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Les paradoxes des devenirs / René Schérer

« Les devenirs sont réels », « les devenirs sont en nous », leitmotive, refrains de la théorie deleuzienne des devenirs.
Ces propositions de Mille Plateaux retentissent l’une sur l’autre dans leur conjonction paradoxale, et chacune renvoie, d’autre part, à son paradoxe immanent : réalité des devenirs-animal, -femme, -enfant, -moléculaire, sans changer, toutefois, de forme ; si l’on ne se transforme pas « réellement » en femme, enfant, animal, molécule, que veut dire la « réalité » de ces devenirs constamment affirmée ? Serait-ce « l’imperceptibilité » du sujet qui énonce (le « devenir-imperceptible »), l’effacement, le retrait du sujet qui détiendrait la clé de l’énigme ? Mais que dire, alors, de la présence « en nous » des devenirs ? Ne pose-t-elle pas, dans l’hypothèse du retrait du sujet, la question du maintien d’une intériorité tout aussi paradoxale ?
Où situer ces devenirs qui emportent le lecteur, le fascinent, le convainquent dans un mélange d’évidence familière et de magie envoûtante. « Nous sorciers », écrivent Guattari et Deleuze. Où situer, oui ! ces devenirs, dans quel espace, quel temps, selon quelle dynamique, quelle courbure de l’espace-temps ? Quel est leur mode d’existence, affirmée simultanément avec un « réel » qui n’en est pas un, et un « en nous » qui n’en est plus ?
Il se passe, en cette occasion, un peu la même chose qu’avec les chaussettes de Walter Benjamin. On se souvient de ce beau passage d’Enfance berlinoise qui rapporte l’expérience puérile et troublante du petit garçon devant les chaussettes de laine dans l’armoire (1). L’une des chaussettes enroulées paraît être contenue dans la petite bourse formée par l’autre. L’enfant y plonge sa main pour la saisir et la tire à lui. Mais, sitôt qu’il l’a sortie de sa bourse, cette dernière a disparu. Expérience vraiment philosophique de l’enfance, où Benjamin dit avoir découvert, avec « l’apparition bouleversante » de la chaussette déroulée, « une vérité énigmatique » qui ne cessera de le hanter : « La forme et le contenu, l’enveloppe et l’enveloppé, la chaussette du dedans et de la bourse sont une seule et même chose. Une seule chose. Une seule chose et une troisième aussi, il est vrai : cette chaussette, fruit de leur métamorphose. »
C’est comme le devenir deleuzien : « Le devenir ne produit pas autre chose que lui-même. » (2)

Un concept dramatisé
L’expérience de la chaussette intrigue, elle est révélation philosophique parce qu’elle se déploie dans un espace paradoxal ; ou mieux, elle manifeste un paradoxe de l’espace lorsqu’il échappe à l’intuition immédiate des formes de la géométrie métrique, et qu’il relève non d’une projection plane, mais d’une analyse qualitative des situations : celle des relations topologiques, caractéristiques des enveloppements, plissements et relevant, en général, des propriétés du vivant. Avec la vie seule, en effet, « l’intériorité » commence à se définir, à prendre sens. L’inanimé est toute extériorité, partes extra partes : la vie invagine, pousse, en même temps que vers le dehors, vers un dedans qu’elle constitue ; elle invente l’intériorité en la distribuant autour de cette surface aux propriétés spécifiques qu’est la membrane.
Gilbert Simondon a expliqué cette différenciation et le processus d’apparition du vivant d’une façon particulièrement accessible et lumineuse dans son livre sur la formation de l’individu (3). Entre l’extérieur et l’intérieur, la membrane est sélective : « C’est elle qui maintient le milieu d’intériorité comme milieu d’intériorité par rapport au milieu d’extériorité. On pourrait dire que le vivant vit à la limite de lui-même, sur sa limite ; c’est par rapport à cette limite qu’il y a une direction vers le dedans et une direction vers le dehors. » Par opposition au cristal où tout est extérieur. Ces relations dynamiques du vivant ne sont pas métriques, mais topologiques : « C’est une solution topologique, non une solution euclidienne », écrit Simondon à propos des plissements du cortex. Dans l’émoi de l’enfant qui plonge sa main à l’intérieur des chaussettes enroulées, dans « la molle masse de laine », avec sa « chaleur laineuse », il y aussi l’émotion inquiète devant la vie, une vie des choses et des sortilèges. Sans elle, il n’y aurait pas de « dedans », ni de déroulement, ni de devenir.
Plongeant à notre tour la main dans l’épaisseur des devenirs deleuziens qui se proposent, selon leur réalité et leur intériorité troublante, en tant qu’idées et images, nous y trouvons les dynamismes spatio-temporels propres à la vie. C’est-à-dire la constitution première d’un champ polarisé, d’une tension productrice. Le devenir est événement de la vie, dramatisation de l’idée, où il puise à la fois sa « réalité » et son « en nous ». Car la « solution » des devenirs est topologique, elle aussi.
Cela se laissera mieux saisir, et tirer à soi comme la chaussette benjamienne, rapporté à un écrit de Deleuze de dix ans antérieur à Mille Plateaux, une communication à la Société française de philosophie sous le titre « Méthode de dramatisation » (4). Texte très éclairant en ce qui s’y trouve exposé le « devenir » de la pensée, le processus de sa production dans des dynamiques spatio-temporelles qui requièrent un espace topologique. On pourrait aussi titrer ce texte, à bien des égards inaugural, « Comment les idées viennent à l’esprit ? » : dans un champ intensif de forces où des séries entrent en résonance. Elles fulgurent comme la « foudre qui jaillit entre intensités différentes ». « Ces mouvements terribles, écrit Deleuze, inconciliables avec un sujet formé » ne peuvent l’être qu’avec « un sujet larvaire », ou celui de l’enfance. Entrer en devenir, avoir des idées, c’est un phénomène, non d’intériorité subjective, mais d’échange vivant entre le dedans et le dehors, un événement à leur limite. Relisons ces pages inspirées et troublantes, en appliquant aux devenirs les dynamismes décrits pour l’idée dans sa relation à la pensée et au concept : « C’est que les dynamismes et leurs concomitants travaillent toutes les formes et les étendues qualifiées de la représentation, et constituent, plutôt qu’un dessin, un ensemble de lignes abstraites issues d’une profondeur inextensive et informelle. Etrange théâtre fait de déterminations pures, agitant l’espace et le temps, agissant directement sur l’âme, ayant pour acteurs des larves – et pour lequel Artaud avait choisi le mot « cruauté ». Ces lignes abstraites forment un drame qui correspond à tel ou tel concept, et qui en dirige à la fois la spécification et la division. C’est la connaissance scientifique, mais ce sont aussi les choses en elles-mêmes qui dramatisent. Un concept étant donné, on peut toujours en chercher le drame. »
Les paradoxes des devenirs / René Schérer dans Anarchies masques-larvaires2-300x248
Cet espace, ces lignes abstraites, ces drames, on les retrouve dans Mille Plateaux, avec les diagrammes, les machines, la machination des âmes et des choses dans les devenirs. La dramatisation est à la source profonde d’une opération qui saisit le réel aux deux pôles extrêmes de la subjectivité non partageable des images du rêve, et de l’objectivisme communicable de la science, aux points où la prégnance hallucinatoire du fantasme se substitue au monde ambiant, et iù la « vérité » partagée de l’atome et de la molécule dissout les formes de la représentation. Subjectivisme radical et objectivisme extrême se rejoignant dans une même constitution « transcendantale » du monde. Transcendantal, c’est-à-dire ce qui rend possible, établit la consistance d’un monde dramatisé par les devenirs. Un paradoxal « empirisme transcendantal » substitué aux contraintes d’une connaissance close.
Au demeurant, Kant n’en est pas absent. « La méthode de dramatisation » s’apparente, chez Kant, au schématisme, dit par un « art caché » dans les profondeurs de l’âme (Gemüt). Le schème est un drame qui permet à la catégorie abstraite de se manifester dans l’intuition. Et de même l’idée schématise dans cette zone obscure où la vie passe à l’expression. Plus encore, il faut dire que l’idée est l’art caché lui-même, la puissance de façonnement par où l’âme plonge dans la Nature, foyer et plan de différenciations vivantes, de devenirs. Au niveau de l’idée comme des devenirs, il y a distinction, non clarté, celle-ci étant toujours représentative ; et idée comme devenirs, s’ils dramatisent, ne le font plus dans l’ordre de la représentation, c’est-à-dire de la ressemblance, mais de la « cruauté ». « L’idée en elle-même n’est pas claire et distincte, écrit Deleuze, mais au contraire distincte et obscure. C’est même en ce sens que l’idée est dionysiaque, dans cette zone de distinction obscure qu’elle conserve en elle, dans cette indifférenciation qui n’en est pas moins parfaitement déterminée : son ivresse. »
On peut parler aussi de l’ivresse des devenirs qui, comme l’écrivait Proust de ses états d’expérience, sont « réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits » (5). Leur paradoxe est celui de leur distinction obscure, et de cette manière qu’ils ont, comme l’idée, d’occuper un espace topologique, jaillissant par éclairs des différences d’intensité entre les séries qu’ils mettent en contact. Le cogito de la représentation ne peut les comprendre ni les supporter, mais seul le peut le sujet larvaire de la « régression » ou mieux de « l’involution » qui retrouve les forces de vie originelles, jusqu’aux moléculaires, et les redistribue toujours selon la loi de réversibilité et d’échange entre intérieur et extérieur, enveloppant et enveloppé, affection et expression.
Le devenir est sortilège et esprit d’un réel qui le porte et qu’il constitue : celui de la création sortant de son enveloppement, selon la « troisième chose » de Benjamin. Miracle de la chaussette sortie comme miracle de la création, de la « grande santé » de l’art et de l’écriture. Le devenir est joie, accroissement d’être et de puissance.

Place aux vampires
Les devenirs sont de l’ordre des schèmes et des drames. La présentation narrative de Mille Plateaux par « souvenirs » : ceux d’un spectateur, d’un naturaliste, d’un sorcier, d’un bergsonien…, ainsi que, insolitement, d’une molécule et d’une eccéité, contribue à cette dramatisation, en écartant toute prétention à une logique déductive. Nous sommes dans l’a-logisme, dans « des consistances a-logiques » (6).
Les devenirs sont des schèmes, mais ce sont aussi des vampires. des vampires avant tout, peut-être, si l’on tient compte de la datation, 1730, de tout le chapitre qui précise, au sous-titre « souvenirs d’un bergsonien » : « On n’entendit plus parler que de vampires de 1730 à 1735… »
Il faut prendre au sérieux cette boutade, avec la dose d’humour qui toujours, on le sait, chez Deleuze, accompagne la vérité.
Il n’est besoin que d’ouvrir le livre classique de dom Calmet qui, en 1746, a introduit, en France, à la fois la chose et le mot (7). Le chapitre VIII énumère tous les cas rapportés depuis 1730, par le Glaneur de Hollande, en particulier, cite les Philosophicae cogitationes de vampiriis de J. Christophe Herenberg en 1733, mentionne des informations du Mercure galant, dès 1693. Tous cas auquel le R.P. applique une critique trop tièdement sceptique au gré de l’Encyclopédie (article « vampires »).
Un incontestable phénomène historique, donc. C’est d’ailleurs une des plus intéressantes remarques de la préface que d’en établir ce que nous appellerions aujourd’hui la « modernité » : « Dans ce siècle, une nouvelle scène s’offre à nos yeux depuis environ soixante ans dans la Hongrie, la Silésie, la Moravie, la Pologne : on voit, dit-on, des hommes morts depuis plusieurs mois revenir, parler, marcher, infester les villages… En nulle histoire, on ne lit rien d’aussi commun ni d’aussi marqué. » L’auteur est particulièrement sensible à ce nouveau visage, à cette métamorphose d’une croyance aux revenants, bénéfiques ou redoutables, qui remonte à l’Antiquité ; en termes deleuziens, sensible à ces « devenirs ». Et nous ajouterions, ayant lu Mille Plateaux, que le devenir s’y manifeste, en l’occurrence sous les traits les plus propres, à l’extrême bord d’une frontière, dans l’occupation d’une zone « d’indécidabilité » entre le vivant et le mort, l’humain et l’animal. Traits significatifs du mode d’existence de l’être métamorphique, comme à propos des loups-garous abordés au sous-titre « Souvenirs d’un théologien » : « Il n’y a pas de loups-garous, l’homme ne peut pas devenir réellement animal » ; « Il y a cependant une réalité démoniaque du devenir-animal de l’homme. »
Mais pour les vampires, il y mieux ; car, à leur propos, c’est bien l’animal du devenir-animal qui fait question. Dom Calmet les appelle « sangsues », ces fantômes que le serbe nomme vampires, le tchèque ou le russe, oupires, provenant du turc uber (« sorcière »). Quant au vampire, cette chauve-souris d’Amérique, suceuse nocturne du sang des animaux, il n’a été nommé tel par Buffon, en 1751, que, justement, d’après les vampires de dom Calmet. Cette réversion onomastique fait de nos vampires un paradigme paradoxal. Ils occupent un entre-deux, à la limite d’une surface où l’on passe sans discontinuité (surface topologique de Moebius) de l’animal à l’homme et de l’homme à l’animal, d’abord sangsue, puis mammifère ailé qui a nourri l’imaginaire du cinéma, et jusqu’à la série du Petit Vampire venant chaque soir égayer la solitude télévisuelle des jeunes Allemands.
S’il est animal, le vampire, en tout cas, ne l’est que (mais paradigmement) par la succion, par la bouche ou la tête.
Gilbert Lascault, dans l’horizon des arts plastiques, a rassemblé des notations très convaincantes sur le lien entre la bouche et le bestial : « L’une des manières de parler de l’animalité consiste à penser les bouches. » Le privilège de l’homme est l’oeil, le regard ; l’animal est toute bouche ; il la porte en avant, c’est sa « proue » (G. Bataille). Quant à F. Bacon, il joue l’animalité contre « l’hypothèse de l’âme » ; « il choisit la bouche qui agresse, régresse, hurle, se tord, se dévore elle-même. » (8)
Il reste à comprendre et situer l’animalité. Le rapport d’animal à l’homme, est-ce simplement celui de la matière à l’âme ? L’animalité, n’est-ce pas ce qui, en l’homme, persiste, insiste, le force à « régresser » en-deçà de lui-même pour se porter au-delà des formes closes ? Une involution plutôt, comme celle qui maintient, au sein même de la molécule vivante, les matières et les cristallisations du non-vivant (9).
La bouche des figures de F. Bacon, cette manière qu’elle a de se dévorer elle-même, la viande, le cri qui efface toute parole, ce n’est plus la simple matérialité présente, mais des forces qui sourdent, l’invisible de la vie passant au visible, devenant. Ainsi les évoque Deleuze : « Bacon fait la peinture du cri parce qu’il met la visibilité du cri, la bouche ouverte comme gouffre d’ombre en rapport avec des forces invisibles qui ne sont plus que celles de l’avenir. » (10) Un avenir – il convient de préciser – qui n’est pas projeté dans le futur, mais présent dans la torsion spatio-temporelle du devenir qui animalise l’homme tout en humanisant l’animal, en établissant entre eux une zone de passage ou d’indiscernabilité.
Il n’y a pas que la bouche, tout le visage distingue l’homme de la bête et dissimule la tête que Bacon rétablit. « Bacon est peintre de têtes, non de visages ». A l’organisation structurée en vue de la suprématie du sujet, à la « machine de visagéité » impérieuse et terrorisante (« le visage, quelle horreur ! » de Mille Plateaux), cette peinture oppose la tête, prolongement du corps, sa « pointe », et à la pensée cogitante, « un esprit qui est corps, souffle corporel et vital, un esprit animal ». C’est cet esprit qui, en l’homme, avec l’homme,insuffle l’animalité : « C’est l’esprit animal de l’homme : un esprit-porc, un esprit-buffle, un esprit-chien, un esprit-chauve-souris. » (11) Voilà bien l’esprit du vampirisme qui a séduit l’Europe de 1730, qui s’est diffusé à travers les mailles du rationalisme des Lumières trop peu sensibles au souffle de certains devenirs dont la raison logique est incapable de donner la mesure ; d’en apprécier la richesse et la fécondité. Dans, avec les vampires, une poétique est en germe, la contagion d’une autre culture. En cela aussi les vampires sont paradigme d’une genèse des devenirs, proliférant et prolifiques, non selon un mode naturel, « naturalistique », de filiation, mais selon celui, démonique et dionsyaque, des créations.
A quoi il conviendra d’ajouter que les vampires qui occupent la frontière entre l’homme et l’animalité, êtres des confins, le sont aussi selon leur naissance géographique et la diffusion de leurs légendes. Elle se fit dans les garnisons des Carpates, aux bords mouvants des provinces frontalières, telle cette Moravie récemment agrégée à l’Empire (12). Ils sont, comme le notait dom Calmet, phénomène de la modernité, mais à ses marges.
Leur espace propre, relativement aux stratifications politiques massives, peut être qualifié de « lisse », « nomade », et leur aire d’apparition et d’existence de micropolitique. Et l’on se rappellera la déclaration de Gilles Deleuze dans ses entretiens avec Claire Parnet : « Si les nomades nous ont tant intéressés, c’est parce qu’ils ont un devenir et ne font pas partie de l’histoire ; ils en sont exclus mais se métamorphosent pour réapparaître autrement, sous des formes inattendues, dans les lignes de fuite du champ social. » (13) La modernité nomade des vampires est celle d’une semi-historicité, elle opère une coupe transversale dans le champ lisse et libre, établit une fêlure qui interdit à l’Histoire de former l’unique destinée de l’homme : « L’homme devient-animal, mais il ne le devient pas sans que l’animal en même temps devienne esprit, esprit de l’homme, esprit physique de l’homme, esprit physique de l’homme présenté dans le miroir comme Euménide ou Destin. » (14)

Eventum Tantum
Le devenir échappe à la ressemblance ; il retient des traits, un esprit, comme l’écrit Logique de la sensation. Ou alors, s’agit-il de cette « ressemblance non sensible » (unsinnliche Aehnlichkeit) dont parle W. Benjamin dans un de ses essai, qui, tout en relevant d’une méthode très différente de celle de Mille Plateaux, apparemment aux antipodes de sa conceptualisation, ne sont pas sans rapport, sont même en convergence avec elle (15).
Car, Benjamin reste pris dans l’horizon de la mimêsis, il lui impose une variation, une généralisation où elle semble se dissoudre dans les devenirs. En effet, dans ce texte inspiré, l’imitation ne se rapporte pas aux formes visibles, ni même à la vie organique, mais concerne les phénomènes célestes, les étoiles, les planètes, les correspondances astrologiques. Elle en retient des traits, un esprit, élément d’une lecture et d’une écriture de l’univers. La ressemblance non sensible est cosmique.
Les devenirs aussi peuvent être traités comme une « écriture » cosmique, une mise en relation avec, ainsi que Deleuze le formule à l’occasion du cinéma : « la puissante vie non organique qui enserre le monde » (16). Et c’est bien à partir de tels rapprochements que l’on peut comprendre leur mode d’existence, donner un sens à une réalité insistante qui ne se confond pas avec celle des corps et des choses visibles ; ainsi que définir leur dépendance à l’égard du « nous » qui les contient, c’est-à-dire de celui qui les invente et de ceux qui les recueillent dans l’illumination de l’instant du moins, en les faisant leurs. Sans confondre ce « en nous » avec une quelconque inclusion dans un sujet, une intériorité psychique.
Les devenirs ne sont pas des produits subjectifs, des fictions ou des métaphores, « manière de dire », « façon de parler ». Créations littéraires, certes, ils ne sont pas « que » littérature, mais assurent la plus haute puissance d’une vie révélée par l’écriture et par l’art. Ils ne se laissent pas inclure dans une philosophie du « comme si » (Als ob) comme celle, célèbre, du néo-kantien Hans Vaihinger, faisant de l’art comme du concept de simples fictions commodes (17).
La philosophie des devenirs est sans doute, pour une large part, une pragmatique. Le chapitre de Mille Plateaux sur les « régimes de signes » l’établit, et Qu’est-ce que la philosophie ? confirme que la vérité d’un concept dépend de sa fécondité, parce qu’il donne aux problèmes une meilleure réponse : « Si un concept est « meilleur » que le précédent, c’est parce qu’il fait entendre de nouvelles variations et des résonances inconnues, père des découpages insolites, apporte un Evénement qui nous survole. » (18)
Ainsi en est-il, relativement aux théories de la mimêsis ou du structuralisme, du concept de devenir. Il est « meilleur ». Et il échappe au als ob parce que, précisément, il ne se laisse pas emprisonner dans une définition limitative du réel ou des genre d’être (des êtres par analogie), mais qu’il exprime bien le devenir, ou encore, l’Être en tant que Devenir, cet Evenement – ou avènement – qui, chaque fois que se produit un devenir- (devenir avec tiret), se manifeste en même temps, « nous survole ». Autrement dit : le Devenir ; l’Être en tant que Devenir, n’est nulle part ailleurs que dans les devenirs-. La philosophie deleuzienne n’est pas celle du « comme si » parce qu’elle repose sur l’univocité de l’être et de – c’est-à-dire avec – l’événement. Il faut sans cesse revenir aux proposition fondatrices de Logique du sens, cette autre Ethique : « L’être univoque insiste dans le langage et survient dans les choses » et : « Il n’y a qu’un seul et même être pour l’impossible, le possible et le réel, pour tout ce qui se dit. » (19)
Devenir est allemand. Werden conjugue l’être en train de se faire, fieri latin. Mails il convient de distinguer, dans le processus, l’advenu, eventus, de l’advenir, eventum. Le devenir est advenir : eventum tantum, comme l’écrit aussi, à la même page, Logique du sens.
Les devenirs-événements ou les événements des devenirs- sont « effets de surface », « simulacre », au sens de Lucrèce, pour lequel les simulacres, jeux des atomes qui les composent, échappent aux confrontations vaines entre modèle et copie, image et chose, fiction et réalités. Au plan des simulacres s’exprime tout l’être en tant que devenir. Ils sont à ligne frontière qui sépare et réunit à la fois le corporel et l’incorporel, sur cette crête, à sa pointe.
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Ponderación misteriosa
Les devenirs deleuziens occupent des lignes de crête et des pointes. Ils font mieux que s’y tenir, ils les sont. En eux se concentrent des traits singuliers, ou, ce qui revient au même, des multiplicités qu’ils réfléchissent et expriment. Ils sont, selon leurs points de vue et les connexions bizarres mais irrécusables qu’ils établissent, des miroirs vivants de l’univers. Atomiques ou moléculaires, oui ! car ils irisent toutes les surface, détruisant sans trêve d’anciennes figures pour en faire surgir de nouvelles où d’autres sens viennent se loger. Les devenirs-animaux, femme, enfant, molécule… assurent au monde et à son expression une vie et un frémissement immobile, en lequel il est aisé de découvrir l’art baroque du concetto ou concepto ; ce « tremblement fixe du baroque » selon l’expression frappante de Lorca (20).
Le concept deleuzien, et celui, singulièrement, des devenirs- est baroque, à n’en pas douter.
Il a en commun avec le concepto (j’utiliserai, me référant ici à Baltasar Gracián, le terme espagnol, de préférence au terme italien concetto que mentionne Deleuze dans le Pli) cette distinction obscure qui s’élabore dans l’idée et fulgure dans la pointe ; trait d’esprit qui n’est souvent qu’un jeu de mots. Il est production et émergence du sens, donnant « sous les ombres de l’obscurité accès à la conception », selon une formule de Góngora (21).
Le concept baroque, dans sa pointe, est le sommet ou l’acumen : Agudeza del ingenio, titre du traité de Baltasar Gracian qui définit encore le concepto : « un acte de l’entendement qui exprime la correspondance qui se trouve entre les objets » ou « subtilité objective » (22). Le concepto peut paraître sombrer parfois dans la préciosité verbale du langage amoureux, à l’exemple de ce quatrain de Lope de Vega:
Bien que la vie me fasse peine
Je ne voudrais pas la perdre
Pour ne pas perdre la raison
Qui cause ma mort et ma passion
. (23)
Mais il atteint toute sa puissance et son effet avec les célèbres stances de Sigismond dans la Vie est un songe de Calderon : hymne magnifique à la liberté de toutes les créatures opposée à la triste condition du prisonnier :
Dites-moi quelle loi quelle justice ou raison
Peuvent aux hommes refuser
Un si doux privilège,
Que Dieu même octroie au cristal,
Au poisson à la bête et à l’oiseau ?
(24)
(« Excepción tan principal
Que Dios le ha dado a cristal
A un pez a un bruto y a un ave »)
Le don de la liberté, « exception » accordée à tous, sinon au prisonnier, là est l’intraduisible du concepto, la pointe. Le « concept » est la fêlure qui entrouvre l’abîme du sens et du non sens. Il crée, comme l’a écrit pour sa part W. Benjamin dans son étude sur le drame baroque : « le vertige devant l’abîme dépassant les formes de la pensée » (25) puisqu’il utilise toutes les ressources de l’imagination représentative pour atteindre au non-représentable.
Certes, le concepto ou concetto, s’il ouvre à la profondeur paradoxale de la pensée, n’est pas encore, philosophiquement, un concept. Pour la constitution d’une philosophie du baroque, il faudra, ce que Deleuze expose dans le Pli, que la pointe du concetto soit, par Leibniz, transposée en l’unité subjective de la monade, en laquelle l’univers se concentre : « Le monde comme cône fait coexister la plus haute intériorité et la plus large unité d’extension » (26). Le monde comme cône, c’est le « point de vue ». La perspective multipliante a mis les espaces et les significations en mouvement. Mais dans son devenir philosophique, le concetto risque aussi de s’appauvrir, de se « sédentariser » en repliant les mondes sur l’intériorité du sujet. En dépit de leur diversité et de leur infinité, les perspectives leibniziennes seront contraintes à converger dans une soumission à la solution unique du calcul divin créant un seul monde réel, éliminant les « incompossibles ». Cette apparition, cette réquisition du « sujet », annonce une manière de clôture dans l’ouvert. Et l’on peut préférer au « principe de raison » la richesse infinie des plis aux creux desquels palpite l’âme bizarre, proliférante et contagieuse de la création baroque, peu soucieuse des incompossibles, inspirée plutôt de ces « puissances du faux » que Deleuze a su revendiquer à plusieurs reprises, et notamment dans ses écrits sur le cinéma. A partir de Leibniz, sans doute, mais en marge, dans une provocante affirmation des incompossibles (27).
La philosophie des devenirs participe à la prolifération a-logique du concetto baroque. Mais elle n’abandonne pas totalement l’exigence de la concentration leibnizienne du concept. Elle en retient quelque chose qu’expriment, à propos des maléfices trompeurs d’un abus inconsidéré des drogues, à propos des forces destructrices de la folie, alors que, sous le couvert de devenirs déterritorialisés s’opèrent des retours aux territoires les plus mortels, les mots de « prudence » et de « minimum ». Grand problème éthique – au sens de l’Ethique de Spinoza – de l’usage des devenirs. Les puissances du faux n’ont rien à y voir, car celles-ci suivent les chemins d’une création qui ne quitte les limites que pour forger des alliances nouvelles. Tout autre est la chute, l’entraînement dans l’abîme de certains devenirs, ou crus tels, lorsqu’ils laissent « filer des particules hors strates ». On connaît la mise en garde de Mille Plateaux : « Mais là encore, que de prudence, est nécessaire pour que le plan de consistance ne devienne pas un plan d’abolition ou de mort. Pour que l’involution ne tourne pas à la régression dans l’indifférencié. Ne faudra-t-il pas garder un minimum de strates, un minimum de formes et de fonctions, un minimum de sujet, pour en extraire matériaux, affects, agencements ? » (28)
Le minimum, c’est aussi ce « minimum » d’être commun au réel, au possible et à l’impossible que Logique du sens entendait sous le vocable d’ « univocité de l’être ». C’est, selon la conceptualisation baroque qui toujours, ici, trace sa ligne, non une indication limitative, réactive, mais au contraire, un principe d’abondance et de perfection. Il correspond à la « loi d’extremum » de la matière définie, d’après Leibniz, dans le Pli comme « un maximum de matière pour un minimum d’étendue », une loi de plénitude dans la concentration. Le minimum, c’est bien la vertu de la pointe selon sa fonction de faire jouer les extrêmes dans la convocation des images dispersées, disjointes puis rassemblées, pour produire avec elles plus d’intensité et de sens. C’est la loi d’équilibre des forces. Le minimum de prudence de Deleuze (qu’il ne cesse de rappeler, encore naguère, dans son Abécédaire, au mot « désir ») pondère, tout en les libérant, les devenirs à l’étroit dans un espace stratifié et subjectivé. Ce n’est nullement une façon de sédentariser autour d’un d’un sujet en limitant leur essor. Bien au contraire : à partir d’un minimum ils prennent leur envol nomade, ouvrent l’éventail de leur multiplicité. Il en va de même, ici, que chez Fourier avec le « pivot » ou « foyer », minimum d’égoïsme indispensable à l’essor des passions, mais qui, en composition avec elles, se métamorphose, sous le nom d’ « unitéisme », en « égoïsme composé ».
Le minimum assure l’équilibre et le pondère. Il est le réquisit de cette ponderación misteriosa en laquelle B. Gracián place l’acuité de la pointe (29). Elle rend compte des connexions extrêmes en assurant la convenance de l’image à son objet. Elle indique – c’est là le premier cas donné par Gracián – pourquoi il convient de sacrifier au soleil des chevaux : en raison de leur rapidité. Obscure correspondance, « distinction obscure » qui fait que l’a-logisme n’est pas, toutefois, illogique.
L’historien d’art Karl Borinski a, de son coté, élargi la validité de la ponderación misteriosa à l’architecture, en l’appliquant à l’équilibre entre forces portantes et forces pesantes qui crée, à la fois, la massivité et le caractère aérien des façades baroques. C’est le sens qu’en retient Benjamin : une mystérieuse intervention divine, le miracle renouvelé de l’art (30).
Le devenir-deleuzien, cette pointe, repose également sur une mystérieuse pondération. Il est pénétré de l’idée d’une convenance mesurée, dans son a-logisme, qui sous-tend les singularités du devenir-baleine du capitaine Achab, -tortue de D.H. Lawrence, -chienne de Penthésilée, -femme d’Achille, -atome ou enfant de Virginia Woolf… Il brouille les genres, prépare des « noces contre nature », mais la ponderacion misteriosa accomplit le miracle de faire que la dispersion moléculaire, grâce au « minimum » sur lequel elle prend appui (animal, femme, enfant…) éclaire et précise les contours du concept, sa consistance, au lieu de procéder à son abolition. On comprend ce que sont un animal, une femme, un enfant, au moment seulement de leur entrée dans la région des devenirs- ; au moment de leur accès à une indiscernabilité qui les refaçonne, mais tels qu’en eux-mêmes enfin ils sont changés. Le Pli découvre l’efficace d’un tel devenir dans l’art contemporain : « Peut-être retrouve-t-on dans l’informel moderne ce goût de s’installer « entre » deux arts, entre peinture et sculpture, entre sculpture et architecture, pour atteindre à une unité des arts comme performance (l’art minimal est bien nommé d’après la loi d’extremum. » (31) Mais ne pourrait-on en dire autant du cubisme, de l’abstrait, de l’expressionnisme déjà, si baroque ? Art des entre-deux, des devenirs paradoxaux.
Le paradoxe du devenir, des devenirs, ne peut être ni résolu ni éludé. Il est à retravailler, à renforcer, dans l’entre-deux et à la pointe, sur la ligne de crête, au bord de la fêlure où toute profondeur vient en surface ; dans l’instant du survol, du temps suspendu qui est le temps retrouvé de la création.
Qu’on me permette de détourner, à l’intention des devenirs- ce que Benjamin a écrit pour les ressemblances « non sensibles » (mais ne sont-elles pas justement des devenirs- ?), lorsqu’elles rythment toute lecture – comme toute écriture – de leur brusque et obscure illumination, lorsqu’elles « jaillissent furtivement du fleuve des choses, étincellent un instant et de nouveau s’y engloutissent ». Ajoutant, en direction de tout lecteur : « Aussi, sauf à ni plus ni moins s’interdire de comprendre, la lecture profane a-t-elle en commun avec toute lecture magique le fait de dépendre d’un rythme nécessaire, ou plutôt d’un instant critique que celui qui lit ne doit à aucun prix négliger s’il ne veut pas rester les mains vides. » (32)
René Schérer
les Paradoxes des devenirs / 1997
Publié dans Chimères n°30
Photos : masques larvaires / Jacques Lecoq
Tableau : Sincronias misteriosas de Mayte Bayon
sincronias-misteriosas baroque dans Deleuze
1 W. Benjamin, « Armoires », Sens unique – Enfance berlinoise, trad. Jean Lacoste, Lettres nouvelles, 1974, p.111.
2 G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Minuit, 1980, p.291.
3 G. Simondon, l’Individu et sa genèse physico-biologique, PUF, 1964, pp. 260 et suivantes.
4 Bulletin de la Société française de philosophie, séance du 28 janvier 1967, pp. 90-101.
5 Ibid., p.99.
6 Mille Plateaux, op. cit., p. 309.
7 Dissertation sur les apparitions des anges, des démons et des esprits et sur les revenants vampires de Hongrie, de Bohême, de Moravie et de Silésie, par le R.P. Dom Augustin, Paris, de Bure l’aîné, 1730. La seconde édition date de 1751. Sur l’histoire du mot, voir Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1994, p.2213. J’en dois la connaissance à mon jeune étudiant Jean-Baptiste Montagut. Qu’il en soit remercié.
8 G. Lascault, Ecrits timides sur le visible, A. Colin, 1992, pp. 344-345 : Onze bribes de bestiaires à peu près contemporains (1976).
9 G. Simondon, op. cit., pp. 131-132
10 G. Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, La Différence, 1984, p.1.
11 Ibid., p.19.
12 Cette fois, c’est Claire Parnet qui m’a donné cette indication, ayant participé aux recherches historiques et bibliographiques qui ont accompagné la rédaction de Mille Plateaux.
13 G. Deleuze, Pourparlers, Minuit, 1990, p.209.
14 G. Deleuze, Francis Bacon…, op. cit., p.120.
15 W. Benjamin, « Théorie de la ressemblance », Revue d’esthétique, nouvelle série, n°1, 1981, pp. 61-67.
16 G. Deleuze, l’Image-temps, Minuit, 1985, p.109.
17 Hans Vaihinger, Philosophie des Als ob, Berlin, Reuther u. Reichard, 1911.
18 G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1992, p.32.
19 G. Deleuze, Logique du sens, Minuit, 1969, p.211.
20 Federico García Lorca, « L’image poétique chez Góngora », OEuvres complètes I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 897.
21 Cité par Mercedes Blanco, les Rhétoriques de la pointe, Paris, Honoré Champion, 1992, p.62.
22 Ibid., p.57.
23 Ibid., p.141.
24 Pedro Calderón de la Barca, la Vie est un songe, Première journée, trad. Bernard Sesé, Flammarion, « GF », 1976, p.75.
25 W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Flammarion, 1974, p.218.
26 G. Deleuze, le Pli, Minuit, 1988, pp. 169-170.
27 l’Image-temps, op. cit., p.171.
28 Mille Plateaux, op. cit., p.331.
29 B. Gracián, Art et figures de l’esprit, Discours 6, trad. Benito Pelegrin, Seuil, 1983, p.114.
30 Karl Borinski, Die Antike in Poetik und Kunstheorie, Berlin, D. Weicher, 1914, p.193 et W. Benjamin, op. cit., p.254.
31 le Pli, op. cit., p.168.
32 W. Benjamin, « Théorie de la ressemblance », op. cit., p.65.

Lacan devant Spinoza, Création – Dissolution / l’Unebévue n°29

Il y avait une erreur quelque part / Louis Althusser et le « groupe Spinoza » / François Matheron
Derrière la reprise de la philosophie conçue comme tâche politique numéro un se dissimule sans doute une transformation beaucoup plus profonde de l’idée même de politique, immédiatement vécue comme impossible, et le « groupe Spinoza » est peut-être, avant tout, un groupe Machiavel dénié. Le « Spinoza » en question est un Spinoza machiavélisé. On le sait aujourd’hui : Althusser s’est profondément identifié, souterrainement, à Machiavel : lorsqu’il réfléchit sur lui-même, il y a toujours Machiavel en toile de fond, et lorsqu’il travaille sur Machiavel, il pense toujours en même temps à lui-même.

Le sujet du sacrifice : Lacan devant Spinoza / Gabriel Albiac
Nous avons fait le détour par Spinoza – écrivait Althusser – pour voir un peu plus clair dans le détour de Marx par Hegel. Lacan ne se trompait pas lorsqu’il voyait, en 1964, dans ce  rapport à Spinoza, le point d’accord avec ce renouveau du marxisme qui trouvait son noyau chez Althusser dans les années 1960. Il y a du malentendu là, peut-être. Il faudrait, toutefois, prendre le risque de jouer sur ce problème. Il fixe un point de non-retour dans l’histoire du marxisme, mais aussi dans la formulation définitive de la refondation lacanienne de Freud : le spinozisme comme lieu obligé d’une théorie matérialiste de la subjectivité.

Court billet / Jean-Paul Abribat
Si dans la philosophie, et éminemment celle de Spinoza, la psychanalyse a à reprendre son bien, elle ne peut le faire qu’en perdant la philosophie, et éminemment Spinoza, mais elle ne peut le faire que de traviol.

Deux tourniquets ou une topique : Althusser comme Missing link entre la philosophie, la psychanalyse et la politique / Yoshihiko Ichida
Examinons de près le rapport entre les trois composantes des « tourniquets » : le concept, le réel appelé événement ou lutte des classes, et le désir ; la philosophie, la politique et la psychanalyse. Le « tourniquet des concepts » est composé des deux premières, et celui « du désir », de la première et de la troisième. Notre intérêt est d’observer ce qui se passe entre les composantes avant qu’elles n’aient deux points nodaux, deux « tourniquets ». Il s’agit d’un rapport à trois termes, d’un système de trois « lieux », qui produit deux sortes de rapport à deux termes.

Fragments de la machine d’écriture d’Althusser. Les lettres à Franca / Marie-France Basquin
Malgré l’enchantement du style et la richesse des propos, force est de constater qu’un envahissement progressif oblige, à plusieurs reprises, à arrêter la lecture, à délaisser ce livre imposant de plus de 700 pages. À travers les mises au point récurrentes de Louis à l’occasion des rendez-vous avec Franca, rendez-vous prévus, rêvés, et parfois annulés par lui ou par elle, les lettres, insidieusement, créent peu à peu un enfer. Quelle machine à lettres s’est donc mise alors à fonctionner, entre eux, et pour le lecteur ? On pense évidemment à Kafka, et à la si belle étude de Deleuze et Guattari. S’agirait-il de la même sorte de machine littéraire ?

Le concept est-il l’apanage du philosophe ? / Stéphane Nadaud
S’il est une question que pose le livre d’Attal, la Non-excommunication de Jacques Lacan, c’est bien celle du concept. Pluriel plutôt que singulier : questions quant à sa construction, ses déplacements, ses transformations, ses dénominations. Sautant de Spinoza à Lacan (avec ou sans Spinoza), de Machiavel à Althusser (avec ou sans Machiavel), d’Althusser à Lacan et de Lacan à Althusser, le livre de José Attal invite à se demander, de l’Amor intellectualis Dei au désir de l’analyste, passant par le prince, si tout cela est encore, in ou out la philosophie, une question de concepts.

Un flagrant délit de légender / Mireille Lauze et Jean Rouaud
Pour Gilles Deleuze il y a le cinéma politique classique qui exalte la présence d’un peuple existant, et le cinéma politique moderne, celui de Pierre Perrault, qui «contribue à l’invention d’un peuple là où le maître a dit : pas de peuple ici ». Le cinéma de Perrault est exigeant : voir ce peuple qui manque, peuple mineur et invisible, exige un décentrement du regard car il est plus facile d’enfermer l’autre dans une identité culturelle représentée que de le saisir dans le mouvement d’un peuple à venir.

Une expérience palpitante / Yan Pélissier
Le 22 novembre 2011, Stéphane Nadaud était l’invité de Book-en-train à l’hôpital de jour pour adolescents de la rue Bayen, à Paris dans le 17e arrondissement, pour un débat autour de son livre Fragment(s) subjectif(s).

La guerre du soin n’aura pas lieu / Nunzio d’Annibale
J’ai donc écrit mon mémoire de Master 1 sur le déménagement du Centre de jour de Châtelet-Les-Halles, au 5 rue Saint-Denis dans le 1er arrondissement, sur une péniche dans le 12e. Un mémoire de psychologie clinique sur une question aussi futile, sur un déménagement, je peux vous dire que ça n’a pas plu à tout le monde. Vous avez dû lire un tas de petits articles plus idiots les uns que les autres, sur le sujet. Ce bateau fait un tabac. Ça enfume la Psychiatrie. Après n’avoir parlé que des schizophrènes meurtriers et des Unité pour Malades Difficiles, les voilà qui nous font le coup de la croisière s’amuse. Poor Adamant !

Lacan en crise. Fantaisie / Christian Simatos
La façon dont Lacan jouait de sa personne déconcertait. C’est cela qui produisait la question « que me veut-il ? ». Question que je pourrais formuler autrement : quelle est cette dette qu’il creuse en moi par un discours qui me parle sans s’adresser à moi et auquel je manque à savoir répondre ? Vous voyez que nous ne sommes pas loin du discours amoureux. Il va sans dire que je n’ai pas adopté cet éclairage sans un sérieux recul. J’en déduis, et mon interprétation se résume à cela, j’en déduis qu’on l’aura lâché par dépit, et je me permets d’imaginer que ceux qui l’ont lâché auraient renoncé aux avantages d’une reconnaissance par l’IPA s’ils n’avaient pas été pris dans cette dimension du dépit amoureux.

Documents sur l’histoire des rapports de la SFP et Lacan, 1953-1967 / Traduit par José Attal
Compte rendu d’une réunion à Londres entre les représentants d’Edimbourg de la SFP et les membres londoniens de la Commission – 25 novembre 1962. Traduit par José Attal.

Stein chez Lacan, Lacan chez Stein : moments / Jean Allouch
Dans le débat qui les opposa, à moment donné, ce ne fut plus Stein mis en danger par Lacan, mais Lacan par Stein. Lacan dit alors : « L’Autre n’est en aucun cas un lieu de félicité. » Ou encore : « Ce n’est pas le paradis qui est perdu. C’est un certain objet. » Au regard du mysticisme, la seule position tenable, selon Lacan à ce moment-là, fut de ne rien vouloir en savoir. Et c’est donc le mysticisme qui fit ce jour-là point d’achoppement, de rupture. Disposant aujourd’hui d’un certain recul, on sait que Lacan n’a pas pu s’en tenir à ce radical rejet du mysticisme qu’il brandissait contre Stein. Le registre de l’amour chez Lacan, je crois l’avoir montré, est précisément celui-là : mystique.

Le point de retournement de Lacan. Création-Dissolution / José Attal
« C’est vous, par votre présence, qui faites que j’ai enseigné quelque chose ». Lacan n’a jamais varié là-dessus, non seulement il n’y a aucun gradus, mais les analysants sont une part active du public. Lacan parle à ceux qui sont en tension avec sa personne, tension produisant une configuration des limites, et qu’il appelle, selon l’usage de la physique quantique et de l’électrostatique : écrantage. Quand il sera mort, et « il est sûr que c’est l’avenir », comment se fera le réglage de la limite dans la configuration des résistances ? Le séminaire Dissolution continue de résister, ce n’est guère étonnant puisque la dissolution, c’est l’acte analytique même.

Jacques Lacan. Séminaire Dissolution, séances de novembre et décembre 1979 / Notes de Mayette Viltard
Les trois premières séances du séminaire Dissolution furent brèves, devant un public très clairsemé. La question soulevée était pourtant d’importance : en quoi est-il différent qu’un nœud borroméen se défasse ou se rompe ? On trouvera l’ensemble du séminaire, 1979-81, sur le site www.unebevue.org

L’intimité des diagrammes / Claude Mercier
Peirce retient surtout la dimension analogique du diagramme réduit à un rôle d’icône relationnel, alors que Jakobson affirme la dimension virtuelle de tout diagramme, le devenir. En tordant Peirce et en détournant Hjelmslev, Deleuze et Guattari font du diagramme la déterritorialisation absolue, lui donnant toute sa puissance de virtualité. Diagramme et dispositif, le débat entre Deleuze et Foucault, en particulier à propos de Surveiller et punir, doit être étudié, ce qui donne un éclairage inattendu sur la fonction diagrammatique des entretiens que Foucault donnait, en France ou à l’étranger.

Un rêve mathématique / Colette Piquet
Ce rêve, je l’ai rêvé après avoir lu la veille l’article enchanteur de Gilles Châtelet, « L’enchantement du virtuel ». J’ai rencontré Gilles Châtelet et son enchantement du virtuel un jour où je me demandais quel statut donner aux fantômes du Tour d’écrou de Henry James. Je me suis sentie dans une telle proximité avec les mots, les phrases de Gilles Châtelet que je me suis laissée avaler par lui ou que je l’ai avalé, le temps d’un rêve. Tant je l’ai aimé qu’en lui encore je vis, pourrais-je dramatiquement écrire avec Wittig.

« J’espère que non ! » La dénégation de Royaumont / Jean-Claude Dumoncel
En 1958, à Royaumont, eut lieu un colloque publié sous le titre La philosophie analytique, avec un Avant-Propos de Leslie Beck dans lequel Beck affirmait qu’entre philosophie analytique et philosophie continentale « plusieurs oppositions se montrèrent irréductibles ». Pour les illustrer, il donnait entre autres cette version de la confrontation entre Ryle et Merleau-Ponty : quand Merleau-Ponty demanda : « notre programme n’est-il pas le même ? », la réponse ferme et nette fut : « J’espère que non ».

Approche de la notion d’autopoïèse chez Félix Guattari. Quelle capacité certains systèmes ont-ils de reconstituer en permanence leur structure ? / Françoise Jandrot
Guattari écrivait, à propos du livre de Pierre Lévy : « L’ère machinique qui s’ouvre devant nous n’est donc pas nécessairement corrélative de maléfice et de catastrophe ! Tout dépend ici des options éthico-politiques des agencements collectifs d’énonciation qui prendront en charge cette « mécanosphère ». Une des directions prometteuses de ce travail serait sa jonction – toujours les interfaces ! – avec la réflexion de Francisco Varela sur l’autopoïèse, à savoir la capacité des certains systèmes de reconstituer en permanence leur structure ».

La prison de Lascaux et la grotte du temps logique / Xavier Leconte
Le titre se présente comme un lapsus ; il y a une inversion qu’on voudrait corriger : la grotte de Lascaux et la prison du temps logique ! Sous sa forme inversée, il répond cependant assez bien à ce dont il va être question. Des choses se sont passées entre la grotte de Lascaux et la prison du temps logique, des effets de contamination, d’altération de l’une par l’autre, de la prison par la grotte et réciproquement, des effets qui justifient plutôt ce désordre, cette anomalie liminaires.
l’Unebévue
Lacan devant Spinoza, Création – Dissolution / n°29 / 2012
Lacan devant Spinoza, Création - Dissolution / l'Unebévue n°29 dans Flux maurizio-cattelan-99

Sur Spinoza : l’affect et l’idée (3) / Gilles Deleuze

La notion, mode de pensée adéquat dû à la compréhension de la cause
C’est déjà au niveau des idées-notion que va apparaître une espèce d’issue dans ce monde. On est complètement étouffé, on est enfermé dans un monde d’impuissance absolue, même quand ma puissance d’agir augmente, c’est sur un segment de variation, rien ne me garantit que, au coin de la rue, je ne vais pas recevoir un grand coup de bâton sur la tête et que ma puissance d’agir va retomber. Vous vous rappelez qu’une idée-affection, c’est l’idée d’un mélange, c’est-à-dire l’idée d’un effet d’un corps sur le mien.
Une idée-notion ne concerne plus l’effet d’un autre corps sur le mien, c’est une idée qui concerne et qui a pour objet la convenance ou la disconvenance des rapports caractéristiques entre les deux corps.
Si il y a une idée telle – on ne sait pas encore si il y en a, mais on peut toujours définir quelque chose quitte à conclure que ça ne peut pas exister –, c’est ce qu’on appellera une définition nominale. Je dirais que la définition nominale de la notion c’est que c’est une idée qui, au lieu de représenter l’effet d’un corps sur un autre, c’est à dire le mélange de deux corps, représente la convenance ou la disconvenance interne des rapports caractéristiques des deux corps.
Exemple : si j’en savais assez sur le rapport caractéristique du corps nommé arsenic et sur le rapport caractéristique du corps humain, je pourrais former une notion de ce en quoi ces deux rapports disconviennent au point que l’arsenic, sous son rapport caractéristique, détruit le rapport caractéristique de mon corps. Je suis empoisonné, je meurs.
Vous voyez que, à la différence de l’idée d’affection, au lieu d’être la saisie du mélange extrinsèque d’un corps avec un autre, ou de l’effet d’un corps sur un autre, la notion s’est élevée à la compréhension de la cause, à savoir, si le mélange a tel ou tel effet, c’est en vertu de la nature du rapport des deux corps considérés et de la manière dont le rapport de l’un des corps se compose avec le rapport de l’autre corps. Il y a toujours composition de rapports. Lorsque je suis empoisonné, c’est que le corps arsenic a induit les parties de mon corps à entrer sous un autre rapport que le rapport qui me caractérise. A ce moment-là, les parties de mon corps entrent sous un nouveau rapport induit par l’arsenic, qui se compose parfaitement avec l’arsenic; l’arsenic est heureux puisqu’il se nourrit de moi. L’arsenic éprouve une passion joyeuse car, comme le dit bien Spinoza, tout corps a une âme. Donc l’arsenic est joyeux, moi évidemment je ne le suis pas. Il a induit des parties de mon corps à entrer sous un rapport qui se compose avec le sien, arsenic. Moi je suis triste, je vais vers la mort. Vous voyez que la notion, si on pouvait y arriver, c’est un truc formidable.
On n’est pas loin d’une géométrie analytique. Une notion, ce n’est pas du tout un abstrait, c’est très concret : ce corps-ci, ce corps-là. Si j’avais le rapport caractéristique de l’âme et du corps de celui dont je dis qu’il ne me plaît pas, par rapport à mon rapport caractéristique à moi, je comprendrais tout, je connaîtrais par les causes au lieu de ne connaître que des effets séparés de leurs causes. À ce moment-là, j’aurais une idée adéquate.
De même, si je comprenais pourquoi quelqu’un me plaît. J’ai pris comme exemple les rapports alimentaires, il n’y a pas à changer une ligne pour les rapports amoureux. Ce n’est pas du tout que Spinoza conçoive l’amour comme de l’alimentation, il concevrait tout aussi bien l’alimentation comme de l’amour. Prenez un ménage à la Strinberg, cette espèce de décomposition des rapports et puis ils se recomposent pour recommencer. Qu’est-ce que c’est que cette variation continue de l’affectus, et comment ça se fait que certaine disconvenance convienne à certains ? Pourquoi certains ne peuvent vivre que sous la forme de la scène de ménage indéfiniment répétée ? Ils en sortent comme si ça avait été un bain d’eau fraîche pour eux.
Vous comprenez la différence entre une idée-notion et une idée-affection. Une idée-notion est forcément adéquate puisque c’est une connaissance par les causes. Spinoza emploie là, non seulement le terme de notion pour qualifier cette deuxième sorte d’idée, mais il emploie le terme de notion commune. Le mot est très ambigu : est-ce que ça veut dire commune à tous les esprits ? Oui et non, c’est très minutieux chez Spinoza. En tous cas, ne confondez jamais une notion commune avec une abstraction.
Une notion commune, il la définit toujours comme ceci : c’est l’idée de quelque chose qui est commun à tous les corps ou à plusieurs corps – deux au moins – et qui est commun au tout et à la partie. Donc, il y a sûrement des notions communes qui sont communes à tous les esprits, mais elles ne sont communes à tous les esprits que dans la mesure où elles sont d’abord l’idée de quelque chose qui est commun à tous les corps. Donc ce n’est pas du tout des notions abstraites. Qu’est-ce qui est commun à tous les corps ? Par exemple, être en mouvement ou en repos. Le mouvement et le repos seront objets de notions dites communes à tous les corps. Donc il y a des notions communes qui désignent quelque chose de commun à deux corps ou à deux âmes. Par exemple, quelqu’un que j’aime. Encore une fois les notions communes, ça n’est pas abstrait, ça n’a rien à voir avec des espèces et des genres, c’est vraiment l’énoncé de ce qui est commun à plusieurs corps ou à tous les corps ; or, comme il n’y a pas un seul corps qui ne soit lui-même plusieurs, on peut dire qu’il y a des choses communes ou des notions communes dans chaque corps. D’où on retombe sur la question : comment est-ce qu’on peut sortir de cette situation qui nous condamnait aux mélanges ?
Là, les textes de Spinoza sont très compliqués. On ne peut concevoir cette sortie que de la manière suivante : quand je suis affecté, au hasard des rencontres, ou bien je suis affecté de tristesse, ou bien de joie – en gros. Quand je suis affecté de tristesse, ma puissance d’agir diminue, c’est-à-dire que je suis encore plus séparé de cette puissance. Quand je suis affecté de joie, elle augmente, c’est-à-dire que je suis moins séparé de cette puissance. Bien. Si vous vous considérez comme affecté de tristesse, je crois que tout est foutu, il n’y a plus d’issue pour une raison simple : rien dans la tristesse qui diminue votre puissance d’agir, rien ne peut vous induire dans la tristesse à former la notion commune d’un quelque chose qui serait commun aux corps qui vous affectent de tristesse et au vôtre. Pour une raison très simple, c’est que le corps qui vous affecte de tristesse ne vous affecte de tristesse que dans la mesure où il vous affecte sous un rapport qui ne convient pas avec le vôtre. Spinoza veut dire quelque chose de très simple, c’est que la tristesse, ça ne rend pas intelligent. La tristesse, on est foutu. C’est pour ça que les pouvoirs ont besoin que les sujets soient tristes. L’angoisse n’a jamais été un jeu de culture de l’intelligence ou de la vivacité. Tant que vous avez un affect triste, c’est que un corps agit sur le vôtre, une âme agit sur la vôtre dans des conditions telles et sous un rapport qui ne convient pas avec le vôtre. Dès lors, rien dans la tristesse ne peut vous induire à former la notion commune, c’est-à-dire l’idée d’un quelque chose de commun entre les deux corps et les deux âmes. C’est plein de sagesse ce qu’il est en train de dire. C’est pour ça que penser à la mort, c’est la chose la plus immonde. Il s’oppose à toute la tradition philosophique qui est une méditation de la mort. Sa formule, c’est que la philosophie est une méditation de la vie et non de la mort. Évidemment, parce que la mort, c’est toujours une mauvaise rencontre.
Autre cas. Vous êtes affecté de joie. Votre puissance d’agir est augmentée, ça ne veut pas dire que vous la possédiez encore, mais le fait que vous soyez affecté de joie signifie et indique que le corps ou l’âme qui vous affecte ainsi, vous affecte sous un rapport qui se combine avec le vôtre et qui se compose avec le vôtre, et ça va de la formule de l’amour à la formule alimentaire. Dans un affect de joie, donc, le corps qui vous affecte est indiqué comme composant son rapport avec le vôtre et non pas son rapport décomposant le vôtre. Dès lors, quelque chose vous induit pour former la notion de ce qui est commun au corps qui vous affecte et au vôtre, à l’âme qui vous affecte et à la vôtre. En ce sens, la joie rend intelligent.
Là on sent que c’est un drôle de truc parce que, méthode géométrique ou pas, on lui accorde tout, il peut le démontrer. Mais il y a un appel évident à une espèce d’expérience vécue. Il y a un appel évident à une manière de percevoir, et bien plus, à une manière de vivre. Il faut déjà avoir une telle haine des passions tristes, la liste des passions tristes chez Spinoza est infinie, il va jusqu’à dire que toute idée de récompense enveloppe une passion triste, toute idée d’orgueil, la culpabilité. C’est un des moments les plus merveilleux de l’Éthique.
Les affects de joie, c’est comme si c’était un tremplin, ils vous font passer à travers quelque chose qu’on aurait jamais pu passer s’il n’y avait que des tristesses. Il nous sollicite de former l’idée de ce qui est commun au corps affectant et au corps affecté. Ça peut rater, mais ça peut réussir et je deviens intelligent. Quelqu’un qui devient bon en latin en même temps qu’il devient amoureux… ça s’est vu dans les séminaires. C’est lié en quoi ? Comment quelqu’un fait des progrès ? On ne fait jamais des progrès sur une ligne homogène, c’est un truc ici qui nous fait faire des progrès là-bas, comme si une petite joie là avait déclenché un déclic. A nouveau nécessité d’une carte : qu’est-ce qui s’est passé là pour que ça se débloque ici ? Une petite joie nous précipite dans un monde d’idées concrètes qui a balayé les affects tristes ou qui est en train de lutter, tout ça fait partie de la variation continue. Mais en même temps, cette joie nous propulse en quelque sorte hors de la variation continue, elle nous fait acquérir au moins la potentialité d’une notion commune. Il faut concevoir ça très concrètement, c’est des trucs très locaux. Si vous réussissez à former une notion commune, sur quel point votre rapport de vous avec telle personne ou avec tel animal, vous dites : enfin j’ai compris quelque chose, je suis moins bête qu’hier. Le « j’ai compris » qu’on se dit, parfois c’est le moment où vous avez formé une notion commune. Vous l’avez formée très localement, ça ne vous a pas donné toutes les notions communes. Spinoza ne pense pas du tout comme un rationaliste – chez les rationalistes il y a le monde de la raison et il y a les idées. Si vous en avez une, évidemment vous les avez toutes: vous êtes raisonnable. Spinoza pense qu’être raisonnable, ou être sage, c’est un problème de devenir, ce qui change singulièrement le contenu du concept de raison. Il faut savoir faire les rencontres qui vous conviennent.
Quelqu’un ne pourra jamais dire qu’est bon pour lui quelque chose qui dépasse son pouvoir d’être affecté. Le plus beau, c’est de vivre sur les bords, à la limite de son propre pouvoir d’être affecté, à condition que ce soit la limite joyeuse puisqu’il y a la limite de joie et la limite de tristesse; mais tout ce qui excède votre pouvoir d’être affecté est laid. Relativement laid– ce qui est bon pour les mouches n’est pas forcément bon pour vous…
Il n’y a plus de notion abstraite, il n’y a aucune formule qui est bonne pour l’homme en général. Ce qui compte, c’est quel est votre pouvoir à vous. Lawrence disait une chose directement spinoziste : une intensité qui dépasse votre pouvoir d’être affecté, cette intensité là est mauvaise (cf. les écrits posthumes). C’est forcé : un bleu trop intense pour mes yeux, on ne me fera pas dire que c’est beau, ce sera peut-être beau pour quelqu’un d’autre. Il y a du bon pour tous, vous me direz… Oui, parce que les pouvoirs d’être affecté se composent. A supposer qu’il y ait un pouvoir d’être affecté qui définisse le pouvoir d’être affecté de l’univers entier, c’est bien possible puisque tous les rapports se composent à l’infini, mais pas dans n’importe quel ordre. Mon rapport ne se compose pas à celui de l’arsenic, mais qu’est-ce que ça peut faire ? Évidemment, à moi, ça fait beaucoup, mais à ce moment là les parties de mon corps rentrent sous un nouveau rapport qui se compose avec celui de l’arsenic. Il faut savoir dans quel ordre les rapports se composent. Or si on savait dans quel ordre les rapports de tout l’univers se composent, on pourrait définir un pouvoir d’être affecté de l’univers entier, ce serait le cosmos, le monde en tant que corps ou en tant qu’âme.
A ce moment là, le monde entier n’est qu’un seul corps suivant l’ordre des rapports qui se composent. A ce moment là, vous avez un pouvoir d’être affecté universel à proprement parler : Dieu, qui est l’univers entier en tant que cause, a par nature un pouvoir d’être affecté universel. Inutile de dire qu’il est en train de faire un drôle d’usage de l’idée de Dieu. Vous éprouvez une joie, vous sentez que cette joie vous concerne vous, qu’elle concerne quelque chose d’important quant à vos rapports principaux, vos rapports caractéristiques. Là, alors il faut vous en servir comme d’un tremplin, vous former l’idée-notion : en quoi le corps qui m’affecte et le mien conviennent-ils ? En quoi l’âme qui m’affecte et la mienne conviennent-ils, du point de vue de la composition de leurs rapports, et non plus du point de vue du hasard de leurs rencontres. Vous faites l’opération inverse de celle qu’on fait généralement.
Généralement les gens font la sommation de leurs malheurs, c’est même là que la névrose commence, ou la dépression, quand on se met à faire des totaux : oh merde ! il y a ceci, et il y a cela… Spinoza propose l’inverse : au lieu de faire la sommation de nos tristesses, prendre un point de départ local sur une joie à condition qu’on sente qu’elle nous concerne vraiment. Là-dessus on forme la notion commune, là-dessus on essaie de gagner localement, d’étendre cette joie. C’est un travail de la vie. On essaie de diminuer la portion respective des tristesses par rapport à la portion respective d’une joie, et on tente le coup formidable suivant : on est assez assuré de notions communes qui renvoient à des rapports de convenance entre tel et tel corps et le mien, on va tenter alors d’appliquer la même méthode à la tristesse, mais on ne pouvait pas le faire à partir de la tristesse, c’est-à-dire qu’on va tenter de former des notions communes par lesquelles on arrivera à comprendre de manière vitale en quoi tel et tel corps disconviennent et non plus conviennent. Ça devient non plus une variation continue, ça devient une courbe en cloche. Vous partez des passions joyeuses, augmentation de la puissance d’agir; vous vous en servez pour former des notions communes d’un premier type, notion de ce qu’il y avait de commun entre le corps qui m’affectait de joie et le mien, vous étendez au maximum vos notions communes vivantes et vous redescendez vers la tristesse, cette fois-ci avec des notions communes que vous formez pour comprendre en quoi tel corps disconvient avec le vôtre, telle âme disconvient avec la vôtre.
À ce moment-là, vous pouvez déjà dire que vous êtes dans l’idée adéquate puisque, en effet, vous êtes passé dans la connaissance des causes. Vous pouvez déjà dire que vous êtes dans la philosophie. une seule chose compte, c’est les manières de vivre. Une seule chose compte, c’est la méditation de la vie, et la philosophie ça ne peut être qu’une méditation de la vie, et loin d’être une méditation de la mort, c’est l’opération qui consiste à faire que la mort n’affecte finalement que la proportion relativement la plus petite en moi, à savoir la vivre comme une mauvaise rencontre. Simplement on sait bien que, à mesure qu’un corps se fatigue, les probabilités de mauvaises rencontres augmentent. C’est une notion commune, une notion commune de disconvenance. Tant que je suis jeune, la mort c’est vraiment quelque chose qui vient du dehors, c’est vraiment un accident extrinsèque, sauf cas de maladie interne. Il n’y a pas de notion commune, en revanche c’est vrai que quand un corps vieillit, sa puissance d’agir diminue : je ne peux plus faire ce que hier encore je pouvais faire ; ça, ça me fascine, dans le vieillissement, cette espèce de diminution de la puissance d’agir.
Qu’est-ce que c’est qu’un clown, vitalement ? C’est le type qui, précisément, n’accepte pas le vieillissement, il ne sait pas vieillir assez vite. Il ne faut pas vieillir trop vite parce que c’est aussi une autre manière d’être clown : faire le vieux. Plus on vieillit et moins on a envie de faire des mauvaises rencontres, mais quand on est jeune on se lance dans le risque de la mauvaise rencontre. C’est fascinant le type qui, à mesure que sa puissance d’agir diminue en fonction du vieillissement, son pouvoir d’être affecté varie, il ne s’y fait pas, il continue à vouloir faire le jeune. C’est très triste. Il y a un passage fascinant dans un roman de Fitzgerald « Le numéro de ski nautique », il y a dix pages de toute beauté sur le ne pas savoir vieillir… Vous savez, les spectacles qui sont gênants pour les spectateurs eux-mêmes. Le savoir vieillir c’est arriver au moment où les notions communes doivent vous faire comprendre en quoi les choses et les autres corps disconviennent avec le vôtre. Alors, forcément, il va falloir trouver une nouvelle grâce qui sera celle de votre âge, surtout pas s’accrocher. C’est une sagesse. Ce n’est pas la bonne santé qui fait dire « vive la vie », ce n’est pas non plus la volonté de s’accrocher à la vie. Spinoza a su mourir admirablement, mais il savait très bien de quoi il était capable, il savait dire merde aux autres philosophes. Leibniz venait lui piquer des morceaux de manuscrits pour dire après que c’était lui. Il y a des histoires très curieuses – c’était un homme dangereux, Leibniz.
Je termine en disant qu’à ce second niveau, on a atteint à l’idée-notion où les rapports se composent, et encore une fois ce n’est pas abstrait puisque j’ai essayé de dire que c’était une entreprise extraordinairement vivante. On est sorti des passions. On a acquis la possession formelle de la puissance d’agir. La formation des notions, qui ne sont pas des idées abstraites, qui sont à la lettre des règles de vie, me donnent la possession de la puissance d’agir. Les notions communes, c’est le deuxième genre de connaissance.
L’essence, accès au monde des intensités pures
Pour comprendre le troisième, il faut déjà comprendre le second. Le troisième genre, il n’y a que Spinoza qui y soit entré. Au-dessus des notions communes… vous avez remarqué que si les notions communes ne sont pas abstraites, elles sont collectives, elles renvoient toujours à une multiplicité, mais elles n’en sont pas moins individuelles. C’est ce en quoi tel et tel corps conviennent, à la limite ce en quoi tous les corps conviennent, mais à ce moment là, c’est le monde entier qui est une individualité. Donc les notions communes sont toujours individuelles.
Au-delà encore des compositions de rapports, des convenances intérieures qui définissent les notions communes, il y a les essences singulières. Quelles différences ? Il faudrait dire à la limite que le rapport et les rapports qui me caractérisent expriment mon essence singulière, mais pourtant ce n’est pas la même chose. Pourquoi ? Parce que le rapport qui me caractérise – ce que je dis là n’est pas absolument dans le texte, mais ça y est presque –, c’est que les notions communes ou les rapports qui me caractérisent concernent encore les parties extensives de mon corps. Mon corps est composé d’une infinité de parties étendues à l’infini, et ces parties entrent sous tels et tels rapports qui correspondent à mon essence. Les rapports qui me caractérisent correspondent à mon essence mais ne se confondent pas avec mon essence, car les rapports qui me caractérisent sont encore des règles sous lesquelles s’associent, en mouvement et en repos, les parties étendues de mon corps. Tandis que l’essence singulière, c’est un degré de puissance, c’est-à-dire ce sont mes seuils d’intensité. Entre le plus bas et le plus haut, entre ma naissance et ma mort, ce sont mes seuils intensifs. Ce que Spinoza appelle l’essence singulière, il me semble que c’est une quantité intensive, comme si chacun de nous était défini par une espèce de complexe d’intensités qui renvoi à son essence, et aussi des rapports qui règlent les parties étendues, les parties extensives. Si bien que, lorsque j’ai la connaissance des notions, c’est-à-dire des rapports de mouvement et de repos qui règlent la convenance ou la disconvenance des corps du point de vue de leurs parties étendues, du point de vue de leur extension, je n’ai pas encore pleine possession de mon essence en tant qu’intensité.
Et Dieu, qu’est-ce que c’est ? Lorsque Spinoza définit Dieu par la puissance absolument infinie, il s’exprime bien. Tous les termes qu’il emploie explicitement : degré, degré en latin c’est gradus, et gradus ça renvoie à une longue tradition dans la philosophie du Moyen Âge. Le gradus, c’est la quantité intensive, par opposition ou par différence avec les parties extensives. Donc il faudrait concevoir que l’essence singulière de chacun ce soit cette espèce d’intensité, ou de limite d’intensité. Elle est singulière parce que, quelle que soit notre communauté de genre ou d’espèce, nous sommes tous des hommes par exemple, aucun de nous n’a les mêmes seuils d’intensité que l’autre.
Le troisième genre de connaissance, ou la découverte de l’idée d’essence, c’est lorsque, à partir des notions communes, par un nouveau coup de théâtre, on arrive à passer dans cette troisième sphère du monde : le monde des essences. Là on connaît dans leur corrélation ce que Spinoza appelle – de toute manière on ne peut pas connaître l’un sans l’autre –, et l’essence singulière qui est la mienne et l’essence singulière qui est celle de Dieu et l’essence singulière des choses extérieures.
Que ce troisième genre de connaissance fasse appel à, d’une part, toute une tradition de la mystique juive, que d’autre part, ça implique une espèce d’expérience mystique même athée, propre à Spinoza, je crois que la seule manière de comprendre ce troisième genre, c’est de saisir que, au-delà de l’ordre des rencontres et des mélanges, il y a cet autre stade des notions qui renvoie aux rapports caractéristiques. Mais au-delà des rapports caractéristiques, il y a encore le monde des essences singulières. Alors, lorsque là on forme des idées qui sont comme de pures intensités, où ma propre intensité va convenir avec l’intensité des choses extérieures, à ce moment-là c’est le troisième genre parce que, si c’est vrai que tous les corps ne conviennent pas les uns avec les autres, si c’est vrai que, du point [de vue] des rapports qui régissent les parties étendues d’un corps ou d’une âme, les parties extensives, tous les corps ne conviennent pas les uns avec les autres ; si vous arrivez à un monde de pures intensités, toutes sont supposées convenir les unes avec les autres. À ce moment, l’amour de vous-même, est en même temps, comme dit Spinoza, l’amour des autres choses que vous, est en même temps l’amour de Dieu, est l’amour que Dieu se porte à lui-même, etc.
Ce qui m’intéresse dans cette pointe mystique, c’est ce monde des intensités. Là, vous êtes en possession, non seulement formelle, mais accomplie. Ce n’est même plus la joie. Spinoza trouve le mot mystique de béatitude ou l’affect actif, c’est-à-dire l’auto-affect. Mais ça reste très concret. Le troisième genre, c’est un monde d’intensités pures.
Gilles Deleuze
Spinoza, l’Affect et l’Idée / Vincennes, cours du 24 janvier 1978
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Télécharger l’intégralité du cours :

Sur Spinoza : l'affect et l'idée (3) / Gilles Deleuze dans Deleuze pdf deleuzespinoza19781981.pdf

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