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Doublures / Ange Pieraggi / Exposition à la Galerie La Ralentie du 17 juin au 11 juillet 2015, Paris

Depuis la Renaissance jusqu’à nos modernes, le tableau s’évertuait à donner l’illusion d’une «fenêtre par laquelle on puisse lire une histoire» (1). Les artistes s’accommodant du prétexte de cette narration pour continuer à caresser les chairs du bout de leur pinceau. Car un vertige gît au cœur de la peinture, cet art où les couleurs sont déposées manuellement, mais que le spectateur ne doit pas toucher. Dans cette embrasure entre la main qui peint par touches et l’œil qui regarde à distance,  s’est logé l’enthousiasme (2) des artistes à pénétrer les secrets de la chair.
Or au tournant du XXème siècle, la donne change.  Si «de Giotto à Courbet, la principale tâche du peintre a consisté à creuser sur une surface plane l’illusion d’un espace tridimensionnel, le modernisme a progressivement rétréci cette scène jusqu’à ce que l’arrière plan se confonde maintenant avec le rideau» (3). De Manet (qui propose son Fifre, comme déposé sur la surface même de la toile), jusqu’à nos contemporains en effet, la peinture questionne désormais ses moyens (le plan, la couleur, la matière) et  conteste même le mur de l’exposition (happenings, installations, land art).
Après cinq siècles de persévérance, la peinture s’est donc dessaisie des corps et de son souci de la chair. De cette chair qui nous constitue et qui nous relie au monde -à la chair du monde pour reprendre le terme de Merleau-Ponty (4).
Référer aujourd’hui ses travaux aux carnations d’un Valentin de  Boulogne ou aux plis d’un Bronzino vous relègue illico au magasin des obsolescences. A moins d’argumenter cette nécessité en fréquentant les textes, et d’étayer ses propos dans différentes publications (La Voix du Regard, Art Press, Positif, Chimères, Concepts…). Mais il fallait surtout que cette figuration ne retombe pas dans l’ornière narrative. Cette narration qu’Alberti exaltait, quand il enjoignait les peintres à figurer un personnage, l’admoniteur (5), qui indique de la main l’histoire à lire dans le tableau. Une main perdant dès lors sa densité charnelle au profit d’un rôle syntaxique.
Redonner à la main son caractère organique nécessitait donc un nouveau dispositif.

Le  gros plan
Le gros plan naît de la photographie. Jamais, depuis l’origine jusqu’à l’avènement de l’appareil de prise de vue, les hommes n’ont eu conscience qu’un gros plan puisse être figuré. Tout simplement parce que le hors champ n’existait pas ! Les seules images offertes à la contemplation étant jusque là des peintures ou des dessins. Et toute peinture était un univers centripète qui réunissait à l’intérieur du cadre les éléments nécessaires à sa compréhension. Or, au mitan du XIXème siècle, apparaissent ces empreintes photoniques, les photo-graphies, qui prélèvent un fragment du visible pour l’extraire de son contexte. Très vite, ce découpage devenu possible, des clichés obscènes cadrés sur le bas ventre dénudé de certains modèles circulent. Courbet en possédait d’ailleurs quelques uns tirés par Auguste Belloc. Et c’est là peut-être l’inspiration de sa fameuse Origine du Monde (6), le premier authentique gros plan en peinture.
Mais ce tableau est un hapax. Trop hardi, et soustrait par son acquéreur à la vue des spectateurs, il ne fait pas école. Il faut attendre les années 1970 avec Domenico Gnoli ou Gérard Schlosser pour voir des peintres figurer à nouveau des  gros plans.
C’est en fait par le cinéma, (avatar de la photographie), que l’expérience du gros plan va être divulguée au début du XXème siècle. Et tout d’abord par les célèbres visages proposés par Griffith et Eisenstein. Envahissant tout l’écran par le biais d’un cadrage serré, et donc isolés de tout contexte, de tels visages expriment la peur, la joie, ou la stupeur… c’est-à-dire l’affect : une émotion déconnectée de sa cause, et comme ramenée à sa pure puissance. De tels gros plan, tout en abolissant la narration (qui ne trouve plus les conditions d’espace et de temps à son développement) ouvrent donc au domaine des possibles. « Le gros plan arrache l’image à ses coordonnées spatio-temporelles pour faire surgir l’affect en tant qu’exprimé ».  Or « l’affect est un exprimé, mais qui n’existe pas indépendamment de l’objet qui l’exprime. Ce qui l’exprime c’est un visage. Le visage est le pur matériau de l’affect, sa hylé»(7). Ce qui est si bien souligné par ces propos de Deleuze, c’est la conjonction, à la surface, de l’exprimé et de son expression. C’est la première articulation du sens, qui tend à s’extraire de son substrat (ici le visage), mais qui en reste encore captif.

Du visage à l’insert
Cette conjonction du visage et de son exprimé, c’est ce que Peirce appelle la priméité du signe. C’est-à-dire la persistance d’un fond tangible dont le signe ne peut se passer : c’est un « signe incarné »(8) (tel un sourire, qui ne peut se passer du visage qui l’esquisse) (9).
La priméité de Peirce correspond à ce que Maine de Biran nomme l’affection simple : « le mode simple dont il s’agit ici, c’est l’absence complète de toute forme personnelle du temps comme de relation d’espace, d’où il résulte que l’affection élevée d’un degré au dessus de l’impression purement organique demeure au dessous de la sensation et de l’idée et ne saurait s’élever d’elle-même à cette hauteur » (10). Il s’agit donc, avec la priméité, de la première articulation du sens, qui ne s’est pas encore dégagé du matériau (ici le visage) qui l’exprime : ce n’est pas encore l’idée, pas même la sensation, on est juste « un degré au-dessus de l’impression purement organique » (11).
Cette impression organique nous est rendue perceptible par un cadrage plus proche encore du tégument, au point de sembler s’y enfoncer comme pour en saisir la marque profonde : l’insert. Avec l’insert qui ne distingue plus le visage car trop proche de la peau, la face s’efface. Nous ne sommes plus au niveau de l’expression, mais un degré en-dessous : au niveau de l’impression laissée par l’organe.
Ce sont là les deux occurrences du gros plan pour la langue anglaise: close-up (visage) et insert (gros plan cadré sur un tégument).
« Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau », disait pertinemment Valéry (12). Sous le visage, en effet, gît la chair. Le gros plan, sous ces deux aspects, semble ainsi animé d’une ’’respiration’’ : depuis l’insert (qui s’enfonce vers l’organe), jusqu’au visage (qui exprime l’affect), on assiste à la production du sens, sur une mince épaisseur. C’est cette profondeur maigre, et cette ’’respiration’’ de la surface, qui m’ont surpris à la vue des premiers gros plans. Et qui m’ont révélé une sorte d’inquiétante étrangeté (13), un domaine où la distinction se dérobe. On glisse ainsi subrepticement de l’espèce humaine (zoé) à la crudité organique qui sous-tend indistinctement toute forme animale (l’obscène), et en deçà même jusqu’au vif (bios). Le gros plan proposant la figuration la plus proche du Corps sans Organe d’Antonin Artaud : un corps déconnecté de toute détermination et ouvert à une multitude de possibles (comme certaines photographies d’Henri Maccheroni figurant un sexe féminin : cadré en gros plan, on croirait voir là un œil, ou une bouche, ou une plaie… les noms se bousculant devant cette ouverture erratique, qui n’aurait pas encore fixé sa destination sur le corps).
Si les visages ont été le thème de mes premiers gros plans, la nécessité de m’en affranchir m’est apparue très vite. Car le visage est assimilé, sous nos climats culturels, à une sorte de miroir de l’âme. Il est très connoté : de Descartes, en effet (avec son traité sur Les passions de l’âme), jusqu’à Lévinas (qui fait du visage un infrangible propre à l’humain),  le spectateur est  très vite attiré vers l’élévation du sens exprimé, plutôt que vers la base charnelle dont il est pourtant indissociable. C’est pour cela que ma peinture a pris peu à peu l’orientation de l’insert. Car l’insert, notamment cadré sur des mains semblant s’affranchir de l’étoffe sur laquelle elles reposent, permet d’investir plus objectivement le monde des plis.

L’étoffe, la peau
Pour Alberti, avons-nous vu, la main est le vecteur du sens à donner au tableau, en tant qu’il raconte une histoire. C’est donc un défi que d’en revenir à la main, pour une figuration qui veut sortir de la narration.  Mais avec le gros plan, nous savons que l’expression est comme retenue à son stade initial (la priméité de Peirce). Et la main ne peut plus, dès lors, opérer le relai d’une narration, et renvoie plutôt à des rapports de proximité avec le vêtement qu’elle côtoie comme un partenaire cutané. Un même mot -tissu- attribuable aux deux entités que sont l’étoffe et la peau, permet de saisir leur parenté.
Deux approches sont notables pour de telles peintures.
-Selon une lecture en profondeur (c’est-à-dire perpendiculaire au plan du tableau) l’articulation du vêtement et de la peau dénudée propose un mouvement alternatif comparable à une ’’respiration’’ dans la profondeur maigre dont nous parlions plus haut, et qui va de l’expression de l’affect à l’impression organique. La main étant isolée, ne renvoie effectivement pas au corps d’une personne identifiable. Ne tenant pas d’outil, elle ne renvoie pas non plus à une corporation sociale. Elle n’indique aucune direction, et n’opère pas non plus le geste de l’admoniteur. Elle s’enfonce vers la matérialité d’un organe qui résisterait à l’attraction du vêtement. Un vêtement qui, lui par contre, tente de la remonter vers la civilité.
-Selon une lecture en surface (en balayant du regard le plan du tableau), l’attention se porte sur les rapports de proximité entre les éléments figurés. De la peau au vêtement, une complication (14) s’organise. Les plis de l’étoffe (qui viennent du bord du cadre, et qui tendent à filer à l’infini) se stabilisent dans la formation de cette main, appendice au destin improbable puisque déconnecté de toute appartenance et de toute fonction.
Voilà donc une peinture figurative dont la profondeur narrative est obstruée pour une considération des surfaces. Mais que réserve une telle image, lorsque le regard surfant sur les plis, bute sur le cadre de la toile ? Un relai se produit parfois avec un tableau voisin, et un étrange ballet se déploie alors.

Les polyptyques
Malgré l’apparence, les éléments du polyptyque ne se ressemblent pas. La ressemblance, en effet, implique un modèle dont le second tableau serait la copie. Aucun tableau n’est ici le modèle de l’autre puisqu’ils ont été peints ensemble : chaque touche de couleur déposée à la main sur une toile est reportée dans le même geste sur la toile adjacente composant ainsi entre les tableaux des rapports de similitude. (« La ressemblance comporte une assertion unique : c’est telle chose. La similitude multiplie les affirmations différentes qui dansent ensemble») (15). Le spectateur, contraint de considérer les surfaces, établit entre les toiles des comparaisons qui vont ainsi de la conformité (si le cadrage des deux tableaux est identique) à l’analogie (si les cadrages sont décalés), en reconduisant du regard les gestes mêmes du peintre.
Si les tableaux se répètent, c’est délibérément pour renvoyer à la notion de double qui nous est consubstantielle (a contrario de la doxa du sujet entendu comme uniformité), puisqu’en effet, nous avons deux yeux, deux mains… (la doublure de l’étoffe venant compliquer encore le problème). Du double à la doublure, nous sommes pris dans une inquiétante multiplicité… D’autant plus étrange que chaque partie de notre corps n’est pas identique à l’autre, mais conçue comme en miroir (ainsi nos deux mains, ne sont pas les mêmes, mais se superposent selon une symétrie inversée).
Et c’est un cheminement à travers le miroir du double (dans une approche paradoxale du corps comme surface d’élaboration du sens) (16), que cette peinture propose (17).
Ange Pieraggi
Doublures / mai 2015

Les autres textes d’Ange Pieraggi sur le Silence qui parle

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1 Alberti, De Pictura, 1435, traduit par JL Schefer, Macula
2 De entheos = animé d’un transport divin
3 Greenberg, Art et Culture, Macula
4 « Où mettre la limite du corps et du monde, puisque le monde est chair ? », M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Gallimard.
5 « Il est bon que dans un tableau,  il y ait quelqu’un qui avertisse les spectateurs de ce qui s’y passe; que de la main il invite à regarder (manu ad visendum advocet) » (Alberti, De Pictura, op cit.)
6 Thierry Savatier en dresse l’aventure édifiante dans L’Origine du monde, histoire d’un tableau de Gustave Courbet, Bartillat
7 Deleuze, L’image-mouvement, Minuit
8 Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil
9 Ce que propose le paradoxe du sourire sans chat de Lewis Carroll, dans Alice au pays des merveilles
10 Maine de Biran, Mémoires sur la décomposition de la pensée, Vrin
11 Ibid
12 Valéry, L’idée fixe ou deux hommes à la mer, Gallimard
13 Freud, L’Inquiétante étrangeté, Gallimard (traduction française de Das Unheimliche, texte de Freud de 1919). « Heimlich est un mot dont la signification évolue en direction d’une ambivalence jusqu’à ce qu’il finisse par coïncider avec son contraire », p222-223. (Heimlich se traduisant en français courant par familier)
14 C’est dans les photographies de Clérambault (qui a pris  des milliers de clichés de femmes vêtues d’un haïk, ne laissant apparaître que leurs yeux,) que la notion de complication a été fortement illustrée : la surface du tissu prétendant dissimuler la complexité (pleine de plis) du corps tout en la soulignant
15 Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana
16 Le sens, qui est lui-même tributaire d’un effet miroir. Le sens repose en effet sur le paradigme saussurien. «Le paradigme c’est quoi ? C’est l’opposition de deux termes dont  j’actualise l’un pour produire du sens » (Barthes, Le Neutre). En effet dire ‘’grand’’ s’oppose au moins virtuellement à ‘’petit’’. Quignard exprime la même idée quand il dit que « La langue divise tout par deux, pour opposer, pour symboliser ».
17 Ce travail trouve son homologie en philosophie dans la Logique du sens de Deleuze (où Lewis Carroll  - A travers le Miroir- ainsi qu’Artaud -et sa notion de Corps sans Organe- occupent une place éminente), sans que cette peinture n’en soit jamais la simple illustration.

Dialogues / Gilles Deleuze et Claire Parnet

Oui, le mourir s’engendre dans nos corps, il se produit dans nos corps, mais il arrive du Dehors, singulièrement incorporel, et fondant sur nous comme la bataille qui survole les combattants, et comme l’oiseau qui survole la bataille. L’amour est au fond des corps, mais aussi sur cette surface incorporelle qui le fait advenir. Si bien que, agents ou patients, lorsque nous agissons ou subissons, il nous reste toujours à être dignes de ce qui nous arrive. C’est sans doute cela, la morale stoïcienne : ne pas être inférieur à l’événement, devenir le fils de ses propres événements. La blessure est quelque chose que je reçois dans mon corps, à tel endroit, à tel moment, mais il y a aussi une vérité éternelle de la blessure comme événement impassible, incorporel, « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner. » Amor fati, vouloir l’événement, n’a jamais été se résigner, encore moins faire le pitre ou l’histrion, mais dégager de nos actions et passions cette fulguration de surface, contr’effectuer l’événement, accompagner cet effet sans corps, cette part qui dépasse l’accomplissement, la part immaculée. Un amour de la vie qui peut dire oui à la mort. C’est le passage proprement stoïcien. Ou bien le passage de Lewis Carroll : il est fasciné par la petite fille dont le corps est travaillé par tant de choses en profondeur, mais aussi survolé par tant d’événements sans épaisseur. Nous vivons entre deux dangers : l’éternel gémissement de notre corps, qui trouve toujours un corps acéré qui le coupe, un corps trop gros qui le pénètre et l’étouffe, un corps indigeste qui l’empoisonne, un meuble qui le cogne, un microbe qui lui fait un bouton ; mais aussi l’histrionisme de ceux qui miment un événement pur et le transforment en fantasme, et qui chantent l’angoisse, la finitude et la castration. Il faut arriver à « dresser parmi les hommes et les œuvres leur être d’avant l’amertume ». Entre les cris de la douleur physique et les chants de la souffrance métaphysique, comment tracer son mince chemin stoïcien, qui consiste à être digne de ce qui arrive, à dégager quelque chose de gai et d’amoureux dans ce qui arrive, une lueur, une rencontre, un événement, une vitesse, un devenir ? « A mon goût de la mort, qui était faillite de la volonté, je substituerai une envie de mourir qui soit l’apothéose de la volonté. » À mon envie abjecte d’être aimé, je substituerai une puissance d’aimer : non pas une volonté absurde d’aimer n’importe qui n’importe quoi, non pas s’identifier à l’univers, mais dégager le pur événement qui m’unit à ceux que j’aime, et qui ne m’attendent pas plus que je ne les attends, puisque seul l’événement nous attend, Eventum tantum. Faire un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. Aimer ceux qui sont ainsi : quand ils entrent dans une pièce, ce ne sont pas des personnes, des caractères ou des sujets, c’est une variation atmosphérique, un changement de teinte, une molécule imperceptible, une population discrète, un brouillard ou une nuée de gouttes. Tout a changé en vérité. Les grands événements, aussi, ne sont pas des concepts. Penser en termes d’événement, ce n’est pas facile. D’autant moins facile que la pensée elle-même devient alors un événement.
Gilles Deleuze
Dialogues – Entretiens avec Claire Parnet / 1977-1996
Dialogues / Gilles Deleuze et Claire Parnet dans Anarchies antonin-artaud-la-bouillabaisse-de-formes-dans-la-tour-de-babel1948
dessin d’Antonin Artaud / la Bouillabaisse de formes dans la tour de Babel / 1948

De quoi passer l’hiver (1) / François Cusset

Presque trente ans qu’ont été rédigés les textes ici rassemblés. Presque vingt ans que n’était plus disponible le volume qui les rassembla initialement, en 1986, aux éditions Bernard Barrault. Un bail ? Pas si sûr. Les commentateurs diront que le monde d’Obama et de Facebook n’est plus celui de la guerre froide et du Minitel, que le choc pétrolier n’est pas le krach financier, et que les penseurs critiques échevelés d’avant-hier manquent cruellement de successeurs dans la France exsangue du président bling-bling. Plus que l’argument d’une puissance à contretemps des vraies pensées critiques, on leur opposera la simple stupéfaction que suscitent ces quelques textes, de mise au point ou de circonstance : la stupéfaction de leur pleine actualité, sans séparer l’acception philosophique du terme chère à Félix Guattari et Gilles Deleuze (celle d’un concept incarné, à l’oeuvre, en devenir) et son sens plus familièrement journalistique – tant sont flagrantes ici, presque à chaque ligne, l’acuité brûlante, la force anticipatrice, la valeur d’éclairage et d’outillage pour aujourd’hui de ces remarques éparses avancées il y a un quart de siècle. Par la diversité de leur énonciation, conférencielle ou plus confessionnelle, théorique ou plus anecdotique, et surtout de leurs objets (politique, technologie, art, psychanalyse, épistémologie…), ces fragments d’une oeuvre elle-même délibérément éparse en révèlent, mieux qu’aucun autre texte, l’extension formidable, la richesse circulatoire, les univers hétérogènes en même temps que la cohérence contagieuse. Outre qu’ils donnent accès, dans un registre et un langage cette fois accessibles, parfois volontiers empiriques, à un ensemble conceptuel riche et complexe que la plupart des livres signés de Félix Guattari, par leur technicité théorique et leur densité syntaxique, réservent en général à des lecteurs plus expérimentés (Psychanalyse et transversalité, les Trois écologies, Chaosmose…). Mais avant d’être des clés d’entrée dans l’univers guattarien, ces quelque trente textes, qui portent tous selon leur auteur (dans sa postface) sur « les modes contemporains de production de la subjectivité, consensuels ou dissidents… », se lisent d’abord comme des prises directes sur leur époque, et en même temps, indissociablement, comme des anticipations vertigineuses de la nôtre – vertigineusement précises et vertigineusement intactes, à rebours des futurismes de magazine et des scénarii paresseux dont bourdonnèrent justement ces quelques « années d’hiver », entre 1980 et 1985.
Car cet hiver mondial des premières années 1980, avec ses poussées droitières, son triomphe du marché et ses nouveaux esclavages subjectifs, Guattari en pressent avec une acuité inouïe la dimension de mutation historique et de tournant anthropologique. Sous des prétextes aussi contingents qu’une interview dans Libération ou une clôture de colloque, il en démêle les noeuds invisibles et en tire les fils cachés, avec une minutie qui exclut tout prophétisme, ne laissant en fin de compte à l’incertitude, et aux Nostradamus de bazar, que la question de savoir si ce qui suivra sera pire ou non: « rien ne nous assure qu’à cet hiver-là ne succèdera pas (…) un hiver plus rude encore », prévient-il d’emblée, tout en s’affirmant convaincu, quelques articles plus loin, soucieux de pointer quelque lueur à l’horizon, qu’on jugera bientôt « ces dernières années comme ayant été les plus stupides et les plus barbares depuis bien longtemps! » Mais en attendant, il nous parle de nous, de notre monde dés/intégré, de notre présent affolé, celui du lendemain des années 1970 aussi bien que celui de la veille des années 2010. Certes, le contexte est bien là qui singularise une époque, à l’heure où coulent sur l’Occident les « huiles goudronneuses du reaganisme et du thatchérisme », et où plus localement, la foire d’empoigne politico-intellectuelle de l’après-68 fait bientôt place au désert mitterrandien. Car dans la double contrainte de « la gauche au pouvoir », impossible à critiquer sous peine de faire le jeu de ses ennemis, et tout aussi impossible à ne pas critiquer sous peine de rejoindre le choeur majoritaire des girouettes et des parvenus, ils ne sont pas nombreux à s’insurger en place publique, comme le fait Guattari. Deleuze, estimant que « l’époque n’y est plus », travaille sur Francis Bacon, le cinéma, un Leibniz baroque, tandis que d’autres partent enseigner outre-océan et que Michel Foucault disparaît prématurément. Mais Félix veille, obstiné, laissant derrière lui ces interventions ponctuelles au fil desquelles se lit notre histoire, la plus actuelle de toutes.
Qu’on en juge. Il tonne contre les politiques répressives du dernier Giscard, en dénonçant « l’apartheid administratif des expulsions » de sans-papiers et la criminalisation des jeunes ou des immigrés, dans des termes qu’on pourrait (voudrait?) lire aujourd’hui, à la virgule près. Jusqu’à cette « volonté de punition et de vengeance à l’égard des intellectuels [italiens] du 7 avril », qui n’a rien perdu de sa rage à l’heure des extraditions sarkozystes. Ou jusqu’à la lutte sans fin, à la clinique de La Borde ou dans les cercles de psychothérapeutes alternatifs, contre la nouvelle psychiatrie répressive, laquelle a pris encore récemment un tour directement policier, malgré les appels solidaires et les appels des appels. Quant à la « perspective à court terme d’une Europe des polices plutôt qu’une Europe des libertés », et partout sur le Vieux continent d’un recul de tous les droits (« droit d’asile politique, droit à disposer d’un minimum de moyens matériels, droit à la différence pour des minorités, droit à une expression démocratique effective… »), on la croirait sortie tout droit de l’Europe d’Europol (interconnexion des fichiers de police des 27 Etats membres) et de la « directive retour » votée en 2008 pour harmoniser la chasse aux sans-papiers. Guattari, au détour d’un entretien ou d’un article enflammé, disait il y a 25 ans assister à la « remontée des conceptions du monde conservatrices, fonctionnalistes et réactionnaires », à la constitution d’un nouveau régime de pouvoir mondial intégré, à la formation inédite d’un « immense tiers état » – sans oser imaginer que rien n’infléchirait ensuite une telle évolution, bien au contraire.
Un autre signifiant traverse ces trois décennies, sorti comme un lapin du chapeau des technocrates au tournant des années 1980, et revenu en 2008 obstruer tout horizon de pensée : « la crise » bien sûr, dont Guattari déconstruit une à une les fausses évidences. « La crise… La crise… Tout vient toujours de là ! », s’agaçait-il alors, avant de montrer la transformation de cet épouvantail en « évidence apodictique », en « fléau biblique », pour justifier toujours qu’une « seule politique économique est possible », celle qu’on n’appelle pas encore en France la préférence pour le chômage (là où en vérité, insistait-il encore, quinze ans avant la vague altermondialiste, « c’est le politique qui prime l’économique »). La crise, suggère-t-il, est surtout celle des économistes, celle d’un capitalisme psychotique dont les pilotes ne touchent plus terre depuis longtemps, brandissant une rationalité vide pour légitimer une autorité sans fondement, des courbes irréelles pour recueillir l’assentiment de leurs victimes : « le corps mou, autoréférencé des écritures économiques et monétaires est devenu un instrument décérébré et tyrannique de pseudo-décisionnalité, de pseudo-guidage collectif… » Et il enfonce le clou, analysant « la formation d’un capital cybernétique » et d’un nouveau « discours totalitaire qui trouve sa forme d’expression dans le cynisme de la ‘nouvelle économie’… » A plus forte raison à l’heure où le pouvoir, alors neuf, des sondages permet de tout justifier. Soit la ventriloquie des gouvernants attribuant leurs seuls choix à la fiction pseudo-statistique d’une « opinion publique », dont Guattari démonte le mensonge en des termes qui ne sont pas sans évoquer ceux de Pierre Bourdieu quelques années plus tôt (l’Opinion publique n’existe pas, 1972).
Ces années d’hiver sont celles d’une rhétorique perverse de la crise comme chance historique de devenir enfin modernes et compétitifs, moyennant une dialectique qui n’a rien perdu de sa violence deux décennies plus tard. Et lorsqu’on nous annonce désormais, courbes en main, l’improbable reprise, c’est encore au Guattari de 1984 qu’on voudrait revenir : « le mythe de la grande reprise – mais la reprise de quoi, et pour qui?… » Crise/reprise, chômage/inflation, Européens/étrangers, vieille propagande des binarismes, de ces fausses polarités que la démarche théorique de Guattari et de Deleuze s’acharnait à démonter. Celle que démonte ici Guattari avec le plus d’acharnement, guerre froide oblige, n’est autre que la polarité est-ouest, communiste-libérale : leur « complicité toujours plus marquée conduit [les deux superpuissances] à s’intégrer au même système mondial capitalistique et ségrégationnaire », estime-t-il, cette tension même restant le meilleur moyen pour elles deux « de ‘disciplinariser’ la planète ». Là où la seule question, le seul plan d’immanence qui vaille, pour parler le langage de Mille plateaux, est selon Guattari le prolétariat mondial, le tiers monde où qu’il soit, que le vent puissant d’anti-tiers-mondisme soufflant alors sur la France ne l’empêche pas de défendre pied à pied. Et si l’on se penche sur la politique dans son acception cette fois plus restreinte, celle qui circule entre la rue de Solférino et le palais de l’Elysée, les envolées du Guattari des années d’hiver font entendre un son encore plus actuel. Pour justifier son soutien de la première heure à la candidature fantasque de Coluche aux présidentielles de 1981, il explique ainsi que « ce qui est visé (…), c’est avant tout la fonction présidentielle, (…) qui incarne la pire des menaces contre les institutions démocratiques en France – ou ce qu’il en reste – et contre les libertés fondamentales ». Et la gauche de pouvoir, celle que beaucoup de ses (anciens) compagnons hésitent alors à attaquer de plein fouet, est bien entendu un motif récurrent dans ces écrits datant tous du premier septennat de Mitterrand : non contents d’avoir perdu une occasion historique de transformer la société française de fond en comble, les socialistes français « ont perdu la mémoire du peuple », ils ont quitté le terrain social ou même « [désenchanté] le socius », n’y substituant, en créant en 1984 SOS-Racisme et ses millions de badges « touche pas à mon pote », qu’une communication bien-pensante et sans effet – « ils n’ont même pas pensé à demander leur avis aux principaux intéressés ». Reconnaissant que le mitterrandisme prometteur de 1981 ne pouvait qu’échouer cantonné « à un seul pays », Félix Guattari dessine pour le PS, entre « torpeur et cynisme », un scénario désastreux où s’entrevoit aussi toute sa déconfiture actuelle : il « finira par s’endormir sur ses lauriers, par laisser s’appauvrir son pluralisme interne et par se constituer en Etat dans l’Etat », jusqu’à l’inévitable « retour de bâton réactionnaire ».
Pour occuper le terrain social laissé en déshérence par les socialistes, Guattari ne croit plus dans les militantismes gauchistes de la décennie précédente, « imprégnés de [leur] odeur rance d’église », mais plutôt à l’essor de « subjectivités dissidentes », de « groupes sujets » réinventés, « machines militantes mutantes » d’un genre nouveau par lesquelles font leur « entrée en politique toute une série de gens qu’on n’attendait pas – les marginaux, les chômeurs, les mômes, les bandes… » Dans un tel contexte, l’intellectuel organique, ou partisan, n’a plus lieu d’être. Aussi l’auteur de la Révolution moléculaire répond-il ici à Max Gallo et Philippe Boggio, qui sonnaient le rappel en 1983 dans le Monde en pleurant l’épuisement des idées et la fin de l’intellectuel de gauche : « il n’y a déjà plus d’abonnés aux numéros que vous demandez, ceux qui font aujourd’hui profession de penser (…) ne se reconnaissent plus dans aucun porte-parole… » Car ce qui est à penser, ce qui émerge alors, en France comme dans le reste du monde, déborde largement les schèmes explicatifs du marxisme dogmatique ou du freudisme orthodoxe, et à plus forte raison de la plus pragmatique social-démocratie. Il y a d’abord ce Capitalisme Mondial Intégré (CMI) dont Guattari égrène l’acronyme au fil de ces textes, « intégré » au sens d’une intégration inédite des structures « molaires », institutions socio-politiques et règles du marché, et des flux « moléculaires », affects et facultés humaines désormais façonnés par « les médias et les équipements nouveaux ». La subjectivité, insiste-t-il, est aujourd’hui « de plus en plus manufacturée à l’échelle mondiale ». Les formes de cette manufacture varient, depuis les normes éducatives et générationnelles (« tout un esprit de sérieux psychologisant véhiculé par les médias, les jeux éducatifs… ») jusqu’aux nouvelles « défonces machiniques », du ski à la télé, du rock aux vidéo clips, ces techno-drogues qui n’ont plus rien à voir avec les pratiques d’auto-intoxication dont moururent Van Gogh ou Antonin Artaud.
Le capitalisme reste bien ce « processus de transformation généralisée », selon une formule qui renvoie au premier Marx, mais il articule dorénavant des éléments plus hétérogènes que jamais, comme l’analyse Guattari dans un texte plus théorique coécrit avec Eric Alliez : mélange schizoïde d’écriture, de domination et de machines, autrement dit respectivement d’un « système sémiotique », d’une « structure de segmentarité » et d’un « processus de production », le capitalisme doit son triomphe des années 1980, selon Guattari, à la montée en puissance contradictoire et simultanée, ou disjointe-conjointe (et non pas dialectique), de son principe de clôture, ou de propriété, et de son aptitude circulatoire, ou processuelle, de même qu’il s’agissait en 1980 dans Mille plateaux d’un capitalisme à la fois « déterritorialisant » et « reterritorialisant ». Car cette décennie liminaire du nouvel âge est en effet, souvenons-nous, celle de la concentration du capital et de sa première financiarisation, celle des premières vagues de dérégulation dans le secteur public et de l’émergence d’un Etat-VRP au service de ses « fleurons » à l’exportation, mais aussi celle du retour de bâton réactionnaire sinon religieux et de l’individuation-dérégulation des modes de vie eux-mêmes. La force de l’approche guattarienne étant ici d’associer le recul de la longue durée (plus qu’un historicisme dont il s’est toujours méfié), en citant Fernand Braudel ou en évoquant l’Amsterdam du tout premier capitalisme, et la captation synchronique (ou « transversale ») d’un présent fou, littéralement affolé. Et il y a aussi, indissociable de ce nouveau stade psychotique du capitalisme, coiffant l’ensemble des événements dont Guattari est ici le contemporain, cette mutation du paradigme du pouvoir dont le dernier Foucault fit l’analyse, cette métamorphose cratologique en fonction de laquelle le pouvoir accroît alors à la fois sa mainmise sur les vies et sa dispersion microphysique, sa violence sourde et son abstraction formelle. Le pouvoir importe désormais plus que son contenu, il s’exerce quelle que soit sa nature ou sa teneur, note Guattari au passage, son efficace tenant alors à une permutabilité sans précédent des substances qu’il prend en charge, à tout un « éros de l’équivalence ».
Pourtant, ces quelques textes d’intervention intéressent moins notre présent d’aujourd’hui pour les théories qu’ils véhiculent du pouvoir, du désir ou de l’inconscient, que pour leur tonalité même, l’énergie dont ils procèdent, le regard qu’ils portent sur leur temps — ton et regard qui font exister, mieux qu’aucune théorie, une résistance inlassable face aux pouvoirs. Car ce regard, aussi singulier que celui du Guattari des décennies précédentes, le Guattari lacanien puis anti-oedipien, est aussi plus mûr, plus posé, à la fois plus subtil et plus intransigeant. Quant au ton, il nous vaut, au fil de textes à l’écriture joyeusement oralisée, d’entendre ici une voix vivante, plaisantine ou enragée, toujours aiguillée par l’absolue sincérité de qui n’a jamais songé qu’on pût souffrir d’un décalage entre sa parole et ses actes, ses textes et sa vie (on a déjà assez de raisons de souffrir pour ne pas leur ajouter cette vieille céphalée de la mauvaise conscience intellectuelle). Art de l’appel laconique: « La démocratie, bordel ! » Art du zeitgeist joliment décalé : « l’inconscient machinique est un peu comme la Samaritaine, on y trouve de tout ! » Art de la guerre aussi, contre « une telle accumulation de connerie, de lâcheté, de mauvaise foi, de méchanceté » Art de l’adresse, ici et là, comme lorsqu’il évoque avec Michel Butel son expérience révolue de jeune thérapeute lacanien un peu débordé par ses patients : « tu parles! Dans quoi je m’étais foutu? Le gourou malgré lui, thème de vaudeville… » Félix Guattari nous parle. Les images qui lui viennent, esquisses d’une phénoménologie inédite du contemporain, font toujours mouche, sans jamais se mirer dans leur fonction d’images. Le capitalisme, par exemple, fabrique « des enfants soumis, des ‘Indiens tristes’, des gens devenus incapables de parler, de palabrer, de danser », quand il ne relève pas d’un « processus d’infantilisation » qui fera toujours le lit du « fascisme » – tandis qu’amorphe et sans frontières, la « société mondiale est devenue flasque ».
Comme on le sait d’un lexique devenu canonique, celui des « puissances mineures » et des « lignes de fuite », l’image chez Guattari, aussi bien que chez Deleuze, est l’instantané d’une pensée en train de se faire, un personnage conceptuel ouvrant sur autant d’univers parallèles. Elle est attention minutieuse à l’objet bien plus qu’artifice rhétorique pour le contourner, ou au contraire pour l’embrasser de trop près, baiser de la mort. D’où l’exploit des quelques textes sur l’art et les artistes rassemblés ici en fin de volume. Pourtant, lorsqu’il écrit sur les peintres Merri Jolivet et Gérard Fromanger, sur Franz Kafka ou le photographe Keiichi Tahara, Guattari le fait dans des termes à peu près similaires, imposant face à des oeuvres sans rapport un même lexique surcodé et une même obsession « transversaliste », qui font craindre une grille interprétative, une manipulation de l’oeuvre au service d’autre chose, voire une perte de sa singularité (ce qui serait un comble). Mais la crainte retombe, peu à peu le discours essaime, l’oeuvre émerge grandeur nature, tant le geste de Guattari face au travail de l’artiste est un geste toujours généreux et précis – lyrisme complice au coeur même du sabir, et dans la justesse du moindre détail, sensibilité prodigieuse au processus de transformation permanente et à toutes les micro-mutations (au sein d’un trajet d’artiste comme d’une seule oeuvre) qui ensemble font art. Telle est la subtilité guattarienne : l’obsession mais au service de la transformation, une phraséologie litanique mais mobilisée au plus près de l’objet, afin de ne manquer aucun des rouages infimes de ce phénomène si complexe qu’est le changement.
Et puis sa subtilité, plus profondément, tient à la machine de guerre qu’a montée Guattari au fil des ans contre les dogmatismes de toutes sortes : ceux de la technocratie désingularisante au pouvoir dans les années 1980 mais aussi ceux des gauchismes de l’après-68 débouchant tous sur « une sorte d’interdiction de penser », ceux des philosophies dominantes de la substance et de la dialectique mais aussi ceux dont il fut lui-même, quelques années durant, un parangon à sa manière. Car le Guattari des années 1980, plus vigilant et plus engagé que jamais, n’est pourtant plus le Guattari véhément, mal dégrossi, génial mais aussi volontiers caricatural du tournant des années 1970 : le psychanalyste, dans ces textes des Années d’hiver, n’est plus nécessairement « un flic », et le désir, l’embrigadant Désir, n’est plus en lui-même une force révolutionnaire. Il le confie d’ailleurs au passage: expériences et déconvenues l’ont rendu plus lucide qu’à l’époque des nuits bavardes et enfiévrées du CERFI ou du FGERI, pendant que le travail de théorisation et d’écriture avec Gilles Deleuze (trois livres majeurs écrits ensemble en moins de dix ans, cas unique dans l’histoire de la pensée) a cassé en lui « un certain mythe groupusculaire, [tout] un fantasme de la bande ». Du coup, même dans l’expression laconique de textes peu théoriques, tout ici est plus délié, plus équilibré, plus juste peut-être, tant il y est tenu compte à la fois de la relativité de toute opposition (le dualisme simpliste ami-ennemi laissant place à une vision plus complexe) et de la précarité subjective dont procède toute pensée conséquente. D’abord la fragilité : fragilité assumée qui est celle de la maturité, de la contradiction revendiquée, de cette « morale de l’ambiguïté qui [lui] paraît spécifique de la schizo-analyse », et qu’il rapporte ici à son long trajet schizoïde (depuis le temps lointain où il était Pierre pour sa famille et Félix pour ses amis…). Une fragilité qui est aussi celle de sa propre construction théorique dans la mesure où celle-ci se tient sous la menace d’une lassitude intime, d’un à quoi bon lancinant : il y a en lui « une autre dimension de sabotage inconscient, une sorte de passion de retour au point zéro », confesse-t-il à Michel Butel, si bien que toutes ses élaborations sophistiquées sont au plus intime de lui « toujours à la limite de s’effondrer ».
Francois Cusset
Préface aux Années d’Hiver de Félix Guattari / 2009
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