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Supplément à l’incident de Tarnac / Alain Brossat

Dans nos sociétés, l’art de gouverner tend de plus en plus à se rabattre sur celui de « raconter des histoires » – l’expression devant être entendue ici dans son double sens. Je m’explique. Il est constant que dans la forme plus ou moins terminale qui est la sienne aujourd’hui, la démocratie du public a vu se perdre l’essentiel de ce qui, traditionnellement, à l’âge classique comme dans le contexte de la modernité, est à l’origine du geste primordial consistant à gouverner : on gouverne en vue de quelque chose. Que ce « quelque chose » soit infiniment variable est également constant : en vue d’accroître la puissance de ses Etats, en vue d’augmenter le prestige du Prince, en vue de sauvegarder la nation, en vue d’actualiser des valeurs, de « changer le monde », de mettre en œuvre une idée fixe, de réaliser un programme, etc.
D’une manière toujours plus saillante, dans les configurations présentes, cette projection du geste gouvernemental dans des effets escomptés tend à devenir nébuleuse, dans la mesure même où les gouvernants voient l’ensemble de leurs décisions, projets, perspectives et plans d’action toujours davantage englués dans des systèmes de contraintes ou des facteurs d’inertie qui les transforment en gestionnaires de ce présent en forme de marasme perpétuel dont le nom de code est, dans les journaux, « la crise ». Insensiblement mais d’une manière toujours plus distincte, les gouvernants sont passés du domaine de l’action, qui repose sur des décisions et produit des déplacements plus ou moins marqués, à celui de l’administration d’un espace, d’un topos indistinct mais distinctement placé sous le signe anomique du c’est ainsi, il ne peut en être autrement.
Dans ces conditions, le geste de gouverner qui, jadis et naguère pouvait avoir sa grandeur comme il comportait son lot de bassesses, tend à se réduire à la dimension d’un exercice autarcique voire autistique du pouvoir, avec les troubles jouissances qui l’accompagnent. De plus en plus, il s’avère que l’on gouverne pour gouverner, assuré que l’on peut être par avance que, dans la sphère étatique et institutionnelle, l’exercice du pouvoir est désormais déliée de toute perspective de réalisation de quelque grand dessein que ce soit, destiné à faire époque. C’est au point que l’on en vient à se demander pourquoi ces MM-dames s’obstinent encore à se disputer les postes les plus élevés, assurés qu’ils sont que, six mois après qu’ils l’auront emporté, les vainqueurs seront frappés d’opprobre par ceux-là mêmes qui les ont élus pour des motifs qu’ils auront, entre-temps, tout à fait oubliés…
L’un des derniers expédients qui demeure donc à nos gouvernants, en ce stade terminal de la démocratie du public est de tenter d’occuper le présent, au sens fort du verbe occuper, en tenant le public en haleine afin, l’œil rivé sur les sondages, de tenter de conserver ce qu’ils peuvent de la faveur de l’opinion. A défaut donc, de pouvoir encore enchaîner des actions sur des projets ou des promesses, ils se transforment en raconteurs d’histoires destinées tantôt à endormir, tantôt à captiver, enflammer, ces grands enfants que nous sommes supposés être. Un art de nourrice ou de bonimenteur, donc, davantage que de pasteur avisé et dévoué à la garde de ses ouailles.
Peu importe que ces histoires se suivent sans constituer d’aucune manière un récit cohérent – rien qui les enchaîne l’une à l’autre, à l’instar exactement des supposées « informations » du journal télévisé, sauf, peut-être une chose, et qui nous conduit au cœur de ce qui nous rassemble ici : chacune d’entre elle trouve sa valeur narrative à être agencée autour de ce que Jean Paulhan appelait un mot puissant, un de ces termes qui sont censés produire, dans le public, des effets de saisissement ou d’intensification affective à la mesure même de leur flou, de leur indétermination. A la condition d’être, selon un autre lexique, des signifiants vides. « Terrorisme », « terroriste(s) » sont naturellement, et au premier chef des vocables de cette espèce. Comme le sont « clandestins », « sans papiers », « roms », « campements illégaux » ou bien « racailles », « bandes organisées », « réseaux islamistes » dans d’autres séquences. Ces mots sont importants, car ils sont les chevilles des histoires d’encre et de sang, des histoires destinées à cimenter le gouvernement de la peur, à la peur, que ces Homère d’un nouveau genre, mauvais genre, aiment à livrer au quelconque. C’est autour de mots de ce genre, on l’a vu à l’occasion de l’incident de Tarnac entendue comme construction fantasmatique du pouvoir, que prends corps ce que j’appellerais volontiers une politique de « feux de poubelle » : à l’imitation de ces jeunes désoeuvrés et fatigués des contrôles à répétition de la BAC qui, dans les quartiers de relégation, allument périodiquement des feux de poubelles, voire des incendient de voitures pour attirer l’attention des caméras de télévision, les diseurs d’histoires et de mauvaise aventure du bunker sécuritaire s’emparent, dans le flot bourbeux de l’actualité, de telle ou telle micro-particule dont ils vont faire le matériau inflammable à partir duquel un « fait », un « événement » sera construit, susceptible d’administrer une leçon et de délivrer un message, toujours les mêmes : trop d’insécurité, pas assez de police, une justice pas assez expéditive, trop d’étrangers, trop de pauvres qui se prennent encore pour des égaux.
L’incident de Tarnac est l’un de ces feux de poubelles allumé par les incendiaires et pompiers pyromanes qui nous gouvernent, nullement embarrassés en l’occurrence d’emprunter son imagerie à l’émeute plébéienne, à l’ « émotion populaire » (comme on disait jadis), immémoriale. Lorsque le gouvernement des vivants est amputé de toute capacité à se projeter dans l’avenir pour tenter d’y réaliser un programme, une idée supposée grande ou d’y produire un déplacement, cette façon d’allumer un nouvel incendie dans la rubrique des faits divers chaque semaine ou presque tend à devenir le plus constant des recours du pouvoir. Les mots puissants se suivent sans se ressembler, n’importe que leur plus-value narrative, dramatique, horrifique : « mouvance anarcho-autonome », « islamiste polygame », « bandes des cités », « criminel sexuel récidiviste », « égorgeur schizophrène », « mendiants agressifs », « braqueurs ultra-violents », etc. Pour être tout à fait équitables, il faudrait ajouter que les médias, insatiables consommateurs et dispensateurs de « bons mots », de mots à forte valeur imagée, se font rarement prier pour saisir au vol le dernier « élément de langage » détonant de nos Erostrate(s) de gouvernement : à peine le syntagme pervers « campements illégaux » (pour bidonvilles, et destiné à justifier les expulsions expéditives de Roms, elles-mêmes illégales) était-il lancé par les forgerons du Maître qu’ils faisaient florès dans les journaux, sur les radios et ailleurs. De même, lors de l’émoi de Tarnac, il fallut un temps variable au dit quatrième pouvoir pour dés-emboîter le pas à Mme Alliot-Marie et enregistrer que le maître-mot de l’affaire, puisque affaire il y avait, décrétée au sommet de l’Etat, n’était pas « terrorisme » mais, peut-être, et d’une manière aussi embarrassante qu’inattendue – « communisme » – la commune de Tarnac.
L’émoi de Tarnac en a été la parfaite démonstration : le mot « terrorisme » est, dans la langue des gouvernants, un vocable corrompu avant tout destiné, dans sa plasticité même et tout particulièrement depuis le 11 Septembre, à produire ces effets d’intensification affective dont a besoin le gouvernement de la peur et à livrer le matériau inflammable indispensable à la promotion de la politique de feu de poubelles. Que cette dernière ait tendance à se mondialiser – on en a eu une démonstration toute récente avec l’annonce faite par x gouvernements occidentaux de l’imminence d’attentats terroristes en Europe occidentale, une annonce qui représente à son tour une menace non pas tant pour les séides de Ben Laden que pour les sans-papiers victimes du renforcement des contrôles au faciès.
D’autre part, le mot terrorisme est, dans l’ordinaire des temps un parfait outil pour, je dirais, moins justifier la montée de l’ « état d’exception » que faciliter le devenir flexible de « l’Etat de droit » et le rendre poreux à toutes sortes de dispositifs qui, plus ou moins massivement, mettent à mal les libertés publiques. L’Etat d’exception suppose soit la suspension, voit la violation des lois, notamment des lois fondamentales. Ici, il s’agit de l’inverse : de l’infiltration de la loi par toutes sortes de dispositions dont l’effet à terme est de rendre l’ « Etat de droit » indistinct de ce qui est censé s’y opposer ou s’en distinguer absolument – l’arbitraire du pouvoir. C’est la fonction de toutes ces lois d’opportunité, « lois fait divers » qui se votent à qui mieux mieux par les temps qui courent. Le mot terrorisme est un merveilleux truchement pour activer ce processus d’effondrement de la loi sur elle-même. On a vu en effet comment, dans des conjonctures très différentes, il a d’abord servi à nommer sur un mode sélectif des violences armées non étatiques, pour ensuite, par extension, inclure les supposés sympathisants des « subversifs », leurs familles, ceux qui protestent contre les violations des droits des détenus politiques, etc. C’est ce qui s’est passé dans l’Argentine des années 1970, bien sûr, sous une dictature militaire mais aussi, toutes choses égales par ailleurs, dans la RFA des mêmes années – sous un gouvernement social-démocrate, donc.
L’émoi de Tarnac renvoie inéluctablement à cette propriété du mot puissant de migrer, d’englober des catégories toujours plus vastes par effets successifs de contamination, de décontextualisation : être suspecté de vouloir créer une avarie destinée à arrêter un train (ce qui n’est pas tout à fait la même chose que le faire dérailler en dévissant les rails ou au moyen d’explosifs), c’est, put-on lire au début de l’affaire sous la plume du rédacteur en chef de Libération, tomber à bon escient sous le coup d’une incrimination de terrorisme – « L’ultra-gauche déraille ».
Et donc, pour aller vers une conclusion, on pourrait dire simplement : le mot « terrorisme », tel qu’il a été relancé par les incendiaires de novembre 2009, a une fonction qui s’énonce très distinctement : il sert à produire toutes ces sortes d’amalgames qui ouvrent un crédit illimité à la brutalité de l’Etat, de ses moyens policiers et de ses juridictions d’exception. Il est l’un de ces coins que la démocratie policière d’aujourd’hui enfonce dans les libertés publiques. Mot de tous les amalgames : dans sa série à succès sur Carlos, portée par l’air du temps, Olivier Assayas dit de Carlos, terroriste numéro un des années incandescentes, qu’il a « porté une espèce de conviction tiers-mondiste et révolutionnaire qui a représenté le fantasme de toute une génération de gauchistes ». Au gré de cette petite sentence abjecte, le terrorisme sanglant, antisémite et mercenaire devient le prêt-à-porter de toute la génération qui s’est engagée au côté des luttes de décolonisation, de tous ceux qui, en Occident, ont fait des années 1970 le terrain d’expérimentation de toutes sortes de contre-conduites tournées vers l’émancipation.
Retourner, inverser l’accusation de terrorisme n’est pas chose facile – mais nullement impossible : c’est fondamentalement une question de rapport de force dans la guerre des discours. C’est par exemple ce que faisait en 1966 le Tribunal Russell réuni à Stockholm à l’appel de Sartre, Bertrand Russell et quelques autres pour dresser un bilan des crimes commis par un Etat terroriste au Vietnam – les Etats-Unis d’Amérique. Plus difficile encore : inverser, renverser le stigmate et en faire un enjeu de subjectivité résistante. Dire : vous entendez nous marginaliser, nous criminaliser en apposant sur nous l’étiquette de « terroristes » ? Eh bien soit, ce label nous convient parfaitement, si vous êtes des démocrates, la démocratie en acte, alors nous, nous voulons bien être, si cela est la condition pour qu’il soit entendu que nous ne sommes pas du même monde, des « terroristes »… C’est en tout cas la position qu’adoptaient, si l’on en croit Romain Gary, dans un passage de son roman Chien Blanc, les activistes du Black Power vers la fin des années 1960. On peut trouver, dans cette posture paradoxale, un fond de sagesse que vérifie l’incident de Tarnac : mieux valait, à tous égards manifester sa solidarité avec les inculpés, au fort de l’affrontement, en se déclarant « terroriste » avec Julien, Yildune et les autres, puisque tel était le nom de code de l’incrimination grotesque, que démocrate avec Mme Alliot-Marie, Laurent Joffrin et leur séquelle.
Question de tenue, de panache, de dignité…
Alain Brossat
Supplément à l’incident de Tarnac / 2010
Intervention au colloque « Lois anti-terroristes 25 ans d’exception / Tarnac, un révélateur du nouvel ordre sécuritaire », 18 octobre 2010
à lire sur le Silence qui parle : Tous coupat, tous coupables 1 et 2
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Entre chiens et loups / Le gouvernement à l’attrition / Alain Brossat

Une subtile dialectique s’établit entre la façon dont la biopolitique contemporaine établit son « protectorat », sa tutelle sur les corps vivants et la manière dont une dimension fondamentale du gouvernement des vivants consiste à mettre en place des entraves, à inscrire la vie des individus dans l’horizon non pas des puissances de la vie, mais de la survie (l’existence réduite à sa reproduction). La biopolitique contemporaine étend son emprise entre ces deux repères : immuniser le vivant (« faire vivre » en ce sens) d’une part, et démultiplier les dispositifs d’empêchement de la vie des sujets de l’autre ; soit, plus trivialement : empêcher les gens de vivre leur vie, faire de la réduction de leur horizon de vie (des « emmerdements » qui leur sont infligés sous toutes sortes de formes calculées) une politique constante et réfléchie.
D’un côté ce « faire vivre » global, tous azimuts et continu, de l’autre ces stratégies délibérées, destinées à faire en sorte que l’énergie et l’intelligence des individus soient aussi intégralement que possible captées par les soucis de subsistance et de reproduction. La « politique » impulsée par tous les gouvernants modernes, dans les démocratie libérales notamment, donc dans les pays les plus « riches », disposant des ressources les plus abondantes, ne consiste pas seulement à inciter les individus à entrer dans le cycle production-consommation et à s’y engloutir, plutôt que s’investir dans des actions désintéressées, créatrices, à agir dans la sphère publique, à développer leur autonomie. Elle consiste peut-être surtout à mettre en place des dispositifs de vie, à promouvoir des formes et des modes de vie dont la destination est distincte : faire en sorte que soit entravée la capacité des sujets à affirmer des singularités, qu’ils ne soient pas en mesure d’opérer des choix d’existence selon une éthique propre à chaque singularité, selon des principes qu’ils auraient élaborés de façon autonome, en relation avec des notions fortes – égalité, communauté, liberté, bonheur, fraternité, etc.
J’insiste : c’est bien d’une politique qu’il est ici question, pas seulement d’effets produits par les traits généraux d’un « système » général ; une politique dont la visée est donc double : modeler des subjectivités, formater et infléchir des conduites. Un politique qui ne consiste pas seulement en ce sens à imposer des standards culturels ou à promouvoir des modes de vie homogénéisants ; elle a pour trait majeur aussi et peut-être surtout, il faut y insister, de démultiplier des systèmes d’entrave, tels que la majorité des gouvernés, la partie la plus faible de la population, demeure rivée à la pure dimension sociale et économique de l’existence, à la vie balisée par le travail (ou son absence, ce qui est la même chose), rivée au monde des marchandises, au cycle production-consommation, enserrée dans le carcan des relations sociales gouvernables et prévisibles (familiales notamment) ; c’est-à-dire confinée à la vie non pas comme sphère d’expansion de flux diffractés aux trajectoires imprévisibles, mais comme entretien et reproduction du vivant humain.
On peut parler ici d’une sorte de « mécanisme de sécurité » subreptice, inavouable – et qui cependant joue un rôle déterminant dans les dispositifs de la gouvernementalité contemporaine.
Ce mécanisme est destinée à créer une « pression », à établir des conditions de limitation affectant les possibilités des individus, de façon à ce que ceux-ci soient conduits à être engagés dans une sorte de « lutte pour la vie » perpétuelle, en version allégée, non pas tant au sens où seuls les uns survivraient au détriment des autres (même si cet aspect des choses est tangible dans les sociétés libérales d’aujourd’hui), mais plutôt où se produit une mobilisation/captation sans fin des énergies par les objectifs globaux de la « survie » (la reproduction, la perpétuation des soubassements matériels de la vie). Le « jeu » du gouvernement des vivants consiste ici à faire en sorte que la société se présente comme une sorte d’étendue liquide dans laquelle les individus ne maintiennent la tête hors de l’eau (et donc n’assurent leur survie) qu’à la condition de consacrer, bien sûr, l’essentiel de leurs forces à nager avec peine, plutôt qu’à être dans la vie comme des poissons dans l’eau. On peut appeler cette figure un Narayama fabriqué de toutes pièces, un Narayama artificiel, puisqu’il ne correspond à aucune espèce de limitation imposée par la disponibilité des biens consommables ou des possibilités d’intensification, de diversification des formes de vie. Dans le récit de Schirô Fukazawa, en effet, c’est la rareté, en produits alimentaires notamment, qui établit cette règle douloureuse, terrible, selon laquelle les vieillards devenus « bouches inutiles » se doivent de sacrifier leur vie afin que les plus jeunes puissent manger à leur faim. C’est l’absence de tout surplus, qui, s’imposant à tous comme une fatalité, établit cette règle draconienne selon laquelle la survie des uns se paie au prix de la disparition des autres – norme « inhumaine », s’il en fut. C’est comme par un décret du destin que la survie pure et simple s’établit comme l’horizon indépassable de cette société villageoise, dans ces montagnes perdues d’un Japon imaginaire.
Par contraste, sur tous ces plans, les potentialités et les réserves dont disposent nos sociétés contemporaines apparaissent pratiquement illimitées. Ce n’est pas la rareté qui y prévaut, mais bien plutôt le règne de l’excédent, le syndrome de la surproduction. Le paradoxe du mécanisme de sécurité furtif évoqué plus haut est qu’il repose sur l’organisation de systèmes de « manque » (relatif mais tenace) dans des conditions générales « d’abondance ». Les enjeux subjectifs sont décisifs ici : il faut que les individus soient établis dans des dispositions de privation continuelles et démultipliées, et ceci de façon à ce que leur énergie soit détournée de la pensée libre, de l’esprit critique, de la réflexion autonome, de façon à ce que le désir soit endigué – canalisé et encadré plutôt -, capté par le fétichisme des objets et la consommation (à la fois encouragée, magnifiée et empêchée).
L’abject slogan sarkozyste « travailler plus pour gagner plus » est une sorte de forme pure de ce genre de dispositif : il s’agit de réduire autant que faire se peut, et à zéro si possible, la part laissée à l’otium, à l’anapausis, entendus non pas comme « loisir » au sens d’aujourd’hui, c’est-à-dire délassement inclus dans la forme travail, mais comme disposition par l’individu de son temps propre, destinée à le rendre disponible pour la vie publique, pour l’action collective, pour la réflexion autonome… Il s’agit de destiner, de façon massive et écrasante, les individus à un mode de vie et à des dispositions subjectives qui fassent d’eux, en langue aristotélicienne, plutôt des fourmis ou des abeilles que des hommes libres.
Il est donc fondamental que les gens (l’homme quelconque, donc, pas le commun ou le « vulgaire ») disposent d’aussi peu de temps libre que possible, non voué à la pure reproduction de la capacité de travail ou alors à l’entretien de la base matérielle de la vie ; ainsi, que cela même qui est supposé tenir lieu de temps libre soit occupé, mobilisé, encadré d’une façon telle qu’il soit aussi peu susceptible que possible de permettre à l’individu (ou à des collectifs) de développer leur autonomie. D’où l’importance de dispositifs d’occupation et de mobilisation comme la télé et Internet, dispositifs fonctionnant de façon ininterrrompue et dont le propre est de transformer le loisir/temps libre (entendu au sens antique, comme le propre de l’homme libre) en pur complément de la mobilisation par le travail ou le souci de la survie. Fondamentalement, la télé est un bruit continu, une rumeur peuplée d’images, un dispositif de capture dont le propre est de faire opposition à la possibilité d’un silence, d’un suspens du temps de la reproduction propice à la formation de pensées libres et à la mise en oeuvre d’actions autonomes et singulières.
En termes de rationalité gouvernementale contemporaine (une rationalité à courte vue, aveugle à elle-même, si l’on veut, mais une sorte de rationalité, cependant), il est de première importance que les gens disposent d’aussi peu de temps libre que possible, car toute durée soustraite à la reproduction est susceptible de faire ouverture sur des hétérotopies, c’est-à-dire sur de l’ingouvernable. D’où l’importance politique du « travailler plus pour gagner plus » qui, comme l’a montré Dominique Méda, économiste, ne relève pas de calculs économiques, mais au contraire, politiques, tout entiers politiques. Le travail et, plus généralement, la reproduction et la « mobilisation » étant ce qui, constamment, réassigne les individus à « l’empire de la nécessité », non pas tant sous le signe de la rareté (objective) que du manque organisé. Il est donc essentiel, pour cette forme du gouvernement des vivants, de travailler dans deux dimensions : celle de la captation des projets individuels et de leur formatage, celle de l’organisation du manque. Dans le premier registre, donc, on fera en sorte que les catégories aux revenus modestes deviennent captives de toutes sortes de systèmes de crédits et d’emprunt, de dispositifs d’asservissement et d’immobilisation par l’endettement – équipement, voitures, accès à la propriété – c’est un système d’apprivoisement et d’immobilisation des énergies déviantes d’une formidable efficacité, qui établit les classes populaire dans « l’empire de la nécessité sur la longue durée (des crédits toujours plus longs et toujours plus nombreux). Dans le second registre, on fera en sorte, constamment, de maltraiter le désir et les plaisirs, d’assigner les plus faibles (l’élément populaire en général) à des systèmes de frustration, de privation et d’appauvrissement du désir : en créant par exemple délibérément les conditions, comme c’est le cas aujourd’hui, pour qu’ils soient contraints par la pression économique de rogner sur la durée de leurs vacances, sur les dépenses « culturelles », de sacrifier la fréquentation d’un festival, la participation à un concert qui, pourtant, leur tenait à coeur.
Il s’agit au fond d’acculer les gens à céder toujours davantage sur leur désir propre, en tant que celui-ci est a priori l’ingouvernable même, et ceci soit pour le conformer aux normes des grosses machines à « distraire » et immobiliser (des machines d’occupation du temps et d’écrasement des subjectivités), donc, regarder les JO à la télé plutôt qu’aller écouter du jazz à Marciac ou entreprendre une longue randonnée entre amis – même ça, ça peut « donner des idées » ; soit, carrément, pour reconvertir le désir en activité laborieuse (se « défoncer au travail » en tant qu’objectif introjecté par l’individu non pas sur un mode moral mais affectif et libidinal, en tant que désir perverti).
Nos gouvernants, à l’évidence, ont tiré une leçon fondamentale de Mai 68 : ils ont bien compris que ce formidable soulèvement n’était pas né d’une brusque ou lente aggravation des conditions imposées par l’Etat ou les capitalistes aux étudiants ou aux ouvriers. Ils ont compris qu’au contraire, ce mouvement était devenu possible parce qu’ « on » (le gouvernement des vivants) avait laissé trop de mou à ces différentes catégories qui, insuffisamment engluées dans les soucis de reproduction et l’angoisse de l’avenir, se sont trouvées disponibles pour l’action collective et ouvertes à la possibilité de l’événement. C’est Péguy qui, dans Clio, a cette formule fulgurante, à propos de la Révolution française bien sûr : « On n’a jamais mis un régime par terre parce qu’il commettait des abus. On met un régime par terre parce qu’il se détend ». Et c’est en effet exactement cela. qui se passe en Mai 68 : le soulèvement met « par terre » le régime gaulliste (malgré les apparences ultérieures d’une bien pâle Restauration) parce que celui-ci a commencé à se « détendre » après, notamment, la fin de la guerre en Algérie (dans un climat de détente internationale, en effet, et de croissance économique) donc que les différents acteurs sociaux qui vont se trouver à nouveau disponibles pour toutes sortes d’espérances, baignés dans toutes sortes de flux utopiques, en prise avec toutes sortes de projets, livrés une imagination multiple et prolifique, et ainsi, projetés vers un avenir dont la ligne d’horizon est non pas la démultiplication des menaces mais la prolifération des possibles. C’est ce type de « climat » subjectif qui créé en l’occurrence la disponibilité à l’événement et la disposition au combat, pas l’angoisse du lendemain, pas l’aggravation de la situation du plus grand nombre.
Dans la Condition ouvrière, Simone Weil rejoint Péguy, à propos des grèves de 1936, à propos desquelles elle écrit à chaud : « Dès qu’on a senti la pression s’affaiblir, immédiatement les souffrances, les humiliations, les rancoeurs, les amertumes silencieusement amassées pendant des années ont constitué une force suffisante pour desserrer l’étreinte. C’est toute l’histoire de la grève. Il n’y a rien d’autre (…). On pliait sous le joug. Dès que le joug s’est desserré, on a relevé la tête. Un point c’est tout. »
Et donc, ce que nos gouvernant d’aujourd’hui ont très bien compris, c’est l’absolue nécessité d’empêcher que se reproduisent les conditions propices à l’apparition de ce type de « détente », et, plus généralement, le genre d’optimisme historique et de confiance en soi qui caractérise, sommairement, le mouvement étudiant en 1968, dans toutes ses composantes variées, tel qu’il élabore ses propres idées, met en place ses propres formes d’organisation. Ainsi, on va passer d’un gouvernement à l’espérance et à l’exaltation de l’avenir comme horizon de tous les possibles – l’équation Fourastié (chantre de l’avenir radieux assuré par le développement du progrès technique) + Khrouchtchev (le socialisme à visage humain) = avenir réenchanté – qui est celui des années 1960, à un gouvernement carburant à l’entretien de la peur et à la légitimation du manque, qui est celui d’aujourd’hui. Comme le remarque justement le Comité invisible dont on a beaucoup parlé ces derniers mois, à propos des arrestations de Tarnac, la crise, ce n’est pas un état des choses, c’est un mode de gouvernement des vivants.
Nos gouvernants ont bien compris qu’il ne faut surtout pas que les gens se prennent trop à espérer, ce qui les porte à imaginer, rêver (des facultés difficilement gouvernables) et qu’il vaut mieux qu’ils soient portés à craindre, rétractés, inquiets voire déprimés, plutôt que joyeux, voire euphoriques. En termes de rapports entre sentiments ou affects collectifs et gouvernement des vivants, c’est cela la leçon principale que les gouvernants ont retenue des quatre dernières décennies : il est plus simple, plus facile, plus raisonnable, de gouverner à la peur et à la tristesse, aux passions tristes, qu’à la joie et à l’espérance. A l’attrition, pour employer une notion qui nous vient du christianisme (du latin attritus : usé par le frottement, affaibli, épuisé…).
D’où l’importance qu’il y a à entretenir un climat général de crainte (face à l’avenir et aux menaces innombrables qui sont supposées nous entourer, voir à ce propos les récentes remarques d’Ulrich Beck sur les usages politiques du motif du réchauffement climatique) et de dépression modulée selon les circonstances (d’où l’importance du motif récurrent de « la crise »), car il ne s’agit pas non plus que la mélancolie collective se transforme en désespoir partagé, lequel peut conduire à des actions imprévisibles – ce qui conduirait au retour du spectre de l’ingouvernable. C’est dans l’entre-deux de ces deux extrêmes à bannir – trop « d’insouciance » de la masse, trop de désespérance parmi les gens – que se déploie le gouvernement à l’attrition. En tant que celui-ci est le visage réel du gouvernement libéral aujourd’hui, le moins que l’on puisse dire est qu’il dévie fortement de ce qu’en dit par exemple Foucault dans Naissance de la biopolitique : non seulement ce n’est pas un gouvernement qui spécule sur la capacité de chacun à se faire l’entrepreneur de sa propre existence, mais surtout, ce n’est pas un gouvernement dont le principe serait l’autolimitation jusqu’à l’effacement ; c’est au contraire un gouvernement qui suppose une démultiplication des formes d’emprise sur les gouvernés, quand bien même celles-ci ne revêtiraient plus les formes disciplinaires ou autoritaires traditionnelles. C’est un gouvernement qui ne « lâche pas » ceux sur lesquels il s’exerce et dont l’idéal est d’investir leurs existence jusque dans le grain le plus fin dans le but général de créer le maximum d’entraves possible à l’insouciance – en démultipliant les systèmes de surveillance, de contrôle, de sanction, d’empêchement, d’interposition, sans pour autant ranimer la forme de l’Etat autoritaire. De ce point de vue, la démultiplication des radars sur les routes et des dispositifs de vidéo-surveillance dans les espaces publics a une valeur paradigmatique. Le sujet ne fait pas face ici à l’Etat garde-chiourme, l’Etat répressif, à l’Etat qui censure et interdit, mais à la figure plus subtile et vicieuse, protoplasmique d’une machine à endiguer les espaces de son expansion vitale, à reconduire perpétuellement sa condition de « petit homme » coupé de ses propres puissances.
La production d’une configuration subjective apeurée, craintive, déprimée, hantée par le manque, absorbée par les nécessités de la survie est un vaste programme, lequel ne se réalise pas en un jour. Il a fallu renverser, inverser plus d’une évidence et plus d’une disposition profondément ancrée dans l’esprit du plus grand nombre dans les années 60 et, encore, 1970. Il a notamment fallu convaincre les gens du fait que leur sort était entièrement tributaire de facteurs totalement imprédictibles, à la merci de quelques Moloch(s) aux mouvements imprévisibles – le Marché avec ses sautes d’humeur, le terrorisme international avec ses visées diaboliques, le réchauffement climatique, la montée du prix du pétrole, la spéculation financière, etc. Il a fallu enraciner la notion du risque et des dangers comme structurante de notre perception de l’avenir, refoulant du même coup l’alliance en quelque sorte naturelle de l’avenir et des possibles, l’avenir comme horizon des potentialités. Mais il a fallu davantage que cela encore : mettre en place, à la faveur même de ce changement de décor, des dispositifs efficients d’empêchement de la vie (la vie est naturellement portée à l’expansion et à la diversification, à la variation, et elle est disponible pour sa propre optimisation ou intensification, comme le rappelle Canguilhem), des dispositifs de rétraction et d’abaissement, des fabriques de « vie attristée » : des machines à dé-jouir, à rabougrir la vie, à la médiocriser, à la vouer au ressentiment… Gouverner, en ce sens, c’est vraiment, littéralement, démultiplier les systèmes destinés à brider – on bd-ride les vies comme on bride le moteur d’une voiture -, les dispositifs spécifiques destinés à compliquer la vie des gens, à les condamner à passer leur temps à faire face à un état de « nécessité » soft, dédramatisé mais exténuant. Gouverner, donc, pour dire les choses trivialement, va consister pour une part essentielle et nécessaire à emmerder le monde et à lui rendre la vie « impossible », comme on dit en langue courante : en multipliant les systèmes de contrôle (plus seulement l’alcool au volant, mais le cannabis désormais), en rendant toujours plus compliquées et aléatoires les formalités à accomplir pour inviter un parent ou un ami étranger, en supprimant des médicaments destinés à soigner des maladies chroniques, en rendant prohibitif le coût des soins dentaires et des lunettes, en arrêtant et exposant les étrangers vivant et travaillant dans nos pays à un régime de crainte perpétuelle, en privant les plus pauvres de vacances, en empêchant de se déplacer en voiture ceux qui n’ont pas les moyens de payer l’assurance, en interdisant de mariage et de vie commune les étrangers sans papiers, en multipliant les contrôles policiers dans les cités, en condamnant aux boulots Mac Do et donc à l’échec de leurs études les étudiants en situation précaire, etc. Une loi se dégage ici : tout gouvernement des vivants qui, d’une manière ou d’une autre, contribue à l’entretien de ce système général d’attrition est un gouvernement réactionnaire, anti-populaire, quelle que soit sa couleur politique. Et, corrélativement, plus un gouvernement spécule sur l »efficacité de ces dispositifs d’attrition et contribue à les renforcer, et plus nous devons nous déclarer en état de résistance face au mode de gestion qu’il met en place, quels que soient les alibis dont celui-ci se par (« c’est la crise ! », « il faut être réaliste », « c’est pour votre bien », « on n’a pas le choix », etc.)
D’une façon générale, l’opinion critique envisage ce type de mesures soit sous l’angle des contraintes économiques (réduire les coûts), soit celui des obsessions sécuritaires (contrôler et réprimer toujours plus). Mais elle y voit rarement l’effet d’une politique globale, ou plutôt d’une technique de gouvernement des vivants consistant essentiellement à empêcher de penser et d’agir en sujets autonomes et à les vouer à une gestion triste et apeurée de leur propre survie. Or c’est là ce qu’on pourrait appeler le côté mesquin et même méchant de la biopolitique contemporaine, l’envers méchant de la bienveillance supposée du pasteur biopolitique. Le gouvernement des vivants est de plus en plus distinctement fondé, qu’il soit bleu ou rose, sur la conviction que les gens (la masse) doivent être perpétuellement usés et attristés, de façon à prévenir leur propension à résister aux pressions exercées sur eux, au fait même d’être gouverné. il s’agit là, au fond, de dispositifs de prévention des contre-conduites et des conduites de résistance. Il faut ici non seulement du calcul, de la « ruse », mais, j’y insiste, de la méchanceté. Le terme ne doit pas être entendu dans son acception courante relevant d’un psychologisme un peu simplet, mais plutôt tel que l’entend V. Jankélévich lorsqu’il parle, dans l’Imprescriptible, de « méchanceté ontologique » des exterminateurs nazis – et ceci toutes choses égales par ailleurs. En un sens politique, donc, et en ce sens, on peut parler non seulement de la méchanceté des gouvernants, mais de la méchanceté de l’Etat.
Autant parler de méchanceté animale n’a guère de sens (le loup qui bouffe l’agneau ne fait qu’agir conformément à son être), autant la question de la part de méchanceté dans le gouvernement des humains, dans l’Etat, même, en tant qu’il est une machinerie ou un appareil humains peut être envisagée. Lea question de la méchanceté se posera donc ici en ces termes : selon le calcul de nos gouvernants actuels, s’impose de façon toujours plus crue l’axiome suivant – pour qu’ils soient gouvernables, ils faut qu’ils soient non pas terrorisés ou violemment disciplinés, mais bel et bien réduits et empêchés, il faut qu’ils éprouvent le manque, il faut qu’ils en bavent un peu, beaucoup, mais pas trop non plus, faute de quoi ils deviendraient imprévisibles. La méchanceté de l’Etat, en tant qu’il persiste à être la machinerie centrale d’une telle disposition, d’une telle stratégie des gouvernants, c’est cette constance, cette persévérance dans les formes de gouvernement de la grande majorité au manque, aux affects négatifs, au rabougrissement de la vie, à l’abaissement du débat public, à l’appel aux passions basses et à l’exercice de prises non pas nécessairement violentes, mais du moins destinées à « faire souffrir » cette espèce de carême permanent que les gouvernants essaient d’imposer aux gens. La méchanceté, en ce sens, relève d’un calcul, elle est l’élément d’une « rationalité » – mais tout en réactivant constamment, en même temps, quelque chose comme un fond immémorial de l’Etat et de la souveraineté. La méchanceté, en ce sens, serait le reste, l’euphémisme et la survivance irréductible de la dimension de cruauté incrustée, si l’on en croit Derrida (Séminaire sur la peine de mort), dans toute formation étatique, tout particulièrement dans des formes traditionnelles comme la monarchie absolue.
Comme le remarque Gilles Châtelet (Vivre et penser comme des porcs), dans nos sociétés, c’est constamment au nom de l’économie en tant que système de contraintes supposées inexorables que la vie du commun peut être entravée et tirée vers le bas par les gouvernants (l’épisode le plus récent qui illustre cette constante étant la liquidation de la durée légale hebdomadaire de travail de 35 heures). Ici, note Châtelet, « l’économique », prothèse de la stabilité politique, s’est avantageusement substituée à la violence du Prince (à l’association traditionnelle de la terreur à la souveraineté).
On pourrait également poser ici un axiome : dans nos sociétés, aujourd’hui, le degré de concentration de méchanceté est nettement plus grand dans l’Etat que dans le corps social en général. Il est distinctement plus grand dans les personnages les plus éminents de l’Etat que dans le quelconque social. Il suffit d’ouvrir les journaux pour s’en rendre compte et, de ce point de vue, Mme Dati, la Garde des Sceaux du gouvernement Fillon, est un parfait exemple : il y a peu, une photo stupéfiante la montrait, radieuse, le visage illuminé par une sorte de joie enfantine, alors qu’elle posait devant la maquette d’une prison, modèle, forcément modèle, à construire prochainement – un enfant, vraiment, exultant devant le jouet tant désiré et enfin reçu comme cadeau de Noël. L’association de cette gaieté exubérante à la prison, synonyme de toutes les souffrances et de toutes les humiliations, spécialement dans la France d’aujourd’hui, « honte de la République », comme le rappelait un éditorial du Monde il y a quelques années, me paraît ici exemplaire de cette méchanceté devenue si naturelle aux gouvernants et personnages éminents de l’Etat (de la « politique ») qu’une Garde des Sceaux peut,en toute innocence et candeur, s’exhiber devant sa maquette de prison dont, toutes choses égales par ailleurs une fois encore, tant de bourreaux et exécuteurs aimaient à poser fièrement et pleins d’insouciance, dans toutes sortes de guerres et massacres du XXème siècle, devant les entassements des cadavres de leurs victimes.
Dans la scène finale de la Grande illusion, le chef-d’oeuvre de Jean Renoir, deux prisonniers de guerre français évadés de captivité, pendant la Première Guerre mondiale, courent dans la neige, à la frontière entre l’Allemagne et la Suisse. Deux soldats allemands les repèrent et l’un d’eux les met en joue, s’apprêtant à tirer. L’autre lance alors : « Arrête, ils sont déjà en Suisse ! ». Et le premier de réprendre (et ce sont les derniers mots du film) : « Umso besser für sie ! – tant mieux pour eux ! ». On voit distinctement, ici, comment la petite bonté individuelle du quelconque vient suspendre la méchanceté ontologique de l’Etat qui, elle, lui aurait bel et bien commandé de tirer, en dépit de tout, « pour accomplir son devoir ».
Contrairement à ce qu’affirme le crédo libéral, le but du gouvernement actuel est moins que jamais de « laisser vivre », laisser prospérer les libertés personnelles en réduisant les prorogatives de l’Etat et des systèmes de tutelles exercées sur les individus. Il est au contraire d’investir pleinement l’existence des individus, de la population, des vivants, sur un mode subreptice et inavouable : celui qui consiste à faire d’eux les membres d’un troupeau assis, diminué, déprimé et mélancolique – et supposé d’autant plus facilement gouvernable à ce titre. Le paradoxe et la singularité d’un tel gouvernement est la façon dont il conjugue deux objectifs apparemment contradictoires : prendre soin de la vie et saloper les existences ; faire croître et prospérer le vivant et nuire aux gens, aux sujets individuels ; immuniser et protéger les populations et exposer les gens à tout un système d’épreuves et de tribulations destiné à rabougrir leur champ de vie…
Dans le dernier chapitre de la Volonté de savoir, Foucault mettait en relief cette dualité de la biopolitique moderne en exposant sa dimension thanatopolitique, liée à l’enjeu du racisme, notamment, véritable revers du « faire vivre » pris en charge par les pouvoirs modernes. Sur un mode moins abrupt, le gouvernement à l’attrition expose cette même figure du double, du gouvernement contemporain des vivants en tant que Dr Jekyll et Mr Hyde. L’effet de cette dualité est parfaitement distinct : un vaste champ d’indétermination s’étend entre les actions de l’Etat, des pouvoirs et des gouvernants dont nous sommes portés à considérer qu’elles s’exercent à notre profit et pour notre bien et celles dont nous éprouvons qu’elles nous nuisent, nous entravent, sont inspirées par la bêtise ou la méchanceté. Lorsqu’on nous dit que les caméras de surveillance, les radars, les passeports biométriques sont des dispositifs destinés à notre sécurité, nous éprouvons tout autant qu’il s’agit de nous surveiller, nous contrôler toujours plus, et donc de se mettre en travers de notre liberté. Ce qui protège devient indistinct de ce qui nous entrave. La méchanceté de l’Etat s’infiltre dans ses meilleures dispositions du pastorat contemporain. En termes de subjectivités, nous échouons toujours davantage à énoncer (ce) qui est avec nous, (ce) qui est contre nous, contre quoi, contre qui, avec quoi et avec qui pourrait s’affirmer notre autonomie.
Ce désarroi est le fondement, l’un des fondements, de notre persistante impuissance politique.
Alain Brossat
Entre chiens et loups – Philosophie et ordre des discours / 2009
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Orientation bibliographique
Schichirô Fukawaza / Etude à propos des chansons de Narayama, traduit du japonais par Robert Frank, Folio, 1989
Charles Péguy / Clio, Gallimard, 1932
Simone Weil / la Condition ouvrière, Idées-Gallimard, 1974
Michel Foucault / Sécurité, territoire, population, Cours au Collége de France, 1977-1978, Hautes Etudes, Gallimard-Seuil, 2004
Gilles Châtelet / Vivre et penser comme des porcs, Folio, 2007
Vladimir Jankélévitch / l’Imprescriptible, Seuil, 1986
Comité invisible / l’Insurrection qui vient, la Fabrique, 2007

« Il y a » du communisme / Alain Brossat

S’il était besoin d’un argument, un seul, pour attester que la question du communisme n’a pas fait l’objet d’un verdict historique définitif, comme on l’entend si souvent proférer, il est là, sous nos yeux : lorsqu’on été annoncées tambour battant les arrestations de Tarnac, au mois de novembre 2008, l’un des arguments de l’incrimination diffusée par le ministère de l’Intérieur, relayé par la presse, était celui-ci : les jeunes gens interpellés, accusés par certains de visées « terroristes », de formation d’une « association de malfaiteurs », ont fondé une commune, adopté un mode de vie communautaire – à Tarnac, donc, dans un hameau sur le plateau de Millevaches.
Vous vivez en commune, donc vous êtes dangereux, donc vous êtes suspects, donc vous êtes des subversifs en puissance : le message diffusé en boucle par Mme Alliot-Marie était sans ambiguïté. Il ne saurait mieux dire l’actualité persistante, récurrente de tout ce qui, de façon implicite ou explicite, irréfléchie ou concertée, s’associe au motif communiste – et ce, envers et contre la diffusion lancinante de la ritournelle célébrant la « faillite historique » du communisme sous toutes ses espèces.
Chassé par la porte de l’Histoire européenne – histoire des Etats, des peuples, des régimes, des idéologies – le spectre du communisme nous revient par la petit lucarne de Tarnac. Une page s’est tournée, les dès ont roulé, une nouvelle partie s’engage, sur de nouveau frais : à tout le moins, il sera bien difficile de faire de Julien Coupat ou de ceux qui se rattachent à un texte comme l’Insurrection qui vient des disciples attardés de Staline, voire Trostsky, voire Mao. Changement de décor, changement de scénario, tout diffère – et pourtant, dans ce tableau nouveau, radicalement hétérogène à celui dans lequel l’agencement établi autour du mot « communisme » s’est effondré comme un château de cartes et a été pulvérisé par une puissance supérieure, après avoir été prêt de conquérir le monde, dans cette topographie tout autre, le signifiant communiste revient, « comme un nageur qu’on attend plus » (Léo Ferré) – et ce n’est pas nous qui le disons, c’est l’ennemi (comment nommer autrement que comme Versaillais ceux qui incriminent les « communards » ?).
Il revient dans la discontinuité, mais aussi bien, porté par une mémoire longue, secrète, bannie : celle du Limousin rouge, de la résistance communiste de masse au nazisme et à Vichy animée par Guingouin et les siens ; ce n’est pas pour rien que les voisins des néo-communards de Tarnac identifient aussitôt dans ces jeunes gens venus d’ailleurs non pas des intrus ou des hurluberlus, mais des amis dont les rapprochent des affinités électives qui ne se paient pas de mots. Ce n’est pas pour rien non plus qu’en retour, le signifiant « Vichy » conserve intacte sa densité d’abjection pour nos jeunes gens qui, à l’occasion de la réunion des ministres européens consacrée à l’immigration, sur l’initiative de Hortefeux, se font une obligation d’y aller manifester énergiquement. Ces correspondances, ces connivences indétectables au premier regard le montrent : si la révolution, avec ou sans majuscule, est animal fouisseur, taupe donc, le communisme, lui, est rivière souterraine, riche en résurgences. Non pas, devrait-on dire, en supplément de la « démocratie réelle » (comme on disait, naguère et par antiphrase ou dérision, « socialisme réel »), de la démocratie-Etat, de la démocratie-institution, de la démocratie-idéologie, de la démocratie de marché ; mais bien plutôt comme ce qui, irréductiblement, s’en détache en tant que pure puissance d’un différer ou d’un devenir autre.
Dans le Grand Récit de l’Histoire dialectique (qui est simultanément un topos politique, culturel, discursif), le communisme est un mot puissant pour autant qu’il est doté de la capacité de présenter des espaces autres que ceux de la domination (le règne de la marchandise, la dictature du capital, l’Etat « bourgeois », etc.), de nommer des alternatives globales aussi bien en termes spatiaux que temporels. Dans cette topographie, le communisme est ancré dans le réel, il produit du réel, il augmente ou intensifie le réel (pour le meilleur et le pire aussi) sous la forme de mouvements communistes, de partis, de régimes, d’Etats communistes, d’une culture communiste, de héros, de grands textes communistes. Mais il est aussi bien enraciné dans l’imaginaire des peuples qu’il investit sous la forme d’utopies, de grands desseins d’avenir, de promesses et d’espérances collectives, d’une véritable eschatologie. Cette double dimension d’enracinement dans le réel et de capacité projective dans l’imaginaire est ce qui fonde son statut, plein et entier, de mythe au sens sorélien du terme.
La bévue de l’historicisme contemporain est celle qui consiste à confondre l’effacement de cette configuration sur le sable de notre présent avec la disparition de toute actualité du motif communiste pour nous. Comme si, à tout jamais, le communisme aurait perdu la capacité de découper l’horizon d’un rassemblement possible, d’une subjectivité commune, d’une action décisive. Or, c’est l’inverse qui est vrai. Plus le mythe qui, pour dire vite, s’est substitué à celui du communisme – celui de la démocratie, avec majuscule éventuellement, plus ce mythe est compact, impérial, conquérant, « global » – et plus il est l’agent d’une puissance dont le paradoxe est (dans la situation où elle met en acte la figure de l’Un-seul) de n’être fort que de son indétermination, pour ne pas dire son inconsistance : la démocratie, celle qui coïncide avec son mythe est l’exemple même de ce mot puissant qui, comme Dieu, comme sacré, comme peuple, ne « règne » que par la grâce des antinomies qui l’habitent et du flottement constant qui en affecte le sens. La démocratie, c’est comme le rock and roll : un mot indécis, trop large, inapte à manifester l’existence d’une singularité, à moins d’être complété, précisé – démocratie parlementaire, démocratie athéniennne, démocratie de marché, rock de Liverpool, punk rock, métallique, etc.
Dans les conditions où flottement, indétermination du sens et puissance du vocable démocratie marchent d’un même pas, le signifiant communisme revient dans le jeu, fait retour en cette topographie même non pas comme ce qui en présenterait l’extérieur possible ou en représenterait l’alternative souhaitable mais, tout simplement comme ce qui nomme l’échappée aux conditions de l’Un-seul compact et mortifère. Dans les conditions d’une globalisation démocratique de plus en plus totale et totalisante, il n’y a plus de bord extérieur sur laquelle puisse se « réfugier » une utopie communiste ou se construire un programme de renversement de l’état des choses – les plus décidés des amis « anticapitalistes » de M. Besancenot seraient bien en mal de nous présenter le tout autre de la topographie générale qu’ils entendent détruite ou surmonter. Le communisme tend alors à devenir le désignant de la totalité des flux disséminés qui résistent aux conditions de l’Un-seul, le taraudent, rétablissent les conditions de la différence et les puissances du devenir-autre. Le communisme devient alors une virtualité générale qui s’actualise chaque fois que se forment des subjectivités et se trament des actions dans l’horizon d’une résistance à un gouvernement des vivants dont l’axiome est : c’est ainsi, il n’y a pas le choix, pas d’alternative, c’est l’Un-seul qui impose ses décrets, car il coïncide avec l’ordre naturel des choses. Le communisme revient, à la faveur d’une énième métamorphose, lorsque des enseignants et des lycéens mobilisés contre les projets de réforme Darcos, des militants du DAL accompagnant des mal-logés, des activistes de RESF mobilisés contre une expulsion de sans papiers, des postiers, des ouvriers au chômage technique, des psychiatres sommés de traiter les malades mentaux en criminels statuent : nous ne voulons pas être gouvernés sur ce mode-là, nous ne voulons pas être gouvernés par ces gens-là, nous sommes prêts à entrer dans des insurrections de conduite, nous ne renoncerons jamais à nos facultés critiques, nous ne sommes pas gouvernables comme l’escomptent les représentants de ce pastorat « démocratique » qui entendent nous conduire en troupeau.
Il y a du communisme dans ces contre-conduites, dans ces mouvements de résistance et de désobéissance, parce qu’y est actuelle la figure de l’inservitude volontaire face à celle de la douce servitude consentie, anesthésiante et infantilisante, mais aussi celle de l’ingouvernable, face au dessein (celui de la biopolitique contemporaine) d’une gouvernementalisation sans cesse étendue des corps et des conduites.
Le communisme, en ce sens, ne présente ni ne représente plus l’ailleurs, l’alternative, « l’ici et maintenant » dépassé et surmonté, mais plutôt la possibilité infinie d’une multitudes de lignes de fuite hors des conditions imposées par cette saisie du vivant humain dans les rets de l’idéologie de la total-démocratie : il n’y a rien d’autre (politique) que la démocratie parlementaire, rien d’autre (vital) que le travail soumis aux conditions de l’entreprise, rien d’autre (économique) que le libre jeu du marché, rien d’autre (affectif) que la vie de famille, etc.
En ce sens, Mme Alliot-Marie et ses sbires ne se trompaient pas de cible en désignant comme danger public et le petit essai intitulé l’Insurrection qui vient, et l’initiative des jeunes communards de Tarnac. L’un comme l’autre en effet déploient des puissances critiques assez rares : ils proposent de s’organiser face à l’intolérable dont est perclus le régime d’une démocratie « de notoriété générale soluble dans les plus pures législations d’exception » – chasse à l’étranger pauvre, généralisation du flicage biométrique et autre, mise au pas des universités… Ils proposent non pas un retrait dans des lieux « alternatifs », immunisés contre la violence de l’ordre libéral, mais un redéploiement des forces, avec la formation de pôles (communes) et de réseaux dont l’ambition serait d’échapper aux dispositifs de capture des énergies sociales et politiques, de se rendre durablement inemployables, ingouvernables, et, ce faisant, de prêcher d’exemple tout en demeurant insaisissables. Il y a du communisme dans ces nouvelles formes d’organisation, d’implantation, de déplacement, de résistance, car rien n’y est reconductible aux conditions du pastorat biopolitique et des dispositifs de la démocratie de marché. L’autre qui y est exposé, au contraire, n’est pas celui d’un culte éthique de l’altérité mais bien celui de l’énonciation d’une politique tout autre, tout autrement agencée sur les puissances de la vie, – une politique de l’égalité, de l’amitié et de la résistance infinie. Il y a du communisme en acte, là où s’affiche la superbe souveraineté d’un nous qui a su se rendre autonome des injonctions à pratiquer le culte de l’Etat démocratique, de la vie employable et productive, de la consommation obligatoire, de la denrée culturelle, etc. Ce communisme pauvre, dépouillé, dispersé, nomade est moins l’enfant du manque que celui de la réplétion. Il vaut bien, en tout cas, celui qui, prostitué à l’Etat, devint pensée captive et appareil de pouvoir. Il penche vers Diogène et John Brown, davantage que vers le maréchaux soviétiques et les héros stakhanovistes…
Alain Brossat
Tous Coupat, tous coupables, le moralisme antiviolence / 2009
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