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gillesdeleuzerolandbarthes. Cours croisés / Yves Citton et Philip Watts

Il est des entreprises éditoriales si importantes dans le long terme qu’elles ne peuvent apparaître, à chaque instant donné, que comme diffuses. La mise à disposition pour le public de la grande majorité des cours de Roland Barthes et de Gilles Deleuze, parce qu’elle s’est échelonnée sur plusieurs années, ne recevra sans doute que progressivement l’attention qu’elle mérite. Elle constitue pourtant l’un des événements intellectuels majeurs de la première décennie du troisième millénaire. Si l’on a pu dire que le siècle à venir serait deleuzien, il reste à mesurer la richesse des nuances que la réflexion éminemment actuelle de Roland Barthes peut apporter à l’analyse de nos sociétés de contrôle et à l’enrichissement de nos sensibilités.

La publication en 2004 des cours de Michel Foucault des années 1977-1979 sur la biopolitique et le néolibéralisme a eu un impact considérable sur les analyses récentes du capitalisme, des deux côtés de l’Atlantique. Celle des Séminaires de Lacan est devenue depuis trente ans une institution dans le paysage intellectuel français. Celle en 2002-2003 des cours de Roland Barthes au Collège de France sur leComment vivre ensemble ?Le Neutre et La Préparation du roman (1976-1980) semble encore se chercher un public. Quoique rapidement publiés dans de nombreuses langues, la plupart de ces cours restent encore inaccessibles au public anglophone, et leur réception en France même a été sans commune mesure avec leur mérite. Alors que la Leçon inaugurale, avec son assertion d’un « fascisme de la langue », avait fait scandale dès l’origine et continue à susciter des réactions passionnées presque trente ans plus tard, l’imposant corps de pensée représenté par l’ensemble des cours semble n’avoir rencontré qu’un respect poli, mais finalement assez distrait.
La parution récente d’un gros volume comprenant les deux ans du séminaire de l’École pratique des hautes études consacré au Discours amoureux (1974-1976) n’a, semble-t-il, pas non plus suscité grand enthousiasme – malgré l’inclusion de cent pages d’inédits à rajouter aux Fragments d’un discours amoureux, complètement rédigés mais retirés à la dernière minute de ce best-seller. Est-ce à dire que Barthes en est à ses années de purgatoire (du moins en France et aux USA, puisqu’il continue à attirer les foules au Japon) – plus vraiment à la mode, mais pas encore redécouvert?
De telles questions ne se posent bien entendu pas pour Gilles Deleuze. En dépit d’une complexité d’écriture et d’une exigence intellectuelle qui ne sont guère dans l’air du temps, la mode deleuzienne se soutient merveilleusement, nourrie par une multiplication d’excellentes introductions à sa pensée (en français comme en anglais), par la puissance d’entraînement de la politique négriste, par une position devenue quasi hégémonique dans le domaine des études cinématographiques et plus largement esthétiques. Déterritorialisation, nomadisme, rhizomes, molécularité, lignes de fuite, appareils de capture, littérature mineure ont été parfaitement intégrés à notre vocabulaire commun (majoritaire ?). Pas besoin d’attendre les décennies à venir pour confirmer d’ores et déjà la prédiction de Michel Foucault : ce siècle est d’ores et déjà deleuzien.
Or, si un beau succès semble avoir accueilli le coffret de trois DVD de l’Abécédaire de Gilles Deleuze, qui propose une demi-douzaine d’heures d’entretiens filmés avec Claire Parnet, qui sait que le site www.univ-paris8.fr/deleuze donne libre accès au cours des années 1980-1983 sur Spinoza, sur la peinture et sur le cinéma (totalisant environ 200 heures, proposées sous forme de fichiers MP3 téléchargeables et de transcriptions textuelles) ? Dans un monde un peu meilleur, la chose aurait fait les grands titres des magazines culturels et des journaux spécialisés. On rencontre pourtant tous les jours des deleuziens qui ignorent la mine d’or ouverte sous leurs pieds grâce au site de Paris 8… Qui sait si la mise en ligne de l’intégralité des 400 heures données entre 1979 et 1987 – promise par Gallica d’ici la fin de cette année – recevra davantage d’exposition médiatique?
Est-ce la « forme-cours » qui manquerait d’attrait ? Est-ce le mode de diffusion qui ferait problème ? Serait-ce que la parole enseignante de Foucault dit des choses plus « importantes » que celle de ses deux contemporains ? On prendra ces trois questions dans l’ordre.

Écriture, oralité, enseignement
À ceux qui ne connaissent pas encore ces cours, il faut recommander sans hésiterl’expérience de l’oralité rendue possible par le format MP3. Aussi minutieuses que soient les transcriptions, aussi informative que puisse être l’annotation, rien ne peut dépasser la joie d’entendre le grain mobile de ces deux voix (quand donc aura-t-on accès aux enregistrements des cours de Michel Foucault ?). Au plaisir du texte se substitue ici un infini bonheur de l’écoute : la moire des voix multiplie les fines nuances d’humour, d’émotion, d’hésitation, de parodie, de théâtralité, d’envolée et de dégrisement qui insufflent dans ces documents sonores une vie qu’aucune transcription ne saurait rendre. Surtout, les jeux de rythme et de tempo propres à la parole orale emportent souvent le performeur et son audience dans une même magie de lévitation (lift the bandstand, disait Steve Lacy).
Non moins qu’à l’expérience musicale de la voix, le bonheur de ces écoutes tient à la renversante clarté de ces pédagogues exemplaires qu’étaient Barthes et Deleuze. À force d’entendre la philosophie analytique et les sermonneurs sokaliens traiter laFrench Theory comme un délire pataphysique, il est rafraîchissant d’écouter l’absolue et rigoureuse limpidité que Deleuze arrive à introduire dans sa présentation d’un système aussi complexe que celui de Spinoza. Ces penseurs qui travaillent leur « écriture » au point de lui donner parfois une force et une densité dont on comprend qu’elle puisse dissuader des lecteurs impatients (ou habitués à ne rencontrer que des concepts prémâchés), on les entend ici moduler et segmenter le flux de leur parole enseignante avec un souci sans pareil de compréhensibilité. Le professeur Barthes signale méticuleusement les transitions de sa progression argumentative à ceux d’entre ses auditeurs qui prennent des notes, tandis que le professeur Deleuze se sent périodiquement obligé d’inviter ses auditeurs à se méfier de l’impression de naturel et de parfait ajustement des concepts qu’il crée devant eux.
L’émouvante précision de ce travail intellectuel vient de ce que le cours ne diluenullement l’écriture : il en garde toute la densité, mais la présente sous une formedécantée. Pas de meilleur accès à leur oeuvre que la voie orale – et l’on se prend à rêver à ce que nous auraient fait découvrir des versions « live » de Nietzsche, Hegel, Diderot, Spinoza… (D’où d’ailleurs un retournement éclairant : les notes écrites ou les transcriptions de ces cours entretenant avec la performance orale le même rapport de pâle substitut que donne toujours le meilleur CD à celui qui a vécu un concert en direct, on comprend que le travail d’écriture mis en oeuvre dans leurs livres – qui leur a aliéné toute la clique analytique – a consisté à redonner à leur pensée cette force devie et de lévitation dont témoigne si bien la présence du «live».)

Deux styles
Même s’ils partagent une même entraînante limpidité dans la parole professorale, Barthes et Deleuze ont développé bien entendu des styles de parole et de pensée sensiblement différents. Au niveau de langue élevé, nourri d’une substantifique préciosité, pratiqué par Barthes, répond la chaude puissance d’entraînement propre aux problématisations deleuziennes. Derrière des oppositions massives mais peu intéressantes (la sémiologie littéraire vs la philosophie, une peinture par touches verbales ponctuelles vs une architecture par grandes systématisations conceptuelles, le Collège de France vs Vincennes-St-Denis), ce qui les distingue, c’est peut-être avant tout leur façon de concevoir la circulation de la pensée. Roland Barthes vient en cours avec des notes qu’il suit scrupuleusement ; si, parmi l’assistance qui vient l’écouter le samedi matin dans différentes salles câblées du Collège de France, un auditeur souhaite communiquer avec lui, il le fait par une lettre écrite, que le Maître retiendra ou non dans une séance ultérieure pour en faire l’objet d’un « supplément » – non sans toujours faire sentir la fragilité et le caractère « tentatif » de sa parole.
Comme le dépeint bien la biographie croisée que François Dosse consacre aux auteurs de Mille Plateaux, lorsque Gilles Deleuze arrive à Paris 8 pour sa performance du mardi, il a tout le mouvement de son cours en tête et semble parler sous l’inspiration du moment ; des voix l’interrompent de la salle, Georges Comtesse construit des interprétations rivales, Anne Querrien ou Richard Pinhas demandent des explications ou soulèvent des questions, auxquelles il répond avec précision ; c’est jusqu’à la visée et à la nature même du cours qui se trouvent ainsi remises sur le tapis par les réactions non filtrées de la salle (pourquoi donc lire Spinoza ?). Qu’il échafaude des systématisations lumineuses ou qu’il rebondisse sur une intervention pour les accrocher à un exemple espiègle, Deleuze – digne avatar de Diderot – ne se donne les allures et l’aisance de l’improvisation que pour mieux faire sentir la puissance émancipatrice de la libre nécessité.

Publications divergentes
Or il se trouve que ces différentes conceptions de la circulation de la parole et de la pensée au sein de l’espace d’enseignement se retrouvent aujourd’hui dans la façon dont se sont agencés les modes de transmission de ces enseignements. Du côté des cours de Barthes, une équipe réunissant les meilleurs universitaires barthésiens (Claude Coste, Thomas Clerc, Nathalie Léger) sous la direction d’Éric Marty a mis en place un travail méticuleux d’édition « scientifique » (et d’ores et déjà définitive) dutexte des notes de cours : un protocole rigoureux a été mis en place pour rendre lisibles des pages souvent remplies d’abréviations et de petites flèches, sans pour autant jamais rajouter des mots qu’aurait pu ne pas apprécier l’Auteur ; une étude généticienne nourrissant un riche appareil de notes compare les différentes versions disponibles, va rechercher les références plus ou moins cryptées qui affleurent ici ou là, les sources (souvent secondaires) auxquelles le penseur puise son information. Les enregistrements sonores s’achètent dans les pharmacies culturelles sous forme de CD particulièrement onéreux. Après les avoir utilisés dans un grand confort de lecture et d’écoute, on range tous ces beaux objets dans sa bibliothèque et dans sa cdthèque où leurs tranches colorées font belle figure.
Du côté des cours de Deleuze, Marielle Burkhalter a mobilisé des forces bénévoles (essentiellement des étudiants de philosophie de Paris pour transcrire les enregistrements disponibles, sans pouvoir remonter à une trace autographe : c’est l’oral, et non les notes écrites, qui est au coeur du dispositif proposé par La Voix de Gilles Deleuze en ligne. La diffusion est conçue sur la base du libre accès, qui permet à chacun de télécharger les fichiers sonores MP3 et les transcriptions – très fidèlement faites avec les moyens du bord (et joyeusement déculpabilisées de toute névrose orthographique). Le projet originel d’étalonnage et de synchronisation, qui permettrait une circulation aisée entre l’oral et sa transcription, devra probablement être
abandonné, faute de financement conséquent. Malgré le manque de moyens et de publicité, le site reçoit entre 200 et 300 clics par jour. Après la mise en ligne des enregistrements audio sur Gallica, il sera toujours le seul à offrir les transcriptions, dont la réalisation est encore en quête de collaborateurs bénévoles (avis aux amateurs !).
On mesure le contraste entre les deux projets de diffusion. D’un côté : culte révérencieux du texte, souci méticuleux de la lettre, monumentalisation de la parole par le livre savant, équipe de recherche articulée à la publication des OEuvres complètes, prise en charge par un prestigieux éditeur commercial, coût (relativement) élevé d’achat (environ 200 € pour l’ensemble), noblesse culturelle de l’objet matériel produit. De l’autre : mise en circulation de documents offerts à la réappropriation (à chacun de peaufiner les transcriptions avant de les citer), effort de dissémination horizontale profitant de tous les moyens de diffusion possibles (mais parfois bloqué par la logique des droits commerciaux), supports numérisés complètement détachés de toute référence au monde du livre et du papier, autoconstitution d’autorité par la pratique, bénévolat, gratuité, espoirs de contaminations événementielles incontrôlées et de rencontres de publics improbables (dès lors que ça ne coûte rien, pourquoi ne pas essayer, pour voir…).
Face à des partis pris aussi opposés et aussi extrêmes, il serait bien entendu absurde de vouloir choisir « qui des deux a raison » – de même qu’il serait sans doute réducteur de situer forcément le livre du côté du passé, et le numérique dématérialisé du côté de l’avenir : le contraste permet surtout de mesurer toute la distance qui peut séparer des projets éditoriaux également cohérents et également justifiés, quoique basés sur des conceptions symétriques du travail de publication.

Se constituer par le rythme
Reste la question la plus intéressante : qu’en est-il des contenus de ces enseignements et de ces projets de publication ? Pour faciliter l’accès à ces continents vastes et riches, une cartographie sommaire sera peut-être utile.
Roland Barthes parle du sentiment amoureux, de ses nuances, de ses moments, de ses scintillements, de ses vibrations, de ses désarrois et de ses abîmes, dans les séminaires donnés entre 1974 et 1976 sur Le Discours amoureux. Arrivé au bout de son parcours en fin de première année, au lieu de passer à un thème nouveau, il décide de revisiter une seconde fois le même dossier, comme pour explorer par l’acte – six ans après la parution du livre de Deleuze – les effets de différence produits par la répétition (un troisième tour de spirale étant ajouté par l’écriture des Fragments d’un discours amoureux qui sera son plus grand succès de librairie).
À partir de son arrivée au Collège de France en 1976, il donne un enseignement qui, contrairement aux années précédentes, ne se transformera pas en livre, d’où les réelles et totales découvertes que constituent les trois cours de cette dernière période. Comment vivre ensemble (1976-1977) explore l’imaginaire de la vie en « petits groupes» (minoritaires), faite d’« une solitude interrompue de façon réglée », dont le modèle est donné par le monachisme oriental. L’enjeu est de réfléchir aux conditions d’une existence qui soit à la fois « isolée et reliée », de façon à laisser chaque sujet libre de développer son « idiorrythmie», son rythme de vie propre au sein de sa bulle protectrice. Avec trente ans de recul, ce qu’on voit se mettre en place durant ces séances, c’est déjà la « sphérologie » de Peter Sloterdijk, la rythmologie de Pascal Michon, les réflexions sur l’écologie de l’esprit, sur la « solitude connectée » de la socialité en réseau et sur l’autoconstitution des règles et des habitus.

Résister par la nuance
L’année suivante 1977-1978, Barthes présente son séminaire le plus accompli – celui par lequel il faut commencer l’exploration de sa pensée tardive – en esquissant une éthique du Neutrequi s’avère
pleinement en phase avec la pensée moléculaire de l’individuation, de l’intensité, de l’héccéité, de l’événement, du devenir et de la fuite que commencent au même moment à rédiger Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux.
En définissant le Neutre comme « ce qui déjoue le paradigme», Barthes met au coeur de sa réflexion la dénonciation de toutes les alternatives binaires (molaires) dans lesquelles nous enferment les discours politiques et médiatiques. Il fait de la sensibilité littéraire un domaine de résistance à l’arrogance des médias, des gestionnaires, des idéologues et des mercaticiens – une résistance qui passe par une culture active de la nuance, sous ses formes les plus délicates et les plus fuyantes. Même si Le Neutre, comme le Vivre ensemble de l’année précédente, cultivent un imaginaire de la retraite et du désengagement, le souci constant de Barthes est non pas de se retirer du monde, mais de s’inventer « [s]on propre style de présence aux luttes de [s]on temps» – un style distillé en un mélange plus actuel que jamais de délicatesse, de refus, d’esquives, de dissolution de la fonction-auteur et de recomposition d’un moi pluriel, peuplé de devenirs multiples et intermittents. Vingt ans avant nos engouements actuels pour Jacques Rancière, Alain Badiou ou Judith Butler, c’est une réflexion fondamentale sur les processus de subjectivation politiques et artistiques que met en place le séminaire sur Le Neutre, souvent avec des accents étonnamment prophétiques.

L’« écriture » comme tremplin d’un imaginaire post-travailliste
Les deux dernières années du cours de Barthes, interrompu par sa mort précoce en mars 1980, sont consacrées à une expérience sans exemple : le critique révéré, parlant depuis le Saint des Saints de l’institution magistrale, s’y met en scène comme animé du désir de devenir romancier. Lors de La Préparation du roman, il fera donc « comme si » il s’apprêtait à écrire une oeuvre intitulée la Vita Nova, et il explorera les conditions d’un travail de type littéraire dont la tâche serait de résister à « la mauvaise foi de l’universelle communication et à lalibido dominandi » qui anime toute la médiasphère. N’hésitant pas à mettre sa subjectivité et sa complexion affective au tout devant de la scène, le professeur déjoue avec la même élégance toute posture magistrale comme tout exhibitionnisme complaisant. Voilà de nombreuses années que « le fait de direje est un acte de méthode» dans son discours : comme durant les années précédentes, il s’agit d’inventer un style de présence qui permette simultanément de court-circuiter l’arrogance des discours de la Maîtrise et du Savoir, de contrecarrer la Bêtise majoritaire suintant de tous les canaux médiatiques et de poursuivre un effort d’ordre artistique de singularisation et de sensibilisation à la nuance.
La nouveauté réside cette fois dans la dimension éminemment pratique que prend le questionnement de ces deux dernières années. Après une longue investigation de l’art du haïku (érigé en modèle du Neutre et de la notation poétique), le cours entreprend de négocier pas à pas ce qui est acceptable (ou non) dans les compromis que la « gestion » de la vie sociale impose à notre désir d’invention créatrice (l’Écriture de notre Vita Nova). Pour autant qu’on traduise « écriture » par « nouvelles formes de productivité intellectuelle », c’est soudain avec l’opéraïsme et les revendications d’autonomie que le critique littéraire, dont la langue est si délicieusement aristocratique, entre en dialogue intime (et probablement insu) : comment arracher du monde de la gestion et du travail la possibilité d’une production artistique de soi ? Comment repenser le travail comme invention ? Comment négocier sa temporalité extensible ? Comment évaluer sa productivité diffuse ? Comment respecter ses exigences propres ? Quels enseignements en tirer pour réformer notre vivre-ensemble sur des bases plus respectueuses de nos idiorythmies ?
Manuel de survie en régime médiocratique, La Préparation du roman offre un merveilleux tremplin pour nous aider à imaginer une éthique, une politique et uneéconomie symbolique adaptée à une prochaine ère post-travailliste. Si ces cours nous paraissent si limpides (alors qu’ils devaient sans doute causer une sidération et une désorientation radicales dans leurs auditeurs de l’époque), c’est peut-être que notre siècle est également sur le point de devenir (enfin) barthésien.

Spinoza réinventé
Si Gilles Deleuze a plus régulièrement tiré des livres de ses enseignements hebdomadaires à Paris 8, la découverte des enregistrements et transcriptions de ses cours n’en reste pas moins essentielle, pour toutes les contextualisations, digressions, précisions et autres connexions actualisantes que suscite le propos pédagogique hebdomadaire. Au sein des 400 heures des 177 cours donnés entre 1979 et 1987, les séances actuellement disponibles en ligne s’organisent en trois grandes masses. Treize cours proposent l’introduction la plus illuminante, la plus pénétrante et la plus passionnante disponible à ce jour sur la philosophie de Spinoza. Non seulement le néophyte y trouvera un Spinoza capable de lui parler directement dans la langue de notre époque (plutôt que dans la néoscolastique latine du XVIIe siècle), mais l’exégète chevronné lui-même y trouvera des intuitions lumineuses et renversantes.
Exemple : le parallélisme spinozien implique que tout ce qui nous apparaît comme un corps dans l’attribut-étendue ait l’équivalent d’une « âme » dans l’attribut-pensée. Or qu’est-ce donc que « l’âme » d’une particule d’hydrogène, d’un arbre ou d’un système solaire ? Deleuze résout le problème en un tournemain : « l’âme » spinozienne, ce n’est rien d’autre qu’un pouvoir de discernement : « Le mouvement et le repos moléculaires ne sont possibles dans l’étendue que dans la mesure où, en même temps, s’exerce un discernement dans la pensée. Tout est animé, toute particule a une âme, c’est-à-dire : toute particule discerne. Une particule d’hydrogène ne confond pas, à la lettre, une particule d’oxygène avec une particule de carbone.»
Au-delà de Spinoza, c’est tout le vocabulaire de Mille Plateaux, alors fraîchement paru, qui se trouve mis à l’oeuvre dans ces cours des années 1980-1981. Moléculaire, flux, affects, percepts, visagéité, héccéités : tout cela « travaille » (dans) les cours consacrés à la peinture durant le printemps 1981, avec des développements particulièrement éclairants sur la notion de « diagramme ». Le va-et-vient est permanent entre de vastes perspectives sur l’histoire de l’art (depuis les Égyptiens jusqu’à Gérard Fromanger) et des analyses structurant le champ et les enjeux de nos expériences sensibles.

Cinosophie philématographique
La grosse masse des enregistrements actuellement disponibles sur le site de La Voix de Gilles Deleuze propose 50 cours consacrés au cinéma entre octobre 1981 et décembre 1983. Les deux volumes parus sur le cinéma aux éditions de Minuit ont déjà mis en circulation la plupart des grands concepts produits par cette phase de la réflexion deleuzienne. Ce que les cours ajoutent aux livres, c’est un cadrage différent des problèmes : on pourrait dire, pour aller vite, que les livres proposent unethéorisation du cinéma informée de concepts philosophiques, alors que les enseignements de Paris 8 sont des cours de philosophie qui parlent de cinéma. Plus précisément : au matériau présenté dans L’Image-mouvement et L’Image-temps, ces cours superposent constamment la position réflexive qui donnera bientôt sa substance à Qu’est-ce que la philosophie ? Deleuze crée des concepts pour penser le cinéma, et en même temps pointe constamment à ses étudiants les enjeux et les modalités propres à ce travail de création de concepts qu’est la philosophie. Cinéma et philosophie s’accouplent bien plus étroitement encore dans les bâtiments de Paris 8 que dans les pages des éditions de Minuit : c’est autant une sagesse du mouvement des idées (cinosophie) qu’un amour du cinéma que nous permettent de saisir les phonogrammes aujourd’hui disponibles en MP3.

gillesdeleuzerolandbarthes
Pour remettre en contexte l’enseignement de Gilles Deleuze à Paris 8, pour saisir la trajectoire intellectuelle du philosophe, avec ses grandes scansions et ses profondes continuités, le gros livre de François Dosse constitue un outil précieux. À la fois détaillé, richement informé de nombreux témoignages de première main (même si le tableau reste affecté de quelques zones d’ombre), et organisé en petites synthèses qui permettent de faire un point rapide sur tel moment historique ou sur tel pan de l’oeuvre, il parvient à recomposer un arrière-fond sur lequel les écrits et les cours du penseur (ainsi que les réactions de ses contemporains) prennent un relief nouveau.
Moins qu’une « biographie croisée » tressant inextricablement les parcours de DeleuzeetGuattari, le livre se présente plutôt comme une suite de séquences en solos, agencées au sein d’un montage successif plutôt que parallèle. Sur l’écriture et la pensée à-deux qui ont dynamisé la production de l’Anti-OEdipe ou de Mille Plateaux, on en apprend presque autant dans la vingtaine de pages consacrées au duo par l’enquête de Michel Lafon et Benoît Peeters que dans les 600 pages du livre de François Dosse – qui n’en perd rien de son mérite ni de son intérêt. Une fois rassemblés et analysés les quelques témoignages qu’ont laissés Deleuze et Guattari sur leur mode de travail à deux, il n’y a peut-être pas grand-chose à rajouter. On aimerait suggérer de chercher ailleurs, un peu plus loin : dans les rapports de résonance discrets mais profonds qu’ont entretenus les réflexions de Deleuze et de Barthes au cours des années 1970…
A priori, les deux penseurs divergent autant par leurs positionnements et par leurs projets intellectuels que par leur style de parole et par le mode de diffusion adopté par leurs héritiers. Et pourtant, sitôt qu’on gratte sous la surface de grandes oppositions (sur la sémiologie, sur l’intervention politique, sur la querelle des nouveaux philosophes), c’est tout un monde d’échos, d’emprunts, de références croisées, de réactions à distance et de dialogues indirects qui se fait jour. On pourrait montrer que Deleuze est omniprésent dans les cours de Barthes (directement ou à travers son interprétation de Nietzsche), depuis les premiers mots de la première séance de Comment vivre ensemble jusqu’au coeur des analyses du haïku. On pourrait montrer comment des aspects majeurs de l’exploration du Neutre sont fortement remotivés, dès lors qu’on les resitue dans la querelle qui oppose les deux intellectuels sur leur réaction envers les nouveaux philosophes. Contentons-nous, pour conclure, d’esquisser quelques-uns de ces réseaux de résonances.

Rhizomes et marcottages
Tandis que Deleuze et Guattari vulgarisent la notion de rhizome, Barthes sollicite discrètement celle de marcottage, qui troque la pomme de terre pour le fraisier, mais qui décrit en réalité la même prolifération horizontale multidirectionnelle sur un plan de consistance refusant toute arborescence hiérarchisante (PR, 155). Là où Deleuze parlera de catastrophe picturale pour désigner le diagramme qui vient « nettoyer la toile pour empêcher les clichés de prendre », appelant chaos-germe la forme émergente qui structurera l’oeuvre à venir (cours des 31 mars et 7 avril 1981), Barthes évoquait la touche-mère définie par Claudel comme « cette étincelle séminale qui met en branle toute la conception de l’être vivant » ou encore comme une « piqûre essentielle qui vient soudain introduire […] la sollicitation d’une forme » (PR, 120). L’un se donne des intercesseurs, l’autre des passeurs (PR, 151). L’un théorise les fluxde molécules, de désirs et de croyances ; l’autre nous rend sensibles à des phénomènes de rythmes définis comme des « manières particulières, pour les atomes, de fluer » (CVE, 38). L’un trouve dans l’immanence spinoziste ce que l’autre découvre dans l’immanence taoïste.
Tous deux tentent de reconstituer la notion d’affect sur des bases à la fois nouvelles et ancrées dans la philosophie classique. Tous deux en arrivent à concevoir le cinéma comme greffant sur notre esprit un automate spirituel. Tous deux mettent la notion d’individuation (aussi opposée à l’individualisme qu’au holisme) au coeur de leurs questionnements. Tous deux soumettent les textes qu’ils citent à des interprétations radicalement actualisantes, et justifient leur geste en redéfinissant leur pratique (Qu’est-ce que la philosophie ?Qu’est-ce que l’écriture ?). Au point que, du Collège de France à Paris 8, l’interpénétration des rhizomes et des marcottages finit par tisser un enchevêtrement parfaitement continu, à la surface des mots comme dans la profondeur des concepts.

Pensées parallèles, réflexions complémentaires
Au-delà de tels échos, ce qui justifierait de consacrer un livre à leurs pensées parallèles (comme Plutarque a pu écrire des Vies parallèles), c’est que les deux auteurs esquissent un même type de réponse à la même analyse d’un même problème :
Le même problème : comment « échapper à la mauvaise foi de l’universelle communication» (PR, 374) et à l’abrutissement d’impératifs de « gestion» qui plaquent nos discours sur l’expression de nos (faux) besoins ? Autrement dit : comment court-circuiter la machine majoritaire néolibérale ?
La même analyse : nous vivons dans des sociétés de gavage, qui écrasent la vraie vie (celle de la nuance) en nous saturant d’injonctions expressives nous appelant à être responsifs et responsables. À savoir : nous vivons dans des sociétés de contrôle qui capturent nos flux de désirs et de croyances en les mobilisant autour d’attracteurs sans intérêt.
La même réponse (d’ordre éminemment politique) : ne pas céder sur un désir de Neutre qui nous pousse à déjouer les paradigmes binaires qui nous piègent comme des rats par les choix mêmes qui nous sont pro-posés. En d’autres termes : reconnaître dans la fuite (loin de la responsivité politicienne) une vertu immédiatement politique, dans la mesure où elle nous permet d’échapper aux alternatives molaires qui nous empêchent d’inventer une troisième (ou énième) voie.
Mais plus encore que par ces parallèles (répétitions), c’est sans doute par leurs contrastes (différences) que l’accouplement de ces deux penseurs a de quoi nous donner des leçons d’éthique et de politique cruciales pour notre présent. Les vertus d’une lecture croisée tiennent moins à leurs convergences qu’à leur complémentarité. Comment associer les nuances de la lettre à la puissance du concept ? Comment réconcilier le désir d’idiorrythmie avec la passion du commun ? Comment compléter la délicatesse fuyante du Neutre par la joie de l’affirmation créatrice ? Si tels sont bien des paramètres centraux de nos questionnements contemporains, le moment est venu de s’emparer des derniers enseignements de Barthes pour faire un enfant dans le dos aux derniers cours de Deleuze.
Yves Citton et Philip Watts
gillesdeleuzerolandbarthes. Cours croisés
Publié sur le site de la Revue des Livres
Cours de Gilles Deleuze en ligne : http://www.univ-paris8.fr/deleuze
François Dosse / Gilles Deleuze et Félix Guattari. Biographie croisée
Roland Barthes / le Discours amoureux. Séminaire de l’École pratique des hautes études
Cours et lectures au Collège de France : La Préparation du roman, Comment vivre ensemble, Le Neutre / Ecouter Barthes sur UbuWebSound
gillesdeleuzerolandbarthes. Cours croisés / Yves Citton et Philip Watts dans Dehors croisements

La passe à plus d’un titre – la troisième proposition d’octobre de Jacques Lacan / José Attal

De l’art nous avons à en prendre de la graine.
Il y a une certaine homologie entre ce qu’on a comme œuvre, œuvre de l’art, et ce que nous recueillons comme expérience analytique.

L’art est en effet le lieu privilégié de production de subjectivité. Félix Guattari me servira de guide ici, car c’est un des rares psychanalystes lacaniens à avoir pris très au sérieux la façon qu’ a eue Lacan de réviser sa formule « ne s’autorise que de lui-même » en la « nouant » à la question de l’œuvre d’art en son homologie avec ce qui est recueilli de l’expérience analytique, soit la passe. Homologie est à prendre dans ses deux sens, comme ce qui est équivalent, correspondant, mais aussi comme en mathématiques, soit un mode de transformation des figures.
Dans son texte Vertige de l’immanence, refonder la production de l’inconscient (1), Guattari conteste – après et avec Lacan – la formule « le psychanlyste ne s’autorise que de lui-même » et indique qu’il faudrait refonder la pratique psychanalytique, non sur les modélisations existantes, mais sur une métamodélisation, là où aucun modèle n’est donné à l’avance.
Il est vrai que la passe était devenue une sorte de modélisation dans son dispositif et dans son pseudo-agencement, comme je l’ai dit plus haut, alors que l’enjeu est une production de subjectivité nouvelle, réinventer la psychanalyse.
« Pour moi, il s’agit de refonder une certaine pratique de production de subjectivité, de production de l’inconscient dans diverses situations réelles — collectives, familiales, institutionnelles, etc. — où cette production de subjectivité, cet agencement d’énonciations ne va pas de soi. Elle n’existe pas dans les relations naturelles, si jamais il y a eu des relations naturelles entre les humains. Il faut donc l’inventer, la recréer constamment, mais une telle invention implique une sorte de réassurance ontologique. Qu’est-ce qui m’autorise à recevoir quelqu’un, à le faire parler sur un certain mode, sur un mode associatif, de lui-même, de ses rêves, de son enfance, de ses projets ? Je ne suis pas autorisé. Pour reprendre l’expression de Lacan, « l’analyste ne s’autorise que de lui-même ». En fait, ce n’est pas vrai. Il ne s’autorise pas de lui-même. Il s’autorise d’une théorie, d’une identification à des collègues, d’une appartenance à une école. C’est cela que j’appelle une pseudo-garantie ontologique. Et ce qui m’intéresse est de refonder cette pratique, non directement sur les modélisations existantes, celles des psychothérapies et des psychanalyses, mais de la refonder sur ce que j’appelle une « métamodélisation » (…). Ce qui m’intéresse aujourd’hui dans la schizoanalyse, c’est le caractère hétérogénétique de cette pratique. Chaque cure développe une constellation d’univers singuliers, construit une scène, un théâtre tout à fait particulier et la métamodélisation consiste à forger des instruments pour saisir cette diversité, cette singularité, cette hétérogénéité. »
Ceci n’a rien à voir avec une « contre-culture » car si une contre-culture fait tâche d’huile, elle verse dans la normalisation culturelle.
Cette production d’altérité, c’est donc une hétérogénèse (qu’il ne faut surtout pas poser en termes de programme), mais en terme de diagramme, c’est-à-dire en termes de développement d’hétérogénéité des positions. Travailler en termes de diagramme, c’est un nouveau paradigme. Nous sortons ainsi, comme nous y incite Lacan (dans ses rappels réguliers et dans sa référence à la physique quantique – 2) des coordonnées habituelles de l’espace et du temps.
Nous avons donc affaire à ce que Guattari appelle un nouveau « paradigme esthétique » qui n’est plus dans les coordonnées habituelles de l’espace et du temps, et affaire à un type d’objet qui n’entre plus dans une échelle ou une autre, mais qui est ce qu’il qualifie « d’objet partiel de la subjectivité individuelle » nous le verrons plus loin. Il y a un éclatement des échelles.
Ce paradigme esthétique, singulier, propre à chacun, que chacun s’invente, non universalisable, s’oppose radicalement à une esthétique générale qui rendrait compte de l’ensemble des processus. Non, ici il s’agit de métamodélisation pour chaque position particulière, pour chaque sujet, une proto-esthétique. « Le lieu où la problématique de la refondation de la créativité, le lieu où non seulement la question est posée mais où elle est expérimentée, c’est finalement le domaine esthétique » (3).
« Ce qui est « pédagogique » avec la question de la création esthétique c’est que on y est toujours en train de reprendre l’altérité à zéro. Le peintre, l’auteur dramatique est toujours devant une matière saturée de redondances. Il faut qu’il annule ces redondances, qu’il annule cette dimension consensuelle de la redondance, qu’il créé des conditions où peut surgir de la singularité. Et ça vous voyez bien que d’une certaine façon les anciens mouvements féministes , homosexuels etc. .. où les mouvements relatifs aux immigrés restaient dans une dimension consensuelle.
Ils raisonnaient en terme de programme et donc de mise en accord de différentes positions. Alors que ce qui serait en question avec ce nouveau paradigme serait de travailler en terme de diagramme, c’est-à-dire en termes de développement d’hétérogénéité des positions. L’objet prend sa consistance quand il échappe à la redondance subjective, quand il échappe au moi, quand le moi est porté par, attiré par le processus donc quand le processus devient autopoïétique, autoconsistant »
.
Resingulariser la subjectivité implique certains agencements qui produisent des effets de subjectivation.
Et c’est bien sûr l’ART qui se trouve être le lieu privilégié d’agencement créateur de nouvelles constellations de référence. Pour Guattari, se référer à l’art comme paradigme permet de mettre en exergue trois types de problèmes :
- Celui de la créativité processuelle, c’est-à-dire de la remise en question permanent de l’identité de l’objet.
- Celui de la polyphonie de l’énonciation (par exemple le sujet de l’art moderne est un sujet aux centres multiples, non unique, qui peut répondre aux points multiples de références et de subjectivation).
- Celui de l’autopoïèse (4) (se produire en permanence et en interaction), soit une autoproduction de foyers de subjectivation partielle.
il y a donc avec l’art et l’art de la performance une sorte « d’immanence processuelle » que l’on peut considérer comme nouveau paradigme esthétique. Cette immanence processuelle, Guattari la précise :
« C’est tout à fait le même type de préoccupation que pour la performance, il y a deux immanences. Celle où rien n’advient, où l’on reste dans des ritournelles clôturées sur elles-mêmes, des répétitions vides, comme disait Gilles Deleuze dans Différence et répétition. . Et celle où une différence microscopique déclenche une processualité, quelque chose qui démarre, s’organise, se développe. Quand on parle tous les deux, là, il se peut très bien que je répète toujours la même chose ou que je ne dise rien et puis il est possible qu’il y ait une bifurcation, qu’il y ait un processus qui se déclenche. C’est quelque chose qui concerne évidemment beaucoup les questions esthétiques, mais ça concerne aussi bien les questions psychanalytiques, puisque l’on rencontre là aussi des ritournelles fermées sur elles-mêmes. Il s’agit de savoir s’il peut y avoir de l’événement, s’il peut y avoir quelque chose qui donne le sentiment de singularité existentielle, de ce qu’on n’est pas dans un temps infiniment réversible, mais dans un temps processuel, un temps irréversible. » (5)
C’est en effet toujours une différence microscopique qui peut déclencher une processualité (6), ce n’est pas pour rien que Lacan se réfère à Heisenberg et la physique quantique, la micro-dimension où il n’y a aucune séparation entre le sujet qui observe et l’objet observé, où il n’y a plus de lien de cause à effet. Il s’agit donc qu’advienne des foyers de production mutante de subjectivité (chaque AE* change l’AE). Cela n’a rien à voir avec je ne sais quelle expression de soi ni de narration réglée et redondante. Non, il s’agit de production de sunjectivité, comme l’œuvre qui est dans un rapport d’autopoïèse, qui n’est pas là pour livrer un message mais pour donner le témoignage d’une autoproduction. Hors de ceci, la subjectivité se manifeste et se transforme en un appareillage collectif rigide au service d’un pouvoir (7). Il nous faut prendre au sérieux ce qu’a dit Lacan en 1978, que c’était à chaque analyste de réinventer la psychanlyse, car là est la performance, comme l’est la passe.
« L’art de la performance livre l’instant au vertige de l’émergence d’Univers à la fois étranges et familiers. Il a le mérite de pousser à l’extrême les implications de cette extraction de dimensions intensives, a-temporelles, a-spatiales, a-signifiantes, à partir de maillage sémiotique du la quotidiennenté ». (8)
L’artiste ici est en première ligne, pas tant parce qu’il va chercher des matériaux « mais plutôt des points de déterritorialisation à travers ces matériaux ». Il va chercher « ce qui casse, ce qui fuit, ce qui permet de se faufiler entre, en dehors des redondances dominantes. Il est prêt en effet à aller fouiller toutes les poubelles de la société, de la philosophie, de tous les domaines de la pensée, pour sortir de là, pour sortir de cette espèce d’enlisement de la perception et de l’affectation, pour produire des percepts et des affects mutants ». (9)
Cette capacité à produire d’autres paradigmes esthétiques est essentielle, mais si la subjectivité se produit sur un mode narratif, elle restera la plupart du temps coincée dans une ritournelle redondante. il s’agit plutôt qu’advienne des « foyers de production mutantes de subjectivité » – hors tout récit. Le récit, l’histoire, la narrativité comportent un terme. Le contenu narratif pousse à une capture, à un ravissement.
« L’histoire, c’est par définition quelque chose de discursif. Il y a un terme, puis un autre terme, puis un troisième qui se rapporte aux deux premiers. Il y a montage, plus que composition. Alors que dans ma façon de voir les choses, la mutation subjective opérée par la ritournelle esthétique n’est pas discursive, puisqu’elle touche le foyer de non-discursivité qui est au cœur de la discursivité. C’est pour cela qu’elle passe toujours par un seuil de non-sens, un seuil de rupture des coordonnées du monde.
Pour pouvoir faire un récit, raconter le monde, sa vie, il faut partir d’un point qui est innommable, inracontable, qui est le point même de rupture de sens et le point de non-récit absolu, de non-discursivité absolue. Et cela c’est quelque chose qui n’est pas non plus abandonné à une subjectivité transcendante, indifférenciée, c’est quelque chose qui se travaille. C’est cela l’art. Ce point innommable, ce point de non-sens, que l’artiste travaille. Dans le domaine de la schizoanalyse, on est sous le même paradigme esthétique : comment peut-on travailler un point qui n’est pas discursif, un point de subjectivation qui va être mélancolique, chaotique, psychotique… ? »
(10)
Mélancolique, chaotique, psychotique, on pourrait rajouter ici psychanalytique. Cela n’a rien à voir avec la seule expression de soi, il s’agit d’un rapport de production et de subjectivité, comme dans le cas de l’œuvre d’art, le témoignage d’un processus d’autoproduction.
« C’est une idée banale, mais la mutation de l’œuvre n’appartient pas à l’artiste, elle l’entraîne dans son mouvement. Il n’y a pas un opérateur et un matériau objet de l’opération. mais un agencement collectif qui entraîne l’artiste, individuellement, et son public, et toutes les institutions autour de lui, critiques, galeries, musées ». (11)
L’important pour Guattari est de savoir si « une œuvre concourt effectivement à une production mutante d’énonciation » et non pas de délimiter les contours spécifiques de tel ou tel type d’énoncés.
La psychanalyse et l’art sont deux modalités de production de la subjectivité. La finalité ultime de la subjectivité n’est autre qu’une « individuation » (12) toujours à conquérir et la pratique artistique (la pratique analytique ?) forme un territoire privilégié de cette « individuation ».
Posée ainsi, nous avons plutôt affaire à une dénaturalisation de la subjectivité, il n’y a rien de moins naturel que la subjectivité rien de plus construit, élaboré, travaillé. « On crée de nouvelle modalités de subjectivation au même titre qu’un plasticien crée de nouvelle formes à partir de la palette dont il dispose » (13). Ce qui importe c’est notre capacité de créer de nouveaux agencements au sein du système d’équipements subjectifs que forent les idéologies et les catégories de la pensée. Cela a de nombreuses similitudes avec l’activité artistique.
Il faut dénaturaliser et déterritorialiser la subjectivité pour la chasser de son domaine réservé et y inclure même le non-humain, car :
« Au même titre que les machines sociales qu’on peut ranger sous la rubrique générale des équipements collectifs, les machines technologiques d’information et de communication opèrent au coeur de la subjectivité humaine ». (14)
Et ainsi peuvent s’opérer
« (…) des greffes de transfert qui ne procèdent pas à partir de dimensions « déjà là » de la subjectivité, cristallisées dans des complexes structuraux, mais d’une création et qui à ce titre, relèvent d’une sorte de paradigme esthétique ». (15)
La subjectivité guattarienne est déterminée par un ordre chaosmotique. Seule la pratique libérée des « agencements collectifs » de la subjectivité permet d’en inventer des agencements singuliers. L’individualisation passe par l’invention de dispositifs de recyclage éco-mental (comme la mise en évidence de l’aliénation économique par Marx lui permet de travailler à une émancipation de l’homme au sein du monde du travail), Guattari signale à quel point la subjectivité est aliénée, dépendante d’une superstructure mentale.
En d’autres termes, la subjectivité est définie par la présence d’un seconde subjectivité (16), elle ne constitue un territoire qu’à partir des territoires qu’elle rencontre (17). C’est une définition plurielle, polyphonique.
La subjectivité n’existe pas de manière autonome, elle n’existe que sur le mode de couplage, avec des groupes humains, des machines socio-économiques, des machines informationnelles, enfin bref tous ces vecteurs de subjectivation que l’individu rencontre, humaines et inhumaines, animales aussi (la famille, l’éducation, l’environnement, les animaux, la religion, le sport, les médias, le cinéma, l’ordinateur et internet, etc.).
Nous sommes là très éloignés d’un modèle romantique de l’art. C’était déjà le geste de Marcel Duchamp, avec ses ready-made, l’artiste n’est pas seulement créateur.
C’est une conception « transversaliste » des opérations créatives que fait l’artiste opérateur pour rendre compte de la mutation en cours (18). Nous avons affaire toujours à des processus d’hétérogénèse.
Le statut de l’esthétique est d’être un agencement souple susceptible de fonctionner à plusieurs niveaux, sur différents plans de savoir, en ce sens l’esthétique est un paradigme.

L’œuvre d’art comme objet partiel
L’œuvre d’art n’est dons pas « une image passivement représentative » (c’est-à-dire un produit), au contraire, « l’œuvre matérialise des territoires existentiels au sein desquels l’image assure le rôle de vecteur de subjectivation, de « shifter » apte à déterritorialiser notre perception avant de la « rebrancher » sur d’autres possibles ; celui d’un opérateur de bifurcations dans la subjectivité » (19).
Ce « transfert de subjectivation » (concept emprunté à Mikhaïl Bakhtine) désigne le moment où la « matière d’expression » devient « formellement créatrice ». (20)
Le regardeur est le co-créateur de l’œuvre disait Marcel Duchamp à propos de Etant donné, il s’agit bien d’un transfert, l’artiste n’en est nullement conscient.
L’œuvre est le contraire d’un butoir comme parfois dans la perception esthétique classique qui s’exerce sur des objets finis, des totalités fermées. En ce sens, Guattari n’hésitera pas à qualifier l’œuvre « d’objet partiel » qui ne bénéficie que « d’une autonomisation subjective relative » à l’instar de l’objet « a » de Lacan.
« L’art offre un droit d’asile immédiat à toutes les pratiques déviantes qui ne trouvent pas leur place dans leur lit naturel » disait Robert Filliou, un des animateurs du mouvement Fluxus. Tel devrait être le cas de la psychanalyse, une psychanalyse enfin queer.  » Ainsi nombre d’œuvres fortes ne se sont-elles déversées dans le monde de l’art que parce qu’elles avaient atteint un point limite dans d’autres domaines ». (21)

Le psychanalyste serait-il comme l’artiste,
soit
comme héros de la survie objective ?

Guattari en arrive à une formulation très puissante à propose de l’artiste, il le qualifie de « héros de la survie subjective », formulation à laquelle je souscris sans réserve, mais qui me fait aussitôt demander avec un point d’interrogation : et le psychanalyste ? Car après tout, s’il en est un pour qui la survie objective est une « priorité », c’est bien l’analyste. C’est un fait que, depuis longtemps, la psychanalyse a versé du côté de la normalisation, à entendre du côté du mâle blanc hétérosexuel. La normalisation, c’est quelque chose d’extrêmement sournois, c’est parfois s’accrocher à un énoncé qui aura eu une grande valeur subversive à une époque mais qui l’aura perdue quelques années plus tard – quand le subversif est admis par le plus gran nombre, il devient la normalité. Le signe en est souvent la redondance qui l’accompagne. Quand en 1967, Lacan a proféré son célèbre « l’analyste ne s’autorise que de lui-même », nous n’avons plus idée aujourd’hui du tremblement de terre que cela avait provoqué, et pas seulement du côté de l’IPA, cela en fait fuir beaucoup. Aujourd’hui c’est sous cette bannière qu’aussi bien les tenants d’une psychanalyse convenus pourtant se rangent. La question est donc plutôt d’être dans des conditions de reprise à zéro de l’altérité, mais il est impossible de repartir complètement de zéro.
La passe, en sa troisième proposition d’octobre 1967, formulée à partir de 1973, est maintenant à considérer – car la psychanalyse est intransmissible, chaque AE doit la réinventer – comme une subjectivité se produisant autrement que sur un mode narratif ou de récit, mais en terme de foyer de production mutante de subjectivité. Chaque AE nommé, venant de modifier (au sens de mutation) la classe des AE, sera non un nouvel AE, mais d’abord un AE nouveau (22).
il y a lieu d’envisager la passe – qui n’a rien à faire avec l’analyse -, de manière diagrammatique (23) et non conclusive, de penser le dispositif de la passe comme une machine concrète, et la procédure comme une machine abstraite (24). C’est dire qu’avec « dispositif » et « procédure », nous aurions une production diagrammatique, un devenir mis en « œuvre ». La passe, maintenant, est à considérer comme un agencement de production mutante de subjectivité.
Mais cela suppose aussi de repenser autrement la question du témoignage.
José Attal
la Passe à plus d’un titre
la troisième proposition d’octobre de Jacques Lacan
/ 2012
Rencontre à la librairie Tschann mercredi 24 avril 20h30
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Quand la psychanalyse a perdu Spinoza

Un roman sentimental / Alain Robbe-Grillet

La passe à plus d'un titre - la troisième proposition d'octobre de Jacques Lacan / José Attal dans Dehors green_architecture_future_louisiana150609_bco_1
* AE : Analyste de l’Ecole (note du SQP).
1 Félix Guattari, Vertige de l’immanence, refonder la production de l’inconscient, interview par John Johnston, juin 1992, mise en ligne par la revue Chimères.
2 Peu entendu sur ce point aussi. Les délices du « faire écran » par exemple, sont toujours préférés au chaos de « l’écrantage ». Je renvoie sur ce point à mon article « Le point de retournement de Lacan : création/dissolution » in l’Unebévue n°29, Lacan devant Spinoza : création/dissolution, p.145.
3 Félix Guattari, Produire une culture du dissensus : hétérogénèse et paradigme esthétique, Los Angeles, 1994.
4 Je renvoie à l’article de Françoise jandrot, « Approche de la notion d’autopoïèse chez Félix Guattari », in l’Unebévue n°29, op. cit., p.223.
5 Félix Guattari, Vertige de l’immanence, op. cit.
6 Lacan disait qu’il suffirait que sa Proposition déplace les choses d’un cheveu.
7 Point que développe Félix Guattari dans Chaosmose, éditions Galilée, Paris, 1992.
8 Félix Guattari, Chaosmose, op. cit.
9 Tous les artistes du mouvement Fluxus, mais aussi les Duchamp, Matton, Fromanger et bien d’autres en témoignent, qui se sont attelés à cette déterritorialisation à travers des matériaux et de manière non massive, et qui amènent à sortir de « l’empâtement des significations dominantes », à sortir de « l’engluement de la pensée » comme le recommandait Lacan aux psychanalystes.
10 Félix Guattari, entretien avec Olivier Zahm, 1992, mis en ligne par la revue Chimères.
11 Ibid.
12 Individuation n’est pas à entendre dans l’usage qu’en fait Guattari dans le sens « d’individu » qui s’opposerait à « sujet » mais dans le sens d’un mouvement, d’une production.
13 Félix Guattari, Chaosmose, op. cit., p.19.
14 Ibid, p.15.
15 Ibid, p.19.
16 Nous ne sommes pas pour autant dans l’intersubjectivité.
17 Un artiste comme Charles Matton parle dans son œuvre de franchissement des domaines, Lacan, de voisinage.
18 Je ne peux que renvoyer ici à des artistes comme Duchamp, Beuys, Cage, Matton, Broodthaers, et beaucoup d’autres.
19 Le paradigme esthétique, Félix Guattari, entretien avec Nicolas Bourriaud, mis en ligne par la revue Chimères.
20 Félix Guattari, Chaosmose, op. cit., p.29.
21 Marcel Broodthaers avait trouvé un moyen de continuer la poésie dans l’image, Joseph Beuys celui de poursuivre la politique dans la forme, et Charles Matton, celui de l’utilisation du temps comme matériau.
22 Qualifié ainsi par Lacan dans le séminaire Dissolution.
23 Le diagramme, c’est aussi la carte des rapports de force (ou de pouvoir) et cette carte est une machine abstraite qui ne s’effectue pas sans s’actualiser dans des machines concrètes à deux faces (les agencements et leur forme de contenu et d’expression). Le concept de diagramme définit le plan sur lequel s’articulent contenu (dispositif) et expression (procédure) et constitue leur cause immanente dans une présupposition réciproque.
24 Au sens que leur donnent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux, les Editions de Minuit, 1980.

L’expérience urbaine de l’ayahuasca au Brésil / Clara Novaes, Olivier Taïeb, Marie Rose Moro / Chimères n°78 / Soigne qui peut (la vie)

L’un des traits distinctifs du chamanisme amazonien est le recours aux plantes psychoactives induisant des transes, des « vols de l’âme » et des visions. Les Curanderos, les Pajés ou chamans exercent un rôle important pour assurer la santé dans leur communauté. Ils ont le pouvoir de guérir. Pour faire l’intermédiaire entre le monde des humains et le monde invisible, celui des esprits, ils se servent d’un certain nombre de plantes appelées doctores, « plantes maîtresses » ou encore « plantes qui enseignent ». Les plantes ont un pouvoir ; elles font voir et partagent un savoir. Dans la cosmologie animiste amazonienne, les plantes peuvent « enseigner1 » aux chamans comment diagnostiquer et soigner les maladies, comment utiliser les plantes médicinales et d’autres outils soignants tels que les chants (Icaros), les percussions, l’extraction du mal par succion de la partie malade, les fumigations de tabac sur le malade, etc. C’est grâce à l’aide des esprits de certaines plantes que le chaman est capable d’acquérir ses pouvoirs.
Ainsi, différentes ethnies indiennes de l’Amazonie brésilienne, péruvienne, colombienne et équatorienne ont une longue tradition d’usage des plantes dont l’ayahuasca, plante fondamentale du chamanisme du bassin amazonien de par ses propriétés psychoactives puissantes. L’anthropologue Luis Eduardo Luna2 a recensé quelque soixante-douze peuples utilisateurs d’ayahuasca en Amazonie Occidentale. En langue quechua le mot ayahuasca désigne le breuvage obtenu par la décoction d’au moins deux végétaux : Banisteriopsis Caapi (une liane) et Psychotria Viridis (feuille d’un petit arbuste). Selon le contexte, aya désigne le cadavre, le défunt, et huasca, la corde ou la liane. Les métis amazoniens appellent souvent cette plante « la médecine » (le remède) ou encore « la purga » (la purge) qui, par ailleurs, est une dimension essentielle de l’expérience qu’elle entraîne. En plus d’induire un état visionnaire, introspectif, l’ayahuasca purge. Généralement, ses effets durent entre 4 et 6 heures.
Ce « thé » amer, de couleur marron, au goût déplaisant, contient des alcaloïdes psychoactifs très puissants, dont la DMT (la diméthyltryptamine) et l’harmine. La DMT est une substance proscrite par la Convention de Vienne de l’ONU de 1971 dont le Brésil et de nombreux pays du monde dont la France sont les signataires. En France, depuis 2005, tous les composants de l’ayahuasca et non seulement la DMT sont proscrits et ses pratiques sont assimilées à une « dérive sectaire ». Néanmoins, les gouvernements brésilien, américain et hol- landais reconnaissent le droit à l’usage de l’ayahuasca dans un cadre exclusivement religieux. Le breuvage est utilisé comme un « sacre- ment » dans ce que les anthropologues brésiliens3 ont appelé « les religions ayahuasqueiras », à savoir : le Santo Daime, l’União do Vegetal et la Barquinha. Si ces trois religions syncrétiques sont nées en Amazonie brésilienne dans les années 1930, c’est à partir des années 1970 qu’elles ont été « découvertes » par des voyageurs, des artistes, des intellectuels, des hippies, des personnes en quête de cure ; puis, depuis 19804, elles se sont propagées de l’Amazonie aux grandes villes brésiliennes, « adoptées » par une partie de la classe moyenne des grands centres urbains avant de se répandre à la fin des années 1980 vers différents pays du monde. En France, le mouve- ment ayahuasqueiro est davantage lié à la tradition péruvienne qu’à la brésilienne, bien que le Santo Daime existe et tente d’acquérir une légalité depuis des années.
L’expansion des expériences urbaines de l’ayahuasca
Au Brésil, grâce au mouvement moderniste des années 1920 et au « manifeste anthropophage » de l’écrivain Oswald de Andrade, la notion d’anthropophagie en tant que métaphore a gagné un sens profane. Celui-ci postulait que, tout comme les indiens Tupinambás (du moins comme les artistes l’ont pensé), on cherche à dévorer, de l’autre, ce qui peut être affirmatif pour soi. En ce sens, nous avons relevé la présence d’une dimension « anthropophage » dans la scène ayahuasqueira brésilienne dans la mesure où les ayahuasqueiros n’hésitent pas à « avaler » des spiritualités provenant de traditions très diverses pour composer leurs expériences, le Santo Daime étant l’exemple le plus emblématique. Avec l’ayahuasca nous assistons à l’exportation d’une spiritualité qui condense, par le biais de la bois- son d’origine indigène, une certaine idée d’un « nouveau monde » duquel proviennent un certain savoir, l’incarnation d’une certaine possibilité spirituelle, des « effets » rapides, visibles, viscéraux.
Si au XIXe siècle on pouvait penser que les pratiques chamaniques de sociétés dites traditionnelles allaient disparaître, écrasées par les religions des pays dominants, au fil du XXe siècle et plus particulière- ment depuis les années 1960, nous avons assisté non seulement à la vive résistance de ces pratiques aux colonisations, mais aussi à l’intérêt grandissant de la part du monde occidental5.
Le néo-chamanisme ou chamanisme urbain est l’appellation donnée au mouvement ayant succédé à la contre-culture occidentale des années 1960 et qu’on peut inscrire dans la mouvance New Age – courant spirituel apparu dans le Zeitgeist des années 1960 et 1970. Le néo-chamanisme se caractérise par une grande plasticité intègrant le chamanisme traditionnel amazonien à tout un éventail d’approches psycho-spirituelles occidentales très hétéroclites. Nous retrouvons, tant dans le néo-chamanisme que dans le New Age, une mouvance mystique-ésotérique qui propose des systèmes dynamiques de type holiste (du grec o holos : entier) : chaque chose, chacun, porte en soi le tout.
De nos jours, les chamanismes urbains connaissent de nouveaux agencements et une expansion bien au-delà des frontières de l’Amérique Latine. Dans toutes les grandes villes du monde occidental existent des groupes, voire des religions ayant un but artistique, thérapeutique, médicinal ou spirituel, inscrits dans la démarche du « développement personnel », qui font un usage rituel des substances psychoactives, telles que la mescaline, l’iboga, des champignons et notamment l’ayahuasca, la plus en vogue.
L’ayahuasca exerce une grande fascination sur le monde contemporain comme en témoignent l’intérêt porté aux rituels brésiliens du Santo Daime et l’União do Vegetal. Que l’on pense au travail destiné à soigner les toxicomanes par le biais de l’ayahuasca mis en œuvre par le médecin français Jacques Mabit dans le Centre Takiwasi au Pérou ; à la fréquentation de toute la région d’Iquitos au Pérou par des voyageurs du monde entier en quête de découvrir les pouvoirs curatifs et autres attribués à la plante amazonienne ; au déplacement des chamans à l’étranger pour réaliser des stages ponctuels, etc. L’internet sert de « canalisateur » ; il est devenu un instrument important de propagation de ces nouveaux usages et a contribué à constituer un réseau international qui ne cesse de se développer.
Les réinventions ayahuasqueiras contemporaines envisagent le chamanisme comme une voie spirituelle universaliste et accessible à tout le monde, et non plus réservée aux seules cultures traditionnelles. Dans le chamanisme urbain moderne, le but principal est l’émancipation [empowerment] personnelle des pratiquants, le rôle de la communauté ayant une importance moindre par rapport au contexte chamanique traditionnel6. Les expériences restent collectives et rituelles, mais l’idée du travail individuel de chacun vers son évolution spirituelle prend le dessus comme dans plusieurs courants New Age. Ces mouvements individuels influeraient par la suite sur le social. Contrairement à certaines traditions indigènes de l’ayahuasca, où seul le chaman prend la boisson pour soigner le groupe ou un patient, dans les agencements urbains ayahuasqueiros, chacun est invité à être son propre chaman, à entrer dans un « devenir chaman » en vue de sa propre guérison, de la rencontre avec le divin ou d’une « auto-connaissance » personnelle. Celui qui « sert le thé » pendant les rituels est là davantage pour veiller à leur bon déroulement que pour médiatiser le processus du buveur (le rôle traditionnel des curanderos).
Le chamanisme est ainsi spiritualisé7 et « thérapeutisé », centré sur l’expérience personnelle et le vécu du monde intérieur. Il intègre plu- sieurs questions qui traversent une certaine subjectivité contemporaine. Ce phénomène transculturel, pensé avec Giorgio Agamben8 comme ce qui, dans le présent, survit de l’archaïque, nous conduit à nous interroger sur le monde contemporain.

(…)
Capter les forces affirmatives de cette expérience reviendrait à dire : « avaler, oui, mais pas n’importe comment ». Cela a également à voir avec le temps de l’anthropophagie, qui n’est pas celui d’une simple consommation de l’altérité, tel un produit de plus du marché. Pensons à la mise en garde d’Oswald de Andrade dans son manifeste : « Nous sommes contre tous les importateurs de conscience- en-boîte » ! L’un des dangers de ces expériences est celui d’une identification idéalisante avec les images des mondes proposées par tel ou tel catalogue spirituel. Ces images (mirações) deviennent précieuses à partir du moment où elles favorisent la production de subjectivité, un travail d’imagination et d’élaboration. Autrement dit, à condition qu’elles ne soient pas capturées par le diktat actuel du tout montrer, tout dire, tout faire voir, obscènes dans le sens de « hors scène fantasmatique ». Si l’ayahuasca semble faire voir ce que l’on ne voit pas dans un état ordinaire, il faut cependant éviter de se laisser aveugler par un nombre trop important d’images qui, très accélérées, peuvent vite déborder et devenir envahissantes. Car le sensible, intensifié à ce point, risque de manquer d’un minimum d’intelligibilité. Cela touche à la question des vitesses des intensités ; afin d’éviter ce que nous appelons des « arythmies subjectives », un trouble du rythme, il faut de la prudence (dans le sens de Spinoza).
Que peut un corps ?
L’expérience de l’ayahuasca traverse des zones d’inconnu, d’étrangeté, d’ambiguïté et de contradictions ; elle est faite d’accélération de vitesses, de déterritorialisations qui peuvent s’avérer dangereuses. D’ailleurs, personne ne nie les éventuels dangers d’aller si loin dans ce « scrutage » de soi et du monde. Arpenter cette zone qui s’incarne dans le corps même des expérimentateurs demande une grande prudence afin qu’ils ne s’y perdent pas mais qu’au contraire, ils puissent construire des lignes qui dessinent et affirment l’existence. Deleuze disait que nous ne savons jamais d’avance qui nous sommes ; à vrai dire, avec l’ayahuasca il en est de même. C’est précisément pour cette raison qu’il faut un allié (Deleuze, lors d’un cours à Vincennes, disait cela en parlant d’un livre de Castaneda et de ses apprentissages avec le peyotl) dans cette démarche d’apprentissage, que ce soit le cadre rituel, la personne responsable, la plante elle-même, etc. Cet allié occupe le point de départ de tout un agencement capable de fonctionner sur le corps de celui qui l’éprouve. La question est de savoir si une intensité convient à quelqu’un et s’il peut la supporter. Si accroître son territoire existentiel passe par une déterritorialisation déclenchée par l’ayahuasca, encore faut-il pouvoir la réterritorialiser.
Dans l’expérience de l’ayahuasca, la traversée de ces zones d’indiscernabilité, d’indécision et d’ambiguïté que nous réservent les flux de la vie est intensifiée dans cet enchevêtrement de l’(in)actuel et de l’archaïque qui caractérise la période contemporaine en demandant toujours : que peut un corps ?
Clara Novaes, Olivier Taïeb, Marie Rose Moro
l’Expérience urbaine de l’ayahuasca au Brésil / 2013
Extraits du texte publié dans Chimères n°78 / Soigne qui peut (la vie)
Sur le Silence qui parle : Soigne qui peut / Valérie Marange
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