre les deux.
En effet, le processus de décodage de l’argent pour former un capital qui se fait à travers les formes embryonnaires du capital commercial et du capital bancaire, le flux de travail, leur libre possesseur de sa seule force de travail, se fait à travers une toute autre ligne qui est la déterritorialisation du travailleur à la fin de la féodalité, et cela aurait très bien pu ne pas se rencontrer. Une conjonction de flux décodés et déterritorialisés, c’est ça qui est à la base du capitalisme.
Le capitalisme s’est constitué sur la faillite de tous les codes et territorialités sociales préexistantes.
Si on admet ça, qu’est-ce que ça représente : la machine capitaliste, c’est proprement dément. Une machine sociale qui fonctionne à base de flux décodés, déterritorialisés, encore une fois, ce n’est pas que les sociétés n’en aient pas eu l’idée; elles en ont eu l’idée sous forme de panique, il s’agissait d’empêcher ça – c’était le renversement de tous les codes sociaux connus jusque là -, alors une société qui se constitue sur le négatif de toutes les sociétés préexistantes, comment est-ce que cela peut fonctionner ? Une société dont le propre est de décoder et déterritorialiser tous les flux : flux de production, flux de consommation, comment ça peut fonctionner, sous quelle forme : peut-être que le capitalisme a d’autres procédés que le codage pour faire marcher, peut-être est-ce complètement différent. Ce que je recherchais jusqu’a maintenant, c’était de refonder, à un certain niveau, le problème du rapport CAPITALISME-SCHIZOPHRENIE – et le fondement d’un rapport se trouve en quelque chose de commun entre le capitalisme et la schizophrénie : ce qu’ils ont complètement de commun, et c’est peut-être une communauté qui ne se réalise jamais, qui ne prend pas une figure concrète, c’est la communauté d’un principe encore abstrait, a savoir, l’un comme l’autre ne cessent pas de faire passer, d’émettre, d’intercepter, de concentrer des flux décodés et déterritorialisés.
C’est ça leur identité profonde et ce n’est pas au niveau du mode de vie que le capitalisme nous rend schizo, c’est au niveau du processus économique : tout ça ne marche que par un système de conjonction, alors disons le mot, à condition d’accepter que ce mot implique une véritable différence de nature avec les codes. C’est le capitalisme qui fonctionne comme une axiomatique, une axiomatique des flux décodés. Toutes les autres formations sociales ont fonctionné sur la base d’un codage et d’une territorialisation des flux et entre la machine capitaliste qui fait une axiomatique de flux décodés en tant que tels ou déterritorialisés, en tant que tels, et les autres formations sociales, il y a vraiment une différence de nature qui fait que le capitalisme est le négatif des autres sociétés. Or, le schizo, à sa manière, avec sa marche trébuchante à lui, il fait la même chose. En un sens, il est plus capitaliste que le capitaliste, plus prolo que le prolo : il décode, il déterritorialise les flux et là, se noue l’espèce d’identité de nature du capitalisme et du schizo.
La schizophrénie c’est le négatif de la formation capitaliste. En un sens, il va plus loin, le capitalisme fonctionnait sur une conjonction de flux décodés, à une condition, c’était que, en même temps qu’il décodait perpétuellement les flux d’argent, flux de travail, etc., il les introduisait, il construisait un nouveau type de machine, en même temps, pas après, qui n’était pas une machine de codage, une machine axiomatique.
C’est comme ça qu’il arrivait à faire un système cohérent, à charge pour nous de dire en quoi se distingue profondément une axiomatique des flux décodés et un codage des flux.
Tandis que le schizo, il en donne plus, il ne se laisse pas axiomatiser non plus, il va toujours plus loin avec des flux décodés, au besoin avec pas de flux du tout, plutôt que de se laisser coder, plus de terre du tout, plutôt que de se laisser territorialiser.
Dans quel rapport ils sont l’un avec l’autre ? C’est à partir de la que le problème se pose. Il faut étudier de plus près le rapport capitalisme / schizophrénie, en accordant la plus grande importance à ceci : est-il vrai et en quel sens, peut-on définir le capitalisme comme une machine qui fonctionne à base de flux décodés, à base de flux déterritorialisés ? En quel sens il est le négatif de toutes les formations sociales et par là-même, en quel sens la schizophrénie c’est le négatif du capitalisme, qu’il va encore plus loin dans le décodage et dans la déterritorialisation, et jusqu’ou ça va, et ou cela mène-t-il ? Vers une nouvelle terre, vers pas de terre du tout, vers le déluge ?
Si j’essaie de relier avec les problèmes de psychanalyse, en quel sens, de quelle manière – c’est uniquement un départ -, je suppose qu’il y a quelque chose de commun entre le capitalisme, comme structure sociale, et la schizophrénie comme processus. Quelque chose de commun qui fait que le schizo est produit comme le négatif du capitalisme (lui-même négatif de tout le reste), et que ce rapport, nous pouvons maintenant le comprendre en considérant les termes : codage de flux, flux décodé et déterritorialisé, axiomatique de flux décodé, etc.
Reste à voir en quoi le problème psychanalytique et psychiatrique continue a nous préoccuper.
Il faut relire trois textes de Marx : dans le livre I : la production de la plus-value, le chapitre sur la baisse tendancielle dans le dernier livre, et enfin, dans les Grundisse, le chapitre sur l’automation.
Gilles Deleuze
Anti-Oedipe et Mille Plateaux / Cours du 16 novembre 1971
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Du vampire au parasite / Bernard Aspe et Muriel Combes

Originée dans une mutation de l’appareil productif, une métamorphose du capitalisme aurait eu lieu récemment. De vampire suçant le sang des ouvriers et aspirant le travail vivant, il serait devenu parasite se repaissant de la surabondance des nouveaux agencements sociaux. La subsomption réelle de la société sous le capital fournirait le cadre d’un tel parasitisme. Peut-on réellement lire à l’aune de cette métaphore la phase de mutation incontestable du capital que nous connaissons aujourd’hui ?
Subsomption réelle et antagonisme
La subsomption réelle est l’hypothèse d’une extension illimitée du travail capitaliste. Cette hypothèse s’appuie sur une analyse du travail immatériel en tant que ce dernier serait devenu le centre de la production (1). Par-là même, se trouverait intégré dans le procès de valorisation capitaliste tout type d’activité dès lors que « l’activité générique », pour parler comme Guattari, pourrait comme telle être devenue l’élément central de cette valorisation.
Un tel constat, s’il se trouve avéré, a pour conséquence de rendre caduques les théories présupposant une classe antagonique dont le rôle serait de reconquérir le travail vivant aliéné. Ainsi, plus d’immédiat, plus de vie libre poïético-praxique à retrouver, dès lors que l’activité générique elle-même est une dimension du capital. C’est l’heure, en apparence, où ne peuvent que triompher les idéologies post-modernes. Le capitalisme ayant investi toutes les sphères de l’existence, il n’y a pas lieu de chercher un ailleurs, un dehors illusoire, et il n’y a qu’à gérer pragmatiquement le monde ainsi ordonné aux impératifs du marché. Peut-être un supplément d’âme éthique (Comte-Sponville) ou esthétique (Lyotard) viendra-t-il nous rassurer, nous prouver que, même en tant que « sujets » parfaitement intégrés au mouvement du capital, nous possédons encore une réserve de profondeur intemporelle. Qu’il n’y ait pas de sujet, c’est ce dont veut nous convaincre le post-moderne. Entendons par là : qu’il n’y ait pas de sujet à même de s’excepter de l’ordre existant pour affirmer une région inaperçue de l’être qui n’existe ou n’existera que par lui.
Pour une pensée reprenant le pari de l’existence d’un tel sujet dans le cadre de la subsomption réelle, le seul recours semble être d’investir le capital lui-même comme pointe de déterritorialisation. Un sujet antagonique, s’il existe, ne pourra se recomposer que sur une telle pointe.
Mais cela, bien entendu, ne suffit pas : assigner un rôle producteur au capital lui-même ne saurait, sous peine de retomber soit dans le post-moderne, soit dans le vieil « économisme » marxiste, être la clef d’un renouvellement de la compréhension du politique. Il faut toujours dégager, y compris dans le cadre de la subsomption réelle, une hétérogénéité à même de subvertir les flux du capital. Seulement, cette hétérogénéité, du fait de l’hypothèse de départ, ne saurait se penser comme le Négatif amenant comme telle la résorption des contradictions du capitalisme dans l’avènement d’un monde nouveau. S’il ne peut s’agir de reprendre le schéma dialectique, y compris sous ses formes « ouvertes » ou « en tension », comment penser l’écart entre l’action capitalistique (c’est-à-dire l’action déterminée par les impératifs de la valorisation) et l’agir libre ? Entre le « sujet » inscrit dans le champ capitaliste, soumis ou revendicatif, et le sujet antagonique, sur les bords ou dans les failles de ce champ ?
Deleuze et Guattari ont proposé de substituer à l’ontologie duale de la dialectique une ontologie à la fois unifiée et polyvoque où ont lieu notamment les affrontements des segmentations molaires et des révolutions moléculaires. Ici, le moléculaire, le déterritorialisant constitue le préalable du champ social. Pour Deleuze, à l’inverse de Foucault, ce qui est premier est la dynamique du désir et de ses réagencements, non les dispositifs de pouvoir, définis comme des appareils de capture.
Si l’on transpose cette approche à l’analyse des mutations du rapport capital/travail, l’on considère alors la source « antagonique » virtuelle comme précédant les rapports de pouvoir capitalistes. Dès lors, le capital est ce qui investit rétroactivement une puissance coopérative préexistante, accrue par les nouveaux moyens de communication. Plus exactement, une telle coopération, en tant qu’elle définit le travail immatériel lui-même, est ce qui constitue le réquisit du capital. Cette dimension « parasitaire » du capitalisme est l’aboutissement nécessaire de son propre développement, qui a donné les conditions matérielles pour qu’une coopération non-médiatisée puisse s’organiser. C’est en ce sens que le travail immatériel comme centre de la production capitaliste est explosif pour le capitalisme lui-même : le capital s’appuie sur la liberté constructive des sujets, sur leur capacité à s’organiser collectivement.
Qu’est-ce qu’un sujet « en général »
Il est clair que cette approche reste marxiste au sens où le sujet « en général » n’existe pas, où donc il n’est définissable que dans le cadre de conditions sociales déterminées. Ces conditions, pour les raisons précitées, ne sauraient se confondre avec un moment de la lutte des classes. Dans la perspective guattarienne, celle-ci a laissé place à l’émergence de « groupes-sujets » hétérogènes. C’est une telle approche qui est implicitement admise dans le texte précité. Un tel passage de la lutte des classes aux groupes-sujets intotalisables est-il recevable ?
L’approche sélective des groupes-sujets oblige à distinguer les luttes que nous dirons subjectivantes et les luttes d’intérêt, les premières étant connectées à ce que Guattari appelle révolution moléculaire, les secondes à l’ordre molaire. Rétroactivement l’on peut dire que l’approche marxiste était l’hypothèse d’une coïncidence parfaite, dans la fonction de la classe ouvrière, entre ces deux types de luttes. Mais l’hypothèse des groupes-sujets entendus comme points de composition disséminés dans le champ social condamne-t-elle réellement à la dissociation entre luttes subjectivantes radicales et luttes d’intérêt néo-syndicales ? Ce n’est pas là la perspective héritée de Guattari, dont le problème est bien plutôt de dégager une transversale parcourant tout le champ social et articulant composition subjective et luttes d’intérêt insérées dans les foyers de la production. Ce n’est qu’en étant inscrit sur une telle transversale que l’on peut proposer une alternative concrète à « l’empire », sans recourir à une pesante nouvelle mouture de la philosophie de la réflexion.
Mais la possibilité du dégagement d’une telle transversale concrète ne s’accompagne pas du rejet de toute description formelle du sujet. Rejeter le sujet « en général » n’impose pas un silence sur ce que ne peuvent qu’être les traits de composition d’un sujet politique. Ces traits sont au nombre de quatre : interruption, présentation, énonciation, continuité.
1 L’interruption politique se caractérise par ceci qu’elle est simultanément et indistinctement interruption d’une vie singulière et d’un ordre social existant : elle se reconnaît donc à ceci qu’elle indistingue individu et collectivité, en faisant pour ainsi dire passer l’un dans l’autre. Un procès de subjectivation politique est ce qui atteste que le problème du « rapport » entre individu et collectivité est un faux problème.
2 Ce qui se présente, dans une brèche politique, c’est une collectivité en tant que telle : présentation des « singularités quelconques » en leur pur être-égal. Le politique est donc ce qui soutient le paradoxe d’une présentation sans identité, ce qui signifie aussi sans représentation ou sans médiatisation.
3 Le sujet doit parvenir à faire prendre consistance à sa présentation dans une énonciation. Le problème est alors de poser des revendications tout en demeurant dans la brisure de la logique d’identification. Pour reprendre Deleuze et Guattari : dans le rapport à l’axiomatique capitaliste, il s’agit de trouver les énoncés qui, formulables dans les termes disponibles au sein de cette axiomatique, sont néanmoins irrecevables par elle et peuvent ainsi la mettre globalement en crise.
4 S’il y a une telle cristallisation énonciative, demeure à réaliser l’essentiel, à savoir la continuité, de manière à ce qu’une pratique politique effective puisse s’inscrire dans l’état des choses existant et qu’elle soit le support d’une exigence productive. Quelle modalité peut avoir cette continuité ? Certainement pas l’identification néo-syndicale mais bien plutôt le mode de la révolte espagnole contre l’invasion des troupes napoléoniennes en 1809, analysée par Marx et Engels, où la communauté en lutte parvenait à faire de la dispersion elle-même une arme fondamentale. Ces quelques traits de composition sont, pour ainsi dire, point par point opposés aux modes de subjectivation capitalistiques. Il ne faut pas oublier que la subsomption réelle accomplit aussi cette production de subjectivité spécifique. Dé-propriation, dés-identification sont des traits qui conditionnent une politique, et qui comme tels rendent nécessaire une déconstruction de la subjectivité produite. Lutter contre la subsomption réelle, c’est bien sûr aussi nécessairement faire advenir des sujets non conformes à tout ce que la société marchande a fait miroiter comme procès d’identification, d’appréhension de soi.
Il est vrai que, pour déconstruire ces modalités subjectives, il faut partir de l’idée que le capitalisme est un révélateur ontologique. La « déterritorialisation », la dispersion sont irrémédiables ; ce qui peut se dire : il n’y a pas de sens ; ou : Dieu est mort. S’opposer au capital au nom d’une reconquête du sens est voué à l’échec. Mais ce que le capitalisme révèle, il se voit obligé en un nouveau sens de l’occulter encore plus fortement : au lieu de laisser les sujets affronter cette dispersion de manière à en faire un objet d’affirmation, ceux-ci sont conduits à un très conventionnel éparpillement. Mais comme celui-ci s’accompagne d’une matrice d’identification forte, le double-bind ainsi produit aboutit bien à une perte du réel, si l’on entend avant tout par rapport au réel la capacité à situer et à dégager des foyers de composition subjective. Guattari parlait du délabrement des subjectivités, incapables de trouver un rapport constructif au temps, à la finitude, à l’autre. Ainsi les subjectivités sont-elles produites à la fois comme solipsistes, cultivant le manque, intériorisant fortement les impératifs et comme s’accomplissant dans les plaisirs, c’est-à-dire dans l’hystérisation de l’objet. La subjectivité capitalistique est fluide, sans prise, suspendue à cette pluralité changeante d’objets.
Est donc requise, en plus de la négativité interne aux luttes, une négativité déconstructrice et ce versant n’est certes pas moins « politique » que le premier. Mais il est clair que cela pose problème, au niveau de l’implication supposée, à partir du constat de la subsomption réelle, de la thèse du capitalisme « parasitaire ».
De la duplicité du « positif »
Nous avons évoqué plus haut la matrice ontologique, contenue dans les concepts de Mille Plateaux, sur laquelle repose l’approche ici en question. Il s’agit maintenant de dégager ses présupposés fondamentaux. On pourrait dire que le rapport d’implication entre la thèse de la subsomption réelle et celle du capitalisme devenu « parasitaire » n’a pas d’évidence immédiate. Au contraire, la connexion entre ces deux thèses engage deux présupposés principaux, l’un philosophique, l’autre politique.
• Philosophique : deux traditions s’opposeraient. Dans la première, issue de Hegel, prolongée avec Heidegger et, via l’École de Francfort et le « situationnisme », aboutissant aujourd’hui à Badiou et Agamben, l’articulation du sujet à l’effectivité étante se fait par l’écart entre l’être en tant qu’être, dont le seul sujet a la garde, et l’étant présent. Ainsi, le sujet est ce qui peut s’excepter du tout de l’étant pour dénoncer, du point d’être non-étant où lui seul se situe, la falsification du monde. Ainsi, la phrase d’Adorno : « Le Tout est le non-vrai », manifeste parfaitement cette capacité du sujet à être hors du tout, et à trouver dans ce dehors seul une force insurrectionnelle. A cette tradition s’opposerait donc celle de la philosophie « positive », traçant une continuité entre Spinoza et Deleuze-Guattari ou Foucault (au moins à partir de la Volonté de Savoir). Celle-ci se caractérise tout d’abord par le refus du caractère exceptionnel du sujet. Le sujet, dans cette perspective, est à même l’effectivité du monde prise telle qu’elle est, quoique recelant en elle une virtualité constructive. C’est à partir du « il y a », non à partir de son dehors, que l’on peut déceler les bases d’un monde libre. Il est important de noter qu’ici, le pouvoir lui-même est producteur, au sens large du terme.
• Politique : dans le cadre de l’analyse de la subsomption réelle, ce qui permet l’idée d’un devenir-parasitaire du capitalisme est le constat d’une extension illimitée de l’entreprise capitaliste, du fait, comme nous l’avons dit, de « l’immatérialisation » du travail. Dès lors, ce n’est certes plus l’usine qui peut être dite le lieu du politique ; le rôle du « commandement » capitaliste n’est plus d’assigner des places, des fonctions, dans un cadre abstrait (l’usine comme découpe rigide et fonctionnelle de l’espace vital), mais d’exploiter des capacités dans leur immédiation même. De là découlerait la conséquence que le commandement capitaliste actuel, très différent de l’ancienne organisation du travail, est dans une radicale extériorité à ce qu’il exploite.
Il résulte de ce qui précède que l’idée d’un capitalisme « parasitaire » repose sur un rapport ambigu entre philosophie et politique. Nous avons évoqué la transposition des thèses ontologiques au champ de l’analyse des rapports capital/travail. Mais ce n’est pas là que réside l’ambiguïté. Dans la description qui a été donnée, il est implicitement fait appel à une « puissance » constituante des sujets, précisément celle mise en oeuvre par la coopération précédant l’opération du commandement. Cette puissance, ne pouvant renvoyer à aucune catégorie de la sociologie positiviste, n’est dès lors décelable que par l’appréhension philosophique. Mais cette invocation philosophique est aussitôt rabattue sur l’effectivité : la puissance subjective risque dès lors d’être confondue avec la capacité contemporaine – sur la base du développement des réseaux de communication notamment – d’une interactivité productrice accrue. Ne subsisterait plus alors le moindre écart entre ce qui est réellement constituant, au sens politique du terme, et ce qui est effectivement productif, c’est-à-dire favorable à la croissance et au développement sans intervention directe du commandement.
Il nous semble, parvenus à ce point de l’analyse, que se sont trouvées confondues deux acceptions différentes de la « positivité », dont la polysémie aura favorisé une transposition précipitée : d’une part la positivité ontologique, c’est-à-dire ce qui est producteur d’être, d’autre part la positivité effective, le positivement donné, la réalité existante dans ses mutations observables. Plus exactement, en creusant les présupposés évoqués plus haut, il s’agit de distinguer deux thèses fondatrices qui semblent ici confondues :
• la thèse ontologique, originée dans un effondrement de la dialectique. Cette dernière soutient que le progrès de l’Histoire, ou plus généralement l’émergence du nouveau, est le fruit d’un travail du négatif et que donc c’est par la destruction comme telle que peut naître une réalité inouïe. C’est cette conception qui se trouve rejetée, au profit de l’idée, héritée d’une compréhension renouvelée du spinozisme, selon laquelle la positivité seule est productrice d’être.
• d’autre part, une thèse économico-politique où le communisme est pensé dans une radicale disutopie et où la taxe, et en définitive elle seule, apparaît comme le résidu du monde capitaliste.
En réalité, ces deux thèses se recouvrent partiellement. Plus exactement, elles ne se recouvrent que pour ce qui est d’énoncer la nécessité de partir du « il y a », contre la philosophie « négative », héritière résolue de la dialectique hégelienne sur ce point. Mais il est clair que ces deux thèses ne concernent pas d’emblée les mêmes modes du « il y a ». En sorte que nous pourrons dire que l’approche discutée ici procède à l’indistinction de ces modes et au rabattement de ces thèses l’une sur l’autre ; à l’inverse, on peut penser une approche maintenant un écart entre ces deux thèses, et donc entre ces deux modes du « il y a ». Dans cette autre perspective, l’effectivité résultant des développements socio-économiques et l’espace d’une construction affirmative ne se recouvrent pas. Un tel espace doit être dégagé de l’effectivité ; nous allons voir comment.
Communication versus interaction
On peut donc à présent se risquer à avancer que, bien qu’il ne revienne plus aujourd’hui au capital d’organiser la production, et bien que son rôle semble se limiter à la capture d’une activité immédiatement coordonnée, dans la perspective de sa valorisation, il est ambigu de le qualifier de « parasitaire ». Comme nous l’avons dit en effet, le capital ne se contente pas de déterminer l’espace abstrait de la valorisation (qui se confond avec l’espace planétaire différencié en pôles sur-développés et zones non-garanties au sein de chaque « région » du monde) ; l’orientation des subjectivités elles-mêmes prend sa source au sein d’une économie où toutes les sphères de l’existence (c’est-à-dire outre le travail, le sport, la culture, les loisirs…) sont devenues productives. Ainsi l’exploitation se porte bien au niveau des sujets eux-mêmes, de ce qui, en eux, doit se faire acquiescement global aux modes d’existence et de pensée garants de sa perpétuation.
Dans ces conditions, revenant à la question initiale, il nous faut demander comment un sujet politique, conforme à l’esquisse provisoire qui en a été tracée plus haut, pourrait déconnecter cette subjectivité produite comme condition parmi d’autres de la reproduction du capitalisme-monde. D’un tel sujet, on peut détecter une trace dans diverses pratiques dont le dénominateur commun pourrait à juste titre être nommé « refus de la communication ». De cette attitude, qui revêt le plus souvent la forme d’un détournement de la scène médiatique dominante et de ses mots d’ordre, on ne peut donner que des exemples singuliers. C’est elle, en particulier, qui transparaît dans l’animosité rencontrée par les équipes de médias nationaux dans certaines cités de banlieue ; on peut également en déceler la trace dans le mutisme des acteurs des luttes de mars 94 contre le CIP, qui s’organisaient, comme en pointillés, de l’intérieur de chaque manifestation et dans le refus des voies traditionnelles (médiatico-syndicales) de la communication ; jusqu’à la récente grève de décembre 95 qui, se défaisant sans cesse des oripeaux dont on l’affublait sur la scène médiatique (où on parla d’abord d’un mouvement corporatiste faisant fi d’un mécontentement des « usagers » dont la rue n’offrait nul spectacle), ne cessait de se recomposer sur sa propre scène -que ce soit en ouvrant inopinément la question du sens démocratique que peut revêtir l’idée de service public, ou en constituant dans la ville de nouvelles formes de socialisation, au-delà des partages entre fonctionnaires et travailleurs du privé, grévistes et usagers, travailleurs et chômeurs, partages dont s’est révélé le caractère de survivance idéologique ne recouvrant plus la réalité affirmée dans la rue.
Au-delà de l’objection qui consiste à voir dans ces mouvements une « réappropriation » de la communication et non un refus, il faut essayer d’examiner la nature de ces attitudes qui trouent l’espace capitaliste, c’est-à-dire aussi la nature de la communication dont le refus est en question ; et par là même celle du rapport entre l’espace capitaliste et ce qui le troue, dans la mesure où un tel rapport ne peut pas être compris comme une négation, un renversement ou une inversion du mouvement de reproduction du capital. Or, le capital investit aujourd’hui, outre l’aptitude des réseaux eux-mêmes en tant que connectés à produire de la valeur, une aptitude des sujets à la communication. Mais il suppose également une façon de s’inscrire sur ces réseaux, de respecter une modalité pré-établie de communication à l’intérieur de laquelle seulement la puissance d’invention des individus peut être mobilisée, modalité qui est de l’ordre de la transmission d’informations, de l’échange, de la transaction. On peut supposer – et ce sera là la thèse ici défendue – que cette modalité de la communication est seulement dérivée, et n’épuise pas l’essence de la communication.
Pour proposer un concept renouvelé de la communication, on peut s’appuyer sur la thèse de Simondon (2) selon laquelle la communication n’est pas un échange d’informations entre individus, mais un opérateur du procès d’individuation de tout être individué qu’il soit physique, vivant ou doté d’un psychisme. Car l’être selon Simondon se dit, avant toute individuation, comme préindividuel. Il est une situation ni à l’état d’équilibre stable ni à l’état de déséquilibre, mais à celui d’équilibre métastable, de tension entre des ordres de grandeur incompatibles. Or, la communication est précisément l’opération par laquelle un ensemble s’individue en produisant une relation de compatibilité entre des sous-ensembles auparavant incompatibles. Mais l’individu constitué n’est qu’un résultat partiel de l’opération d’individuation ; celle-ci, outre le milieu avec lequel elle met l’individu en rapport, laisse toujours un reste de potentiel non-actualisé au sein même de l’individu.
Ainsi, non seulement toute individuation opère sur du préindividuel, mais l’individu qui en résulte conserve en lui une part de préindividuel, de sorte que la communication se comprend comme une résonance, au sein des individus, de la part de préindividuel par laquelle peut s’accomplir une nouvelle individuation. En effet, que la communication ne consiste pas en un échange inter-individuel d’informations signifie ici qu’elle est une mise en oeuvre du préindividuel insistant dans les individus, au sein d’une dimension qu’elle constitue : le transindividuel. En s’actualisant à travers les individus dans l’affectivité comme forme proprement sociale de la communication, le préindividuel devient transindividuel. C’est cette dimension préindividuelle insistant dans les individus et susceptible d’une actualisation transindividuelle, que l’on peut dire recouverte dans le mode capitaliste de la communication, mais qui ne saurait être détruite.
En extrapolant à partir de l’analyse de Simondon, on pourrait dire que, valorisant l’aptitude communicationnelle des sujets, le capital s’expose à ce que soit mise en mouvement par ceux-ci la puissance de transformation inhérente à la communication (en son sens ontologique) mais comme figée dans son usage de moteur principal de la valorisation capitaliste. Et le « refus de la communication », comme refus de ce type de communication dans lequel les individus sont convoqués à l’échange et à l’invention sur le fond d’un blocage du mouvement de transformation inhérent à la communication, révèle plutôt la possibilité d’une remise en mouvement de celle-ci.
A partir de ces quelques lignes, nous pouvons expliciter l’ambiguïté évoquée plus haut. Car s’il ne produit pas la sphère que, suivant Simondon, nous avons qualifiée de « préindividuelle » et d’où il tire sa survie, s’il se contente de l’investir comme la source de toute activité valorisable, le capital exerce pourtant une fonction d’occultation de cette dimension constituante, en même temps que d’orientation au niveau, constitué, des échanges interactifs. C’est cette activité d’occultation qui, ayant pour but de rendre possible l’orientation des subjectivités vers les impératifs capitalistes, empêche de comprendre le capital comme simplement parasitaire, surdéterminant après coup une activité librement organisée. L’efficace du capital repose justement sur une puissance d’occultation d’une dimension qu’il ne peut investir qu’en la recouvrant tout entière. C’est alors par une telle opération négative que se définit le capital, opération dénotant une dimension intrinsèquement répressive (si l’on soustrait de cette expression la lourde hypothèque du concept d’aliénation) au rebours parfait de son caractère prétendument parasitaire.
Nous pensons avoir critiqué ici une thèse relative à la réalité actuelle. Mais pour conclure, il est possible d’élargir le questionnement à l’appréhension théorique globale de la perspective ici contestée. Plus exactement : nous avons tenté de dégager une hétérogénéité actuelle qui ne se confonde ni avec une négativité dialectique, ni avec la détermination socio-économique produite par le capital en tant que tel. A partir de Simondon, la notion de préindividuel a été interprétée comme le « il y a » paradoxal – car non effectif – qui se trouve comme tel occulté. Cette dimension préindividuelle est une dimension de l’être, à la racine des subjectivités, dont l’agir libre requiert la capacité de préserver une telle dimension et de détruire corollairement ce qui l’occulte. Quoique non produite par le capitalisme, cette dimension est conditionnée par lui dans son mode actuel ; mais seule une théorie marxiste, centrée sur le seul développement des forces productives, peut faire à ce point confiance aux mutations socio-économiques en tant que telles.
Le monde capitalistique n’est donc pas devenu, avec la subsomption réelle en lui de tout type d’activité, un espace ontologiquement homogène. Et si ses récentes mutations témoignent d’une inquiétante aptitude à soumettre à la loi de la valeur cette dimension, que nous avons appelée préindividuelle, d’où s’origine tout devenir, c’est de cette dernière que peuvent survenir les trouées de l’espace capitalistique évoquées plus haut. Aussi inorganisées et fugaces que soient éventuellement ces trouées, elles témoignent de la persistance au sein de ce monde d’un espace hétérogène d’où le capital tire ses forces vives mais dont la réactivation, sans cesse possible, en phase ou en brisure avec le développement socio-économique, est la tâche aujourd’hui plus que jamais d’un sujet politique.
Bernard Aspe et Muriel Combes
Du vampire au parasite / 1996
(première publication en septembre 1996, mise en ligne le mardi 21 septembre 2004 sur Multitudes Web)
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1 Le texte, à cet égard fondateur, où sont développées les thèses discutées ici, est celui de T. Negri et M. Lazzarato, Travail immatériel et subjectivité, in Futur Antérieur 6 : Été 1991, pp. 86 à 99.
2 Thèse exposée dans l’Individu et sa genèse physico-biologique, Millon, coll. Krisis, Grenoble, 1995 et dans l’Individuation psychique et collective, Aubier, 1989.

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