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Echos du commun / Manola Antonioli

« Voilà l’une des questions que ce petit livre confie à d’autres, moins pour qu’ils y répondent que pour qu’ils veuillent bien la porter et peut-être la prolonger. Ainsi trouvera-t-on qu’elle a aussi un sens politique astreignant et qu’elle ne nous permet pas de nous désintéresser du temps présent, lequel, en ouvrant des espaces de libertés inconnus, nous rend responsables de rapports nouveaux, toujours menacés, toujours espérés, entre ce que nous appelons œuvre et ce que nous appelons désœuvrement. »
Maurice Blanchot / la Communauté inavouable

En 1983 Blanchot prolonge une réflexion (qui s’était déjà exprimée dans les essais de l’Entretien infini consacrés au surréalisme et dans les textes de l’Amitié sur le devenir du communisme) sur l’exigence communiste, sur la possibilité ou l’impossibilité d’une communauté, en un temps (qui est encore le nôtre) qui semble en avoir perdu jusqu’à la compréhension. À partir d’un texte de Jean-Luc Nancy (1), dans la référence constante à Georges Bataille et à la pensée de Levinas, mais aussi à travers une lecture de Marguerite Duras, la question politique se précise au fil des pages de la Communauté inavouable comme question de la communauté, à repenser comme un rapport de proximité sans médiation, dans l’exigence de concevoir autrement l’espace d’un être-en-commun. Pour Blanchot comme pour Nancy, il s’agit de penser le « commun » au-delà des modèles théoriques qui nous ont été transmis par la tradition philosophique, politique ou religieuse, au-delà de la nostalgie dangereuse pour des formes de vie communautaires mythique et fusionnelles, comme de la perte de toute altérité qui semble menacer les individus isolés des sociétés contemporaines.
Si la communauté semble toujours s’offrir, dans la pensée et dans l’histoire, comme tendance à la communion(voire à la fusion) entre ses membres, repenser la communauté reviendrait donc à penser en dehors de l’idée de communion. La notion de « communauté » ne renverrait donc plus à un ensemble organisé autour d’une essence propre et commune, mais à l’expérience-limite et à la nouvelle figure politique d’un « rapport indirect, un réseau de relations qui ne se laisse jamais exprimer unitairement ». Cette nouvelle figure du commun, qui doit être pensée comme un réseau multiple, est liée à l’impossible et à l’inconnu, et Blanchot ne peut qu’indiquer des directions possibles, des « concepts non conceptualisables » pour penser ce qui n’est jamais manifeste et dont le sens réside peut-être dans la non-manifestation et la non-présence. Cette expérience n’est donnée ni dans l’arrangement d’un monde, ni dans la forme d’une œuvre (même si c’est ce qui permet peut-être la constitution d’un monde commun ou d’une œuvre partagée), mais c’est ce qui s’annonce à partir du désarrangement et du désœuvrement. Dans la Communauté inavouable confluent une série de thèmes constamment présents dans la réflexion politique de Blanchot, qui constituent un réseau d’échos et de résonances entre les pensées dont il s’inspire (celles de Bataille, Nancy ou Levinas) et les approches philosophiques qui ont poursuivi son questionnement de la communauté (Agamben ou Derrida, entre autres).

La rue
La première forme, paradoxale, de « communauté sans communauté » que je voudrais analyser est celle de la rue, déjà évoquée par Blanchot dans l’essai sur « La question la plus profonde » (2) de l’Entretien infini. La « question la plus profonde », la question comme condition de l’histoire et du politique, la question « sur notre temps », est en même temps la question la plus superficielle, nullement exceptionnelle. Elle est toujours présente dans la foule, dans l’opinion, dans la rumeur, dans toutes les dimensions impersonnelles de notre époque, elle relève de l’opinion, de la  doxa. L’opinion dans l’espace public contemporain n’a pas d’auteur comme source du sens, ne demande ni contestation ni vérification, « puisque sa seule vérité, c’est d’être rapportée » (3). Elle peut toujours devenir l’objet d’un système organisé, d’ « organes de presse et de pression » et justifier ainsi les critiques qui soulignent sa dimension d’aliénation, mais, d’après Blanchot, « quelque chose d’impersonnel est toujours en train de détruire dans l’opinion, toute opinion » (4). Dans la dimension anonyme de la foule et de la rumeur, quelque chose de la « question la plus profonde » survit en tant qu’excès et impossibilité. Cette réflexion sur la foule, l’opinion, le quotidien, se prolonge dans l’Entretien infini dans les pages consacrées à « la parole quotidienne » comme l’espace contradictoire de « ce qu’il y a de plus difficile à découvrir » (5). Dans une première approche, le quotidien est l’espace du banal, de ce qui est dépourvu de sens, privé d’une vérité propre, inauthentique ; d’où l’effort constant de le faire participer aux « diverses figures du Vrai », aux grands changements économiques et techniques, à la philosophie, à la politique. Mais la banalité du quotidien révèle son sens propre en se dérobant à toute mise en forme spéculative, à toute cohérence, à toute régularité, en affirmant (comme dans l’œuvre de Kafka) « la profondeur de ce qui est superficiel, la tragédie de la nullité ».
Le quotidien est ainsi présenté comme une réalité complexe : d’une part, il s’agit du fastidieux, du pénible, de l’amorphe, de l’autre d’une dimension inépuisable, irrécusable, insaisissable, qui résiste en se refusant à la formalisation et au pouvoir du logos. D’où l’hypothèse que la possibilité même d’une nouvelle proposition de sens, d’une nouvelle dimension de la communauté politique, se recèle paradoxalement dans l’abîme indifférencié de ce quotidien qui est en même temps le plus proche et le plus lointain, « le familier qui se découvre (mais déjà se dissipe) sous l’espèce de l’étonnant » (6). Le quotidien est le lieu du « rien ne se passe », du « on » décrit par Heidegger, de l’absence de sujet. Mais Blanchot ne cesse, dans ses écrits politiques, d’interroger l’espace de ce non-événement, le lien entre l’inessentiel du quotidien et le quelque chose d’essentiel qu’il paraît cependant nous transmettre. Les moyens de communication contemporains nous offrent le monde entier sur le mode du regard et de l’écoute, de la curiosité et du bavardage, à travers la fascination d’un spectacle continuel. Le « rien ne se passe » a toujours été dit, est antérieur à toute relation et à toute connaissance, il est l’annonce indéfinie que quelque chose d’essentiel est en train de se passer :
« L’essentiel, ce n’est pas que tel homme s’exprime et tel autre entende, mais que, personne en particulier ne parlant et personne en particulier n’écoutant, il y ait cependant de la parole et comme une promesse indéfinie de communiquer, garantie par la va-et-vient incessant de mots solitaires. » (7)
L’ordinaire de chaque jour devient extra-ordinaire en tant qu’affirmation d’autosuffisance : le quotidien ne doit plus ainsi se définir par rapport au miracle, à l’éclair, à la révélation, à un implicite qui devrait être explicité, à l’authentique qui s’opposerait à l’inauthentique. L’espace du quotidien c’est la publicité de la rue, du non-lieu qui a plus de réalité que les lieux qu’il est censé relier. La rue rend impossibles la responsabilité et le témoignage, l’attestation d’un Moi vis-à-vis d’un Autre : « Et l’homme de la rue est foncièrement irresponsable, il a toujours tout vu, mais témoin de rien ; il sait tout, mais n’en peut répondre, non pas par lâcheté, mais par légèreté et parce qu’il n’est pas vraiment là. » (8)
Le quotidien met en question la notion même de sujet, il rend interchangeables l’un et l’autre, annule leur irréprocité, ruine la différence entre authenticité et inauthenticité, met en question toute idée de création (puisqu’il est là depuis toujours), n’est pas en rapport avec une autorité spirituelle et politique. L’homme du quotidien vit dans l’athéisme et l’anarchie de son anonymat, « il est tel que nul Dieu ne saurait avoir de relation avec lui. Et ainsi l’on comprend comment l’homme de la rue échappe à toute autorité, qu’elle soit politique, morale ou religieuse. » (9)
Il existe donc une étrange proximité entre la question la plus profonde et l’être anonyme de la foule et de la « communication » dans le monde contemporain. Si notre époque est celle de la dialectique accomplie, de la « fin de l’histoire » ou de la « fin de la philosophie », pour Blanchot cette proximité mériterait d’être interrogée comme le lieu même de l’insistance de « la question la plus profonde ». Ce lieu semble se préciser dans ses essais et ses récits comme celui d’une exigence politique conçue comme question toujours en attente, question qui ne se pose pas, qui n’attend pas de réponse, toujours en retrait et « à venir », question qui se dérobe aux mouvements de la raison dialectique et à toute histoire prévisible, lieu de l’événement issu du non-événement. Les événements de Mai 68 marquent ainsi profondément l’action et la réflexion politique de Blanchot essentiellement comme le moment de la prise de parole anonyme de la rue, redevenue soudainement « le lieu de toute liberté possible ». (10)
C’est pourquoi la mort politique (la mort du politique) est décrétée par Blanchot quand un pouvoir politique, comme celui de De Gaulle dans l’après 68, vise à multiplier les perquisitions sans contrôle, à faciliter les arrestations arbitraires, à empêcher la constitution de toute communauté éphémère dans les rues, les bâtiments publics, les écoles, les Universités, quand des policiers en civil (aujourd’hui, il s’agit de façon beaucoup plus manifeste et visible de policiers en uniforme et de systèmes multiples de surveillance et de télésurveillance) envahissent la rue, quand des formes d’urbanisme soumises aux impératifs marchands essayent de faire disparaître cet « espace public » très concret qu’est celui de la rue partagée.
« Que chacun de nous comprenne donc ce qui est en jeu. Quand il y a des manifestations, ces manifestations ne concernent pas seulement le petit nombre ou le grand nombre de ceux qui y participent : elles expriment le droit de tous à être libres dans la rue, à y être librement des passants et à pouvoir faire en sorte qu’il s’y passe quelque chose. C’est le premier droit. » (11)
D’où, également, l’extraordinaire actualité d’une fiction comme Le Très Haut, où une épidémie devient l’incarnation réelle et imaginaire qui entraîne la mise en place d’un double dispositif de contrôle médical et policier et d’un stricte quadrillage spatial de la ville.

Communisme et littérature
La question d’une « communication » et d’une « communauté » se pose dans les textes de Blanchot en même temps comme une question politique et comme une question posée à et posée par la littérature. Au-delà de toute pensée de la « fin » (fin de la philosophie, fin de l’histoire, fin de la littérature, fin de l’art, fin du politique, etc.) l’exigence politique et l’exigence littéraire doivent être interrogées, d’après Blanchot, « non plus par rapport à ce qui finit, mais dans la question d’avenir qui se désigne en cette fin infinie ». Dans les pages de l’Entretien infini consacrées au surréalisme (12), l’expérience surréaliste est évoquée avant tout comme une « expérience collective ». Le surréalisme, tout comme le communisme, pourrait à la limite désigner (au-delà de ses réalisations littéraires, comme au-delà des réalisations et des désastres politiques produits par le communisme) comme l’une des tentatives de penser la communauté au cours du XXe siècle. « Communauté » chez Blanchot ne signifie pas un ensemble qui s’organiserait autour d’une essence « propre », partagée et immuable, mais « un rapport indirect, un réseau de relations qui ne se laisse jamais exprimer unitairement ». L’espace ouvert par cette expérience communautaire singulière est multiple, et il ne coïncide donc jamais « avec l’entente que des individus, groupés autour d’une foi, d’un idéal, d’un travail, peuvent soutenir en commun ». (13)
C’est ici que commence à se dessiner un espace de convergence entre la pensée de Blanchot et ce que Jean Luc Nancy définira plus tard comme « la communauté désoeuvrée » : « être à plusieurs, non pour réaliser quelque chose, mais sans autre raison (du reste cachée) que de faire exister la pluralité en lui donnant un sens nouveau. » (14) L’héritage, l’avenir de ce qui a été pensé sous le nom de surréalisme en littérature ou sous celui de communisme en politique n’est peut-être, d’après Blanchot, que « l’exigence d’une pluralité échappant à l’unification ».
Les pages de l’Entretien infini, dans leurs multiples parcours, créent aussi une possibilité de rencontre, non systématique et non prévisible, entre une pensée de la littérature et la recherche d’une nouvelle possibilité du politique, dont les lieux pluriels d’expérience, historiquement déterminés mais dont la part d’événement ne s’épuise pas dans leur effectuation, ont été « le surréalisme » et « le communisme ». Ce qui est en jeu dans les deux domaines (celui de la littérature et celui du politique) est « l’avenir de l’avenir », lié à l’impossible, l’inconnu et l’imprévisible, et Blanchot ne peut qu’indiquer des directions possibles, des « concepts non conceptualisables » pour penser ce qui n’est jamais manifeste, ce qui n’est jamais donné et dont le sens ne réside peut-être que dans la non-manifestation et la non-présence.
Cette expérience singulière du commun n’est donnée ni dans l’arrangement d’un monde, ni dans la forme d’une œuvre (même s’il s’agit de ce qui peut permettre l’arrangement provisoire d’un monde ou la forme précaire d’une œuvre), mais c’est ce qui s’annonce à partir du désarrangement ou du désoeuvrement : « Le surréel du surréalisme est peut-être ainsi offert à l’avenir comme cet entre-deux de la différence, champ infiniment pluriel, point de courbure où décide l’irrégularité. » (15) Dans la littérature, comme dans la politique, ce qui est en jeu pour Blanchot est une « recherche concertée-non-concertée qui reste sans assurance comme elle est sans garantie ». (16)
C’est dans cette recherche d’une forme de nouvelle communauté littéraire que s’inscrit également le projet de Revue Internationale qui est, comme le souligne à juste titre Éric Hoppenot (17) , une suite logique de l’expérience d’écriture politique associée au « Manifeste des 121 », le lieu d’expérimentation d’une écriture anonyme, collective et fragmentaire. Le projet de revue implique une nouvelle vision du pouvoir « sans pouvoir » d’intervention politique des intellectuels, très éloignée du modèle d’engagement prôné par Sartre. Il s’agit aussi d’un projet de critique totale qui ne se réduirait pas à une juxtaposition ou un mélange de textes littéraires et de commentaires politiques, nécessairement inscrit dans une dimension internationale, puisque désormais « tous les problèmes sont d’ordre international ». (18)
Blanchot conçoit ainsi un projet essentiellement collectif, anonyme et international, qui n’aurait dû surtout pas être une « expression panoramique des activités culturelles, littéraires et politiques de notre temps » (19), ni un simple instrument d’enrichissement de la « culture générale » de ses lecteurs, ni encore l’expression d’une doctrine déjà constituée ou d’un groupe existant par ailleurs, mais « une oeuvre créatrice collective de dépassement, d’exigences orientées qui, par le fait même que la revue existe, conduit chacun de ceux qui y participent un peu au-delà sur son propre chemin et aussi peut-être sur un chemin un peu différent de celui qu’il aurait suivi, étant seul » (20). Il s’agit aussi d’un projet résolument inscrit dans l’héritage du marxisme, et qui associe indissolublement une exigence politique et une exigence littéraire, tout en sauvegardant la conscience aiguë d’une différence et même d’une discordance irréductibles entre la responsabilité politique et la responsabilité littéraire.

Le refus
De la lecture des écrits politiques de Blanchot, émerge une autre version d’une « communauté sans communauté » politique, fondée sur le refus et la résistance vis-à-vis de configurations politiques inacceptables, bien avant la constitution d’un projet politique alternatif. Comme le souligne Eric Hoppenot (21), cette version d’une pensée du politique chez Blanchot est particulièrement visible dans les différents épisodes de l’opposition de Blanchot à de Gaulle (d’abord en 1958, puis en 1962 au moment de la guerre d’Algérie et, pour finir, dans le contexte des événements de mai 1968) : « À un certain moment, face aux événements publics, nous savons que nous devons refuser. Le refus est absolu, catégorique. Il ne discute pas, ni ne fait entendre ses raisons. C’est en quoi il est silencieux et solitaire, même lorsqu’il s’affirme, comme il le faut, au grand jour. Les hommes qui refusent et qui sont liés par la force du refus, savent qu’ils ne sont pas encore ensemble. Le temps de l’affirmation commune leur a précisément été enlevé. Ce qui leur reste, c’est l’irréductible refus, l’amitié de ce Non certain, inébranlable, rigoureux, qui les tient unis et solidaires. » (22)
Plus tard, à propos des événements de mai 68, Blanchot reviendra sur la nécessité d’affirmer la rupture avec le pouvoir en place, à travers un refus qui constitue à ses yeux l’une des tâches théoriques et pratiques de la nouvelle pensée politique qui a vu le jour, même si de façon éphémère, dans les événements de mai 68. Affirmer le refus et la rupture ne consiste pas à élaborer un programme déterminé, mais à s’engager dans une pensée politique qui a un rapport essentiel avec le désarrangement, le désarroi ou encore le non-structurable. Ce refus est pour Blanchot également une forme de responsabilité des intellectuels et surtout des écrivains, puisque l’écriture est toujours à la recherche d’un non-pouvoir, conteste sans cesse l’ordre établi et ne doit cesser de déjouer les pièges qui aspirent à l’asservir à un pouvoir inacceptable.

Le lieu
La réflexion de Blanchot sur la communauté est également une mise en garde incessante contre la fascination produite à tout moment de l’histoire par un idéal communautaire fondé sur l’identité nationale, linguistique, culturelle, religieuse, et (en dernier ressort) par l’enracinement dans un lieu. La réflexion sur le lieu apparaît donc comme l’un des axes principaux du projet pour la Revue Internationale, à propos de la conquête de l’espace et en polémique ouverte avec les positions affirmées à la même époque par Heidegger dans le célèbre entretien avec le Spiegel. Loin de revendiquer l’ancrage de l’homme sur la terre, Blanchot salue cette « sorte d’allègement de la substance humaine obtenue par le détachement du lieu » (23) comme l’un de plus surprenants résultats de la technique, qui ébranle ainsi les civilisations sédentaires et met en question les particularismes humains. Blanchot prolongera effectivement cette réflexion à peine esquissée dans le projet dans le texte « La conquête de l’espace », dont le premier titre était « Locus solus ». L’exploit de Gagarine a pour Blanchot ébranlé les certitudes de l’homme sédentaire, réfractaire à abandonner son lieu et qui se méfie de la technique. Mais « l’homme de la rue », « celui qui ne réside pas », a instinctivement admiré Gagarine pour son courage et par la rupture du lien ancestral avec un lieu que son aventure a permis pour la première fois. Ces réflexions entrent par ailleurs en écho avec l’article de Levinas « Heidegger, Gagarine et nous », paru initialement dans Information juive et réédité ensuite dans Difficile liberté, où le philosophe affirme que la technique « sécularisatrice » met en cause toute pensée de l’enracinement et nous arrache « au monde heideggerien et aux superstitions du Lieu. » (24)
Echos du commun / Manola Antonioli dans Antonioli klimt-kuss

la Communauté inavouable
En 1983, la Communauté inavouable reprend les différents éléments d’une « réflexion jamais interrompue, mais s’exprimant seulement de loin en loin », sur l’exigence communiste, sur la possibilité ou l’impossibilité d’une communauté et sur « le défaut de langage que de tels mots, communisme, communauté paraissent inclure si nous pressentons qu’ils portent tout autre chose que ce qui peut être commun à ceux qui prétendent appartenir à un ensemble, à un groupe, à un conseil, à un collectif, fût-ce en se défendant d’en faire partie, sous quelque forme que ce soit » (25). Dans la référence constante à Georges Bataille, la question politique se précise au fil de ces pages comme question de la communauté, « communauté inavouable », à penser comme un rapport de proximité sans médiation, comme exigence de concevoir autrement l’espace d’un être-en-commun.
Communisme, communauté : les deux « concepts » doivent être pensés dans l’étrange proximité de la juxtaposition, comme ce dont notre époque est chargée d’assumer le témoignage, même si l’histoire nous les fait connaître sur un fond de désastre. D’après Blanchot, « quoi que nous voulions, nous sommes liés à eux précisément par leur défection », comme ce à quoi nous ne pouvons pas nous soustraire. De son côté, Nancy souligne l’usage métaphorique ou hyperbolique que Blanchot a toujours fait du mot « communisme » : « Le communisme : ce qui exclut (et s’exclut de) toute communauté déjà constituée. » (26) Selon Nancy, Blanchot (comme d’autres « communistes » singuliers) n’a peut-être jamais pu savoir ce qui hantait son usage du mot « communisme ». Il a pu ainsi communiquer avec une pensée de l’art et de la littérature, mais la communication de cette pensée avec une pensée de la communauté est restée longtemps secrète ou suspendue. Les éthiques et les politiques n’ont jamais accueilli ces voix singulières, témoins d’une expérience réputée simplement « littéraire » ou « esthétique ».
Le lieu théorique d’une pensée de la communauté, chez Blanchot tout comme chez Nancy, semble être assigné à l’obligation de penser ce qui « n’étant bien pensé, risque d’être mal combattu », à l’exigence de réfléchir sur un espace commun en se situant au-delà des modèles en usage, à distance égale de la nostalgie dangereuse de modes d’être communautaires mythiques et fusionnels, comme de la perte de toute altérité qui semble menacer les sociétés contemporaines. Mais, dans l’histoire et dans la pensée, la communauté semble toujours s’offrir comme tendance à une communion, voire à une fusion, comme une sorte de surindivdualité. Repenser le lieu du commun reviendrait donc à penser au-delà de l’idée de communion, à concevoir « une tout autre sorte de relation qui s’impose et qui impose une autre forme de société qu’on osera à peine nommer « communauté ».
La communauté que Blanchot et Nancy essaient de penser au même moment, sur fond de pressentiment de la fin du communisme, ne peut plus relever du domaine de l’oeuvre, ne peut plus être conçue comme une entité objectivable et productible, ni comme le lieu d’un enracinement ou d’une appartenance définitives. Si le politique relève de l’œuvre, une dimension politique qui ne se réduise pas uniquement à la gestion socio-technique présuppose la résistance et l’insistance d’une forme de désoeuvrement communautaire. Il s’agirait donc de penser les conditions à venir d’une communauté paradoxale et impossible, en déplacement perpétuel, toujours exposée à l’événement et à son imprévisibilité, sans aucun présupposé définitif et sans aucune garantie établie (sous la forme d’une appartenance ethnique, étatique ou politique donnée une fois pour toutes). Penser la communauté signifierait donc penser la résistance d’un lien communautaire face au risque de sa disparition.
Mais penser en termes de communauté (fût-elle désoeuvrée, communauté sans communauté, non-appartenance, partage sans partage, etc.) signifie toujours risquer de voir réapparaître les valeurs identitaires véhiculées par l’étymologie et l’histoire de ce concept. Au-delà de la démarche de Blanchot et Nancy, on pourrait donc affirmer l’exigence de renoncer définitivement à penser le politique en termes « communautaires ». Il s’agit par exemple de la direction explorée par Derrida dans Politiques de l’amitié, à l’occasion d’une réflexion sur la question de la communauté chez Blanchot : « Cela signifierait (peut-être) que l’aporie qui oblige sans cesse un prédicat par un autre (rapport sans rapport, communauté sans communauté, partage sans partage, etc.) en appelle à de tout autres significations que celles de la part ou du commun, qu’on les affecte d’un signe positif, négatif ou neutre. » (27)
Il faudrait donc renoncer définitivement à penser l’espace du politique dans les termes du « commun » et de la « communauté » et nommer autrement cette exigence politique qui préexiste à toute politique déterminée et qui persiste au-delà de toute appartenance établie (de race, de religion, d’État, de parti politique). Quelques années plus tard, Derrida réitère sa distance vis-à-vis de l’idée de communauté et (exceptionnellement) de la pensée de Blanchot, dans le cadre d’un entretien avec Bernard Stiegler à propos de la télévision et, plus en général, des mutations techniques contemporaines (28).
Derrida évoque, avec Stiegler, une mutation du politique où la citoyenneté ne se définit plus par l’inscription en un lieu, dans un territoire ou dans une nation dont le corps est enraciné dans un territoire privilégié. Les mutations technologiques déplacent le lieu et disloquent le lien traditionnel entre le politique et le local, dans une dynamique de dislocation générale déterminée par les technologies et les télé-techno-sciences. Ces transformations mettent en place une communauté politique qui n’est plus territorialement délimitée. À ce sujet, il faut ici préciser que Derrida et Stiegler parlent essentiellement de la télévision et de l’audiovisuel, avant la généralisation du réseau Internet et bien avant l’apparition des « communautés » technologiques d’un nouveau genre, parfois illusoires et superficielles, parfois plus inédites et imprévisibles, qui se mettent en place à l’aide du développement des « réseaux sociaux » et du Web 2.0).
À propos de ce nouveau partage des images et des informations, Derrida hésite encore une fois à se servir du mot de « communauté » et exprime sa méfiance vis-à-vis de toute idée d’une « communauté technologique » en cours de constitution ou de reconstitution. Il accepte éventuellement de parler de réseau, à condition qu’il s’agisse d’un réseau sans unité, sans homogénéité et sans cohérence ou, en utilisant un mot introduit par Nancy, d’un « partage ». Contrairement au mot de « communauté », le « partage » dit à la fois ce qu’on peut avoir (jusqu’à un certain point) en commun et les dissociations, les singularités, les diffractions qui se produisent quand plusieurs personnes ou groupes peuvent avoir accès aux mêmes outils technologiques dans des lieux différents de la planète. Ce qui désormais est en jeu n’est plus une « communauté », si par communauté on entend une unité liguistique ou des horizons culturels, ethniques et religieux communs.
Même si on peut être tenté d’appeler « communauté » l’ensemble de ceux qui reçoivent presque en même temps la même information, regardent la même image, critiquent le même événement à l’aide des nouvelles technologies, Derrida résiste à cette notion, parce que cet accès à l’information ou à l’image se fait depuis des lieux différents, avec des stratégies différentes, dans des langages différents et que le respect et la sauvegarde de ces singularités lui paraît tout aussi important que celui de la communauté qu’ils constituent ou croient constituer ou aspirent toujours à constituer. Ce qu’il redoute sous le mot de communauté c’est la permanence d’un schème identitaire, alors qu’il s’agit de concevoir des formes d’engagement politique qui ne se résument plus à la constitution d’une communauté, à l’échelle européenne, internationale ou planétaire : « La désidentification, la singularité, la rupture avec la solidité identitaire, la dé-liaison me paraissent aussi nécessaires que le contraire. Je ne veux pas avoir à choisir entre l’identification et la différenciation. » (29)
Je voudrais, pour conclure, évoquer une nouvelle suggestion philosophique qui se situe en direction de cette communauté au-delà du commun et de ce partage sans partage, à partir du texte que Gilles Deleuze a consacré à la figure de Bartleby dans Critique et clinique (30). Non pas seulement un personnage de roman, mais vrai « personnage conceptuel », Bartleby ne cesse de répéter une petite phrase énigmatique : « je préférerais ne pas » (I would prefer not to). Cette anomalie linguistique, qui n’est pas à proprement parler une faute grammaticale mais une tournure insolite, un acte singulier de création, trace un petit écart, une ligne de fuite dans le système de la langue et mine tous les présupposés partagés du langage. Elle se situe au-delà (ou en déça) du refus, de la réponse, de l’écoute, de l’obéissance ou de la désobéissance et affirme une « pure passivité patiente » (formule que Deleuze emprunte à Blanchot).
La figure solitaire et singulière de Bartleby, qui ne s’enracine dans aucune attitude héroïque mais seulement dans son absence de particularités, s’affirme comme la figure d’un « Original » réfractaire à toute loi et comme une figure éminemment politique. Barlteby ouvre la possibilité de penser un « peuple à venir » ou un « peuple qui manque », éternellement « mineur » qui échapperait à toutes les formes d’organisation « majeures » (la nation, la langue, la famille, l’État, la patrie) : « En d’autres termes, peut-on penser une communauté sans particularité des hommes sans particularités, communauté des “originaux” ? » (31) Cette nouvelle version d’une « communauté « singulière » (que Deleuze pense certainement à partir de Blanchot) n’est plus fondée sur des liens de sang, de langue, d’appartenance commune, mais sur un système d’échos, de résonance et de sonorité, ensemble musical de ritournelles singulières produites par la singularité de l’ « originalité » de chacun, sans but prédéfini et sans partage, une étrange « communauté » conçue sur un mode musical.

La communauté des amants
Il faut souligner, cependant, que la réflexion de Blanchot sur le « peuple » et sur la communauté politique qu’il ne peut qu’échouer à « mettre en oeuvre » n’est que le prélude à une réflexion sur la « communauté des amants », irréductible à toute politique et aussi à toute éthique, refus dernier du commun. Malgré l’apparente incompatibilité du rapprochement entre la manifestation du « peuple » dans les événements de mai 68 et l’étrange communauté des amants, il y a là un lien essentiel entre deux manifestations radicales d’un « partage » qu’aucune communauté instituée ne pourra jamais récupérer, fût-ce au prix d’une durée éphémère, une affirmation du commun dans le refus radical de toute communauté qu’il faudrait interroger.
Contrairement à Levinas, qui dans les pages consacrées à l’érotisme dans Totalité et infini, exprime toute sa méfiance à l’égard des puissances les plus sauvages et indomptables du féminin, désamorce les forces de l’érotisme dans le contact sans contact de la caresse et réintègre l’érotisme dans l’éthique par le biais de la paternité et de la filiation, Blanchot (en ceci toujours proche de Bataille) n’a jamais cessé de mettre en scène dans ses romans et récits la figure féminine et l’énigme de l’érotisme. Comme dans les fictions de Blanchot, le texte de la Maladie de la mort de Marguerite Duras dont la dernière partie de la Communaté inavouable constitue une lecture s’ouvre sur un « Vous » initial qui exclut d’emblée toute illusion de proximité et toute promesse des fusion des amants. Le récit est dominé par la présence-absence de la jeune femme qui s’impose presque seule face au personnage masculin. La dissymétrie entre les deux personnages pourrait évoquer celle qui marque l’irréciprocité éthique entre moi et autrui chez Levinas, mais pour Blanchot cette interprétation est insuffisante : l’amour et le partage de l’humain entre le masculin et le féminin constituent à ses yeux « une pierre d’achoppement pour l’éthique » (32), « sauvagerie » qui dérange tout rapport de société. La disparition de la jeune femme à la fin du récit ne renverrait donc pas à l’échec de l’amour dans un cas singulier, mais à la réalisation de tout amour véritable dans lequel le « je » et l’« autre » ne sont jamais en synchronie, mais ne se rencontrent que séparés par un « pas encore » et un « déjà plus ».
Ainsi, nous ne perdons jamais ce (celui ou celle) qui nous aurait appartenu un jour, mais ce qu’il est impossible de vivre autrement que dans la non-appartenance, puisque le « je » et « l’autre » ne vivent jamais dans la synchronie et l’union, mais dans le décalage et la séparation qui accompagnent comme une ombre ou un spectre toute union et tout « être ensemble ». Comme la communauté politique, la communauté des amants ne fait que confirmer, pour Blanchot, l’extravagance de « ce qu’on cherche à désigner du nom de communauté ». Là où elle arrive à se constituer (même de façon épisodique ou éphémère), la communauté des amants constitue toujours une « machine de guerre » politique et sociale. Loin de produire une « union » ou une « fusion », elle met en scène une absence de relations partagées, des temporalités déphasées, la dissymétrie du je et de son autre, la séparation entre le masculin et le féminin. En sortant d’un paradigme exclusivement hétérosexuel, il s’agirait plutôt d’évoquer la multiplicité irréductible des dimensions et des niveaux qui habitent chaque appartenance sexuelle, et d’ailleurs Blanchot n’oublie pas de parler de l’homosexualité, en affirmant qu’« il est difficile de contester que toutes les nuances du sentiment, du désir à l’amour, sont possibles entre les êtres, qu’ils soient semblables ou dissemblables » (33).
L’amour tel que Blanchot le conçoit ne naît jamais d’un vouloir-aimer, mais d’une rencontre unique, singulière et imprévisible, tout comme la résonance collective qui crée un événement politique peut se faire (et se fait, très souvent) en dehors des liens préalables établis par une communauté traditionnelle ou même élective. Dans ces pages qui lient indissolublement le politique et l’érotique, la « communauté » ne se constitue que par l’étrangeté, éternellement provisoire, de ce qui ne saurait être « commun ». Elle prend fin d’une manière aussi aléatoire qu’elle commence, sans qu’on puisse jamais savoir avec précision si elle a changé durablement les choses, les êtres, les relations entre les êtres, ni comment elle a fait (ou pas) œuvre.
Malgré l’hétérogénéité apparente des sujets évoqués, la Communauté inavouable aspire à avoir « un sens politique astreignant », à fournir (à travers une réflexion sur l’héritage politique du communisme, sur la mort et l’écriture, sur l’éthique, sur le secret, sur la « machine de guerre » érotique) des éléments pour concevoir des rapports nouveaux sur lesquels fonder une nouvelle pensée de l’altérité, une nouvelle éthique, une nouvelle approche du politique ou ce qu’on pourrait définir, en reprenant une belle formule d’Édouard Glissant, une nouvelle « poétique de la relation ». Cette dernière devrait échapper à toute illusion de fusion et d’unité, à toute glorification de liens identitaires enracinés dans une commune appartenance à la même terre, au même sang, à la même race, à la même langue. Le terme de « communauté », malgré la nostalgie qu’il suscite et la fascination qu’il continue d’exercer sur la pensée politique contemporaine, n’est peut-être plus adéquat pour penser ces nouvelles dimensions du politique.
Manola Antonioli
Echos du commun / 2013
Texte publié en langue espagnole sur
Instantes y Azares – Escrituras nietzscheanas

klimt-le-baiser communauté dans Blanchot
1 Nancy, Jean-Luc, « La communauté désœuvrée », publié pour la première fois dans le numéro 4 de la revue Aléa consacré au thème de la communauté et repris en 1986 dans l’ouvrage la communauté désœuvré, Paris, Christian Bourgois, 1986 et 1990, pp. 11-105.
2 Blanchot, Maurice, l’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 12-34.
3 Ibid., p. 26.
4 Ibid., p. 27.
5 Ibid., p. 355.
6 Ibid., p. 357.
7 Ibid., p. 358.
8 Ibid., p. 362-363.
9 Ibid., p. 366.
10 Blanchot, Maurice, « La rue », in Écrits politiques 1953-1993 (textes choisis, établis et annotés par Éric Hoppenot), Paris, Gallimard, 2008, pp. 180-181.
11 Ibid., p. 181.
12 Blanchot, Maurice, « Le demain joueur », in l’Entretien infini, op. cit., p. 597-619.
13 Ibid., p. 600.
14 Ibid., p. 601.
15 Ibid., p. 614.
16 Ibid., p. 615.
17 Introduction au chap. III de Blanchot, Maurice, Écrits politiques 1953-1993 (textes choisis, établis et annotés par Éric Hoppenot), op. cit., « Le projet de la Revue Internationale (1960-1964) », p. 93.
18 Ibid., p. 101.
19 Ibid., p. 102.
20 Ibid., p. 103.
21 Ibid., p. 27.
22 Ibid., p. 28.
23 Ibid., p. 114.
24 Levinas, Emmanuel, Difficile liberté. Essais dur le judaïsme, Paris, Livre de Poche, 1990, p. 22.
25 Blanchot, Maurice, La Communauté inavouable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 9-10.
26 Blanchot, Maurice, « Le communisme sans héritage », revue Comité, 1968, repris in Gramma, n° 3/4 , p. 32.
27 Derrida, Jacques, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 331.
28 Derrida, Jacques et Stiegler, Bernard, Échographies de la télévision, Paris, Galilée, 1996.
29 Ibid., p. 78.
30 Deleuze, Gilles, « Bartleby ou la formule », in Critique et clinique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993, p. 89-114. C’est Arnaud Bouaniche qui, dans son introduction à Gilles Deleuze (Gilles Deleuze, une introduction, Paris, Pocket / La Découverte, 2007) met en évidence la dimension politique de ce texte de Deleuze, notamment dans les pages 230-241 de son ouvrage, dont les remarques qui suivent s’inspirent largement.
31 Bouaniche, Arnaud, Gilles Deleuze, une introduction, op. cit., p. 239.
32 Blanchot, Maurice, La Communauté inavouable, op. cit., p. 68.
33 Ibid., p. 84.

« Si je peux faire plus qu’une phrase » / Jacques Derrida / Entretien avec Les Inrockuptibles, avril 2004 / Spectres de Marx

Pour quelles raisons estimez-vous que le gouvernement met en place une ou des politiques qu’on pourrait qualifier d’anti-intellectualistes ?

Si j’ai signé très vite et sans état d’âme l’Appel contre la guerre à l’intelligence, c’est qu’il maniait avec beaucoup de prudence le mot si équivoque d ’ “intellectuel”. En couvrant un champ qui passe par la recherche, l’enseignement, les arts mais aussi d’autres domaines comme la justice ou la santé publique, vous avez prévenu toutes les objections. On n’avait plus le droit de penser que ce texte était corporatiste ou tendait à protéger des “professions” dites intellectuelles. Le mot “intellectuel” doit être manié avec prudence, mais un mot n’a de sens que pris dans une phrase, dans un discours  – et le vôtre marquait bien ce qu’intellectuel et, par opposition, anti-intellectualisme voulaient dire. J’ai été sensible aussi au fait que, loin de tout souci électoraliste, vous débordiez la frontière de la droite chiraco-raffarinienne qui a poussé jusqu’à la caricature les agressions contre ce qu’on appelle l’intellectualité : vous avez signalé que les dangers de cette politique avaient déjà leurs prémisses sous des gouvernements dits de gauche et de cohabitation. Je le crois aussi. Depuis longtemps. Votre texte m’a inspiré confiance, il ne se limitait pas à attaquer le gouvernement actuel, mais engageait vers une analyse et une prise de conscience de ce qu’est devenue la politique française depuis des lustres. Et vous avez noté que cette politique n’était pas simplement nuisible à la recherche, à l’éducation, aux arts, mais qu’elle avait des effets sur l’ensemble de la société française. Y compris sur l’économie : le Medef, qui inspire la politique du gouvernement actuel, devrait comprendre qu’il a intérêt au développement de la recherche. Qui n’est pas, à sa manière, un “intellectuel” aujourd’hui ? Marx a beaucoup misé sur l’opposition entre travailleurs manuels et travailleurs intellectuels, mais au 19 e siècle, cette distinction était déjà problématique. Aujourd’hui, elle ne vaut plus rien. Désormais, n’importe quelle compétence professionnelle est “intellectuelle”, partout où de la techno-science ou de l’informatique (au moins) devient indispensable, dans la police aussi bien que dans la médecine, dans l’armée, dans les transports et dans l’agriculture, dans les media, dans la vie politique ( où il y a même de “grands intellectuels”, comme on dit, et des  “écrivains” (Mitterand), de “grands écrivains” même, parfois militaires d’origine (De Gaulle).

Vous avez prononcé le mot “intellectualité”. Nous avions choisi celui d’intelligence, et l’on s’est rendu compte à la violence de certaines réactions qu’il était presque devenu inutilisable.

L’intelligence a une longue histoire philosophique. On l’oppose souvent à l’intuition (Bergson). Ou à la raison (Kant, Hegel, etc.). Dans ce contexte-ci, et dans un langage plus quotidien, ce serait plutôt la vigilance quant à l’indissociabilité entre le savoir et l’action, entre savoir et faire, entre un savoir théorique et une compétence technique. Les meilleurs exemples, on peut les prendre dans les champs médicaux ou juridiques. Les professionnels de la médecine doivent être à la fois attentifs à la recherche, qui va très vite, et dans le même temps engagés dans l’urgence d’une thérapeutique. Pour le juriste, c’est la même chose : être intelligent, c’est connaître l’histoire du droit, la jurisprudence et aussi savoir prendre une décision judiciaire. Malgré mes réserves “intellectuelles” sur le mot “intellectuel”,  je trouve que vous avez bien fait de le choisir. Cela a rendu nerveux ceux-là même, et touché au nerf de cela même qu’il fallait viser.

Cet énervement autour d’un soi-disant monopole de l’intelligence, cette dévalorisation de “l’intello” semble être un phénomène très français. Ce qui peut apparaître paradoxal dans un pays qui demeure caricaturalement aux yeux de beaucoup comme celui des “intellectuels”.

Oui, le mot a une histoire très française. Ce qu’on appelle ici un intellectuel, un “grand intellectuel”, c’est le plus souvent un “grand écrivain” ou un “grand philosophe” qui, dans la tradition de Voltaire, Zola, Sartre ou Foucault, prend la parole en public pour dénoncer ou accuser. Au nom de la justice et parfois contre le droit (que je distingue toujours de la justice). Il n’existe pas de tradition analogue aussi ancienne et aussi affirmée ailleurs. Aux Etats-Unis ou en Angleterre, les intellectuels apparaissent très peu sur la place publique, ils restent dans leur université ou leur domaine de recherche ou d’écriture, ils interviennent plus rarement dans l’arène politique. Une figure comme celle de Noam Chomsky y est exceptionnelle.
En France, les intellectuels sont présents dans les journaux, à la radio et, de plus en plus, à la télévision. Cette perméabilité entre le champ intellectuel et le champ médiatique est un phénomène très français. Pour l’espace public et pour la démocratie, c’est une bonne chose que cette prise de parole et cette responsabilité assumée dans le débat politique, en tout cas si elle ne devient pas gesticulatoire, si elle ne se laisse pas contaminer par les petits narcissismes promotionnels, les facilités démagogiques ou de vulgaires appétits éditoriaux. Car, comme toujours, cela peut aussi devenir équivoque. Depuis près de quarante ans, la politique se fait de plus en plus à la télévision, qui est devenue un instrument nettement plus puissant que la presse écrite. Or, depuis vingt ans, l’histoire de la télévision française, avec la multiplication des chaînes, la concurrence publicitaire, la cohabitation jalouse entre chaînes publiques et privées, a imposé un ajustement du discours et des images au niveau supposé (à tort !) moyen, ce qui veut dire aussi médiocre, des citoyens français. Tous les discours apparemment compliqués, sophistiqués, prudents, ceux qui font des plis se sont en quelque sorte trouvés exclus de la télévision. Cette évolution, que j’ai vu se produire au fil des ans, n’épargne d’ailleurs pas la presse écrite : combien de fois m’a t-on expliqué que c’était trop compliqué, qu’il fallait couper parce que les gens ne “suivraient” pas. Les responsables des media qui structurent le champ de l’espace public français mènent une véritable chasse à l’intelligence, une offensive contre tout ce qui manifeste de l’intelligence et qui est nécessairement compliqué, plié, circonspect, qui procède à son rythme, demande du temps et de la lenteur. Bourdieu a dit des choses très justes au sujet de la  “vitesse” télégraphique violemment imposée par tant de media. J’ai peu d’expérience de la télévision, et pour cause, mais je sais qu’on me demande chaque fois aller droit au but, de tout ramasser sous une forme de slogan ou de mot d’ordre. Si je commence à prendre des précautions, à entrer dans des subtilités, on me coupe, on m’interrompt, on me laisse entendre que l’audimat en souffrira. Il valait mieux en inviter d’autres, toujours les mêmes, qui ne demandent qu’à se conformer à cette loi pour en tirer quelques petits bénéfices. Cette obligation de simplifier, ce triomphe du simplisme, on peut l’interpréter comme une guerre — consciente ou non, délibérée ou non —, mais implacable contre l’intelligence, les intellectuels, ou plus largement l’intellectualité. Qu’il s’agisse de littérature, de politique ou de n’importe quoi, faire passer un discours compliqué à la télévision reste une prouesse. Avec la multiplication des chaînes, un bref instant j’ai rêvé d’émissions où l’on puisse prendre son temps, laisser leur chance aux silences, aux hésitations (que je crois, dans certains cas, plus fascinantes et “médiatiques” que l’inverse, mais laissons). L’audimat veille, donc la publicité, et la concurrence joue en sens inverse. Les chaînes publiques se mettent au pas des chaînes privées.

Dans votre livre d’entretiens avec Elizabeth Roudinesco vous notiez qu’ “ il n’y a rien de sérieux en politique sans cette apparente “sophistication” qui aiguise les analyses sans se laisser intimider fut-ce par l’impatience des media”. Le formatage médiatique produit donc des effets désastreux jusque sur le discours et la pratique politique ?

Oui, d’autant plus qu’un grand nombre d’intellectuels ont intériorisé ces impératifs de limpidité apparente, de transparence par le vide, d’intelligibilité immédiate. Ils se sont mis à produire les discours faciles et simplificateurs qu’on leur commandait. Dans les années 60 et 70, les discours “ difficiles ” séduisaient, ils passaient, ils se “ vendaient ” même. Il y avait une réceptivité, une demande pour ce type de parole. Mais, petit à petit, certains — et souvent, c’était nos élèves… — ont compris que tout ça ne passait plus dans les media : si l’on voulait devenir très vite une figure médiatique, il fallait simplifier, opposer noir et blanc, larguer l’héritage sans s’embarrasser de concepts. La “nouvelle philosophie” a commencé à ce moment-là. Un discours simplificateur, d’un point de vue éthique, juridique et politique, s’est mis en place et a influé sur un lectorat élargi, effet pervers d’une juste démocratisation de l’enseignement. Les responsables politiques se sont aussi ajustés à ce type de discours. L’équivoque —car voilà une complication dont je veux tenir compte—, c’est que souvent ces jeunes gens se mobilisaient pour de bonnes causes, des causes justes : les droits de l’homme notamment. Cette génération se battait pour des causes souvent respectables, en principe, mais en donnant l’impression de s’en servir plutôt que de les servir. La théâtre mediatique était géré par cette occupation et il était difficile de s’ y opposer sans paraître diabolique et voler au secours de “mauvaises causes”.
Je me pose beaucoup de questions sur les droits de l’homme, sur l’histoire de ce concept, sur ce qu’on en a fait, mais je ne dirai jamais que je suis “contre”. Je ne m’opposerai jamais à quelqu’un qui se bat au nom des droits de l’homme, qui apparaît à la télévision en leur nom, je ne le peux pas et ne le veux pas. Donc, je suis muselé. Il devient très difficile de dire que les droits de l’homme ont une histoire, qu’il faut savoir quelles sont les limites conceptuelles de cette notion, combien elle a été enrichie et compliquée après 1789… Très difficile d’expliquer qu’aujourd’hui le combat pour les droits de l’homme ne se limite pas aux causes classiques que l’on invoque habituellement mais qu’il va très loin, que la majorité de l’humanité crève de faim, que le sida dévore l’Afrique, etc., et que laisser mourir est parfois tout aussi grave, voire plus grave que tuer. Par exemple aucun des tribuns “droits-de-l’hommistes” patentés, en France, ne s’est mobilisé autour de ces tragédies mondiales et de la culpabilité politique de tous les citoyens des pays riches, des “pays des droits de l’homme”. Les mêmes ne se sont pas mobilisés contre la peine de mort (surtout en Chine et aux Etats Unis). J’ai cru devoir le faire depuis des années et non seulement dans mon enseignement.
Je pourrais faire l’histoire de mes silences obligés. Il y a eu des moments où, bien que “de gauche”, comme on dit et comme je l’ai toujours été, je ne pouvais ni souscrire à la politique marxiste officielle du parti communiste, au marxisme donc, ni même à l’althussérisme, mais je ne voulais pas non plus, à tort ou à raison, m’y opposer publiquement, me faire l’allié “objectif” d’un anti-communisme à mes yeux tout aussi suspect, dans une situation donnée. Donc je l’ai fermée pendant très longtemps. Mais certains savaient interpréter mes silences à travers ce que je publiais.

Pourquoi ?

Je votais toujours à gauche, bien sûr, je marquais dans mes textes assez clairement quelles étaient mes préférences, mais je ne pouvais me dire ni marxiste, ni communiste, ni me dire — peut-être avais-je tort — frontalement opposé à cette “gauche”. Je ne voulais pas paraître de droite. Je n’étais pas de droite. C’est donc un silence que je n’ai rompu explicitement que très tard, c’est-à-dire après la chute du communisme, quand j’ai écrit Spectres de Marx. À la fin des années 70, au début des années 80, tout en ayant un jugement négatif sur une certaine théâtralisation de ces intellectuels, ceux qu’on appelle aujourd’hui les “intellectuels médiatiques”, je ne pouvais pas non plus les condamner. Néanmoins, lorsque j’ai organisé, avec d’autres, les Etats Généraux de la Philosophie en 1979, dans mon introduction, je m’en suis pris aux intellectuels qui abusaient des media et qui rendaient de mauvais services à la philosophie. Non seulement Bernard-Henri Lévy et Grisoni s’en sont pris à moi, et ont tenté de faire une obstruction physique au déroulement des Etats Généraux, mais même un inspecteur général de philosophie qui avait été mon prof, Etienne Borne, m’a accusé de prendre à partie des gens qui s’engageaient pour des causes morales et justes. Ce n’était pas à la morale, encore moins à la justice, que je m’en prenais mais à la pratique médiatique et aux abus auxquels ces gens se livraient à des fins de représentation, je le disais à l’instant, narcissico-promotionnelles. On se sentait donc un peu paralysé. Et c’est ce courant qui a favorisé l’orientation que vous dénoncez aujourd’hui, aussi bien à gauche qu’à droite. Parce que la plupart de ceux ou de celles dont je parle ici ont été politiquement à droite et à gauche, simultanément ou successivement, gommant le clivage et s’adaptant à chaque fois au pouvoir dominant, ou aux pouvoirs dominants quand il y en avait deux pendant la cohabitation. Ils ont cohabité avec tous les cohabitants.

Beaucoup d’artistes qui ont, comme vous, refusé d’apparaître à la télévision dans les années 70 regrettent aujourd’hui d’avoir finalement laissé la place à d’autres, qui continuent aujourd’hui d’occuper tout l’espace.

C’est vrai. De ma part, comme pour celles et ceux qui se sont montrés extrêmement prudents, parcimonieux, ce ne fut pas du mépris. J’avais refusé par principe d’aller à la télévision. Ce n’était pas une opposition à la télévision elle- même. C’était une méfiance à l’égard de la façon dont la télévision était mise en œuvre : le rythme, la temporalité, la culture des personnes qui vous interrogeaient. Je n’aurais jamais accepté d’aller chez Pivot (qui ne me l’a d’ailleurs, et pour cause, jamais demandé). Je n’avais rien contre cet homme estimable dont la célèbre émission à rendu des services, mais je ne pouvais pas parler avec lui, je voyais le moment où il allait m’interrompre pour me demander si mon texte était autobiographique ou non, de raconter des histoires, l’intrigue de mon livre, etc… Or bien avant cette télévision, il y en avait une autre, et des émissions littéraires d’une autre qualité. Desgraupes et Dumayet parlaient avec les intellectuels, avec les écrivains, en prenant leur temps, en laissant parler, en acceptant les silences et les hésitations. Je n’ai rien contre cette télévision-là et je continue d’espérer qu’on saura en reconnaître et ressusciter les qualités.
Vous avez longtemps refusé d’apparaître en photos, comme Buren jusqu’au moment où il s’est rendu compte que ça créait une sorte de mythe autour de lui.
Je reconnais avoir cédé alors à cette—comment dire? – “idéologie” ? à cette prude coquetterie On était contre la représentation. L’écrivain ou le philosophe n’avait pas à apparaître sur la couverture d’un livre. Ce n’était pas l’objet, ce n’était pas nécessaire. Ce fut l’attitude de Blanchot jusqu’à la fin de sa vie, j’ai partagé cette réserve. De plus, j’ai une relation difficile et tourmentée avec mon image, mais c’est autre chose. Les deux motivations se confirmant l’une l’autre, il me fut très facile, pendant près de vingt ans, de dire “non, pas d’image”. J’ai commencé à publier en 1962 et jusqu’en 1979 il n’y a pas eu une photo. Il n’était pas facile de résister aux éditeurs et aux journalistes. Mais j’ai dû céder ensuite à la force des choses. Des photographes, il y en a partout. Les Etats généraux de la philosophie furent le premier moment où mon image est devenue publique, il y avait des photographes dans la salle, aucun contrôle n’était possible. Je ne peux pas me justifier totalement sauf à dire que je n’étais pas contre la photo mais contre un certain type de photos.
Au-delà de la question de la photo, quel espace de résistance, ou peut-être de survie, reste-t-il possible dans un monde médiatisé qui rend invisible ceux qui ne se montrent pas au travail ?
Il faut sortir de cette invisibilité quand des causes politiques l’exigent, quand on ne se montre pas pour des motifs de promotion éditoriale ou personnelle… Mais il faut aussi essayer de contrôler ces apparitions, en profiter pour dire sa méfiance à l’égard de la médiatisation. Ce que je ne manque pas de faire à chaque occasion. Il faut rappeler les partenaires journalistes à leurs propres responsabilités. La première fois de ma vie où j’ai accepté d’être filmé par la télévision, c’est lorsque je suis rentré de Prague. J’avais été emprisonné, alors que, après avoir fondé avec Vernant l’Association Jan Hus (destinée et décidée à aider les intellectuels tchèques menacés par le régime communiste), je m’étais rendu à Prague pour tenir des séminaires clandestins avec certains de ces intellectuels ou chercheurs persécutés, leur apporter des livres et de l’argent. À la fin de mon séjour, on m’a arrêté à l’aéroport, on a mis de la drogue dans ma valise et on m’a emprisonné. À ma libération, j’étais le seul à pouvoir témoigner de ce qui venait de se passer. Les journalistes sont arrivés à Stuttgart dans le train qui me ramenait de Prague. C’était dans la nuit du 1er au 2 janvier 1982. Arrivée à la gare de l’Est, à l’aube. Foule de journalistes. J’avais posé comme condition aux journalistes de la télévision qui étaient montés dans le train que je puisse voir dans le studio ce qu’ils allaient monter et montrer. À 7 heures du matin donc, avec ma femme et mes deux fils qui étaient venus me chercher, nous sommes allés rue François 1er… François-Henri de Virieu m’a reçu, il m’a montré les images qu’ils allaient diffuser à midi. La résistance, c’est de choisir ses apparitions, de les lier à des causes politiques collectives qu’on juge justes et sans jouer les héros dans une aventure personnelle (pathétique et rentable). Je me suis contenté de rendre hommage aux intellectuels tchèques qui luttaient autour de la Charte 77. Il faut tout faire pour ne pas abuser des media ou ne pas se laisser abuser. Il faut déclarer, dans les media, chaque fois que c’est possible, ce qu’on pense de la responsabilité des media. Essayer de faire que sur la scène des media, la question des media soit thématisée, analysée. Autant que possible. Il ne faut pas résister aux media en général, mais à certains d’entre eux… Il faut faire la différence entre une chaîne et une autre, une émission et une autre. Ce qui suppose qu’on s’y intéresse activement. Je regarde beaucoup la télévision. Je lis attentivement les journaux. D’ailleurs, à ma manière, en un autre sens, je suis aussi un intellectuel médiatique : dans l’espace public, je publie, j’enseigne, je donne beaucoup de conférences, parfois des entretiens….
Ce retour de Prague ou les mobilisations de Foucault et Bourdieu autour de la Pologne au début des années 80 marquent la fin de ces apparitions classiques d’intellectuels. Comme si l’arrivée de la gauche au pouvoir avait coïncidé avec un long silence et un repli sur le travail académique. Il faudra attendre le début des années 90 pour voir apparaître d’autres formes d’interventions dans le débat public avec Act Up, le mouvement social de 95 ou les mobilisations altermondialistes… Des formes, une force peut-être, que l’univers politique a beaucoup de mal à saisir.
La vague dont vous parlez, elle existe déjà, elle se cherche encore un peu, mais elle est en train de s’identifier. Permettez-moi de rappeler que j’y insistais déjà clairement dans Spectres de Marx, en l993, en parlant d’une nouvelle alliance ou d’une nouvelle Internationale. Je crois beaucoup en l’altermondialisation. Non pas dans les formes qu’elle prend actuellement, souvent confuses et hétérogènes. Mais dans l’avenir, je le crois, les décisions se prendront à partir de là, les Etats-nations hégémoniques et les organisations qui en dépendent ( notamment les “sommets” économiques et monétaires) devront tenir compte de cette puissance. Les partis politiques, tels qu’ils existent actuellement, en France ou ailleurs, sont incapables d’intégrer un discours altermondialiste. La force dont vous parlez, si elle se constitue, s’identifie, agit, ne peut se reconnaître dans aucun des appareils politiques, des discours, des rhétoriques politiciennes de gauche ou de droite aujourd’hui. Les grands partis de droite et de gauche, qui se ressemblent de plus en plus, ne peuvent pas répondre à cette demande. Je n’ai rien contre les partis, il faut des partis. Mais l’idée que les partis, quels qu’ils soient, vont déterminer la politique, c’est fini. Le fonctionnement d’un parti ne peut plus s’ajuster aux problèmes dont nous parlons. La nouvelle force à laquelle nous faisons allusion est sans parti, elle traverse tout le champ social, elle n’appartient pas à une classe sociale non plus, tous les types de travailleurs s’y retrouvent. Je ne serais pas étonné qu’il y ait parmi les signataires de votre pétition des gens qui ne sont pas des “intellectuels” de profession (au vieux sens classique). J’imagine des paysans, des ouvriers comprenant parfaitement de quoi il s’agit. Ils savent que la recherche scientifique doit être soutenue, parce qu’il faut savoir, parce qu’il n’y a pas de techno-science sans ça, pas de santé publique sans ça, pas de droit et de justice sans ça. Tout le monde le sait. Pas la peine pour le savoir d’être un “intellectuel” au sens statutaire… La France “d’en bas” (expression grotesque et odieuse) le sait et le fera savoir.

Comment imaginez-vous que puisse se bâtir l’espace public européen, cet élément manquant d’une construction européenne déjà bien avancée ?

Il n’y a pas de voie royale. Il faut multiplier les discours pour que l’Europe ne soit pas seulement une union économique protectionniste. L’Europe pour laquelle je militerais serait un lieu d’invention critique à l’égard de la démocratie, elle doit penser la refonte des démocraties contre un certain type d’hégémonie américaine, contre les théocraties musulmanes, et contre une certaine Chine. Il faut donc multiplier les discours et les mises en garde. C’est là, je le crois, l’une des grandes responsabilités des intellectuels, de ceux qui font profession de réfléchir et de parler dans l’espace public, je dirais des philosophes et des juristes en premier lieu, des économistes aussi.
Une autre faiblesse de l’Europe tient sans doute au fait qu’elle ne s’est pas dotée d’une force militaire efficace et indépendante. L’Europe n’a pas la puissance armée qui lui permette d’intervenir sur le terrain pour des causes qu’elle juge justes. Les positions représentées, pour des motivations compliquées, par Chirac et Schröder quand ils se sont opposés à la politique “unilatéraliste” de Bush en Irak, ces positions que j’ai jugées justes, quelles que soient leurs motivations compliquées, ne pouvaient que prendre la forme d’oppositions verbales sur la scène du Conseil de sécurité de l’ONU dont les règles étaient violées. Il me paraît urgent que l’Europe dispose d’une force militaire qui compte au service d’une politique qui ne soit ni américaine, ni chinoise, ni arabo-islamique… C’est un peu utopique pour le moment. Mais dans l’histoire et la mémoire de l’Europe (la bonne et la mauvaise, les Lumières mais aussi les pires moments des totalitarismes modernes —fascisme, nazisme, stalinisme, la Shoah, le colonialisme et les épreuves d’une décolonisation qui n’est pas allée sans “crimes contre l’humanité”, etc.—), dans cette “vieille” Europe meurtrie, il y a une ressource certes paradoxale, une ressource d’avenir (vous savez que je ne passe pas, tout au contraire, pour un eurocentriste) qui devrait lui permettre pour changer la situation et les institutions internationales, le droit international, de résister et aux Etats-unis et aux théocratismes islamistes, en s’alliant à ceux qui, américains, arabes, iraniens ou chinois,etc. luttent contre la politique dominante de leur pays. Personne n’est plus à plaindre, par exemple, que tous les arabes et les musulmans qui souffrent aussi bien de la répression (par exemple des femmes) dans leur pays ou dans leur culture — tout en étant injustement associés, dans l’opinion publique mondiale, aux crimes terroristes du type Al Qaida. Je pense beaucoup à eux, avec amitié et compassion : par exemple aux Palestiniens qui, tout en luttant pour l’indépendance légitime et à venir de leur Etat, n’en condamnent pas moins les attentats-suicides mais aussi aux Israéliens qui luttent contre Sharon, et parfois refusent certaines des missions qu’on leur assigne,etc.

Que répondez-vous à ceux qui parlent, à propos du terrorisme aujourd’hui, d’une quatrième guerre mondiale ?

Je vais être encore obligé de compliquer les choses. Je vois bien à quoi vous faites allusion. D’abord j’hésiterais à appeler cela “guerre mondiale”. Il ne s’agit pas d’une guerre. Il y a une histoire du concept de guerre et c’est fini : il n’y aura sans doute plus de “guerre”. Il n’y a pas de guerre actuellement, si “guerre” signifie, en lexique et en droit européens, hostilités déclarées d’un Etat à un autre Etat. Ce qui se passe aujourd’hui, la “guerre contre le terrorisme”, ce n’est pas une guerre. Aucun Etat, en tant que tel, n’a approuvé ou soutenu le terrorisme du type Al Qaida. Il s’agit donc d’hostilités, de conflits de forces qui font rage, qui sont plus graves, peut-être plus inquiétants que telle ou telle guerre internationale ou civile, mais ce n’est plus une guerre. Il n’y va pas seulement de vocabulaire : le mot “guerre” égare. Politiquement. C’est ainsi que Bush a égaré son peuple, en appelant à une “guerre contre le terrorisme”. Mais contre qui en vérité? Ni l’Afghanistan, ni même l’Irak ; ce n’était pas une guerre à l’Etat-nation irakien. Il faut donc trouver un autre mot. Comme pour le mot “terrorisme”, qui est lui aussi périmé.

Pourquoi ?

On ne peut pas ne pas s’en servir, bien sûr. On dira par exemple que ce qui s’est passé récemment à Madrid, c’est du terrorisme. Mais si je demande qu’on réfléchisse à ce vocabulaire, ce n’est pas seulement par souci linguistique ou sémantique. Je crois que l’usage du mot obscurcit la chose politique, parfois à dessein. Là aussi, les mots de terrorisme ou de terreur ont une histoire. La “terreur” par exemple, “terrour” en anglais, c’est le mot dont se servait Hobbes pour définir le principal levier de tout gouvernement. Comme le disait Benjamin, tout gouvernement prétend détenir légitimement le monopole de la violence. Il opère par la crainte. On ne gouverne pas sans contraindre par la terreur, ou par la violence, ou par la peur, etc. Déjà, au sens banal, tout gouvernement est terroriste à sa manière ! Et d’ailleurs, pour sauter dans la modernité, les guerres modernes ont été pour une large part des “guerres terroristes” : les bombardements n’épargnaient pas les populations civiles françaises, anglaises, allemandes, russes ou japonaises. Et la bombe atomique , et Hiroshima et ses dizaines de milliers de victimes, n’était-ce pas du terrorisme ? N’a- t-on pas essayé d’impressionner l’ennemi en violentant de façon meurtrière des populations civiles en nombre incomparablement supérieur aux victimes des Twin Towers ou de Madrid ? Non seulement il y a du terrorisme d’Etat, mais le concept traditionnel du terrorisme est essentiellement associé au concept de l’Etat en tant que tel. Maintenant, il y a une histoire du mot “terrorisme” qui remonte, je crois, à la Terreur révolutionnaire française. Il s’est ensuite déplacé dans la modernité, mais toujours dans des situations où un groupe organisé, qui n’était ni militaire ni civil, tentait de libérer ou de reconstituer un Etat-nation. Exemples : Israël a commencé par du terrorisme, les sionistes ont recouru au terrorisme, ensuite les Palestiniens aussi, bien sûr. C’est aussi évident pour l’Algérie, des deux côtés. Les Résistants français, c’était des terroristes ! Sous Vichy, l’Occupant nazi et ses alliés français les dénonçaient et les combattaient ainsi, c’était le mot courant. Puis ils sont devenus les héros de la libération ou de la reconstitution d’un Etat-nation légitime et fier de lui, reconnu, comme Israël, comme l’Algérie, par la communauté mondiale. C’est l’équivalent de ce que Carl Schmitt appelle la “guerre des partisans” : ni une guerre civile ni une guerre internationale, mais l’action organisée d’un groupe de résistants qui utilise ce qu’on appelle aujourd’hui des attentats “terroristes” pour sauver un Etat-nation, le libérer, le reconstituer ou en reconstituer un nouveau, comme c’est le cas avec Israël et la Palestine. Or aujourd’hui, ce qu’on appelle dans la plupart des cas, en dehors de l’Irlande, terrorisme, ce sont des actions violentes qui ne sont plus, désormais, organisées à des fins politiques, c’est-à-dire en vue de transformer, de constituer ou de reconstituer un Etat-nation. . Il n’y a aucun avenir politique en tant que tel dans les actions d’Al Qaida. Un mouvement représenté par Al Qaida n’a aucun avenir, même si malheureusement un criminalité haineuse et sans avenir peut devenir désastreuse — et pour des adversaires supposés et pour ceux dont on prétend représenter la cause, la foi, la religion. Donc je n’appellerais pas ça “guerre”, ni “terrorisme” . C’est une autre situation, un autre champ, une autre histoire qui commence. Il faut inventer d’autres mots, prendre conscience d’autres structures. C’est le concept même du politique qui change. Depuis la Grèce antique, le “politique” a toujours été associé à la polis, à la cité, c’est-à-dire aux frontières d’un Etat-nation localisé sur un territoire. Aujourd’hui, et pour mille raisons, le politique n’a plus cette forme-là, il n’est plus, du moins en dernière analyse, la chose et le lieu stable de l’Etat-nation. Les conflits présents ou à venir risquent d’être encore plus terrifiants, justement à cause de cette indétermination de l’ennemi. On ne sait plus qui est l’ennemi. Schmitt disait que le politique se définit à partir de l’ennemi. Eh bien, c’est fini, il n’y a plus, ethniquement, religieusement, politiquement, d’ennemi identifiable. N’importe qui peut devenir un ennemi. C’est terrifiant, parce que la technologie au service de n’importe qui peut faire des ravages : soit avec des bombes classiques, soit avec des armes bactériologiques, chimiques, atomiques et même informatiques : on peut maintenant paralyser un pays entier et des armées à partir d’interventions subtiles dans l’appareil informatique. Vision d’allure “apocalyptique”.

Cette vision, cette lecture apocalyptique de la nouvelle donne internationale est l’un des éléments invoqués pour justifier la politique de la peur (Europe forteresse, criminalisation des petites incivilités, atteintes à la liberté d’expression…) mise en branle par les autorités européennes et américaine. Cette obsession sécuritaire, que change-t-elle au politique ? Quels nouveaux types d’exigence imposent-elle au politique ?

Qui le nierait ? Toute démocratie est menacée par la nécessité même de se protéger contre ledit “terrorisme”. On ne peut pas laisser tout le monde faire n’importe quoi sur un territoire. Il faut trouver, et c’est très difficile, une politique démocratique qui soit capable de bien gérer l’auto-immunité, ce processus quasi suicidaire qui consiste, pour un organisme, à détruire ses propres défenses et à mettre en danger son auto-protection. Dans de nombreux textes récents, j’ai étendu la “figure” de cette notion biologique à tout le champ de l’expérience, au champ politique en particulier. On en trouverait aujourd’hui mille exemples, et non seulement dans les aspects suicidaires des politiques américaine ou israélienne. Cette auto-immunité, on ne peut pas l’éradiquer, elle fait partie des possibilités structurelles de l’inconscient d’abord, mais aussi de la société, de la politique. On ne peut pas se préserver, par définition, de l’auto-immunité. La responsabilité politique ne peut alors consister, par une invention chaque fois singulière (il n’y a pas de règle préalable pour cela) qu’à en limiter les risques et les dégats.
L’ambiguïté du gouvernement Bush, comme du gouvernement Raffarin, c’est de se servir de la peur pour consolider leurs pouvoirs et leur police, tout en disant aux gens : “n’ayez pas peur, nous sommes là”. Pour lutter contre la peur, pour que l’idée d’une peur inévitable ne soit pas instrumentalisée par des gouvernements, il faut savoir que malheureusement, on ne peut pas lutter contre le terrorisme sans risquer de limiter les libertés publiques, sans menacer la démocratie. C’est le cas actuellement aux Etats-Unis, où, depuis le Patriot Act, après le 11 septembre, les atteintes aux droits civiques se multiplient. Le FBI procède “légalement” à des interventions anticonstitutionnelles, par exemple dans les e-mails. Pour ne pas parler d’intimidations plus secrètes et sournoises. Ni de ce qui se passe dans l’île de Guantanamo. La lutte nécessaire contre le “terrorisme” suppose la collaboration entre des Etats. Il faut des Etats, des polices et des armées. Je ne crois pas qu’il soit bon de militer pour la disparition de l’Etat-nation et de la souveraineté en général. Il faut partager la souveraineté, en repenser le concept et en réaménager l’espace. La souveraineté est encore, peut-être, dans certaines conditions et dans certaines limites, une bonne ressource pour lutter, et contre le terrorisme et contre les hégémonies mondiales, économiques en particulier, quand elles ne sont pas liées à des Etats-nations. Un certain ultra-libéralisme économique, par exemple, ne peut que profiter de la faiblesse de l’Etat-nation. La régulation du marché suppose aussi des autorités étatiques.
On a malheureusement aujourd’hui l’impression que chercher à comprendre le terrorisme, c’est risquer de se voir accuser de l’excuser, de le justifier, voire de l’absoudre… On se retrouve alors pris entre une suite de rappels à l’ordre, comme la loi sur le voile qui en appelle à la laïcité, et la nécessité de comprendre l’évolution de notre société, la place de l’Islam en France…
Ce qui tend à se perdre, c’est en effet l’urgence ou l’exigence de comprendre. Là même où la complexité et les contradictions auto-immunitaires sont le plus irréductibles. Mais je ne veux pas choisir ni même distinguer entre “comprendre” et “justifier”. Non pas que ce soit la même chose. Mais il faut permettre aux “intellectuels”, à tous ceux qui prennent la parole publiquement, de faire plus d’une phrase. Il faut pouvoir dire d’un côté “je condamne le terrorisme”, “je condamne Al Qaida”, “j’ai une immense compassion pour les victimes”, et en même temps, d’un autre côté, dès la phrase suivante : “Mais je veux comprendre pourquoi et comment ça s’est passé”, “je veux comprendre l’histoire du terrain géopolitique et même les racines théologiques, pour reconstituer la généalogie très lointaine d’un événement”. Cet acte de comprendre n’est pas simplement un acte d’intelligence théorique. Il ne s’agit pas de comprendre pour comprendre, de manière spéculative, mais de comprendre pour changer les choses, en se référant à des normes, à la justice (et non seulement au droit positif). Pour cela, il faut qu’on me laisse la possibilité de dire plus d’une phrase, qu’on ne m’enferme pas dans un dilemme. Si je commence à dire qu’il faut analyser la généalogie du mot “terrorisme”, qu’il faut chercher peut-être un autre terme, il faut me laisser continuer, aller un peu plus loin pour dire que ça ne m’empêche pas de condamner, d’être contre ce qu’on appelle encore le “terrorisme”. Il faut me laisser le temps de ces deux phrases. Et de quelques autres. En France, on a justifié, et on a bien fait, le terrorisme des Résistants, on doit pouvoir se demander pourquoi, et de quel droit, les Israéliens pensent qu’ils ont le droit de justifier le terrorisme à la veille de la fondation de l’Etat, puis parfois leur terrorisme d’Etat, et les Palestiniens aussi, de leur côté, le “terrorisme” au service du futur Etat palestinien. Cette analyse, que je ne peux engager ici, peut être interminable et remonter en tout cas très loin dans le temps, bien avant et pendant la seconde guerre mondiale, vers des responsabilités qui ne sont strictement, dans cet exemple, ni palestiniennes ni israéliennes.    L’évaluation normative n’est donc pas dissociable de cet acte de compréhension. Si je veux simplement soutenir une cause juste, ou justifier quelque chose, sans m’efforcer de le comprendre, alors je ne justifie rien du tout.

On a pourtant beaucoup de discours politiques et philosophiques normatifs aujourd’hui, qui parlent du monde tel qu’il devrait être, et non tel qu’il est…

Oui, mais il faut les deux références. Dans tous mes textes, j’essaie de marquer qu’il y a des affirmations inconditionnelles comme la justice, le don, l’hospitalité, qui ne sont pas praticables ou possibles, qui ne peuvent pas donner lieu à une politique ni à un droit : on ne peut pas faire de l’hospitalité inconditionnelle un concept politique ou juridique, ce n’est pas possible. Tant qu’il y a du droit, de la politique, de la nation, du territoire, on devra, si hospitalier qu’on soit, limiter l’hospitalité. Néanmoins, on ne peut pas penser et favoriser une hospitalité conditionnelle possible sans penser l’hospitalité inconditionnelle : un certain impossible non négatif. Je m’en explique mieux ailleurs. On ne peut pas améliorer ou révolutionner le droit sans l’idée d’une justice plus grande, d’un droit plus juste. Si je veux être plus juste, il faut que j’incarne la justice aujourd’hui dans un droit meilleur. Si je veux être absolument accueillant à l’autre, laisser venir l’autre sans lui demander son passeport ni son nom, et m’exposer inconditionnellement à la venue de l’autre, il faut quand même que concrètement j’aie quelque chose à donner, et que donc je conditionne l’hospitalité. Chaque fois, je me retrouve ainsi dans la pensée difficile de deux concepts qui sont hétérogènes, irréductibles l’un à l’autre, mais en même temps indissociables. Vous distinguez entre les gens qui parlent de l’avenir sans s’occuper du présent, et les autres qui font le contraire. Je refuserais, pour ma part, de pratiquer cette distinction. Je ne perds pas de vue que la démocratie est infiniment perfectible, qu’elle ne sera d’ailleurs, par essence, jamais parfaite. Mais au nom de cette perfectibilité, je voudrais pouvoir intervenir pour améliorer les choses, même modestement, aujourd’hui, ici, maintenant.
Si par malheur, on me demandait de choisir entre les Etats-Unis et Al Qaida, je choisirais les Etats-Unis, non que j’approuve en quoi que ce soit la politique de Bush, mais parce que je sais qu’il y a dans la démocratie américaine un principe de perfectibilité. Une historicité interne. C’est cela, pour moi, la démocratie : l’autocritique publique y est en droit possible, la perfectibilité y est ouverte à l’infini. Les Etats-Unis sont, certes, pour une part, coupables. Ils ont commis des actes de type génocidaire, à travers une histoire terrifiante dont on n’a pas fini de faire le procès (le traitement des Indiens, l’esclavage, les bombes atomiques ou les armes de destruction massive qu’ils sont les seuls dans l’histoire, à cette date, à avoir utilisées ou déclarées légitimes dans leur propre intérêt. On pourrait citer tant d’autres exemples de violences injustifiables après la deuxième guerre mondiale). D’ailleurs, un nouveau “Tribunal Russel”, à Bruxelles (Brussels Tribunal) est actuellement en cours de constitution : avant un procès symbolique, une Commission d’enquête ( qui agira, je l’espère, dans la probité, prudemment et honnêtement, avec témoins de la défense et de l’accusation, procureur et avocats de toutes les parties). Elle aura pour objet le PNAC, “ Project for the New American Century ”, un document élaboré dès 2001, si je ne me trompe, par les conseillers de Bush, Wolfowitz, Cheney et Rumsfeld, et définissant une stratégie de domination mondiale.
Mais en même temps, j’y insiste avec toute la force nécessaire, il serait honteusement injuste, odieux et ridicule de nier que les Etats-Unis ont aboli l’esclavage, ont tenté de réparer les violences faites aux Indiens, établi et fait progresser les droits civiques, le plus souvent respecté le Premier amendement de leur constitution (liberté de parole, liberté de la presse et d’expression publique de son opinion, séparation initiale de l’Eglise et de l’Etat— longtemps avant la France, même si le politique y est profondément marqué par la religiosité chrétienne). Ce pays et cette nation se savent perfectibles et soucieux d’un avenir plus démocratique, même si leur hégémonie économique et militaire est plus précaire qu’on ne le croit en général (d’où la crispation actuelle). C’est au nom de cet avenir démocratique que je me rangerais de ce côté-là, à l’inverse d’Al Qaida qui n’a à mes yeux, je le répète, aucun avenir. Les idéologies purement religieuses, ou prétendument religieuses, qui n’ont aucun modèle politique, qui ne font qu’opposer les croyants aux incroyants et appellent à exterminer tous les “infidèles”, je les crois condamnées à terme, même si elles peuvent pendant un temps mettre le monde à feu et à sang. Dans une situation binaire, je voterais donc pour la démocratie américaine, mais vous voyez que l’essentiel pour moi, c’est de ne pas me laisser acculer à un tel choix. Il faut préparer d’autres voies.

Ceux qui ont soutenu l’intervention américaine en Irak sont aussi ceux qui critiquent le plus le progressisme. Une critique qui rejoint celle du “droit de l’hommisme”, de l’anti-racisme… On accuse alors les défenseurs des libertés publiques d’être trop naïfs, trop conciliants, angéliques ou politiquement corrects. Quelle idéologie sous-tend cette vision des choses ?

Cette dénonciation du “politically correct” ( je tiens à laisser cette chose dans sa langue d’origine) est abusive et multiple. On importe une expression qui eut un certain sens et une certaine efficacité aux Etats-Unis, où ce terme s’inscrit dans une lutte contre le sexisme, le phallocentrisme, l’homophobie, le racisme,etc., dans des conditions qui ne sont pas celles de la France. En France, on instrumentalise l’argument pour condamner sans appel toute attitude normative, toute opinion qui se veut juste mais dont on essaye précisément de se débarrasser à peu de frais. Si vous êtes anti-raciste, vous êtes “politiquement correct”. Si vous êtes contre l’homophobie, on vous accusera bientôt d’être “politiquement correct” pour vous bâillonner, vous museler, vous imposer le silence. J’ai horreur de l’usage qu’on fait de ce mot en France parce qu’on se donne, avec bonne conscience, le droit de dénoncer tout ce qui est animé par un souci de justice. C’est une nouvelle orthodoxie. On peut se servir de cette expression pour se débarrasser de n’importe quel ennemi. Comme le fait à peu près Luc Ferry à propos du texte des Inrockuptibles, quand il nous reproche en somme d’être “politiquement corrects” : “être un intellectuel, dit-il à peu près, c’est être de gauche et signer des pétitions”. Ce fut, je crois, à peu près sa seule intervention dans les débats dramatiques avec les chercheurs, débats qu’il disait suivre depuis l’étage supérieur du ministère.
Je suis pour qu’on défende les droits de l’homme mais je suis contre un “droit de l’hommisme” qui se contenterait, par une référence purement formelle aux droits de l’homme, de masquer toutes sortes de problèmes politico-sociaux à la surface de la planète, en oubliant les droits de l’homme dans beaucoup de situations. Le droit-de-l’hommisme ne peut pas tenir lieu de politique, et notamment pas de politique sociale. On en revient à cette nécessité de nous laisser à tous la possibilité de prononcer plus d’une seule phrase “principale”, par exemple : je suis contre le droit-de-l’hommisme, mais, deuxième phrase, pas à la manière de Le Pen ou d’une certaine extrême gauche marxiste-anti-juridiste, et anti-formaliste ! Je suis en principe pour l’ONU , pour une institution et un droit international qui légifère, par exemple au nom des droits de l’homme inscrits dans sa Charte, mais (deuxième phrase) pour une ONU profondément transformée dans sa structure, dans sa constitution, ses pouvoirs législatifs et exécutifs, etc.

Dans la Pensée 68, Renaut et Ferry vous accusent de partager avec Foucault, Deleuze et Bourdieu…la haine de la démocratie alors que philosophiquement, théoriquement, politiquement, vous aviez peu de choses en commun, à part peut- être, de tous parier sur la compréhension, le désir et l’envie de rendre compte de la complexité des choses.

Oui, c’est d’ailleurs ce qui me rend nostalgique, mélancolique même quand je pense à ces années-là. Malgré nos différences et nos différends, nous avions en commun une passion, une loi éthico-politique, qui était liée à l’impératif de savoir, de comprendre, d’analyser, de raffiner, de ne pas se laisser endormir. Malgré les écarts qui nous séparaient, nous partagions quelque chose qui s’est à peu près perdue depuis. . Ce fut vrai aussi de la littérature. Il y avait, dans telles avant-gardes minoritaires, une exigence, j’oserai même dire une “culture” littéraire qui s’est totalement dissoute ou corrompue, à un degré parfois lamentable. Quant au livre auquel vous venez de faire allusion, dont on reparle pour les raisons que vous savez (on le cite maintenant dans les allées du pouvoir : tout le mal aurait commencé en 68 !), je l’ai toujours trouvé philosophiquement nul, vulgaire et confus : l’exemple même des fautes de lecture les plus irresponsables.

Quelle ont été vos expériences directes de participation au pouvoir, de “ vie politique ” ?

Je n’ai jamais été membre d’aucun parti, sauf quand j’étais étudiant : il y avait alors un parti minuscule et radical, plus petit que le PSU, entre le PS et le PC. Je ne me rappelle même plus son nom tant il était petit : UGS, peut-être, Union de la gauche socialiste ? Avec un ou deux députés, il devait être apparenté au groupe communiste à l’Assemblée, et c’est la seule fois où j’ai pris une carte. J’ai toujours été “de gauche”, comme on dit, j’ai toujours voté à gauche mais ce ne fut pas toujours pour la même gauche, ça dépendait des élections. Après l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, il y a eu des moments très brefs et très limités où j’ai accepté d’être présent, dans des domaines qui relevaient, pensais-je, de ma compétence, comme l’enseignement. Jack Lang m’a invité deux ou trois fois à l’accompagner en délégation à l’étranger, à Tokyo, à Mexico, à Madrid. J’ai eu très peur de devenir un intellectuel d’Etat et tout cela n’a pas duré. Dans la continuité d’une lutte que j’avais entreprise avec d’autres autour de l’enseignement de la philosophie (création du Greph, groupe de recherches sur l’enseignement de la philosophie, soucieux de recherche mais aussi d’intervention politique), on avait arraché à Mitterrand des promesses qui n’ont jamais été tenues. Dans cet élan, j’ai aussi co-organisé les Etats Généraux de la Philosophie en l979 et participé à la création du Collège international de philosophie dont j’ai été le premier directeur élu. Cette institution est privée (loi l901), certes, dans son statut, , mais elle ne se serait pas faite sans le soutien et les encouragements de Jean-Pierre Chevènement. J’ai enfin accepté sous Lionel Jospin, alors ministre de l’éducation nationale, de co-présider une commission d’enseignement de la philosophie avec Jacques Bouveresse, à partir d’une mission confiée à Pierre Bourdieu et à François Gros. Cette dernière expérience fut bien décevante, tout cela était si inutile…

Pourquoi ?

C’était de la figuration ! En 1991, le rapport que nous avions remis sur l’organisation et les programmes de l’enseignement philosophique, sur les modes d’évaluation,etc., après de larges consultations et beaucoup de travail, le ministère l’a immédiatement rangé dans un tiroir dont il n’est jamais sorti. Cette instrumentalisation est à l’évidence une forme rusée d’anti-intellectualisme, une manière de se donner des alibis intellectuels. Cela consiste à dire “les intellectuels sont avec nous” : ils travaillent pour nous, ils nous remettent des rapports, ils apparaissent même dans des listes de soutien (ce que je n’ai jamais fait). Evidemment, j’étais plus enclin à travailler avec la gauche qu’avec la droite mais j’ai été abusé, parce qu’on n’en a tenu aucun compte. Et je ne suis certainement pas le seul exemple. L’anti-intellectualisme consiste dans ce cas à faire semblant de faire appel à des “intellectuels” connus pour se donner un alibi. Ensuite, on fait ce qu’exigent la cuisine politique ou électorale ou les contraintes économiques ; et on ose dire que le politique est impuissant devant l’économique sans se rendre compte de l’énormité de la chose, sans tenir aucun compte de ce qui s’est dit, même chez certains économistes, et sans même lire quoi que ce soit. Si on veut s’intéresser aux “intellectuels”, il ne faut pas seulement leur demander des rapports inutiles, il faut les lire, en tenir compte. Il faudrait même quelquefois, je rêve, assister à leurs séminaires ! il faudrait écouter ce qui s’y passe. Un premier ministre devrait aujourd’hui savoir, au moins dans leur silhouette, ce que sont    les problèmes des sciences physiques, médicales, bio-génétiques,etc. Ou si Raffarin ne le sait pas lui- même, que son ministre de la Recherche le sache ( ou un Président de la République comptable devant une majorité qui l’a élu et dont il oublie vite qu’elle n’était pas la sienne), qu’il en prenne connaissance et s’oppose, de façon responsable, à des réductions mortelles de postes et de crédits, qu’il fasse tout pour freiner ce qui commence à ressembler à une vague d’émigration des intellectuels et des chercheurs.
Il y a en France un vrai problème de migration : d’une part, l’immigration sévèrement limitée ou sans “intégration” sociale conséquente (voir le problème du “voile”), avec toute la problématique du “sécuritaire” qu’on y associe abusivement et qui commande toute la vie politico-électorale ; d’autre part, le grand risque de l’émigration croissante des chercheurs et des universitaires ; sans parler des dé-localisations économiques et de certains de ses effets sociaux désastreux. Problèmes de la politique des frontières, donc, problèmes de la souveraineté ( de son concept et de ses crises ), problème de l’Europe à venir. Tout cela est à repenser. Mais je m’en explique mieux ailleurs et cela fait trop pour un entretien improvisé.
Jacques Derrida
Si je peux faire plus qu’une phrase / avril 2004
les Inrockuptibles
Entretien mené par Sylvain Bourmeau, Jade Lindgaard et Jean Max Colard

fichier pdf Entretien Derrida-Les Inrocks2004
fichier pdf spectres_de_marx
« Si je peux faire plus qu’une phrase » / Jacques Derrida / Entretien avec Les Inrockuptibles, avril 2004 / Spectres de Marx dans Flux jacques-derrida

Séminaire « la Communauté : expérience-limite de la pensée politique » / Mathilde Girard, Alain Brossat

En suivant la généalogie de la communauté, comme concept du politique attaché à la pensée des différents modes de gouvernements, entre Platon et Aristote, entre Rousseau et Hobbes, nous verrons comment la communauté fut pensée comme le centre de la pensée politique, de l’organisation de la Cité. Elle est le premier espace politique qu’il s’agit de rendre gouvernable. Mais elle est aussi le symptôme de la « politique des philosophes », elle est voulue et désirée selon des définitions qui appartiennent aussi à l’éthique, à l’amour et à l’amitié. Elle est ainsi immanente à la politique, et toujours aussi « à venir », investie des ambitions philosophiques pour la politique.
C’est d’emblée sous cette double exposition, éthique et politique, qu’elle sera considérée, engageant sa position sur une limite, un bord – au-dedans/au-dehors de l’Etat. La question de la souveraineté intervient alors, dans une rupture qui peut être repérée à partir de Nietzsche qui recherche la communauté dans un rapport de déliaison, dans une pensée politique de la séparation.
Le conflit, le malentendu de la communauté s’actualise également quant à l’histoire, dans une perspective plus contemporaine cette fois, et nous verrons comment l’histoire et l’événements sont intervenus dans la pensée de la communauté, au point de mettre en opposition les philosophes historiens et les philosophes politiques.
Ainsi, c’est face à la déception de la proposition communiste et à l’avènement des fascismes en Europe que l’élaboration d’une pensée de la communauté s’est avérée nécessaire, qu’elle s’est imposée aussi, dans l’impossibilité de son projet, comme pensée de l’impossible. Après Nietzsche, Georges Bataille, Maurice Blanchot, Jean-Luc Nancy pensèrent la communauté dans ce mouvement issu du communisme, à partir de la communication littéraire, dans l’expérience imminente de son déclin, dans l’événement de sa fragilité, de sa nécessaire précarité.
Mais très différemment, chez J. Rancière et A. Badiou, la communauté appartient à la pensée politique et reste l’élément attendu d’une intermittence du politique soumise à des opérations, des contacts, entre le réel, l’histoire, et les subjectivités, indépendamment de l’expérience de « l’état d’exception » et de « l’épreuve du désastre. »
Nous chercherons à mettre en évidence ces différentes acceptions du concept, tel qu’il réapparait aujourd’hui dans les réflexions sur la démocratie et le retour/recours possible à la proposition communiste.
Par ailleurs, si la pensée de la communauté s’est trouvée bouleversée par les violences de l’histoire politique contemporaine, c’est aussi du point de vue métaphysique et éthique qu’on peut observer ses inclinaisons.
Pour Nancy, après Bataille, la question de la communauté est ainsi « la grande absente de la métaphysique du sujet » ; or elle lui est intimement liée, en tant qu’espace et expérience du déclin, de l’inclinaison du sujet, « sur ce bord qui est celui de son être-en-commun ». Les singularités quelconques (Agamben) ouvertes par la communauté n’existent qu’en rapport les unes avec les autres, au contact permanent de la défaite du mythe de la conjonction (chrétienne) dans l’immanence. En cela la pensée de la communauté n’a cessé d’affirmer son opposition d’avec toute idée absolutiste du mythe, chrétien ou nazi.
Le même mouvement mobilise ainsi autour de la question de la communauté les relations entre l’individu, les singularités, la mort, le mythe, et la société : « La communauté, loin d’être ce que la société aurait rompu ou perdu, est ce qui nous arrive – question, attente, événement, impératif – à partir de la société. »
Mais l’impossible – la question métaphysique – ne clôt pas les possibles de l’expérience, et il faudra donc engager la réflexion au plus près de ce paradoxe constitutif de la communauté : à savoir qu’elle fut pensée dans le mouvement de son désoeuvrement, de son inaboutissement, mais qu’elle correspond conjointement à des expériences politiques et subjectives réelles (politiques, littéraires, érotiques) – et non seulement rêvées – qui instaurèrent toujours une zone de conflit avec la société.
Au cœur de cette expérience, toujours rare, éprouvante et dangereuse, « expérience-limite » dirait Blanchot, des affects inédits sont suscités, provoqués ou retrouvés : amitié, fraternité, désir, s’agencent au détour d’une communication qui ne fait pas communion, mais capable néanmoins de soutenir l’événement dans son apparition. Autant d’affects qui s’inventeront nomades, clandestins et secrets, dans la préscience d’une imminente dissolution.
La communauté, expérience-limite de la pensée politique
Séminaire animé par Mathilde Girard sous la direction d’Alain Brossat.
Un jeudi par mois, de 17h à 20h.
Dates pour le premier semestre : 22 octobre, 19 novembre, 10 décembre 2009
Le séminaire aura lieu à la MSH Paris Nord.

Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord
4 rue de la Croix Faron – 93210 Saint Denis la Plaine
tel : 01 55 93 93 00 – fax : 01 55 93 93 01

La première séance du séminaire « La communauté : expérience-limite de la pensée politique », dirigé par Mathilde Girard et Alain Brossat aura lieu le jeudi 22 octobre. Mathilde Girard interviendra sous l’intitulé : « la Communauté, partagée entre communisme et démocratie. Véhicule d’un malentendu entre Platon et Aristote ».
Le concept de communauté nous conduit aux origines de la pensée politique, puisqu’il est au cœur de l’élaboration du projet républicain de Platon, et qu’il est ensuite envisagé dans l’horizon démocratique chez Aristote. Mais il nous engage aussi à observer la naissance de ce que Rancière appelle « la politique des philosophes ». D’une certaine manière, la communauté est victime du redressement symbolique opéré par la philosophie dans ses rêveries politiques. Elle est le rêve de la philosophie, exhaucée sous les traits d’une aristocratie communiste chez Platon, et sous l’équilibre démocratique d’un partage de l’égalité chez Aristote. On voit ainsi se constituer des pensées du gouvernement, des gouvernements possibles, à partir d’une articulation positive du juste et de l’injuste, de l’utile et du nuisible, du beau et du laid.
Et d’emblée, la communauté intervient à la jonction de l’éthique et du politique ; pour « faire communauté » pour la politique, il faut pouvoir être amis, d’une amitié singulière, stable et régulatrice. Et l’analyse des textes nous permettra de mettre en évidence comment l’éthique de la communauté préside à la forme de gouvernement qu’elle se verra attribuer.
Au delà, nous tenterons de montrer comment la communauté a circulé suivant des généalogies différentes, qui contribuent aujourd’hui à constituer une acception très polyvoque de ce concept. Très simplement, la communauté est-elle au cœur de la politique, son matériau constitutif, intrinsèque ; ou est-elle le nom de ce qui va au-delà de la politique, vers l’éthique, la métaphysique, ou l’ontologie ? Ou d’une autre manière : la communauté existe-t-elle au sein de la société, ou se distingue-t-elle par un écart, une élection qui l’isole, ou un excès qui l’interdit ?
Derrière ces questions, on perçoit l’articulation entre une pensée politique qui tient à rester fidèle à l’écart philosophique, sa hauteur conceptuelle, et une pensée politique de la communauté qui tire aussi ses leçons de l’histoire, du champ des expériences, des pratiques et des conduites. Ainsi, quand pour certains la question de la communauté s’est vue considérablement attaquée par l’épreuve des guerres du XXème Siècle et par les écueils totalitaires du nazisme et du communisme, pour d’autres la fonction de la communauté survit politiquement à tous les états d’exception. On verra ainsi s’opposer, assez subtilement, les positions de Nancy, J. Rancière, Badiou, Derrida, Brossat – héritiers et lecteurs de Platon, Aristote, Rousseau, Hobbes, C. Schmitt, Nietzsche, Hegel, Bataille et Blanchot. Et s’il est nécessaire de mettre en avant des noms, des « familles » philosophiques, c’est sans doute parce que la communauté, comme l’a subtilement montré Derrida,
sollicite le philosophe sur sa propre capacité à faire communauté – ses amitiés, ses inimitiés, la reconnaissance de ses fils, de ses amants, et de ses femmes. Le philosophe peut-il prétendre à gouverner sous les traits du gardien de la cité sans penser l’engagement de sa personne dans l’expérience de la communauté ? Et depuis quelle autorité, quelle autorisation ? Car il ne saurait y avoir de pensée de la communauté sans réflexion sur la souveraineté, sur le jeu de la souveraineté et de la multiplicité, du commun. En somme, si la communauté nous déplace vers les catégories du multiple, de la multitude, du peuple ou du prolétariat, elle est indissociable de la figure du souverain qui en est l’auteur dans l’instant même où il l’autorise. Ce souverain, le premier, est le philosophe. Première figure de l’ami, première figure de l’ennemi.
Mathilde Girard
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