L’Insurrection qui vient, publié en 2007 par le « Comité invisible », inlassablement présenté par la police et les médias comme le bréviaire des « jeunes de Tarnac » est un texte gorgé de lectures bien orientées ; certaines sentences définitives semblent directement empruntées à Minima Moralia, d’autres démarquent Debord, Badiou et plus d’un autre de nos bons auteurs (1). Mais, envers et contre ce qui s’est trouvé ressassé de manière lancinante après les arrestations de novembre dernier, cet essai collectif n’est pas un pur et simple exercice de radicalité en chambre, un de plus, à propos de l’état des choses sociales, de l’histoire et la politique, l’énoncé désenchanté d’un diagnostic sur le présent (2). Il est assurément cela et s’inscrit directement, à ce titre, dans le prolongement de l’éphémère revue Tiqqun dont plus d’un texte a fait date aussitôt – Théorie du bloom, Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille, etc. (3)
Mais il suffit de le lire vraiment pour se convaincre de ce qu’il est aussi, en son cœur même et non point accessoirement, tout autre chose : non pas certes un précis de guerre civile ou un manuel d’insurrection comme se sont empressés de l’affirmer les stratèges approximatifs qui entourent Mme Alliot-Marie ; mais assurément un livre qui tranche sur les habituelles vaticinations à propos de la fin de la politique, la montée de la barbarie (à moins qu’il ne s’agisse de la guerre civile qui fait rage et de l’imminence avérée d’un nouveau 1789) – en ceci : cet écrit est tout entier porté par une sorte d’appétit praxique, c’est un livre qui, constamment, s’efforce d’enchaîner, à des analyses, des perspectives d’action. Ce n’est pas un essai qui, comme tant d’autres, se contente d’exceller dans le pessimisme radical, dans la lucidité désenchantée (« Dieu, quel désastre ! ») ; c’est, à l’inverse, un texte qui, tout bonnement, s’efforce de reprendre sur de nouveaux frais la question politique par le bout de l’action – que faire, que faire aujourd’hui, et que faire d’aujourd’hui, dans ce présent, dans cette situation même ? et qui tranche : oui, aujourd’hui, des actions sont possibles, des actions qui aient une capacité d’interruption de la temporalité de la domination infinie (« que rien ne se passe ! », des actions qui fassent revenir sous la forme la plus vive la figure du conflit irréductible au cœur des espaces publics, des actions « autonomes » dans lesquelles se redonnent consistance les figures déniées de la politique moderne – la commune, l’émeute, l’insurrection. C’est un livre qui, loin d’éluder la question de la violence, dit tout le bien qu’il pense des émeutes de l’automne 2005, en tant, précisément, qu’elles présentent la violence des choses (4); c’est un livre qui, entre autres, parle du feu, de l’incendie comme moyens politiques – un livre écrit, pourtant, avant que le centre de rétention de Vincennes soit livré aux flammes par la colère des retenus eux-mêmes. C’est un livre qui se pose crânement la question de formes de résistance possibles à l’installation, dans les plis de la police démocratique, d’un état d’exception furtif et permanent dont le fichage, la biométrie, la télésurveillance, la rétention sur mesure, les lois sécuritaires sont les truchements variés ; un livre qui ne craint pas d’énoncer que ces nouveaux dispositifs du gouvernement des vivants ne doivent pas être seulement dénoncés, mais activement combattus, fût-ce au prix de quelques illégalismes. C’est un livre qui statue sans ambiguïté : il s’agit bien, aujourd’hui, non pas de dénoncer des abus, des infractions à l’état de droit, mais de faire face à un intolérable, lequel, sans appeler de longue démonstration, s’éprouve tout simplement de manière irrécusable ; un intolérable convoquant nécessairement des formes de résistance qui s’efforcent de se tenir à sa hauteur ; des actions susceptibles de présenter, dans une société comme la nôtre, une forte capacité d’interruption. Un diagnostic sur le présent qui conduit donc à tenter de résoudre la quadrature du cercle : comment produire, dans ce pays, les effets de paralysie attendus d’une grève générale – en l’absence d’un peuple gréviste ? D’où les quasi-citations de la bien connue brochure d’Emile Pouget qui y figurent en bonne place (5). Bref, c’est un livre qui dit, littéralement : « Il n’y a plus à attendre […] Attendre encore est une folie […] C’est là qu’il faut prendre parti » (6), ce qui n’est jamais que la transposition en français contemporain de la bonne vieille formule marxienne – Hic Rhodus, hic salta ! Un livre qui a le courage d’énoncer que l’appel de l’action a, dans la situation présente, quelque chose d’inconditionnel, quelle que soit la solitude de ceux qui se savent sommés par l’intolérable – « Il y a toutes sortes de communes qui n’attendent ni le nombre, ni les moyens, encore moins le « bon moment » qui ne vient jamais, pour s’organiser » (7) ; un livre dont la force est de se rappeler que l’élément du pari est partie intégrante de l’action radicale et de la résistance active ; qui, à la tiédeur du probable oppose l’inconditionnalité du nécessaire (lui-même fondé sur l’infinité des possibles) : « Rien ne paraît moins probable qu’une insurrection, mais rien n’est plus nécessaire » (8). Il est infiniment regrettable que l’enchaînement des circonstances conduisant de l’arrestation à grand bruit des « jeunes de Tarnac » (expéditivement accusés de menées « terroristes » par une ministre de l’Intérieur en manque de « résultats ») à la formation d’un large front voué à la récusation de ces incriminations hyper-boliques ait rendu provisoirement impossible toute espèce de discussion autour de ce livre ; et, plus précisément, à propos du moment politique qui s’agence dans ses prolongements – l’apparition d’une commune, au moins, distinctement inspirée par ses prémisses, et, plus généralement, le bouillonnement de formes d’activisme politique inspirée par le motif de l’autonomie. La dimension stratégique de ce livre trouve son écho dans toutes sortes d’initiatives et d’actions incontestables comme la participation à la manifestation de protestation contre la réunion des 27 ministres de l’Intérieur de l’Union européenne, appelés par M. Hortefeux à plancher sur les problèmes de l’immigration à Vichy, début novembre 2008 (9). Tout ceci est, malheureusement, devenue l’inarticulable même, le hors-champ de la campagne « démocratique » de défense des inculpés. Selon les logiques implacables d’une telle mobilisation, ce livre, dissocié de toute relation avec des projets pratiques, des actions envisagées, des hétérotopies inventées et pourtant bien réelles, était voué à être recadré comme pur et simple exercice de spéculation intellectuelle juvénile, fantaisie imaginative appelée par les providentielles arrestations de Tarnac, à retrouver les têtes de gondoles – ce dont n’a pas manqué, d’ailleurs, de se réjouir publiquement son éditeur. Aux premières heures des arrestations de Tarnac, la presse n’a pas été longue à suivre sa pente ordinaire, en emboîtant le pas sans barguigner au ministère de l’Intérieur, elle n’a pas été longue à avaliser la version policière du complot d’ « ultra-gauche » déjoué à temps. « L’ultra-gauche déraille » titrait en une Libération le 12 novembre, tandis que Laurent Joffrin accréditait, dans un éditorial, l’incrimination de « terrorisme » ; le Monde n’était guère en reste – pour ne rien dire du Figaro et du Journal du Dimanche dans les colonnes desquels se déversaient à gros bouillons les « analyses » et les communiqués de victoire en provenance de la place Beauvau… Mais n’ayons garde de faire porter le chapeau de cette forfaiture aux seuls journaux : à la tribune de l’Assemblée, Mme Alliot-Marie, commentant les arrestations, se faisait applaudir par plus d’un député socialiste, dont son prédécesseur au ministère de l’Intérieur, Daniel Vaillant et le bras droit de ségolène Royal, Manuel Valls (10). Suivant son premier mouvement, le porte-parole de la LCR, Olivier Besancenot, déclarait quant à lui que « les méthodes de sabotage n’ont jamais été, ne seront pas et ne seront jamais celles de la Ligue communiste révolutionnaire », propos relayés par un dirigeant de Sud-Rail, Christian Mahieux, proclamant hautement : « Notre combat syndical n’a rien à voir avec ce type d’actions » (11). Et puis, réflexion faite, les uns et les autres ont repris leurs esprits, le caractère fantaisiste des incriminations, à commencer par celles de « terrorisme » et « association de malfaiteurs » est apparu évident, de même que le peu de résultat des investigations policières, pourtant menées tambour battant : pas d’armes, pas de faux papiers, pas de matériel distinctement voué au sabotage, pas de flagrant délit, et, pour tout potage, des constructions fumeuses autour de l’allergie de nos jeunes gens au téléphone portable, de leur installation en zone rurale, de leur participation à des manifestations ou de leur refus du fichage biométrique. La construction policière s’est dégonflée en peu de jours et la presse, comme un seul homme ou presque, a retourné sa veste, donnant longuement la parole aux familles des inculpés, à leurs voisins, à leurs amis, publiant différentes pétitions en leur faveur et tournant en dérision la fable désormais discréditée de l’hydre « anarcho-autonome », avec le même allant qu’elle donnait voix à ses sources policières les premiers jours. À chaque jour sa vérité – puisque tel est et persiste à être, en son fond, la philosophie de l’histoire du pouvoir journalistique… Dans la brèche ainsi ouverte, s’est engouffré tout un mouvement de défense et de protestation, à Paris comme en province, dans les universités mais pas seulement, mouvement dont l’oriflamme est l’appel gracieusement publié par Le Monde dans la page réservée aux tribunes et libres opinions – un traitement de faveur rarement accordé à une pétition par ce journal (12) ; un texte intitulé Non à l’ordre nouveau et signé par des intellectuels de renom, philosophes en première ligne – Giorgio Agamben, Alain Badiou, Daniel Bensaïd, Jacques Rancière, Jean-Luc Nancy, Slavoj Zizek –, mais aussi des éditeurs, des professeurs de droit… Distinctement, et d’une façon tant soit peu surprenante si l’on se réfère aux positions principielles et théoriques bien connues de la plupart des signataires de ce texte, l’horizon de cet appel est celui d’une protestation tout entière référée aux normes de l’État démocratique, à l’État de droit, contre la construction policière ayant conduit à l’arrestation et à l’inculpation des neuf personnes accusées d’entreprise terroriste et d’association de malfaiteurs. en se posant la question de savoir si « les lois d’exception adoptées sous prétexte de terrorisme et de sécurité sont compatibles à long terme avec la démocratie », cette déclaration avalise pleinement le référent passe-partout « démocratie », celui de la « démocratie réelle » – au sens où l’on parlait naguère de « socialisme réel » ; il appelle à en défendre l’intégrité supposée contre les dispositifs d’exception. Au reste, intitulé Non à l’ordre nouveau, il réactive la posture de l’antifascisme classique – celui dont la stratégie se fonde sur le rassemblement de toutes les énergies et bonnes volontés « progressistes » en défense de l’État démocratique, contre la montée de l’exception et de la brutalité. La démolition, nécessaire, de la construction policière fraie ici la voie à cet étrange agencement en vertu duquel ceux qui, parmi les philosophes contemporains ont travaillé de la manière la plus constante et la plus convaincante à la déconstruction du mythe utile de la « démocratie réelle » – épinglée comme oligarchie effective (Rancière), artefact pseudo-majoritaire (Badiou), faux-nez du néo-libéralisme triomphant (Bensaïd), otage du principe marchand de l’équivalence générale (Nancy), faux-semblant de l’État d’exception permanent (Agamben), fétiche du nihilisme contemporain (Zizek) – vont être conduits, sous l’effet d’une sorte d’état d’urgence distraitement subi, à remettre en selle cette idole qu’ils ont eux-mêmes renversée – la démocratie, fondée sur l’heureuse coïncidence de l’Idée, de l’État et de la police générale des choses. À cette mobilisation du référent démocratique tout court contre les débordements de l’exception, on opposera la formule claire qui, dans l’Insurrection qui vient, présente la constitutive intrication de l’une et de l’autre : « La démocratie est de notoriété générale soluble dans les plus pures législations d’exception. » (13)
Avec ce texte attrape-tout, le mouvement sur le point de se former en défense des inculpés avait trouvé son manifeste. Un mouvement assurément suscité par la grossièreté des élucubrations politico-policières sur lesquelles se fonde cette rafle, mais dont le pli n’en demeure pas moins problématique : à force de démontrer l’ »innocence » des inculpés (dont la presse n’a cessé, au reste, de relater avec une suspecte insistance la « bonne » provenance sociale, les « brillantes » études, les « excellentes » relations avec le voisinage à Tarnac, l’innocuité des intentions et le caractère irréprochable des conduites en leur refuge rural…), on en vient aussi subrepticement qu’inexorablement à rétablir une image de normalité, d’honorabilité, de conformité avec les polices générales de la vie ; une image dont l’emprise se fonde sur la négation même et le reniement de tout ce qui tentait de prendre corps aussi bien dans l’Insurrection qui vient, pris au sérieux comme une sorte de manifeste, que dans la fondation de la commune de Tarnac. Ainsi, par le coup de baguette magique des « adoptions » successives dont font l’objet les inculpés (la presse, les « élites » de la gauche politique et intellectuelle), tout ce qui s’efforçait de persévérer dans l’infréquentable et la dans position de l’énergumène redevient l’irréprochable même, le bien-sous-tous-rapports, attesté par le meilleur de la provenance sociale et l’exemplaire des parcours d’excellence. Une image prend corps, dont le propre est de travestir l’Insurrection qui vient en fantaisie culturelle, en inoffensif exercice de Kulturkritik, et la formation de communes en sympathique expérimentation de nouveaux mode de vie, tendance écolo radicale ; une image dont le propre est de volatiliser la dimension politique de ce qui est ici en jeu – au profit d’une énième opération de rassemblement vertueux et consensuel contre les empiètements du pouvoir autoritaire. On peut parfaitement comprendre que les familles des inculpés, désireuses avant tout de les sortir de ce mauvais pas, s’activent à présenter les inculpés sous le jour le plus inoffensif (« À Tarnac, ils plantaient des carottes sans chef ni leader. Ils pensent que la vie, l’intelligence et les décisions sont plus joyeuses lorsqu’elles sont collectives » (14)) , mais l’on ne peut, cependant, s’empêcher de relever le vif conflit de ce genre de formule avec ce qui s’énonce, dans l’Insurrection qui vient à propos de l’idéologie écologiste et du discours environnementaliste moyens – les habits neufs du Capital, ni plus ni moins (15). Ce qui est ici en question n’est évidemment pas la nécessité impérieuse que s’organise une solidarité sans faille avec les inculpés, et que celle-ci soit aussi puissante et déterminée que possible. La question est plutôt que cette solidarité s’est déployée sur une ligne de pente dont le propre est qu’elle ensevelit sous l’épaisse couche de cendres d’une police sentimentale et « démocratique » tout ce qui pouvait constituer le venin, le ferment de radicalité de ce livre de combat, avec son appel à se mettre « en route ». Le rassemblement informe et sans bords qui s’est constitué en faveur des inculpés (et dont, répétons-le, la volte-face des journaux a donné le signal et en quelque sorte défini les conditions) n’est pas sans rappeler le consensus anomique, propre à la « démocratie du public » brocardé par des auteurs comme Rancière et Badiou ; il s’étend maintenant jusqu’aux dirigeants du PS voire du Modem et, inclut bien sûr, le télégénique Besancenot, utilement recadré par ses mentors ; mais c’est un rassemblement qui se tient aux antipodes de ce que s’efforçait de présenter l’Insurrection qui vient et la décision d’y faire jouer en acte le motif de la communauté.
Alain Brossat
Texte publié en ligne le 14 janvier 2009
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Nouvelles Editions Lignes, collection bon@tirer
1 Comité invisible, l’Insurrection qui vient, La fabrique, 2007. Texte également disponible en téléchargement gratuit :
http://www.lafabrique.fr/spip/IMG/pdf_Insurrection.pdf
2 « Une critique du capitalisme cognitif comme on en trouve des dizaines sur les étals des librairies », statue Christian Salmon dans le Monde du 5 décembre 2008 .
3 Tiqqun, revue fondée en 1999. Deux numéros parus , 1999 et 2001. Théorie du Bloom a été réédité aux Éditions La Fabrique, Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille aux Éditions Mille et une nuits.
4 Il n’est pas le seul – voir à ce propos l’excellent numéro de la revue franco-italienne la Rose de personne, mars 2008, Pouvoir destituant – les révoltes métropolitaines.
5 Publiée en 1910, la brochure d’Emile Pouget, intitulée le Sabotage, a été rééditée en 1969, sans indication d’éditeur, puis en 2004, aux Éditions Mille et une nuits.
6 Op. cit. p. 87.
7 Ibid. p. 93.
8 Ibid. p. 84.
9 Un rapport de la sous-direction antiterroriste centrale de la police judiciaire, publié par Mediapart, fait état avec un luxe de détails de laparticipation de certains des inculpés à cette manifestation – comme si le fait de se mobiliser contre la politique sécuritaire et xénophobe de nos gouvernants devait tout naturellement être considéré comme une action crypto-terroriste !
10 Le Figaro du 13/11/2008.
11 Le Parisien du 12/11/2008.
12 Le Monde du 28/11/2008.
13 L’Insurrection qui vient, p. 70. Il est assez étrange de rouver sous la plume de Giorgio Agamben, dans le texte qu’il écrit en défense des inculpés (Libération du 19/11/2008), la phrase suivante : « Il s’agit [les actes imputés aux inculpés] de délits mineurs, même si personne n’entend les cautionner ». Il n’est pas certain que le parti plus probable qu’il achèvera de convaincre plus d’un observateur de l’embarras fréquent qu’éprouvent les philosophes à mettre leurs gestes et actions politiques épisodiques en accord avec les analyses et principes qui s’énoncent dans leurs écrits.
14 Lettre ouverte des parents des inculpés, en date du 23/11/2008.
15 « L’écologie n’est pas seulement la logique de l’économie totale, c’est aussi la nouvelle morale du Capital », l’Insurrection qui vient, p.63.
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« Entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ».
C’est la définition du terrorisme dans le code pénal. Une telle entreprise, concertée et de grande ampleur, est menée sous nos yeux depuis des mois. Pour l’intimidation, les moyens sont nombreux et variés : contrôles au faciès dans la rue, rondes menaçantes des GPSR (Groupes de protection et de sécurisation des réseaux) avec leurs chiens d’attaque dans le métro, filtrage des issues des cités par la police, surveillance des banlieues depuis le ciel par des drones à vision nocturne. Sans compter l’intimidation des journalistes, menacés de perdre leur place sur appel téléphonique d’en haut.
Pour ce qui est de la terreur, la récente irruption des forces spéciales cagoulées et surarmées, à l’aube, dans un petit village de Corrèze a été filmée et photographiée, si bien que la France entière a pu imaginer l’effroi des enfants devant le surgissement de ces extra-terrestres.
On n’a pas oublié la mort de Chulan Zhang Liu, cette fillette chinoise qui s’est jetée par la fenêtre, l’an dernier, tant elle était terrorisée par un contrôle de police à la recherche de sans papiers.
Ni les adolescents qui poussent l’indiscipline jusqu’à se pendre dans leur prison.
Ni les fillettes du collège de Marciac terrorisées par les chiens renifleurs.
Sans oublier la terreur des malades mentaux qui peuplent les prisons et les bancs publics par grand froid, et auxquels le chef de l’État a promis des mesures techno-médicamenteuses appropriées à la menace qu’ils représentent.
La lutte antiterroriste, avec ses sœurs cadettes que sont la lutte contre l’immigration clandestine et la lutte contre la drogue, ces luttes n’ont rien à voir avec ce qu’elles prétendent combattre. Ce sont des moyens de gouvernement, des modes de contrôle des populations par l’intimidation et la terreur. Ceux qui tiennent aujourd’hui en mains l’appareil d’État ont conscience de l’impopularité sans précédent des mises à la casse qu’ils appellent des réformes. Ils savent qu’une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine. Ils mettent en place un système terroriste pour prévenir et traiter les troubles graves qu’ils prévoient. Les événements de Grèce viennent encore renforcer leurs craintes, dont on peut penser qu’elles sont assez fondées. Car, comme il est écrit à l’article 35 de la constitution de 1793 :
« Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »
Alain Badiou et Eric Hazan
Tribune publiée dans Politis / 24 décembre 2008
Une opération récente, largement médiatisée, a permis d’arrêter et d’inculper neuf personnes, en mettant en oeuvre la législation antiterroriste. Cette opération a déjà changé de nature : une fois établie l’inconsistance de l’accusation de sabotage des caténaires, l’affaire a pris un tour clairement politique. Pour le procureur de la République, « le but de leur entreprise est bien d’atteindre les institutions de l’Etat, et de parvenir par la violence – je dis bien par la violence et non pas par la contestation qui est permise – à troubler l’ordre politique, économique et social ».
La cible de cette opération est bien plus large que le groupe des personnes inculpées, contre lesquelles il n’existe aucune preuve matérielle, ni même rien de précis qui puisse leur être reproché. L’inculpation pour « association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste » est plus que vague : qu’est-ce au juste qu’une association, et comment faut-il entendre ce « en vue de » sinon comme une criminalisation de l’intention ? Quant au qualificatif de terroriste, la définition en vigueur est si large qu’il peut s’appliquer à pratiquement n’importe quoi – et que posséder tel ou tel texte, aller à telle ou telle manifestation suffit à tomber sous le coup de cette législation d’exception.
Les personnes inculpées n’ont pas été choisies au hasard, mais parce qu’elles mènent une existence politique. Ils et elles ont participé à des manifestations – dernièrement, celle de Vichy, où s’est tenu le peu honorable sommet européen sur l’immigration. Ils réfléchissent, ils lisent des livres, ils vivent ensemble dans un village lointain.
On a parlé de clandestinité : ils ont ouvert une épicerie, tout le monde les connaît dans la région, où un comité de soutien s’est organisé dès leur arrestation. Ce qu’ils cherchaient, ce n’est ni l’anonymat ni le refuge, mais bien le contraire : une autre relation que celle, anonyme, de la métropole.
Finalement, l’absence de preuve elle-même devient une preuve : le refus des inculpés de se dénoncer les uns les autres durant la garde à vue est présenté comme un nouvel indice de leur fond terroriste.
Libération immédiate
En réalité, pour nous tous cette affaire est un test. Jusqu’à quel point allons-nous accepter que l’antiterrorisme permette n’importe quand d’inculper n’importe qui ? Où se situe la limite de la liberté d’expression ? Les lois d’exception adoptées sous prétexte de terrorisme et de sécurité sont-elles compatibles à long terme avec la démocratie ? Sommes-nous prêts à voir la police et la justice négocier le virage vers un ordre nouveau ? La réponse à ces questions, c’est à nous de la donner, et d’abord en demandant l’arrêt des poursuites et la libération immédiate de celles et ceux qui ont été inculpés pour l’exemple.
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Tribune paru dans le Monde / 27 novembre 2008
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