Et en effet, que, au niveau des idées-affections, nous n’ayons que des idées inadéquates et confuses, ça se comprend très bien puisque c’est quoi, dans l’ordre de la vie, les idées‑affections ? Et sans doute, hélas, beaucoup d’entre nous, qui ne font pas assez de philosophie, ne vivent que comme ça. Une fois, une seule fois, Spinoza emploie un mot latin, qui est très étrange mais très important, qui est ocursus. C’est littéralement la rencontre. Tant que j’ai des idées-affections, je vis au hasard des rencontres : je me promène dans la rue, je vois Pierre qui ne me plaît pas, c’est en fonction de la constitution de son corps et de son âme et de la constitution de mon corps et de mon âme. Quelqu’un qui me déplaît, corps et âme, qu’est-ce que ça veut dire ?
Je voudrais vous faire comprendre pourquoi Spinoza a eu notamment une réputation très forte de matérialiste alors qu’il ne cessait de parler de l’esprit et de l’âme, une réputation d’athée alors qu’il ne cessait de parler de Dieu – c’est très curieux. On voit bien pourquoi les gens se disaient que c’est du pur matérialisme. Quand je dis : celui-là ne me plaît pas, ça veut dire, à la lettre, que l’effet de son corps sur le mien, l’effet de son âme sur la mienne, m’affecte désagréablement, c’est des mélanges de corps ou des mélanges d’âmes. Il y a un mélange nocif ou un bon mélange, aussi bien au niveau du corps que de l’âme. C’est exactement comme : je n’aime pas le fromage. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je n’aime pas le fromage. Ça veut dire que ça se mélange avec mon corps de manière à ce que je suis modifié d’une manière désagréable, ça ne veut rien dire d’autre. Donc il n’y a aucune raison de faire des différences entre des sympathies spirituelles et des rapports corporels. Dans « je n’aime pas le fromage », il y a aussi une affaire d’âme, mais dans « Pierre ou Paul ne me plaît pas », il y a aussi une affaire de corps, c’est du pareil au même tout cela. Simplement pourquoi est-ce que c’est une idée confuse, cette idée-affection, ce mélange ? C’est forcément confus et inadéquat puisque je ne sais absolument pas, à ce niveau, en vertu de quoi et comment le corps ou l’âme de Pierre est constitué, de telle manière qu’elle ne convienne pas avec la mienne, ou de telle manière que son corps ne convienne pas avec le mien. Je peux juste dire que ça ne convient pas, mais en vertu de quelle constitution des deux corps, et du corps affectant et du corps affecté, et du corps qui agit et du corps qui subit, à ce niveau là je n’en sais rien. Comme dit Spinoza, ce sont des conséquences séparées de leurs prémices ou, si vous préférez, c’est une connaissance des effets indépendamment de la connaissance des causes. C’est donc au hasard des rencontres. Qu’est-ce qui peut se passer au hasard des rencontres ?
Mais qu’est-ce qu’un corps ? Je ne vais pas développer, ça ferait l’objet d’un cours spécial. La théorie de qu’est-ce que c’est qu’un corps, ou bien une âme, ça revient au même, elle se trouve dans le livre II de l’Éthique. Pour Spinoza, l’individualité d’un corps se définit par ceci : c’est lorsque un certain rapport composé (j’insiste là-dessus, très composé, très complexe) ou complexe de mouvement et de repos se maintient à travers tous les changements qui affectent les parties de ce corps. C’est la permanence d’un rapport de mouvement et de repos à travers tous les changements qui affectent toutes les parties à l’infini du corps considéré. Vous comprenez qu’un corps est nécessairement composé à l’infini. Mon œil, par exemple, mon œil et la relative constance de mon œil, se définit par un certain rapport de mouvement et de repos à travers toutes les modifications des diverses parties de mon œil ; mais mon œil lui-même, qui a déjà une infinité de parties, il est une partie des parties de mon corps, l’œil à son tour est une partie du visage et le visage, à son tour, est une partie de mon corps, etc. Donc vous avez toutes sortes de rapports qui vont se composer les uns avec les autres pour former une individualité de tel ou tel degré. Mais à chacun de ces niveaux ou degrés, l’individualité sera définie par un certain rapport composé de mouvement et de repos.
Qu’est-ce qui peut se passer si mon corps est ainsi fait, un certain rapport de mouvement et de repos qui subsume une infinité de parties ? Il peut se passer deux choses : je mange quelque chose que j’aime, ou bien, autre exemple, je mange quelque chose et je m’écroule empoisonné. À la lettre, dans un cas, j’ai fait une bonne rencontre, dans l’autre cas, j’ai fait une mauvaise rencontre. Tout ça, c’est de la catégorie de l’ocursus. Lorsque je fais une mauvaise rencontre, cela veut dire que le corps qui se mélange au mien détruit mon rapport constituant, ou tend à détruire un de mes rapports subordonnés. Par exemple, je mange quelque chose et j’ai mal au ventre, ça ne me tue pas ; ça a donc détruit ou ça a inhibé, compromis un de mes sous-rapports, un de mes rapports composants. Puis je mange quelque chose et je meurs. Là, ça a décomposé mon rapport composé, ça a décomposé le rapport complexe qui définissait mon individualité. Ça n’a pas simplement détruit un de mes rapports subordonnés qui composait une de mes sous individualités, ça a détruit le rapport caractéristique de mon corps. Inversement quand je mange quelque chose qui me convient.
« Qu’est-ce que c’est que le mal ? » demande Spinoza. On trouve ça dans la correspondance. Ce sont des lettres qu’il envoya à un jeune hollandais qui était méchant comme tout. Ce hollandais n’aimait pas Spinoza et l’attaquait constamment, il lui demandait : dîtes moi ce que c’est pour vous que le mal. Vous savez qu’en ce temps-là, les lettres, c’était très important, et les philosophes envoyaient beaucoup de lettres. Spinoza, qui est très très gentil, croit au début que c’est un jeune homme qui veut s’instruire et, petit à petit, il comprend que ce n’est pas du tout ça, que le hollandais veut sa peau. De lettre en lettre, la colère de Blyenberg, qui était un bon chrétien, gonfle, et il finit par lui dire : mais vous êtes le diable ! Spinoza dit que le mal, ce n’est pas difficile, le mal c’est une mauvaise rencontre. Rencontrer un corps qui se mélange mal avec le vôtre. Se mélanger mal, ça veut dire se mélanger dans des conditions telles que un de vos rapports subordonnés ou que votre rapports constituant est, ou bien menacé ou compromis, ou bien même détruit. De plus en plus gai, voulant montrer qu’il a raison, Spinoza analyse à sa manière l’exemple d’Adam.
Dans les conditions dans lesquelles nous vivons, nous semblons absolument condamnés à n’avoir qu’une seule sorte d’idées, les idées-affections. Par quel miracle on pourrait sortir de ces actions de corps qui ne nous ont pas attendus pour exister, comment pourrait-on s’élever à une connaissance des causes ? Pour le moment on voit bien que depuis que nous naissons nous sommes condamnés au hasard des rencontres, alors ça ne va pas fort. Ça implique quoi ? Ça implique déjà une réaction forcenée contre Descartes puisque Spinoza affirmera très fort, dans le livre II, que nous ne pouvons nous connaître nous-mêmes, et nous ne pouvons connaître les corps extérieurs que par les affections que les corps extérieurs produisent sur le nôtre.
Pour ceux qui se rappellent un peu Descartes, c’est la proposition anti-cartésienne de base puisque cela exclut toute appréhension de la chose pensante par elle-même, à savoir cela exclut toute possibilité du cogito. Je ne connais jamais que les mélanges de corps et je ne me connais moi-même que par l’action des autres corps sur moi, et par les mélanges. C’est non seulement de l’anti-cartésianisme, mais c’est aussi de l’anti-christianisme. Pourquoi ? Parce qu’un des points fondamentaux de la théologie, c’est la perfection immédiate du premier homme créé, ce qu’on appelle, en théologie, la théorie de la perfection adamique. Adam, avant de pécher, est créé aussi parfait qu’il peut l’être, et puis il y a l’histoire du péché qui est précisément l’histoire de la chute, mais la chute présuppose un Adam parfait en tant que créature.
Cette idée paraît très drôle à Spinoza. Son idée, c’est que ce n’est pas possible ; à supposer que l’on se donne l’idée d’un premier homme, on ne peut se la donner comme celle de l’être le plus impuissant, le plus imparfait qui soit puisque le premier homme ne peut exister qu’au hasard des rencontres et des actions des autres corps sur lui-même. Donc, à supposer qu’Adam existe, il existe sur un mode de l’imperfection et de l’inadéquation absolue, il existe sur le mode d’un petit bébé qui est livré au hasard des rencontres, à moins qu’il ne soit dans un milieu protégé, mais là j’en ai trop dit… Qu’est-ce que ce serait, un milieu protégé ?
Le mal, c’est une mauvaise rencontre. Ça veut dire quoi ? Spinoza, dans sa correspondance au hollandais, lui dit : tu me rapportes tout le temps l’exemple de Dieu qui a interdit à Adam de manger la pomme, et tu cites ça comme l’exemple d’une loi morale. Le premier interdit. Spinoza lui dit : mais ce n’est pas du tout ça ce qui se passe, et Spinoza reprend toute l’histoire d’Adam sous la forme d’un empoisonnement et d’une intoxication. Qu’est-ce qui s’est passé en réalité ? Dieu n’a jamais interdit quoi que ce soit à Adam, il lui a accordé une révélation. Il l’a prévenu de l’effet nocif que le corps de la pomme aurait sur la constitution de son corps à lui, Adam. En d’autres termes, la pomme est un poison pour Adam. Le corps de la pomme existe sous un tel rapport caractéristique [que la pomme] ne peut agir sur le corps d’Adam tel qu’il est constitué qu’en décomposant le rapport du corps d’Adam. Et s’il a eu tort de ne pas écouter Dieu, ce n’est pas au sens de ceci qu’il aurait désobéi, c’est qu’il n’a rien compris. Ça existe aussi chez les animaux, certains ont un instinct qui les détourne de ce qui est poison pour eux, il y en a d’autres qui, sur tel point, n’ont pas cet instinct.
Lorsque je fais une rencontre telle que le rapport du corps qui me modifie, qui agit sur moi, se combine avec mon propre rapport, avec le rapport caractéristique de mon propre corps, qu’est-ce qui se passe ? Je dirais que ma puissance d’agir est augmentée ; elle est au moins augmentée sous ce rapport‑là. Lorsque, au contraire, je fais une rencontre telle que le rapport caractéristique du corps qui me modifie compromet ou détruit un de mes rapports, ou mon rapport caractéristique, je dirais que ma puissance d’agir est diminuée, ou même détruite. Nous retrouvons là nos deux affects – affectus –, fondamentaux : la tristesse et la joie.
Pour tout regrouper à ce niveau, en fonction des idées d’affection que j’ai, il y a deux sortes d’idées d’affection : idée d’un effet qui se concilie ou qui favorise mon propre rapport caractéristique. Deuxième type d’idée d’affection : l’idée d’un effet qui compromet ou détruit mon propre rapport caractéristique. À ces deux types d’idées d’affection vont correspondre les deux mouvements de la variation dans l’affectus, les deux pôles de la variation : dans un cas ma puissance d’agir est augmentée et j’éprouve un affectus de joie, dans l’autre cas ma puissance d’agir est diminuée et j’éprouve un affectus de tristesse. Et toutes les passions, dans leurs détails, Spinoza va les engendrer à partir de ces deux affects fondamentaux : la joie comme augmentation de la puissance d’agir, la tristesse comme diminution ou destruction de la puissance d’agir. Ce qui revient à dire que chaque chose, corps ou âme, se définit par un certain rapport caractéristique, complexe, mais j’aurais aussi bien dit que chaque chose, corps ou âme, se définit par un certain pouvoir d’être affecté.
Tout se passe comme si chacun de nous avait un certain pouvoir d’être affecté. Si vous considérez des bêtes, Spinoza sera très fort pour nous dire que ce qui compte dans les animaux, ce n’est pas du tout les genres et les espèces ; les genres et les espèces c’est des notions absolument confuses, c’est des idées abstraites. Ce qui compte, c’est : de quoi un corps est-il capable ? Et il lance là une des questions les plus fondamentales de toute sa philosophie (avant il y avait eu Hobbes et d’autres) en disant que la seule question, c’est que nous ne savons même pas de quoi un corps est capable, nous bavardons sur l’âme et sur l’esprit et nous ne savons pas ce que peut un corps. Or, un corps doit être défini par l’ensemble des rapports qui le composent, ou, ce qui revient exactement au même, par son pouvoir d’être affecté. Et tant que vous ne saurez pas quel est le pouvoir d’être affecté d’un corps, tant que vous l’apprendrez comme ça, au hasard des rencontres, vous n’aurez pas la vie sage, vous n’aurez pas la sagesse. Savoir de quoi vous êtes capable. Pas du tout comme question morale, mais avant tout comme question physique, comme question au corps et à l’âme. Un corps a quelque chose de fondamentalement caché : on pourra parler de l’espèce humaine, du genre humain, ça ne nous dira pas qu’est-ce qui est capable d’affecter notre corps, qu’est-ce qui est capable de le détruire. La seule question, c’est ce pouvoir d’être affecté.
Qu’est-ce qui distingue une grenouille d’un singe ? Ce ne sont pas des caractères spécifiques ou génériques, dit Spinoza, c’est qu’ils ne sont pas capables des mêmes affections. Donc il faudrait faire, pour chaque animal, de véritables cartes d’affects, les affects dont une bête est capable. Et pareil pour les hommes : les affects dont tel homme est capable. On s’apercevrait à ce moment-là que, suivant les cultures, suivant les sociétés, les hommes ne sont capables des mêmes affects. Il est bien connu qu’une méthode avec laquelle certains gouvernements ont liquidé les Indiens d’Amérique du sud, ça a été de laisser sur les chemins où passent les Indiens des vêtements de grippés, des vêtements pris dans les dispensaires parce que les Indiens ne supportent pas l’affect grippe. Même pas besoin de mitrailleuse, ils tombaient comme des mouches. Il va de soi que nous, dans les conditions de vie de la forêt, on risque de ne pas vivre très longtemps. Donc, genre humain, espèce humaine ou même race, Spinoza dira que ça n’a aucune importance tant que vous n’aurez pas fait la liste des affects dont quelqu’un est capable, au sens le plus fort du mot capable, y compris les maladies dont il est capable. C’est évident que cheval de course et cheval de labour c’est la même espèce, ce sont deux variétés de la même espèce, pourtant les affects sont très différents, les maladies sont absolument différentes, la capacité d’être affecté est complètement différente et, de ce point de vue là, il faut dire que un cheval de labour est plus proche d’un bœuf que d’un cheval de course. Donc, une carte éthologique des affects, c’est très différent d’une détermination générique et spécifique des animaux.
Vous voyez que le pouvoir d’être affecté peut être rempli de deux manières : lorsque je suis empoisonné, mon pouvoir d’être affecté est absolument rempli, mais il est rempli de telle manière que ma puissance d’agir tend vers zéro, c’est-à-dire qu’elle est inhibée ; inversement, lorsque j’éprouve de la joie, c’est à dire lorsque je rencontre un corps qui compose son rapport avec le mien, mon pouvoir d’être affecté est rempli également et ma puissance d’agir augmente et tend vers… quoi ? Dans le cas d’une mauvaise rencontre, toute ma force d’exister (vis existendi) est concentrée, tendue vers le but suivant : investir la trace du corps qui m’affecte pour repousser l’effet de ce corps, si bien que ma puissance d’agir est diminuée d’autant.
Ce sont des choses très concrètes. Vous avez mal à la tête et vous dites : je ne peux même plus lire. Ça veut dire que votre force d’exister investit tellement la trace migraine, ça implique des changements dans un de vos rapports subordonnés, elle investit tellement la trace de votre migraine que votre puissance d’agir est diminuée d’autant. Au contraire, quand vous dites : oh ! je me sens bien, et que vous êtes content, vous êtes content aussi parce que des corps se sont mélangés avec vous dans des proportions et des conditions qui sont favorables à votre rapport ; à ce moment-là, la puissance du corps qui vous affecte se combine avec la vôtre de telle manière que votre puissance d’agir est augmentée. Si bien que dans les deux cas votre pouvoir d’être affecté sera complètement effectué, mais il peut être effectué de telle manière que la puissance d’agir diminue à l’infini ou que la puissance d’agir augmente à l’infini.
A l’infini ? Est-ce que c’est vrai ? Évidemment non, puisque à notre niveau les forces d’exister, les pouvoirs d’être affecté et les puissances d’agir sont forcément finis. Seul Dieu a une puissance absolument infinie. Bon, mais dans certaines limites, je ne cesserai de passer par ces variations de la puissance d’agir en fonction des idées d’affection que j’ai, je ne cesserai de suivre la ligne de variation continue de l’affectus en fonction des idées-affection que j’ai et des rencontres que je fais, de telle manière que, à chaque instant, mon pouvoir d’être affecté est complètement effectué, complètement rempli. Simplement rempli sur le mode de la tristesse ou sur le mode de la joie. Bien entendu les deux à la fois aussi puisque c’est bien entendu que, dans les sous-rapports qui nous composent, une partie de nous-mêmes peut être composée de tristesse et une autre partie de nous-mêmes être composée de joie. Il y a des tristesses locales et des joies locales. Par exemple, Spinoza donne comme définition du chatouillement : une joie locale, ça ne veut pas dire que tout est joie dans le chatouillement, ça peut être une joie d’une telle nature que ça implique une irritation coexistante d’une autre nature, irritation qui est tristesse: mon pouvoir d’être affecté tend à être dépassé. Rien n’est bon pour quelqu’un qui dépasse son pouvoir d’être affecté. Un pouvoir d’être affecté, c’est réellement une intensité ou un seuil d’intensité.
Ce que veut réellement Spinoza, c’est définir l’essence de quelqu’un d’une façon intensive comme une quantité intensive. Tant que vous ne connaissez pas vos intensités, vous risquez la mauvaise rencontre et vous aurez beau dire: que c’est beau, et l’excès, et la démesure… pas de démesure du tout, il n’y a que l’échec, rien d’autre que l’échec. Avis pour les overdoses. C’est précisément le phénomène du pouvoir d’être affecté qui est dépassé avec une destruction totale.
Sûrement dans ma génération, en moyenne, on était beaucoup plus cultivé ou savant en philosophie, quand on en faisait, et en revanche on avait une espèce d’inculture très frappante dans d’autres domaines, en musique, en peinture, en cinéma. J’ai l’impression que pour beaucoup d’entre vous le rapport a changé, c’est à dire que vous ne savez absolument rien, rien en philosophie et que vous savez, ou plutôt que vous avez un maniement concret de choses comme une couleur, vous savez ce que c’est qu’un son ou ce que c’est qu’une image. Une philosophie, c’est une espèce de synthétiseur de concepts, créer un concept ce n’est pas du tout de l’idéologie. Un concept, c’est une bête.
Ce que j’ai défini jusqu’à maintenant c’est uniquement augmentation et diminution de la puissance d’agir, ou que la puissance d’agir augmente ou diminue, l’affect correspondant (affectus) est toujours une passion. Que ce soit une joie qui augmente ma puissance d’agir ou une tristesse qui diminue ma puissance d’agir, dans les deux cas ce sont des passions : passions joyeuses ou passions tristes. Encore une fois Spinoza dénonce un complot dans l’univers de ceux qui ont intérêt à nous affecter de passions tristes. Le prêtre a besoin de la tristesse de ses sujets, il a besoin que ses sujets se sentent coupables. Je n’ai pas encore défini ce qu’est la puissance d’agir. Les auto-affections ou affects actifs supposent que nous possédions notre puissance d’agir et que, sur tel ou tel point, nous soyons sortis du domaine des passions pour entrer dans le domaine des actions. C’est ce qui nous reste à voir.
Comment pourrions-nous sortir des idées-affection, comment pourrions-nous sortir des affects passifs qui consistent en augmentation ou diminution de notre puissance d’agir, comment pourrions-nous sortir du monde des idées inadéquates une fois dit que notre condition semble nous condamner strictement à ce monde ? C’est par là qu’il faut lire l’Éthique comme préparant une espèce de coup de théâtre. Il va nous parler d’affects actifs où il n’y a plus de passions, où la puissance d’agir est conquise au lieu de passer par toutes ces variations continues. Là, il y a un point très strict. Il y a une différence fondamentale entre éthique et morale. Spinoza ne fait pas de la morale, pour une raison toute simple : jamais il ne se demande ce que nous devons, il se demande tout le temps de quoi nous sommes capables, qu’est-ce qui est en notre puissance ; l’éthique c’est un problème de puissance, c’est jamais un problème de devoir. En ce sens Spinoza est profondément immoral. Le problème moral, le bien et le mal, il a une heureuse nature parce qu’il ne comprend même pas ce que ça veut dire. Ce qu’il comprend, c’est les bonnes rencontres, les mauvaises rencontres, les augmentations et les diminutions de puissance. Là, il fait une éthique et pas du tout une morale. C’est pourquoi il a tant marqué Nietzsche.
Nous sommes complètement enfermés dans ce monde des idées-affection et de ces variations affectives continues de joie et de tristesse, alors tantôt ma puissance d’agir augmente, d’accord, tantôt elle diminue ; mais qu’elle augmente ou qu’elle diminue, je reste dans la passion parce que, dans les deux cas, je ne la possède pas, je suis encore séparé de ma puissance d’agir. Alors quand ma puissance d’agir augmente ça veut dire que j’en suis relativement moins séparé, et inversement, mais je suis séparé formellement de ma puissance d’agir, je ne la possède pas. En d’autres termes, je ne suis pas cause de mes propres affects, et puisque je ne suis pas cause de mes propres affects, ils sont produits en moi par autre chose : je suis donc passif, je suis dans le monde de la passion. Mais il y a les idées-notion et les idées-essence.
Gilles Deleuze
Spinoza, l’Affect et l’Idée / Vincennes, cours du 24 janvier 1978
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Ça me fait un effet curieux de revenir à l’histoire. Je voudrais presque que vous preniez ce morceau d’histoire de la philosophie comme une histoire tout court. Après tout, un philosophe ce n’est pas seulement quelqu’un qui invente des notions, il invente aussi peut-être des manières de percevoir. Je procède presque par numérotage. Je commence surtout par des remarques terminologiques. Je suppose que la salle est relativement mélangée. Je crois que, de tous les philosophes dont l’histoire de la philosophie nous parle, Spinoza est dans une situation très exceptionnelle: la manière dont il touche ceux qui entrent dans ses livres n’a pas d’équivalent. Peu importe que vous l’ayez lu ou pas, je raconte une histoire. Je commence par des avertissements terminologiques. Dans le livre principal de Spinoza, et qui s’appelle l’Éthique, c’est écrit en latin, on trouve deux mots : affectio et affectus. Certains traducteurs très bizarrement traduisent de la même manière. C’est une catastrophe. Ils traduisent les deux termes, affectio et affectus, par « affection ». Je dis que c’est une catastrophe parce que, quand un philosophe emploie deux mots c’est que, par principe, il a une raison, surtout que le français nous donne aisément les deux mots qui correspondent rigoureusement à affectio et à affectus, et c’est affection pour affectio et affect pour affectus. Certains traducteurs traduisent affectio par affection et affectus par sentiment, c’est mieux que de traduire par le même mot, mais je ne vois pas la nécessité de recourir au mot sentiment alors que le français dispose du mot affect. Donc, quand j’emploie le mot affect ça renvoie à l’affectus de Spinoza, quand je dirai le mot affection, ça renvoie à l’affectio.
L’idée, mode de pensée représentatif
Premier point : qu’est-ce que c’est une idée ? Qu’est-ce que c’est une idée pour comprendre même les propositions les plus simples de Spinoza. Sur ce point Spinoza n’est pas original, il va prendre le mot idée au sens où tout le monde l’a toujours pris. Ce qu’on appelle idée, au sens où tout le monde l’a toujours pris dans l’histoire de la philosophie, c’est un mode de pensée qui représente quelque chose. Un mode de pensée représentatif. Par exemple, l’idée du triangle est le mode de pensée qui représente le triangle. Du point de vue toujours de la terminologie, il est très utile de savoir que depuis le Moyen Âge cet aspect de l’idée est nommé « réalité objective ». Dans un texte du XVIIe siècle ou d’avant, quand vous rencontrez la réalité objective de l’idée cela veut dire toujours : l’idée envisagée comme représentation de quelque chose. L’idée, en tant qu’elle représente quelque chose, est dite avoir une réalité objective. C’est le rapport de l’idée à l’objet qu’elle représente.
L’affect, mode de pensée non représentatif
Donc, on part d’une chose toute simple : l’idée, c’est un mode de pensée défini par son caractère représentatif. Ça nous donne déjà un tout premier point de départ pour distinguer idée et affect (affectus), parce que on appellera affect tout mode de pensée qui ne représente rien. Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Prenez au hasard ce que n’importe qui appelle affect ou sentiment, une espérance par exemple, une angoisse, un amour, cela n’est pas représentatif. Il y a bien une idée de la chose aimée, il y a bien une idée d’un quelque chose d’espéré, mais l’espoir en tant que tel ou l’amour en tant que tel, ne représentent rien, strictement rien.
Tout mode de pensée en tant que non représentatif sera nommé affect. Une volition, une volonté, elle implique bien, à la rigueur, que je veuille quelque chose, ce que je veux, cela est objet de représentation, ce que je veux est donné dans une idée, mais le fait de vouloir n’est pas une idée, c’est un affect parce que c’est un mode de pensée non représentatif.
Ça marche ? Ce n’est pas compliqué.
Il en conclut immédiatement un primat de l’idée sur l’affect, et c’est commun à tout le XVIIe siècle, on n’est même pas encore rentré dans ce qui est propre à Spinoza. Il y a un primat de l’idée sur l’affect pour une raison très simple qui est que pour aimer il faut avoir une idée, si confuse soit elle, si indéterminée soit elle, de ce qu’on aime. Pour vouloir il faut avoir une idée, si confuse, si indéterminée soit elle, de ce qu’on veut. Même lorsqu’on dit, «je ne sais pas ce que je sens», il y a une représentation, aussi confuse qu’elle soit, de l’objet. Il y a une idée si confuse. Il y a donc un primat à la fois chronologique et logique de l’idée sur l’affect, c’est-à-dire des modes représentatifs de la pensée sur les modes non représentatifs. Il y aurait un contresens tout à fait désastreux si le lecteur transformait ce primat logique en réduction. Que l’affect présuppose l’idée, cela surtout ne veut pas dire qu’il se réduise à l’idée ou à une combinaison d’idées. Nous devons partir de ceci, que idée et affect sont deux espèces de mode de pensée qui diffèrent en nature, irréductible l’un à l’autre, mais simplement pris dans une telle relation que l’affect présuppose une idée, si confuse soit elle. Ça, c’est le premier point.
Réalité objective – réalité formelle
Deuxième manière moins superficielle de présenter le rapport idée-affect. Vous vous rappelez qu’on est parti d’un caractère tout à fait simple de l’idée. L’idée c’est une pensée en tant que représentative, c’est un mode de pensée en tant que représentatif, et en ce sens on parlera de la réalité objective d’une idée. Seulement une idée n’a pas seulement une réalité objective, suivant aussi la terminologie consacrée elle a aussi une réalité formelle. Qu’est-ce que la réalité formelle de l’idée une fois dit que la réalité objective c’est la réalité de l’idée en tant qu’elle représente quelque chose ? La réalité formelle de l’idée, dira-t-on, c’est – alors là ça devient beaucoup plus compliqué et du coup plus intéressant –, c’est la réalité de l’idée en tant qu’elle est elle-même quelque chose.
La réalité objective de l’idée de triangle, c’est l’idée de triangle en tant que représentant la chose triangle, mais l’idée de triangle, elle est elle-même quelque chose ; d’ailleurs, en tant qu’elle est quelque chose, je peux former une idée de cette chose, je peux toujours former une idée de l’idée. Je dirais donc que non seulement toute idée est idée de quelque chose – dire que toute idée est idée de quelque chose, c’est dire que toute idée a une réalité objective, elle représente quelque chose –, mais je dirais aussi que l’idée a une réalité formelle puisqu’elle est elle-même quelque chose en tant qu’idée. Qu’est-ce que ça veut dire, la réalité formelle de l’idée ? On ne va pas pouvoir continuer beaucoup plus loin à ce niveau, il va falloir mettre ça de côté. Il faut juste ajouter que cette réalité formelle de l’idée, ça va être ce que Spinoza nomme très souvent un certain degré de réalité ou de perfection que l’idée a en tant que telle. Chaque idée a, en tant que telle, un certain degré de réalité ou de perfection. Sans doute ce degré de réalité ou de perfection est lié à l’objet qu’elle représente, mais ça ne se confond pas : la réalité formelle de l’idée, à savoir la chose qu’est l’idée ou le degré de réalité ou de perfection qu’elle possède en soi, c’est son caractère intrinsèque. La réalité objective de l’idée, à savoir le rapport de l’idée à l’objet qu’elle représente, c’est son caractère extrinsèque ; il se peut que le caractère extrinsèque et le caractère intrinsèque de l’idée soient fondamentalement liés, mais ce n’est pas la même chose. L’idée de Dieu et l’idée de grenouille ont une réalité objective différente, à savoir : elles ne représentent pas la même chose, mais en même temps elles n’ont pas la même réalité intrinsèque, elles n’ont pas la même réalité formelle, à savoir que l’une – vous le sentez bien – a un degré de réalité infiniment plus grand que l’autre. L’idée de Dieu a une réalité formelle, un degré de réalité ou de perfection intrinsèque infiniment plus grand que l’idée de grenouille, qui est l’idée d’une chose finie.
Si vous avez compris ça, vous avez presque tout compris. Il y a donc une réalité formelle de l’idée, c’est-à-dire que l’idée est quelque chose en elle-même, cette réalité formelle c’est son caractère intrinsèque et c’est le degré de réalité ou de perfection qu’elle enveloppe en elle-même.
L’affect, variation continue de la force d’exister ou de la puissance d’agir
Tout à l’heure, quand je définissais l’idée par sa réalité objective ou par son caractère représentatif, j’opposais immédiatement l’idée à l’affect en disant que l’affect c’est précisément un mode de pensée qui n’a pas de caractère représentatif. Maintenant je viens de définir l’idée par ceci : toute idée est quelque chose, non seulement est idée de quelque chose mais est quelque chose, c’est-à-dire a un degré de réalité ou de perfection qui lui est propre.
Il faut donc que, à ce second niveau, je découvre une différence fondamentale entre idée et affect. Qu’est-ce qui se passe concrètement dans la vie? Il se passe deux choses… Et là, c’est curieux comme Spinoza emploie une méthode géométrique, vous savez que l’Éthique se présente sous forme de propositions, démonstrations, etc., et en même temps, plus c’est mathématique, plus c’est extraordinairement concret. Tout ce que je dis et tous ces commentaires sur idée et affect renvoient aux livres II et III de l’Éthique. Dans ces livres deux et trois, il nous fait une espèce de portrait géométrique de notre vie qui, il me semble, est très très convaincant.
Ce portrait géométrique, ça consiste à nous dire en gros que nos idées se succèdent constamment : une idée chasse l’autre, une idée remplace une autre idée, par exemple à l’instant. Une perception, c’est un certain type d’idée, on verra pourquoi tout à l’heure. Tout à l’heure j’avais la tête tournée là, je voyais tel coin de la salle, je tourne, c’est une autre idée; je me promène dans une rue où je connais des gens, je dis bonjour Pierre, et puis je me tourne, et puis je dis bonjour Paul. Ou bien c’est les choses qui changent : je regarde le soleil, et le soleil petit à petit disparaît et je me trouve dans la nuit ; c’est donc une série de successions, de coexistences d’idées, successions d’idées. Mais qu’est-ce qui se passe aussi ? Notre vie quotidienne n’est pas faite seulement des idées qui se succèdent. Spinoza emploie le terme « automaton » ; nous sommes, dit-il, des automates spirituels, c’est-à-dire que c’est moins nous qui avons des idées que les idées qui s’affirment en nous. Qu’est-ce qui se passe aussi, à part cette succession d’idées ?
Il y a autre chose, à savoir : quelque chose en moi ne cesse pas de varier. Il y a un régime de la variation qui n’est pas la même chose que la succession des idées elles-mêmes. Variations, ça doit nous servir pour ce que nous voulons faire, l’ennui c’est qu’il n’emploie pas le mot… Qu’est-ce que c’est que cette variation?
Je reprends mon exemple : je croise dans la rue Pierre qui m’est très antipathique, et puis je le dépasse, je dis bonjour Pierre, ou bien j’en ai peur et puis je vois soudain Paul qui m’est très très charmant, et je dis bonjour Paul, rassuré, content. Bien. Qu’est-ce que c’est ? D’une part, succession de deux idées, idée de Pierre et idée de Paul ; mais il y a autre chose : s’est opérée aussi en moi une variation – là, les mots de Spinoza sont très précis, aussi je les cite : « (variation) de ma force d’exister », ou autre mot qu’il emploie comme synonyme, vis existendi, la force d’exister, ou petentia agendi, la puissance d’agir – et ces variations sont perpétuelles. Je dirais que pour Spinoza il y a variation continue – et exister cela veut dire ça – de la force d’exister ou de la puissance d’agir.
Comment est-ce que ça se raccroche à mon exemple stupide, mais qui est de Spinoza, bonjour Pierre, bonjour Paul ? Lorsque je vois Pierre qui me déplaît, une idée, l’idée de Pierre, m’est donnée; lorsque je vois Paul qui me plaît, l’idée de Paul m’est donnée. Chacune de ces idées par rapport à moi a un certain degré de réalité ou de perfection. Je dirais que l’idée de Paul, par rapport à moi, a plus de perfection intrinsèque que l’idée de Pierre puisque l’idée de Paul me contente et l’idée de Pierre me chagrine. Lorsque l’idée de Paul succède à l’idée de Pierre, il convient de dire que ma force d’exister ou que ma puissance d’agir est augmentée ou favorisée ; lorsque, au contraire, c’est l’inverse, lorsque après avoir vu quelqu’un qui me rendait joyeux, je vois quelqu’un qui me rend triste, je dis que ma puissance d’agir est inhibée ou empêchée. A ce niveau, on ne sait même plus si on est encore dans des conventions terminologiques ou si on est déjà dans quelque chose de beaucoup plus concret.
Je dirais donc que à mesure que les idées se succèdent en nous, chacune ayant son degré de perfection, son degré de réalité ou de perfection intrinsèque, celui qui a ces idées, moi, je ne cesse de passer d’un degré de perfection à un autre, en d’autres termes il y a une variation continue sous la forme d’augmentation-diminution-augmentation-diminution de la puissance d’agir ou de la force d’exister de quelqu’un d’après les idées qu’il a.
À travers cet exercice pénible, sentez comment la beauté affleure. C’est pas mal, déjà, cette représentation de l’existence, c’est vraiment l’existence dans la rue, il faut imaginer Spinoza se baladant, et il vit vraiment l’existence comme cette espèce de variation continue: à mesure qu’une idée en remplace une autre, je ne cesse de passer d’un degré de perfection à un autre, même minuscule, et c’est cette espèce de ligne mélodique de la variation continue qui va définir l’affect (affectus) à la fois dans sa corrélation avec les idées et sa différence de nature avec les idées. Nous rendre compte de cette différence de nature et de cette corrélation. C’est à vous de dire si ça vous convient ou pas.
Nous tenons tous une définition plus solide de l’affectus ; l’affectus chez Spinoza, c’est la variation (c’est lui qui parle par ma bouche ; il ne l’a pas dit parce qu’il est mort trop jeune…), c’est la variation continue de la force d’exister, en tant que cette variation est déterminée par les idées qu’on a. Dès lors, dans un texte très important de la fin du livre III, qui porte le titre de « Définition générale de l’affectus », Spinoza nous dit : surtout ne croyez pas que l’affectus tel que je le conçois dépende d’une comparaison des idées. Il veut dire que l’idée a beau être première par rapport à l’affect, l’idée et l’affect sont deux choses qui diffèrent en nature, l’affect ne se réduit pas à une comparaison intellectuelle des idées, l’affect est constitué par la transition vécue ou par le passage vécu d’un degré de perfection à un autre, en tant que ce passage est déterminé par les idées ; mais en lui-même il ne consiste pas en une idée, il constitue l’affect.
Lorsque je passe de l’idée de Pierre à l’idée de Paul, je dis que ma puissance d’agir est augmentée ; lorsque je passe de l’idée de Paul à l’idée de Pierre, je dis que ma puissance d’agir est diminuée. Ce qui revient à dire que lorsque je vois Pierre, je suis affecté de tristesse ; lorsque je vois Paul, je suis affecté de joie. Et, sur cette ligne mélodique de la variation continue constituée par l’affect, Spinoza va assigner deux pôles, joie-tristesse, qui seront pour lui les passions fondamentales, et la tristesse ce sera toute passion, n’importe quelle passion enveloppant une diminution de ma puissance d’agir, et joie sera toute passion enveloppant une augmentation de ma puissance d’agir.
Ce qui permettra à Spinoza de s’ouvrir par exemple sur un problème moral et politique très fondamental, qui sera sa manière à lui de poser le problème politique : comment se fait-il que les gens qui ont le pouvoir, dans n’importe quel domaine, ont besoin de nous affecter d’une manière triste ? Les passions tristes comme nécessaires. Inspirer des passions tristes est nécessaire à l’exercice du pouvoir. Et Spinoza dit, dans le Traité théologico-politique, que c’est cela le lien profond entre le despote et le prêtre, ils ont besoin de la tristesse de leurs sujets.
Là, vous comprenez bien qu’il ne prend pas tristesse dans un sens vague, il prend tristesse au sens rigoureux qu’il a su lui donner : la tristesse c’est l’affect en tant qu’il enveloppe la diminution de la puissance d’agir.
Lorsque je disais, dans ma première différence idée-affect, que l’affect c’est le mode de pensée qui ne représente rien, je dirais en termes techniques que ce n’était qu’une simple définition nominale, ou, si vous préférez, extérieure, extrinsèque. La seconde, lorsque je dis, d’une part, que l’idée, c’est ce qui a en soi une réalité intrinsèque, et l’affect, c’est la variation continue ou le passage d’un degré de réalité à un autre, ou d’un degré de perfection à un autre, nous ne sommes plus dans le domaine des définitions dites nominales, là nous tenons déjà une définition réelle, en appelant définition réelle la définition qui montre, en même temps qu’elle définit la chose, la possibilité de cette chose.
Ce qui est important c’est que vous voyez comment, selon Spinoza, nous sommes fabriqués en tant qu’automates spirituels. En tant qu’automates spirituels, il y a tout le temps des idées qui se succèdent en nous, et suivant cette succession d’idées, notre puissance d’agir ou notre force d’exister est augmentée ou est diminuée d’une manière continue, sur une ligne continue, et c’est cela que nous appelons affectus, c’est ça que nous appelons exister.
L’affectus c’est donc la variation continue de la force d’exister de quelqu’un, en tant que cette variation est déterminée par les idées qu’il a.
Mais encore une fois, « déterminée » ne veut pas dire que la variation se réduise aux idées qu’il a, puisque l’idée que j’ai ne rend pas compte que sa conséquence, à savoir qu’elle augmente ma puissance d’agir ou au contraire la diminue par rapport à l’idée que j’avais tout à l’heure, et il ne s’agit pas d’une comparaison, il s’agit d’une espèce de glissade, de chute ou de hausse de la puissance d’agir.
Pas de problème ? Pas de question ?
Les trois sortes d’idées : affections, notions, essences
Pour Spinoza, il va y avoir trois sortes d’idées. Pour le moment, on ne parle plus d’affectus, de l’affect, puisqu’en effet l’affect est déterminé par les idées qu’on a, il ne se réduit pas aux idées qu’on a, il est déterminé par les idées qu’on a ; donc ce qui est essentiel, c’est de voir un peu quelles sont ces idées qui déterminent les affects, tout en gardant bien présent dans notre esprit que l’affect ne se réduit pas aux idées qu’on a, il est absolument irréductible. Il est d’un autre ordre.
Les trois espèces d’idées que Spinoza distingue, ce sont des idées affections, affectio. On va voir que l’affectio, contrairement à l’affectus, c’est un certain type d’idées. Il y aurait donc premièrement des idées affectio, deuxièmement il nous arrive aussi d’avoir des idées que Spinoza appelle des notions, et troisièmement, pour un petit nombre d’entre nous, parce que c’est très difficile, il arrive d’avoir des idées essences. C’est donc avant tout ces trois sortes d’idées.
L’affection, mode de pensée inadéquat qui représente une affection du corps
Qu’est-ce que c’est qu’une affection (affectio) ? Je vois littéralement vos yeux qui tombent… Pourtant c’est drôle, tout ça.
A première vue, et à s’en tenir à la lettre au texte de Spinoza, ça n’a rien à voir avec une idée, mais ça n’a rien à voir non plus avec un affect. On avait déterminé l’affectus comme la variation de la puissance d’agir. Une affection, c’est quoi ? En première détermination, une affection, c’est ceci : c’est l’état d’un corps en tant qu’il subit l’action d’un autre corps. Qu’est-ce que ça veut dire ? « Je sens le soleil sur moi », ou bien, « un rayon de soleil se pose sur vous » ; c’est une affection de votre corps. Qu’est-ce qui est une affection de votre corps ? Pas la soleil, mais l’action du soleil ou l’effet du soleil sur vous. En d’autres termes, un effet, ou l’action qu’un corps produit sur un autre, une fois dit que Spinoza, pour des raisons de sa physique à lui, ne croit pas à une action à distance – l’action implique toujours un contact – eh bien c’est un mélange de corps. L’affectio c’est un mélange de deux corps, un corps qui est dit agir sur l’autre, et l’autre recueillir la trace du premier. Tout mélange de corps sera nommé affection.
Spinoza en conclut que l’affectio étant défini comme un mélange de corps, elle indique la nature du corps modifié, la nature du corps affectionné ou affecté ; l’affection indique la nature du corps affecté beaucoup plus que la nature du corps affectant. Il analyse son exemple célèbre, « quand nous regardons le soleil, nous imaginons qu’il est distant de nous d’environ deux-cent pieds » [Livre II, proposition 35, scolie]. Ça c’est une affectio ou, tout du moins, c’est la perception d’une affectio. Il est clair que ma perception du soleil indique beaucoup plus la constitution de mon corps, la manière dont mon corps est constitué, que la manière dont le soleil est constitué. Je perçois le soleil ainsi en vertu de l’état de mes perceptions visuelles. Une mouche percevra le soleil autrement.
Pour garder la rigueur de sa terminologie, Spinoza dira qu’une affectio indique la nature du corps modifié plutôt que la nature du corps modifiant, et elle enveloppe la nature du corps modifiant. Je dirais que la première sorte d’idée pour Spinoza, c’est tout mode de pensée qui représente une affection du corps ; c’est-à-dire le mélange d’un corps avec un autre corps, ou bien la trace d’un autre corps sur mon corps sera nommée idée d’affection. C’est en ce sens qu’on pourrait dire que c’est une idée-affection, c’est le premier type d’idées. Et ce premier type d’idées répond à ce que Spinoza nomme le premier genre de connaissance. C’est le plus bas.
Pourquoi c’est le plus bas ? Ça va de soi que c’est le plus bas parce que ces idées d’affection ne connaissent les chose que par leurs effets : je sens l’affection du soleil sur moi, la trace du soleil sur moi. C’est l’effet du soleil sur mon corps. Mais les causes, à savoir ce qu’est mon corps, ce qu’est le corps du soleil, et le rapport entre ces deux corps de telle manière que l’un produise sur l’autre tel effet plutôt qu’autre chose, je n’en sais absolument rien. Prenons un autre exemple : « le soleil fait fondre la cire et durcir l’argile. » Ce n’est pas rien, ça. C’est des idées d’affectio. Je vois la cire qui coule, et puis juste à côté je vois l’argile qui durcit ; c’est une affection de la cire et une affection de l’argile, et moi j’ai une idée de ces affections, je perçois des effets. En vertu de quelle constitution corporelle l’argile durcit-elle sous l’action du soleil ? Tant que j’en reste à la perception de l’affection, je n’en sais rien. On dira que les idées-affections sont des représentations d’effets sans leurs causes, et c’est précisément cela que Spinoza appelle des idées inadéquates. C’est des idées de mélange séparées des causes du mélange.
Gilles Deleuze
Spinoza, l’Affect et l’Idée / Vincennes, cours du 24 janvier 1978
Leibniz est un des philosophes qui fait le mieux comprendre une réponse possible à cette question : qu’est-ce que la philosophie ? Qu’est-ce que fait un philosophe ? Ça s’occupe de quoi ? Si on pense que les définitions telles que recherche du vrai, ou recherche de la sagesse, ne sont pas adéquates, est-ce qu’il y a une activité philosophique ? Je veux dire très vite à quoi je reconnais un philosophe dans son activité. On ne peut confronter les activités qu’en fonction de ce qu’elles créent et de leur mode de création. Il faut demander qu’est-ce que crée un menuisier ? Qu’est-ce que créé un musicien ? Qu’est-ce que crée un philosophe ? Un philosophe, c’est pour moi quelqu’un qui crée des concepts. Ça implique beaucoup de choses : que le concept soit quelque chose à créer, que le concept soit le terme d’une création.
Je ne vois aucune possibilité de définir la science si l’on n’indique pas quelque chose qui est créée par et dans la science. Or il se trouve que ce qui est créé par et dans la science, je ne sais pas bien ce que c’est, mais ce ne sont pas des concepts à proprement parler. Le concept de création a été beaucoup plus lié à l’art qu’à la science ou à la philosophie. Qu’est-ce que crée un peintre ? Il crée des lignes et des couleurs. Ça implique que les lignes et les couleurs ne sont pas données, elles sont le terme d’une création. Ce qui est donné, à la limite, on pourrait toujours le nommer un flux. C’est les flux qui sont donnés et la création consiste à découper, organiser, connecter des flux, de telle manière que se dessine ou que se fasse une création autour de certaines singularités extraites des flux.
Un concept, ce n’est pas du tout quelque chose de donné. Bien plus, un concept ce n’est pas la même chose que la pensée: on peut très bien penser sans concept, et même, tous ceux qui ne font pas de philosophie, je crois qu’ils pensent, qu’ils pensent pleinement, mais qu’ils ne pensent pas par concepts – si vous acceptez l’idée que le concept soit le terme d’une activité ou d’une création originale.
Je dirais que le concept, c’est un système de singularités prélevé sur un flux de pensée. Un philosophe, c’est quelqu’un qui fabrique des concepts. Est-ce que c’est intellectuel ? A mon avis, non. Car un concept en tant que système de singularités prélevé sur un flux de pensée… imaginez le flux de pensée universelle comme une espèce de monologue intérieur, le monologue intérieur de tous ceux qui pensent. La philosophie surgit avec l’acte qui consiste à créer des concepts. Pour moi il y a autant de création dans la fabrication d’un concept que dans la création d’un grand peintre ou d’un grand musicien. On peut concevoir aussi un flux acoustique continu (peut-être que ce n’est qu’une idée mais peu importe si cette idée est fondée) qui traverse le monde et qui comprend le silence même. Un musicien, c’est quelqu’un qui prélève sur ce flux quelque chose : des notes? Des agrégats de notes ? Non ? Qu’est-ce qu’on appellera le son nouveau d’un musicien ? Vous sentez bien qu’il ne s’agit pas simplement du système de notes. C’est la même chose pour la philosophie, simplement il ne s’agit pas de créer des sons mais des concepts.
Il n’est pas question de définir la philosophie par une recherche quelconque de la vérité, et pour une raison très simple : c’est que la vérité est toujours subordonnée au système de concepts dont on dispose. Quelle est l’importance des philosophes pour les non-philosophes ? C’est que les non-philosophes ont beau ne pas le savoir, ou faire semblant de s’en désintéresser, qu’ils le veuillent ou pas ils pensent à travers des concepts qui ont des noms propres.
Je reconnais le nom de Kant non pas à sa vie, mais à un certain type de concepts qui sont signés Kant. Dès lors, être disciple d’un philosophe ça peut très bien se concevoir. Si vous êtes dans la situation de vous dire que tel philosophe a signé les concepts dont vous éprouvez le besoin, à ce moment-là vous êtes kantien, leibnizien ou etc.
Il est bien forcé que deux grands philosophes ne soient pas d’accord l’un avec l’autre dans la mesure où chacun crée un système de concepts qui lui sert de référence. Donc il n’y a pas que cela à juger. On peut très bien n’être disciple que localement, que sur tel ou tel point – la philosophie, ça se détache. Vous pouvez être disciple d’un philosophe dans la mesure où vous considérez que vous avez une nécessité personnelle de ce type de concepts. Les concepts sont des signatures spirituelles. Mais ça ne veut pas dire que c’est dans la tête parce que les concepts, c’est aussi des modes de vie – et ce n’est pas par choix ou par réflexion, le philosophe ne réfléchit pas davantage que le peintre ou le musicien – ; les activités se définissent par une activité créatrice et non pas par une dimension réflexive.
Dès lors, qu’est-ce que veut dire: avoir besoin de tel ou tel concept? D’une certaine manière je me dis que les concepts sont des choses tellement vivantes, c’est vraiment des trucs qui ont quatre pattes, ça bouge, quoi. C’est comme une couleur, c’est comme un son. Les concepts, c’est tellement vivant que ce n’est pas sans rapport avec ce qui pourtant paraît le plus loin du concept, à savoir le cri.
D’une certaine manière, le philosophe ce n’est pas quelqu’un qui chante, c’est quelqu’un qui crie. Chaque fois que vous avez besoin de crier, je pense que vous n’êtes pas loin d’une espèce d’appel de la philosophie. Qu’est-ce que ça veut dire que le concept serait une espèce de cri ou une espèce de forme du cri ? C’est ça, avoir besoin d’un concept : avoir quelque chose à crier ! Il faudra trouver le concept de ce cri là… On peut crier mille choses. Imaginez quelqu’un qui crie: « quand même il faut que tout ça ait une raison. » C’est un cri très simple. Dans ma définition : le concept est la forme du cri, on voit tout de suite une série de philosophes qui diraient « oui, oui »! Ce sont les philosophes de la passion, les philosophes du pathos, par distinction avec les philosophes du logos. Par exemple, Kierkegaard, il fonde toute sa philosophie sur des cris fondamentaux.
Mais Leibniz est de la grande tradition rationaliste. Imaginez Leibniz : il y a quelque chose d’effarant. C’est le philosophe de l’ordre ; bien plus, de l’ordre et de la police, dans tous les sens du mot police. Au premier sens du mot police surtout, à savoir l’organisation ordonnée de la cité. Il ne pense qu’en termes d’ordre. En ce sens il est extrêmement réactionnaire, c’est l’ami de l’ordre. Mais très étrangement dans ce goût de l’ordre et pour fonder cet ordre, il se livre à la plus démente création de concept à laquelle on ait pu assister en philosophie. Des concepts échevelés, les concepts les plus exubérants, les plus désordonnés, les plus complexes pour justifier ce qui est. Il faut que chaque chose ait une raison.
En effet il y a deux sortes de philosophes, si vous acceptez cette définition comme quoi la philosophie est l’activité qui consiste à créer des concepts, mais il y a comme deux pôles : il y a ceux qui font une création de concepts très sobre ; ils créent des concepts au niveau de telle singularité bien distinguée des autres, et finalement moi je rêve d’une espèce de quantification des philosophes où on les quantifierait d’après le nombre de concepts qu’ils ont signés ou inventés. Si je me dis : Descartes!, ça c’est le type d’une création de concept très sobre. L’histoire du cogito, historiquement on peut toujours trouver toute une tradition, des précurseurs, mais ça n’empêche pas qu’il y ait quelque chose signé Descartes dans le concept cogito, à savoir (une proposition peut exprimer un concept) la proposition: « Je pense donc je suis » ; c’est un véritable concept nouveau. C’est la découverte de la subjectivité, de la subjectivité pensante. C’est signé Descartes. Bien sûr on pourra toujours chercher chez Saint-Augustin, voir si ce n’était pas déjà préparé – il y a bien sur une histoire des concepts, mais c’est signé Descartes. Descartes, ce n’est pas qu’on en a vite fait le tour ? On peut lui assigner cinq ou six concepts. C’est énorme d’avoir inventé six concepts, mais c’est une création sobre. Et puis il y a les philosophes exaspérés. Pour eux chaque concept couvre un ensemble de singularités, et puis il leur en faut toujours d’autres, toujours d’autres concepts. On assiste à une folle création de concepts. L’exemple typique c’est Leibniz ; il n’en a jamais fini de créer à nouveau quelque chose. C’est tout ça que je voudrais expliquer.
C’est le premier philosophe à réfléchir sur la puissance de la langue allemande quant au concept, en quoi l’allemand est une langue éminemment conceptuelle, et ce n’est pas par hasard que ça peut être aussi une grande langue du cri. Activités multiples – il s’occupe de tout –, très grand mathématicien, très grand physicien, très bon juriste, beaucoup d’activités politiques, toujours au service de l’ordre. Il n’arrête pas, il est très louche. Il y a une visite Leibniz-Spinoza (lui c’est l’anti-Leibniz) : Leibniz fait lire des manuscrits, on imagine Spinoza exaspéré se demandant ce que veut ce type là. Là-dessus quand Spinoza est attaqué Leibniz dit qu’il n’est jamais allé le voir, il dit que c’était pour le surveiller… Abominable. Leibniz est abominable. Dates : 1646-1716. C’est une longue vie, il est à cheval sur plein de choses.
Il a enfin une espèce d’humour diabolique. Je dirais que son système est assez pyramidal. Le grand système de Leibniz a plusieurs niveaux. Aucun de ces niveaux n’est faux, ces niveaux symbolisent les uns avec les autres et Leibniz est le premier grand philosophe à concevoir l’activité et la pensée comme une vaste symbolisation.
Donc tous ces niveaux symbolisent, mais ils sont tous plus ou moins proches de ce qu’on pourrait appeler provisoirement l’absolu. Or ça fait partie de son œuvre même. Suivant le correspondant de Leibniz ou suivant le public auquel il s’adresse, il va présenter tout son système à tel niveau. Imaginez que son système soit fait de niveaux plus ou moins contractés ou plus ou moins détendus ; pour expliquer quelque chose à quelqu’un, il va s’installer à tel niveau de son système. Supposons que le quelqu’un en question soit soupçonné par Leibniz d’avoir une intelligence médiocre : très bien, il est ravi, il s’installe au niveau parmi les plus bas de son système ; s’il s’adresse à quelqu’un de plus intelligent il saute à un autre niveau. Comme ces niveaux font partie implicitement des textes mêmes de Leibniz, ça fait un grand problème de commentaire. C’est compliqué parce que, à mon avis, on ne peut jamais s’appuyer sur un texte de Leibniz si on n’a pas d’abord senti le niveau du système auquel ce texte correspond.
Par exemple, il y a des textes où Leibniz explique ce qu’est selon lui l’union de l’âme et du corps ; bon, c’est à tel ou tel correspondant. A tel autre correspondant il expliquera qu’il n’y a pas de problème de l’union de l’âme et du corps car le vrai problème c’est le problème du rapport des âmes entre elles. Les deux choses ne sont pas du tout contradictoires, c’est deux niveaux du système. Si bien que si on n’évalue pas le niveau d’un texte de Leibniz, alors on aura l’impression qu’il ne cesse pas de se contredire, et en fait il ne se contredit pas du tout. Leibniz, c’est un philosophe très difficile.
Je voudrais donner des titres à chaque partie de ce que j’ai à vous proposer.
Le grand 1) je voudrais l’appeler « une drôle de pensée ». Pourquoi j’appelle ça « une drôle de pensée » ? Et bien parce que parmi les textes de Leibniz il y a un petit texte que Leibniz appelle lui-même Drôle de pensée. Donc je suis autorisé par l’auteur lui-même. Leibniz rêvait beaucoup, il a tout un côté science-fiction absolument formidable, il imaginait tout le temps des institutions. Dans ce petit texte Drôle de pensée il imaginait une institution très inquiétante qui serait l’institution suivante : il faudrait une académie des jeux. A cette époque, aussi bien chez Pascal, chez les autres mathématiciens, chez Leibniz lui-même, se monte la grande théorie des jeux et des probabilités. Leibniz est un des grands fondateurs de la théorie des jeux. Il est passionné par les problèmes mathématiques de jeux, lui-même devait d’ailleurs être très joueur. Il imagine cette académie des jeux qu’il présente comme devant être à la fois – pourquoi à la fois? Parce que suivant le point de vue où on se place pour voir cette institution, ou pour y participer – ce serait à la fois une section de l’académie des sciences, un jardin zoologique et botanique, une exposition universelle, un casino où l’on joue, et une entreprise de contrôle policier. C’est pas mal. Il appelle ça « une drôle de pensée ».
Supposez que je vous raconte une histoire. Cette histoire consiste à prendre un des points centraux de la philosophie de Leibniz, et je vous la raconte comme si c’était la description d’un autre monde, et là aussi je numérote les propositions principales qui vont former une drôle de pensée.
a) Le flux de pensée, de tous temps, entraîne avec lui un fameux principe qui a un caractère très particulier parce que c’est un des seuls principes dont on peut être sûr, et en même temps on ne voit pas du tout ce qu’il nous apporte. Il est certain, mais il est vide. Ce principe célèbre c’est le principe d’identité. Le principe d’identité a un énoncé classique : A est A. Ça c’est sur. Si je dis le bleu est bleu, ou Dieu est Dieu, je ne dis pas par là que Dieu existe, en un sens je suis dans la certitude. Seulement voilà : est-ce que je pense quelque chose quand je dis A est A, ou est-ce que je ne pense pas ? Essayons tout de même de dire ce qu’entraîne ce principe d’identité. Il se présente sous forme d’une proposition réciproque. A est A, ça veut dire : sujet A, verbe être, A attribut ou prédicat, il y a une réciprocité du sujet et du prédicat. Le bleu est bleu, le triangle est triangle, ce sont des propositions vides et certaines. Est-ce que c’est tout ? Une proposition identique est une proposition telle que l’attribut ou le prédicat est le même que le sujet et se réciproque avec le sujet. Il y a un second cas un tout petit peu plus complexe, à savoir que le principe d’identité peut déterminer des propositions qui ne sont pas simplement des propositions réciproques. Il n’y a plus simplement réciprocité du prédicat avec le sujet et du sujet avec le prédicat. Supposez que je dise: « le triangle a trois côtés », ce n’est pas la même chose que dire « le triangle a trois angles ». « Le triangle a trois angles » est une proposition identique parce que réciproque. « Le triangle a trois côtés » c’est un peu différent, ce n’est pas réciproque. Il n’y a pas identité du sujet et du prédicat. En effet, trois côtés ce n’est pas la même chose que trois angles. Et pourtant il y a une nécessité dite logique. C’est une nécessité logique, à savoir que vous ne pouvez pas concevoir trois angles composant une même figure sans que cette figure ait trois côtés. Il n’y a pas réciprocité mais il y a inclusion. Trois côtés sont inclus dans triangle. Inhérence ou inclusion.
De même si je dis que la matière est matière, « »matière est matière « , c’est une proposition identique sous forme d’une proposition réciproque ; le sujet est identique au prédicat. Si je dis que « »la matière est étendue », c’est encore une proposition identique parce que je ne peux pas penser le concept de matière sans y introduire déjà l’étendue. L’étendue est dans la matière. C’est d’autant moins une proposition réciproque que, inversement, peut-être bien que je peux penser une étendue sans rien qui la remplisse, c’est-à-dire sans matière. Ce n’est donc pas une proposition réciproque, mais c’est une proposition d’inclusion ; lorsque je dis « la matière est étendue », c’est une proposition identique par inclusion.
Je dirais donc que les propositions identiques sont de deux sortes: ce sont les propositions réciproques où le sujet et le prédicat sont un seul et même, et les propositions d’inhérence ou d’inclusion où le prédicat est contenu dans le concept du sujet.
Si je dis « cette feuille a un recto et un verso » – bon passons, je supprime mon exemple… A est A c’est une forme vide. Si je cherche un énoncé plus intéressant du principe d’identité, je dirais à la manière de Leibniz que le principe d’identité s’énonce ainsi: toute proposition analytique est vraie.
Qu’est-ce que veut dire analytique ? D’après les exemples que nous venons de voir, une proposition analytique est une proposition telle que soit le prédicat ou l’attribut est identique au sujet, exemple : « le triangle est triangle », proposition réciproque, soit proposition d’inclusion « le triangle a trois côtés », le prédicat est contenu dans le sujet au point que lorsque vous avez conçu le sujet le prédicat y était déjà. Il vous suffit donc d’une analyse pour trouver le prédicat dans le sujet. Jusque là Leibniz comme penseur original n’a pas surgit.
b) Leibniz surgit. Il surgit sous la forme de ce cri très bizarre. Je vais lui donner un énoncé plus complexe que tout à l’heure. Tout ce qu’on dit ce n’est pas de la philosophie, c’est de la pré-philosophie, c’est le terrain sur lequel va s’élever une philosophie très prodigieuse. Leibniz arrive et dit : très bien. Le principe d’identité nous donne un modèle certain. Pourquoi un modèle certain ? Dans son énoncé même, une proposition analytique est vraie si vous attribuez à un sujet quelque chose qui ne fait qu’un avec le sujet lui-même, ou qui se confond, ou qui est déjà contenu dans le sujet. Vous ne risquez pas de vous tromper. Donc toute proposition analytique est vraie.
Le coup de génie pré-philosophique de Leibniz, c’est de dire : voyons la réciproque! Là commence quelque chose d’absolument nouveau et pourtant très simple – il fallait y penser. Et qu’est-ce que ça veut dire « il fallait y penser », ça veut dire qu’il fallait avoir besoin de ça, il fallait que ça réponde à quelque chose d’urgent pour lui. Qu’est-ce que c’est la réciproque du principe d’identité dans son énoncé complexe « toute proposition analytique est vraie » ? La réciproque pose beaucoup plus de problèmes. Leibniz surgit et dit : toute proposition vraie est analytique.
S’il est vrai que le principe d’identité nous donne un modèle de vérité, pourquoi est-ce qu’on achoppe sur la difficulté suivante, à savoir : il est vrai, mais il ne nous fait rien penser. On va forcer le principe d’identité à nous faire penser quelque chose ; on va l’inverser, on va le retourner. Vous me direz que retourner A est A, ça fait A est A. Oui et non. Ça fait A est A dans la formulation formelle qui empêche le retournement du principe. Mais dans la formulation philosophique, qui revient exactement au même pourtant, « toute proposition analytique est une proposition vraie », si vous retournez le principe, « toute proposition vraie est nécessairement analytique », ça veut dire quoi ? Chaque fois que vous formulez une proposition vraie, il faut bien (et c’est là qu’il y a le cri), que vous le vouliez ou non, qu’elle soit analytique, c’est-à-dire qu’elle soit réductible à une proposition d’attribution ou de prédication, et que non seulement elle soit réductible à un jugement de prédication ou d’attribution (le ciel est bleu), mais qu’elle soit analytique, c’est-à-dire que le prédicat soit ou bien réciproque avec le sujet ou bien contenu dans le concept du sujet ? Est-ce que ça va de soi ? Il se lance dans un drôle de truc, et ce n’est pas par goût qu’il dit ça, il en a besoin. Mais il s’engage dans un truc impossible : il lui faudra en effet des concepts complètement déments pour arriver à cette tâche qu’il est en train de se donner. Si toute proposition analytique est vraie, il faut bien que toute proposition vraie soit analytique. Ça ne va pas de soi du tout que tout jugement soit réductible à un jugement d’attribution. Ça ne va pas être facile à montrer. Il se lance dans une analyse combinatoire, comme il le dit lui-même qui est fantastique. Pourquoi ça ne va pas de soi ? « La boîte d’allumettes est sur la table », je dirais que c’est un jugement quoi ? « Sur la table », c’est une détermination spatiale. Je pourrais dire que la boîte d’allumettes est « ici ». « Ici », c’est quoi ? Je dirais que c’est un jugement de localisation. A nouveau je redis des choses très simples, mais elles ont toujours été des problèmes fondamentaux de la logique. C’est juste pour suggérer qu’en apparence tous les jugements n’ont pas pour forme la prédication ou l’attribution. Quand je dis « le ciel est bleu », j’ai un sujet, ciel, et un attribut, bleu. Lorsque je dis « le ciel est là-haut », ou « je suis ici », est-ce que « ici », localisation dans l’espace, est assimilable à un prédicat ? Est-ce que formellement je peux ramener le jugement « je suis ici » à un jugement du type « je suis blond » ? Pas sur que la localisation dans l’espace soit une qualité. Et « 2 + 2 = 4″ c’est un jugement qu’on appelle ordinairement un jugement de relation. Ou si je dis « Pierre est plus petit que Paul », c’est une relation entre deux termes, Pierre et Paul. Sans doute j’oriente cette relation sur Pierre : si je dis « Pierre est plus petit que Paul », je peux dire « Paul est plus grand que Pierre ». Où est le sujet, où est le prédicat ? Voilà exactement le problème qui a agité la philosophie depuis son début. Depuis qu’il y a de la logique on s’est demandé dans quelle mesure le jugement d’attribution pouvait être considéré comme la forme universelle de tout jugement possible, ou bien un cas de jugement parmi d’autres. Est-ce que je peux traiter « plus petit que Paul » comme un attribut de Pierre ? Pas sûr. Il n’y a rien d’évident. Peut-être qu’il faut distinguer des types de jugements très différents les uns des autres, à savoir : jugement de relation, jugement de localisation spatio-temporelle, jugement d’attribution, et bien d’autres encore : jugement d’existence. Si je dis « Dieu existe », est-ce que je peux le traduire formellement sous la forme de « Dieu est existant », existant étant un attribut ? Est-ce que je peux dire que « Dieu existe » est un jugement de la même forme que « Dieu est tout puissant » ? Sans doute pas, car je ne peux dire « Dieu est tout puissant » qu’en rajoutant « oui, s’il existe ». Est-ce que Dieu existe ? Est-ce que l’existence est un attribut ? Pas sûr.
Vous voyez donc qu’en lançant l’idée que toute proposition vraie doit être d’une manière ou d’une autre une proposition analytique, c’est-à-dire identique, Leibniz se donne déjà une tâche très dure ; il s’engage à montrer de quelle manière toutes les propositions peuvent être ramenées au jugement d’attribution, à savoir les propositions qui énoncent des relations, les propositions qui énoncent des existences, les propositions qui énoncent des localisations, et que, à la limite ici, exister, être en relation avec, peuvent être traduits comme l’équivalent d’attribut du sujet.
Doit surgir dans votre cerveau l’idée d’une tâche infinie. Supposons que Leibniz y arrive ; quel monde va en sortir? Quel monde très bizarre ? Qu’est-ce que c’est que ce monde où je peux dire « toute proposition vraie est analytique » ? Vous vous rappelez bien que ANALYTIQUE c’est une proposition où le prédicat est identique au sujet ou bien est inclus dans le sujet. Ça va être bizarre un tel monde.
Qu’est-ce que c’est la réciproque du principe d’identité ? Le principe d’identité, c’est donc toute proposition vraie est analytique ; non l’inverse – toute proposition analytique est vraie. Leibniz dit qu’il faut un autre principe, c’est la réciproque : toute proposition vraie est nécessairement analytique. Il lui donnera un nom très beau : principe de raison suffisante. Pourquoi raison suffisante ? Pourquoi est-ce qu’il pense être en plein dans son cri à lui ? IL FAUT BIEN QUE TOUT AIT UNE RAISON. Le principe de raison suffisante peut s’énoncer ainsi : quoiqu’il arrive à un sujet, que ce soient des déterminations d’espace et de temps, de relation, événement, quoiqu’il arrive à un sujet il faut bien que ce qui arrive, c’est-à-dire ce qu’on dit de lui avec vérité, il faut bien que tout ce qui se dit d’un sujet soit contenu dans la notion du sujet.
Il faut bien que tout ce qui arrive à un sujet soit déjà contenu dans la notion du sujet. La notion de « notion » va être essentielle. Il faut bien que « bleu » soit contenu dans la notion du ciel. Pourquoi est-ce le principe de raison suffisante ? Parce que s’il en est ainsi, chaque chose à une raison ; la raison c’est précisément la notion même en tant qu’elle contient tout ce qui arrive au sujet correspondant. Dès lors tout a une raison.
Raison = la notion du sujet en tant que cette notion contient tout ce qui se dit avec vérité de ce sujet. Voilà le principe de raison suffisante qui est donc juste la réciproque du principe d’identité. Plutôt que de chercher des justifications abstraites je me demande quel bizarre monde va naître de tout ça ? Un monde avec des couleurs très bizarres si je reprends ma métaphore avec la peinture. Un tableau signé Leibniz. Toute proposition vraie doit être analytique ou encore une fois tout ce que vous dites avec vérité d’un sujet doit être contenu dans la notion du sujet. Sentez que ça devient déjà fou, il en a pour la vie à travailler. Qu’est-ce que ça veut dire, la notion ? Ça c’est signé Leibniz. Tout comme il y a une conception hégélienne du concept, il y a une conception leibnizienne du concept.
c) Encore une fois mon problème, c’est quel monde va surgir et dans ce petit c) je voudrais commencer à montrer que, à partir de là, Leibniz va créer des concepts vraiment hallucinants. C’est vraiment un monde hallucinatoire. Si vous voulez penser les rapports de la philosophie à la folie, par exemple, il y a des pages très faibles de Freud sur le rapport intime de la métaphysique avec le délire. On ne peut saisir la positivité de ces rapports que par une théorie du concept, et la direction où je voudrais aller, ce serait le rapport du concept avec le cri. Je voudrais vous faire sentir cette présence d’une espèce de folie conceptuelle dans cet univers de Leibniz tel qu’on va le voir naître. C’est une douce violence, laissez vous aller. Il ne s’agit pas de discuter. Comprenez la bêtise des objections.
Je fais une parenthèse pour compliquer. Vous savez qu’il y a un philosophe postérieur à Leibniz qui a dit que la vérité c’est celle des jugements synthétiques ? Il s’oppose à Leibniz. D’accord ! Qu’est-ce que ça peut nous faire ? C’est Kant. Il ne s’agit pas de dire qu’ils ne sont pas d’accord l’un avec l’autre. Quand je dis ça, je crédite Kant d’un nouveau concept qui est le jugement synthétique. Il fallait l’inventer ce concept, et c’est Kant qui l’invente. Dire que les philosophes se contredisent c’est une phrase de débile, c’est comme si vous disiez que Velasquez n’est pas d’accord avec Giotto, c’est vrai – c’est même pas vrai, c’est un non sens. Toute proposition vraie doit être analytique, c’est-à-dire telle qu’elle attribue quelque chose à un sujet et que l’attribut doit être contenu dans la notion du sujet. Prenons un exemple. Je ne me demande pas si c’est vrai, je me demande ce que ça veut dire. Prenons un exemple de proposition vraie. Une proposition vraie ça peut être une proposition élémentaire concernant un événement qui a eu lieu. Prenons les exemples de Leibniz lui-même: « CÉSAR A FRANCHI LE RUBICON. »
C’est une proposition. Elle est vraie ou nous avons de fortes raisons de supposer qu’elle est vraie. Autre proposition: « ADAM A PÉCHÉ. »
Voilà une proposition hautement vraie. Qu’est-ce que vous voulez dire à ça ? Vous voyez que toutes ces propositions choisies par Leibniz comme exemples fondamentaux, ce sont des propositions événementielles, il ne se donne pas la tâche facile. Il va nous dire ceci : puisque cette proposition est vraie, il faut bien, que vous le vouliez ou non, il faut bien que le prédicat « franchir le Rubicon », si la proposition est vraie, or elle est vraie, il faut bien que ce prédicat soit contenu dans la notion de César. Pas dans César lui-même, dans la notion de César. La notion du sujet contient tout ce qui arrive à un sujet, c’est-à-dire tout ce qui se dit du sujet avec vérité.
Dans « Adam a péché », péché à tel moment appartient à la notion d’Adam. Franchir le Rubicon appartient à la notion de César. Je dirais que là Leibniz lance un de ses premiers grands concepts, le concept d’inhérence. Tout ce qui se dit avec vérité de quelque chose est inhérent à la notion de ce quelque chose. C’est le premier aspect ou le développement de la raison suffisante.
d) Quand on dit ça on ne peut plus s’arrêter. Quand on a commencé dans le domaine du concept, on ne peut pas s’arrêter. Dans le domaine des cris, il y a un cri fameux d’Aristote. Le grand Aristote qui, d’ailleurs, a exercé sur Leibniz une très forte influence, lâche à un moment dans la Métaphysique une formule très belle : « il faut bien s’arrêter » (anankéstenai). C’est un grand cri. C’est le philosophe devant le gouffre de l’enchaînement des concepts. Leibniz s’en fout, il ne s’arrête pas. Pourquoi ? Si vous reprenez la proposition c), tout ce que vous attribuez à un sujet doit être contenu dans la notion de ce sujet. Mais ce que vous attribuez avec vérité à un sujet quelconque dans le monde, que ce soit César, il suffit que vous lui attribuiez une seule chose avec vérité pour que vous vous aperceviez avec effroi que, dès ce moment-là, vous êtes forcé de fourrer dans la notion du sujet, non seulement la chose que vous lui attribuez avec vérité, mais la totalité du monde.
Pourquoi ? En vertu d’un principe bien connu qui n’est pas du tout le même que celui de raison suffisante. C’est le simple principe de causalité. Car enfin le principe de causalité va à l’infini, c’est là son propre. Et c’est un infini très particulier puisque en fait il va à l’indéfini. A savoir que le principe de causalité dit que toute chose a une cause, ce qui est très différent de toute chose a une raison. Mais la cause c’est une chose, et elle a à son tour une cause, etc., etc. Je peux faire la même chose, à savoir que toute cause a un effet et cet effet est à son tour cause d’effets. C’est donc une série indéfinie de causes et d’effets. Quelle différence y-a-t-il entre la raison suffisante et la cause ? On comprend très bien. La cause n’est jamais suffisante. Il faut dire que le principe de causalité pose une cause nécessaire, mais pas suffisante. Il faut distinguer la cause nécessaire et la raison suffisante. Qu’est-ce qui les distingue de toute évidence, c’est que la cause d’une chose c’est toujours autre chose. La cause de A c’est B, la cause de B c’est C, etc. Série indéfinie des causes. La raison suffisante, ce n’est pas du tout autre chose que la chose. La raison suffisante d’une chose, c’est la notion de la chose. Donc la raison suffisante exprime le rapport de la chose avec sa propre notion tandis que la cause exprime le rapport de la chose avec autre chose. C’est limpide.
e) Si vous dites que tel événement est compris dans la notion de César, « franchir le Rubicon » est compris dans la notion de César. Vous ne pouvez pas vous arrêtez, en quel sens? C’est que, de cause en cause et d’effet en effet, c’est à ce moment-là la totalité du monde qui doit être compris dans la notion de tel sujet. Ça devient curieux, voilà que le monde passe à l’intérieur de chaque sujet, ou de chaque notion de sujet. En effet, franchir le Rubicon ça a une cause, cette cause a elle-même de multiples causes, de cause en cause, en cause de cause et en cause de cause de cause. C’est toute la série du monde qui y passe, du moins la série antécédente. Et en plus, franchir le Rubicon, ça a des effets. Si j’en reste à de gros effets : instauration d’un empire romain. L’empire romain à son tour ça a des effets, nous dépendons directement de l’empire romain. De cause en cause et d’effet en effet, vous ne pouvez pas dire tel événement est compris dans la notion de tel sujet sans dire que, dès lors, le monde entier est compris dans la notion de tel sujet.
Il y a bien un caractère trans-historique de la philosophie. Qu’est-ce que ça veut dire être leibnizien en 1980 ? Il y en a bien, en tous cas c’est possible qu’il y en ait.
Si vous avez dit, conformément au principe de raison suffisante, que ce qui arrive à tel sujet, et qui le concerne personnellement – donc ce que vous attribuez de lui avec vérité, avoir les yeux bleus, franchir le Rubicon, etc. – appartient à la notion du sujet, c’est-à-dire est compris dans cette notion du sujet, vous ne pouvez pas vous arrêter, il faut dire que ce sujet contient le monde entier. Ça n’est plus le concept d’inhérence ou d’inclusion, c’est le concept d’expression qui, chez Leibniz, est un concept fantastique. Leibniz s’exprime sous la forme : la notion du sujet exprime la totalité du monde.
Son propre « franchir le Rubicon » s’étend à l’infini en arrière et en avant par le double jeu des causes et des effets. Mais alors, il est temps de parler pour notre compte, peu importe ce qui nous arrive et l’importance de ce qui nous arrive. Il faut bien dire que c’est chaque notion de sujet qui contient ou exprime la totalité du monde. C’est-à-dire chacun de vous, moi, qui exprime ou contient la totalité du monde. Tout comme César. Ni plus ni moins. Ça se complique, pourquoi? Grand danger : si chaque notion individuelle, si chaque notion de sujet exprime la totalité du monde, ça veut dire qu’il n’y a qu’un seul sujet, un sujet universel, et que vous, moi, César on ne serait que des apparences de ce sujet universel. Ce serait une possibilité de dire ça : il y aurait un seul sujet qui exprimerait le monde.
Pourquoi Leibniz ne peut-il pas dire ça? Il n’a pas le choix. Ce serait se renier. Tout ce qu’il a fait précédemment avec le principe de raison suffisante, ça allait dans quel sens ? C’était, à mon avis, la première grande réconciliation du concept et de l’individu. Leibniz était en train de construire un concept du concept tel que le concept et l’individu devenaient enfin adéquats l’un à l’autre. Pourquoi ?
Que le concept aille jusqu’à l’individuel, pourquoi est-ce nouveau ? Jamais personne n’avait osé. Le concept, c’est quoi ? Ça se définit par l’ordre de la généralité. Il y a concept quand il y a une représentation qui s’applique à plusieurs choses. Mais que le concept et l’individu s’identifient, jamais on n’avait fait ça. Jamais une voix n’avait retenti dans le domaine de la pensée pour dire que le concept et l’individu, c’est la même chose.
On avait toujours distingué un ordre du concept qui renvoyait à la généralité et un ordre de l’individu qui renvoyait à la singularité. Bien plus, on avait toujours considéré comme allant de soi que l’individu n’était pas comme tel compréhensible par le concept. On avait toujours considéré que le nom propre n’était pas un concept. En effet, « chien » est bien un concept, « Médor » n’est pas un concept. Il y a bien une canéité de tous les chiens, comme disent certains logiciens dans un langage splendide, mais il n’y a pas une médorité de tous les Médors.
Leibniz est le premier à dire que les concepts sont des noms propres, c’est-à-dire que les concepts sont des notions individuelles.
Il y a un concept de l’individu comme tel. Donc, vous voyez que Leibniz ne peut pas se rabattre sur la proposition puisque toute proposition vraie est analytique ; le monde est donc contenu dans un seul et même sujet qui serait un sujet universel. Il ne peut pas puisque son principe de raison suffisante impliquait que ce qui était contenu dans un sujet – donc ce qui était vrai, ce qui était attribuable à un sujet – était contenu dans un sujet à titre de sujet individuel. Donc il ne peut pas se donner une espèce d’esprit universel. Il faut qu’il reste fixé à la singularité, à l’individu comme tel. Et en effet, ce sera une des grandes originalités de Leibniz, la formule perpétuelle chez lui : la substance (pas de différence entre substance et sujet chez lui), la substance est individuelle.
C’est la substance César, c’est la substance vous, la substance moi, etc. Question urgente dans mon petit d) puisqu’il s’est barré la voie d’invoquer un esprit universel dans lequel le monde sera inclus… d’autres philosophes invoqueront un esprit universel. Il y a même un texte très court de Leibniz, qui a comme titre Considérations sur l’esprit universel, où il va montrer en quoi il y a bien un esprit universel, Dieu, mais que ça n’empêche pas que les substances soient individuelles. Donc irréductibilité des substances individuelles.
Puisque chaque substance exprime le monde, ou plutôt chaque notion substantielle, chaque notion d’un sujet, puisque chacune exprime le monde, vous exprimez le monde, de tout temps. On se dit que, en effet, il en a pour la vie parce que l’objection lui tombe sur le dos tout de suite, on lui dit : mais alors, la liberté? Si tout ce qui arrive à César est compris dans la notion individuelle de César, si le monde entier est compris dans la notion universelle de César, César, en franchissant le Rubicon, ne fait que dérouler – mot curieux, devolvere, qui arrive tout le temps chez Leibniz – ou expliquer (c’est la même chose), c’est-à-dire à la lettre déplier, comme vous dépliez un tapis. C’est la même chose : expliquer, déplier, dérouler. Donc franchir le Rubicon comme événement ne fait que dérouler quelque chose qui était compris de tous temps dans la notion de César. Vous voyez que c’est un vrai problème.
César franchit le Rubicon en telle année, mais qu’il franchisse le Rubicon en telle année, c’était compris de tout temps dans sa notion individuelle. Donc, où est-elle cette notion individuelle ? Elle est éternelle. Il y a une vérité éternelle des événements datés. Mais alors, et la liberté ? Tout le monde lui tombe dessus. La liberté, c’est très dangereux en régime chrétien. Alors Leibniz fera une petit opuscule, De la liberté, où il expliquera ce que c’est que la liberté. Ça va être une drôle de chose la liberté pour lui. Mais on laisse ça de côté pour le moment.
Mais qu’est-ce qui distingue un sujet d’un autre ? Ça, on ne peut pas le laisser de côté pour le moment, sinon notre courant est coupé. Qu’est-ce qui va distinguer vous et César puisque l’un comme l’autre vous exprimez la totalité du monde, présent, passé et à venir? C’est curieux ce concept d’expression. C’est là qu’il lance une notion très riche.
e) Ce qui distingue une substance individuelle d’une autre, ce n’est pas difficile. D’une certaine manière, il faut que ce soit irréductible. Il faut que chacun, chaque sujet, pour chaque notion individuelle, chaque notion de sujet comprend la totalité du monde, exprime ce monde total, mais d’un certain point de vue. Et là commence une philosophie perspectiviste. Et ce n’est pas rien. Vous me direz : qu’est-ce qu’il y a de plus banal que l’expression « un point de vue » ? Si la philosophie c’est créer des concepts, qu’est-ce que c’est que créer des concepts? En gros, ce sont des formules banales. Les grands philosophes ont chacun des formules banales auxquelles ils font des clins d’œil. Un clin d’oeil du philosophe c’est, à la limite, prendre une formule banale et se marrer, vous ne savez pas ce que je vais mettre dedans. Faire une théorie du point de vue, qu’est-ce que ça implique ? Est-ce que ça pouvait être fait n’importe quand ? Est-ce que c’est par hasard que c’est Leibniz qui fait la première grande théorie à tel moment ? Au moment où le même Leibniz crée un chapitre de géométrie particulièrement fécond, la géométrie dite projective. Est-ce que c’est par hasard que c’est à l’issue d’une époque où se sont élaborées, en architecture comme en peinture, toutes sortes de techniques de perspectives ? On retient juste ces deux domaines qui symbolisent avec ça : l’architecture-peinture et la perspective en peinture d’une part, et d’autre part la géométrie projective. Comprenez où veut en venir Leibniz. Il va dire que chaque notion individuelle exprime la totalité du monde, oui, mais d’un certain point de vue.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Autant ce n’est rien banalement, pré-philosophiquement, autant là aussi il ne peut plus s’arrêter. Ça l’engage à montrer que ce qui constitue la notion individuelle en tant qu’individuelle, c’est un point de vue. Et que donc le point de vue est plus profond que celui qui s’y place.
Il faudra bien qu’il y ait, au fond de chaque notion individuelle, un point de vue qui définit la notion individuelle. Si vous voulez, le sujet est second par rapport au point de vue. Et bien, dire ça, ce n’est pas de la tarte, ce n’est pas rien.
Il fonde une philosophie qui trouvera son nom chez un autre philosophe qui tend la main à Leibniz par dessus les siècles, à savoir Nietzsche. Nietzsche dira : ma philosophie, c’est le perspectivisme. Le perspectivisme, vous comprenez que ça devient idiot ou banal à pleurer si ça consiste à dire que tout est relatif au sujet ; ou tout est relatif. Tout le monde le dit ; ça fait partie des propositions qui ne font de mal à personne puisqu’elle [n’ont] pas de sens. Mais ça fait de la conversation. Tant que je prends la formule comme signifiant tout dépend du sujet, ça ne veut rien dire, j’ai causé, comme on dit…
(…)
(fin de la bande)
(…)
… ce qui me fait moi = moi, c’est un point de vue sur le monde. Leibniz ne pourra pas s’arrêter, il faudra qu’il aille jusqu’à une théorie du point de vue telle que le sujet est constitué par le point de vue et non pas le point de vue constitué par le sujet. Quand, en plein XIXe siècle, Henry James renouvelle les techniques du roman par un perspectivisme, par une mobilisation de points de vue, là aussi chez James, ce n’est pas les points de vue qui s’expliquent par les sujets, c’est l’inverse, c’est les sujets qui s’expliquent par les points de vue. Une analyse des points de vue comme raison suffisante des sujets, voilà la raison suffisante du sujet. La notion individuelle, c’est le point de vue sous lequel l’individu exprime le monde. C’est beau et c’est même poétique. James a des techniques suffisantes pour qu’il n’y ait pas de sujet ; devient tel ou tel sujet celui qui est déterminé à être à tel point de vue. C’est le point de vue qui explique le sujet et pas l’inverse.
Leibniz : « Toute substance individuelle est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l’univers qu’elle exprime chacune à sa façon : à peu près comme une même ville est diversement représentée selon les différentes situations de celui qui la regarde. Ainsi l’univers est en quelque façon multiplié autant de fois qu’il y a de substances, et la gloire de Dieu est redoublée de même par autant de représentations toutes différentes de son [...]. Il parle comme un cardinal. » On peut même dire que toute substance porte en quelque façon le caractère de la sagesse infinie et de toute la puissance de Dieu, et limite autant qu’elle est susceptible.
Dans ce e) je dis que le nouveau concept de point de vue est plus profond que celui d’individu et de substance individuelle. C’est le point de vue qui définira l’essence. L’essence individuelle. Il faut croire que, à chaque notion individuelle correspond un point de vue. Mais ça se complique parce que ce point de vue vaudrait de la naissance à la mort de l’individu. Ce qui nous définirait, c’est un certain point de vue sur le monde.
Je disais que Nietzsche retrouvera cette idée. Il ne l’aimait pas mais qu’est-ce qu’il lui a pris… La théorie du point de vue, c’est une idée de la Renaissance. Le Cardinal de Cuses, très grand philosophe de la Renaissance, invoque le portrait changeant d’après le point de vue. Du temps du fascisme italien on voyait un portrait très curieux un peu partout : de face il représentait Mussolini, de droite il représentait son gendre, et si on se mettait à gauche, ça représentait le roi.
L’analyse des points de vue, en mathématiques – et c’est encore Leibniz qui fait faire à ce chapitre des mathématiques un progrès considérable sous le nom d’analysis situs – [et] c’est évident que c’est lié à la géométrie projective. Il y a une espèce d’essentialité, d’objectité du sujet, et l’objectité, c’est le point de vue. Concrètement que chacun exprime le monde à son propre point de vue, qu’est-ce que ça veut dire ? Leibniz ne recule pas devant les concepts les plus étranges. Je ne peux même plus dire « de son propre point de vue ». Si je disais « de son propre point de vue », je ferais dépendre le point de vue du sujet préalable, or c’est l’inverse. Mais qu’est-ce qui détermine ce point de vue ? Leibniz : comprenez, chacun de nous exprime la totalité du monde, seulement il l’exprime obscurément et confusément. Obscurément et confusément ça veut dire quoi dans le vocabulaire de Leibniz ? Ça veut dire que c’est bien en lui la totalité du monde mais sous forme de petite perception. Les petites perceptions. Est-ce par hasard que Leibniz est un des inventeurs du calcul différentiel ? Ce sont des perceptions infiniment petites, en d’autres termes des perceptions inconscientes. J’exprime tout le monde, mais obscurément et confusément, comme une clameur.
Plus tard on verra pourquoi est-ce que c’est lié au calcul différentiel, mais sentez que les petites perceptions ou l’inconscient c’est comme des différentiels de la conscience, c’est des perceptions sans conscience. Pour la perception consciente, Leibniz se sert d’un autre mot : l’aperception.
L’aperception, apercevoir, c’est la perception consciente, et la petite perception, c’est la différentielle de la conscience qui n’est pas donnée dans la conscience. Tous les individus expriment la totalité du monde obscurément et confusément. Alors, qu’est-ce qui distingue un point de vue d’un autre point de vue ? En revanche, il y a une petite portion du monde que j’exprime clairement et distinctement, et chaque sujet, chaque individu a sa petite portion à lui, en quel sens ? Celui en ce sens très précis que cette portion du monde que j’exprime clairement et distinctement, tous les autres sujets l’expriment aussi, mais confusément et obscurément.
Ce qui définit mon point de vue, c’est comme une espèce de projecteur qui, dans la rumeur du monde obscur et confus, garde une zone limitée d’expression claire et distincte. Si débile que vous soyez, si insignifiants que nous soyons, nous avons notre petit truc, même la pure vermine a son petit monde: elle n’exprime pas grand chose clairement et distinctement, mais elle a sa petite portion. Les personnages de Beckett, c’est des individus : tout est confus, des rumeurs, ils ne comprennent rien, ce sont des loques ; il y a la grande rumeur du monde. Si lamentables qu’ils soient dans leur poubelle, ils ont une petite zone à eux. Ce que le grand Molloy appelle « mes propriétés ». Il ne bouge plus, il a son petit crochet et, dans un rayon de 1 mètre, avec son crochet, il tire des trucs, ses propriétés. C’est la zone claire et distincte qu’il exprime. On en est tous là. Mais notre zone est plus ou moins grande, et encore c’est pas sûr, mais c’est jamais la même. Ce qui fait le point de vue, c’est quoi ? C’est la proportion de la région du monde exprimée clairement et distinctement par un individu par rapport à la totalité du monde exprimée obscurément et confusément. C’est ça le point de vue.
Leibniz a une métaphore qu’il aime : vous êtes près de la mer et vous écoutez les vagues. Vous écoutez la mer et vous entendez le bruit d’une vague. J’entends le bruit d’une vague, i.e. j’ai une aperception : je distingue une vague. Et Leibniz dit : vous n’entendriez pas la vague si vous n’aviez pas une petite perception inconsciente du bruit de chaque goutte d’eau qui glisse l’une par rapport à l’autre, et qui font l’objet de petites perceptions. Il y a la rumeur de toutes les gouttes d’eau, et vous avez votre petite zone de clarté, vous saisissez clairement et distinctement une résultante partielle de cet infini de gouttes, de cet infini de rumeur, et vous en faites votre petit monde à vous, votre propriété à vous.
Chaque notion individuelle a son point de vue, c’est-à-dire que de ce point de vue elle prélève sur l’ensemble du monde qu’il exprime une portion déterminée d’expression claire et distincte. Deux individus étant donnés, vous avez deux cas : ou bien leurs zones ne communiquent absolument pas, et ne symbolisent pas l’une avec l’autre – il n’y a pas seulement des communications directes, on peut concevoir qu’il y ait des analogies – et à ce moment-là on a rien à se dire ; ou bien c’est comme deux cercles qui se coupent : il y a une toute petite zone commune ; là on peut faire quelque chose ensemble. Leibniz peut donc dire avec une grande force qu’il n’y a pas deux substances individuelles identiques, il n’y a pas deux substances individuelles qui aient le même point de vue ou qui aient exactement la même zone claire et distincte d’expression. Et enfin, coup de génie de Leibniz : qu’est-ce qui va définir la zone d’expression claire et distincte que j’ai? J’exprime la totalité du monde mais je n’en exprime clairement et distinctement qu’une portion réduite, une portion finie. Ce que j’exprime clairement et distinctement, nous dit Leibniz, c’est ce qui a trait à mon corps. C’est la première fois qu’intervient cette notion de corps. On verra ce que ça veut dire ce corps, mais ce que j’exprime clairement et distinctement c’est ce qui affecte mon corps. Donc, c’est bien forcé que je n’exprime pas clairement et distinctement le passage du Rubicon– ça, ça concernait le corps de César. Il y a quelque chose qui concerne mon corps et que je suis seul à exprimer clairement et distinctement, sur fond de cette rumeur qui couvre tout l’univers.
f) Dans cette histoire de la ville, il y a une difficulté. Il y a différents points de vue – très bien. Ces points de vue préexistent au sujet qui s’y place, très bien. A ce moment, le secret du point de vue est mathématique ; il est géométrique et non pas psychologique. C’est tout au moins un psycho-géométral. Leibniz c’est un homme de notion, ce n’est pas un homme de psychologie. Mais tout me pousse à dire que la ville existe hors des points de vue. Mais dans mon histoire de monde exprimé, de la manière dont on est parti, le monde n’a aucune existence en dehors du point de vue qui l’exprime– le monde n’existe pas en soi. Le monde c’est uniquement l’exprimé commun de toutes les substances individuelles, mais l’exprimé n’existe pas hors de ce qui l’exprime. Le monde n’existe pas en soi, le monde, c’est uniquement l’exprimé.
Le monde entier est contenu dans chaque notion individuelle, mais il n’existe que dans cette inclusion. Il n’a pas d’existence au dehors. C’est en ce sens que Leibniz sera souvent, et pas à tort, du côté des idéalistes : il n’y a pas de monde en soi, le monde n’existe que dans les substances individuelles qui l’expriment. C’est l’exprimé commun de toutes les substances individuelles. C’est l’exprimé de toutes les substances individuelles, mais l’exprimé n’existe pas hors des substances qui l’expriment. C’est un vrai problème !
Qu’est-ce qui distingue ces substances ? C’est qu’elles expriment toutes le même monde, mais elles n’expriment pas la même portion claire et distincte. C’est comme un jeu d’échecs. Le monde n’existe pas. C’est la complication du concept d’expression. Que va donner cette dernière difficulté. Encore faut-il que toutes les notions individuelles expriment le même monde. Alors c’est curieux– c’est curieux, parce qu’en vertu du principe d’identité qui nous permet de déterminer ce qui est contradictoire, c’est-à-dire ce qui est impossible –, c’est A n’est pas A. C’est contradictoire.Exemple : le cercle carré. Un cercle carré, c’est un cercle qui n’est pas un cercle. Donc à partir du principe d’identité, je peux avoir un critère de la contradiction. Selon Leibniz je peux démontrer que 2 + 2 ne peuvent pas faire 5, je peux démontrer qu’un cercle ne peut pas être carré. Tandis que, au niveau de la raison suffisante, c’est bien plus compliqué. Pourquoi ? Parce que Adam non pécheur, César ne franchissant pas le Rubicon, ce n’est pas comme cercle carré. Adam non pécheur, ce n’est pas contradictoire. Sentez comme il va essayer de sauver la liberté, une fois qu’il s’est mis dans une bien mauvaise situation pour la sauver. Ce n’est pas du tout impossible : César aurait pu ne pas franchir le Rubicon, tandis qu’un cercle ne peut pas être carré– là il n’y a pas de liberté. Alors, à nouveau on est coincé, à nouveau il va falloir à Leibniz un nouveau concept et, de tous ses concepts fous, ce sera sans doute le plus fou. Adam aurait pu ne pas pécher, donc en d’autres termes les vérités régies par le principe de raison suffisante ne sont pas du même type que les vérités régies par le principe d’identité, pourquoi ? Parce que les vérités régies par le principe d’identité sont telles que leur contradictoire est impossible, tandis que les vérités régies par le principe de raison suffisante ont un contradictoire possible : Adam non pécheur est possible.
C’est même tout ce qui distingue, selon Leibniz, les vérités dites d’essence et les vérités dites d’existence. Les vérités d’existence ce sont telles que leur contradictoire est possible. Comment Leibniz va-t-il se tirer de cette dernière difficulté : comment est-ce qu’il peut maintenir à la fois tout ce qu’Adam a fait est contenu de tout temps dans sa notion individuelle [et pourra Adam non pécheur était possible] ? Il semble coincé, c’est délicieux parce que à cet égard les philosophes c’est un peu comme des chats, c’est quand ils sont coincés qu’ils se dégagent, ou c’est comme un poisson : c’est le concept devenu poisson. Il va nous raconter la chose suivante : que Adam non pécheur c’est parfaitement possible, comme César n’ayant pas franchi le Rubicon ; tout ça est possible mais ça ne s’est pas produit parce que, si c’est possible en soi, c’est incompossible.
Voilà qu’il crée le concept logique très étrange d’incompossibilité. Au niveau des existences il ne suffit pas qu’une chose soit possible pour exister, encore faut-il savoir avec quoi elle est compossible.
Adam non pécheur, alors qu’il est possible en lui-même, est incompossible avec le monde qui existe. Adam aurait pu ne pas pécher, oui, mais à condition qu’il y ait un autre monde. Vous voyez que l’inclusion du monde dans la notion individuelle, et le fait que autre chose était possible, il concilie du coup, avec la notion de compossibilité, Adam non pécheur fait partie d’un autre monde. Adam non pécheur aurait été possible, mais ce monde n’a pas été choisi. Il est incompossible avec le monde existant. Il n’est compossible qu’avec d’autres mondes possibles qui ne sont pas passés à l’existence.
Pourquoi est-ce ce monde là qui est passé à l’existence? Leibniz explique ce qu’est, selon lui, la création des mondes par Dieu, et on voit bien en quoi c’est une théorie des jeux : Dieu, dans son entendement, conçoit une infinité de mondes possibles, seulement ces mondes possibles ne sont pas compossibles les uns avec les autres, et forcément parce que c’est Dieu qui choisit le meilleur. Il choisit le meilleur des mondes possibles. Et il se trouve que le meilleur des mondes possibles implique Adam pécheur. Pourquoi? Ça va être affreux. Ce qui est intéressant logiquement, c’est la création d’un concept propre de compossiblité pour désigner une sphère logique plus restreinte que celle de la possibilité logique. Pour exister il ne suffit pas que quelque chose soit possible, il faut encore que cette chose soit compossible avec les autres qui constituent le monde réel.
Dans une formule célèbre de la Monadologie, Leibniz dit que les notions individuelles sont sans portes ni fenêtres. Ça vient corriger la métaphore de la ville. Sans portes ni fenêtres, ça veut dire qu’il n’y a pas d’ouverture. Pourquoi? Parce qu’il n’y a pas d’extérieur. Le monde que les notions individuelles expriment est intérieur, il est inclus dans les notions individuelles. Les notions individuelles sont sans portes ni fenêtres, tout est inclus en chacune, et pourtant il y a un monde commun à toutes les notions individuelles : c’est que ce que chaque notion individuelle inclut, à savoir la totalité du monde, elle l’inclut nécessairement sous une forme où ce qu’elle exprime est compossible avec ce que les autres expriment. C’est une merveille. C’est un monde où il n’y a aucune communication directe entre les sujets.
Entre César et vous, entre vous et moi, il n’y a aucune communication directe, et comme on dirait aujourd’hui, chaque notion individuelle est programmée de telle manière que ce qu’elle exprime forme un monde commun avec ce que l’autre exprime. C’est un des derniers concepts de Leibniz : l’harmonie préétablie. Préétablie, c’est absolument une harmonie programmée. C’est l’idée de l’automate spirituel, et c’est en même temps le grand âge des automates, en cette fin du XVIIe siècle.
Chaque notion individuelle est comme un automate spirituel, c’est à dire que ce qu’elle exprime est intérieur à elle, elle est sans portes ni fenêtres ; elle est programmée de telle manière que ce qu’elle exprime est en compossibilité avec ce que l’autre exprime. Ce que j’ai fait aujourd’hui c’était uniquement une description du monde de Leibniz, et encore seulement une partie de ce monde. Donc, se sont dégagées successivement les notions suivantes : raison suffisante, inhérence et inclusion, expression ou point de vue, incompossibilité.
Gilles Deleuze
Cours sur Leibniz / Vincennes / 15 avril 1980
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