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gillesdeleuzerolandbarthes. Cours croisés / Yves Citton et Philip Watts

Il est des entreprises éditoriales si importantes dans le long terme qu’elles ne peuvent apparaître, à chaque instant donné, que comme diffuses. La mise à disposition pour le public de la grande majorité des cours de Roland Barthes et de Gilles Deleuze, parce qu’elle s’est échelonnée sur plusieurs années, ne recevra sans doute que progressivement l’attention qu’elle mérite. Elle constitue pourtant l’un des événements intellectuels majeurs de la première décennie du troisième millénaire. Si l’on a pu dire que le siècle à venir serait deleuzien, il reste à mesurer la richesse des nuances que la réflexion éminemment actuelle de Roland Barthes peut apporter à l’analyse de nos sociétés de contrôle et à l’enrichissement de nos sensibilités.

La publication en 2004 des cours de Michel Foucault des années 1977-1979 sur la biopolitique et le néolibéralisme a eu un impact considérable sur les analyses récentes du capitalisme, des deux côtés de l’Atlantique. Celle des Séminaires de Lacan est devenue depuis trente ans une institution dans le paysage intellectuel français. Celle en 2002-2003 des cours de Roland Barthes au Collège de France sur leComment vivre ensemble ?Le Neutre et La Préparation du roman (1976-1980) semble encore se chercher un public. Quoique rapidement publiés dans de nombreuses langues, la plupart de ces cours restent encore inaccessibles au public anglophone, et leur réception en France même a été sans commune mesure avec leur mérite. Alors que la Leçon inaugurale, avec son assertion d’un « fascisme de la langue », avait fait scandale dès l’origine et continue à susciter des réactions passionnées presque trente ans plus tard, l’imposant corps de pensée représenté par l’ensemble des cours semble n’avoir rencontré qu’un respect poli, mais finalement assez distrait.
La parution récente d’un gros volume comprenant les deux ans du séminaire de l’École pratique des hautes études consacré au Discours amoureux (1974-1976) n’a, semble-t-il, pas non plus suscité grand enthousiasme – malgré l’inclusion de cent pages d’inédits à rajouter aux Fragments d’un discours amoureux, complètement rédigés mais retirés à la dernière minute de ce best-seller. Est-ce à dire que Barthes en est à ses années de purgatoire (du moins en France et aux USA, puisqu’il continue à attirer les foules au Japon) – plus vraiment à la mode, mais pas encore redécouvert?
De telles questions ne se posent bien entendu pas pour Gilles Deleuze. En dépit d’une complexité d’écriture et d’une exigence intellectuelle qui ne sont guère dans l’air du temps, la mode deleuzienne se soutient merveilleusement, nourrie par une multiplication d’excellentes introductions à sa pensée (en français comme en anglais), par la puissance d’entraînement de la politique négriste, par une position devenue quasi hégémonique dans le domaine des études cinématographiques et plus largement esthétiques. Déterritorialisation, nomadisme, rhizomes, molécularité, lignes de fuite, appareils de capture, littérature mineure ont été parfaitement intégrés à notre vocabulaire commun (majoritaire ?). Pas besoin d’attendre les décennies à venir pour confirmer d’ores et déjà la prédiction de Michel Foucault : ce siècle est d’ores et déjà deleuzien.
Or, si un beau succès semble avoir accueilli le coffret de trois DVD de l’Abécédaire de Gilles Deleuze, qui propose une demi-douzaine d’heures d’entretiens filmés avec Claire Parnet, qui sait que le site www.univ-paris8.fr/deleuze donne libre accès au cours des années 1980-1983 sur Spinoza, sur la peinture et sur le cinéma (totalisant environ 200 heures, proposées sous forme de fichiers MP3 téléchargeables et de transcriptions textuelles) ? Dans un monde un peu meilleur, la chose aurait fait les grands titres des magazines culturels et des journaux spécialisés. On rencontre pourtant tous les jours des deleuziens qui ignorent la mine d’or ouverte sous leurs pieds grâce au site de Paris 8… Qui sait si la mise en ligne de l’intégralité des 400 heures données entre 1979 et 1987 – promise par Gallica d’ici la fin de cette année – recevra davantage d’exposition médiatique?
Est-ce la « forme-cours » qui manquerait d’attrait ? Est-ce le mode de diffusion qui ferait problème ? Serait-ce que la parole enseignante de Foucault dit des choses plus « importantes » que celle de ses deux contemporains ? On prendra ces trois questions dans l’ordre.

Écriture, oralité, enseignement
À ceux qui ne connaissent pas encore ces cours, il faut recommander sans hésiterl’expérience de l’oralité rendue possible par le format MP3. Aussi minutieuses que soient les transcriptions, aussi informative que puisse être l’annotation, rien ne peut dépasser la joie d’entendre le grain mobile de ces deux voix (quand donc aura-t-on accès aux enregistrements des cours de Michel Foucault ?). Au plaisir du texte se substitue ici un infini bonheur de l’écoute : la moire des voix multiplie les fines nuances d’humour, d’émotion, d’hésitation, de parodie, de théâtralité, d’envolée et de dégrisement qui insufflent dans ces documents sonores une vie qu’aucune transcription ne saurait rendre. Surtout, les jeux de rythme et de tempo propres à la parole orale emportent souvent le performeur et son audience dans une même magie de lévitation (lift the bandstand, disait Steve Lacy).
Non moins qu’à l’expérience musicale de la voix, le bonheur de ces écoutes tient à la renversante clarté de ces pédagogues exemplaires qu’étaient Barthes et Deleuze. À force d’entendre la philosophie analytique et les sermonneurs sokaliens traiter laFrench Theory comme un délire pataphysique, il est rafraîchissant d’écouter l’absolue et rigoureuse limpidité que Deleuze arrive à introduire dans sa présentation d’un système aussi complexe que celui de Spinoza. Ces penseurs qui travaillent leur « écriture » au point de lui donner parfois une force et une densité dont on comprend qu’elle puisse dissuader des lecteurs impatients (ou habitués à ne rencontrer que des concepts prémâchés), on les entend ici moduler et segmenter le flux de leur parole enseignante avec un souci sans pareil de compréhensibilité. Le professeur Barthes signale méticuleusement les transitions de sa progression argumentative à ceux d’entre ses auditeurs qui prennent des notes, tandis que le professeur Deleuze se sent périodiquement obligé d’inviter ses auditeurs à se méfier de l’impression de naturel et de parfait ajustement des concepts qu’il crée devant eux.
L’émouvante précision de ce travail intellectuel vient de ce que le cours ne diluenullement l’écriture : il en garde toute la densité, mais la présente sous une formedécantée. Pas de meilleur accès à leur oeuvre que la voie orale – et l’on se prend à rêver à ce que nous auraient fait découvrir des versions « live » de Nietzsche, Hegel, Diderot, Spinoza… (D’où d’ailleurs un retournement éclairant : les notes écrites ou les transcriptions de ces cours entretenant avec la performance orale le même rapport de pâle substitut que donne toujours le meilleur CD à celui qui a vécu un concert en direct, on comprend que le travail d’écriture mis en oeuvre dans leurs livres – qui leur a aliéné toute la clique analytique – a consisté à redonner à leur pensée cette force devie et de lévitation dont témoigne si bien la présence du «live».)

Deux styles
Même s’ils partagent une même entraînante limpidité dans la parole professorale, Barthes et Deleuze ont développé bien entendu des styles de parole et de pensée sensiblement différents. Au niveau de langue élevé, nourri d’une substantifique préciosité, pratiqué par Barthes, répond la chaude puissance d’entraînement propre aux problématisations deleuziennes. Derrière des oppositions massives mais peu intéressantes (la sémiologie littéraire vs la philosophie, une peinture par touches verbales ponctuelles vs une architecture par grandes systématisations conceptuelles, le Collège de France vs Vincennes-St-Denis), ce qui les distingue, c’est peut-être avant tout leur façon de concevoir la circulation de la pensée. Roland Barthes vient en cours avec des notes qu’il suit scrupuleusement ; si, parmi l’assistance qui vient l’écouter le samedi matin dans différentes salles câblées du Collège de France, un auditeur souhaite communiquer avec lui, il le fait par une lettre écrite, que le Maître retiendra ou non dans une séance ultérieure pour en faire l’objet d’un « supplément » – non sans toujours faire sentir la fragilité et le caractère « tentatif » de sa parole.
Comme le dépeint bien la biographie croisée que François Dosse consacre aux auteurs de Mille Plateaux, lorsque Gilles Deleuze arrive à Paris 8 pour sa performance du mardi, il a tout le mouvement de son cours en tête et semble parler sous l’inspiration du moment ; des voix l’interrompent de la salle, Georges Comtesse construit des interprétations rivales, Anne Querrien ou Richard Pinhas demandent des explications ou soulèvent des questions, auxquelles il répond avec précision ; c’est jusqu’à la visée et à la nature même du cours qui se trouvent ainsi remises sur le tapis par les réactions non filtrées de la salle (pourquoi donc lire Spinoza ?). Qu’il échafaude des systématisations lumineuses ou qu’il rebondisse sur une intervention pour les accrocher à un exemple espiègle, Deleuze – digne avatar de Diderot – ne se donne les allures et l’aisance de l’improvisation que pour mieux faire sentir la puissance émancipatrice de la libre nécessité.

Publications divergentes
Or il se trouve que ces différentes conceptions de la circulation de la parole et de la pensée au sein de l’espace d’enseignement se retrouvent aujourd’hui dans la façon dont se sont agencés les modes de transmission de ces enseignements. Du côté des cours de Barthes, une équipe réunissant les meilleurs universitaires barthésiens (Claude Coste, Thomas Clerc, Nathalie Léger) sous la direction d’Éric Marty a mis en place un travail méticuleux d’édition « scientifique » (et d’ores et déjà définitive) dutexte des notes de cours : un protocole rigoureux a été mis en place pour rendre lisibles des pages souvent remplies d’abréviations et de petites flèches, sans pour autant jamais rajouter des mots qu’aurait pu ne pas apprécier l’Auteur ; une étude généticienne nourrissant un riche appareil de notes compare les différentes versions disponibles, va rechercher les références plus ou moins cryptées qui affleurent ici ou là, les sources (souvent secondaires) auxquelles le penseur puise son information. Les enregistrements sonores s’achètent dans les pharmacies culturelles sous forme de CD particulièrement onéreux. Après les avoir utilisés dans un grand confort de lecture et d’écoute, on range tous ces beaux objets dans sa bibliothèque et dans sa cdthèque où leurs tranches colorées font belle figure.
Du côté des cours de Deleuze, Marielle Burkhalter a mobilisé des forces bénévoles (essentiellement des étudiants de philosophie de Paris pour transcrire les enregistrements disponibles, sans pouvoir remonter à une trace autographe : c’est l’oral, et non les notes écrites, qui est au coeur du dispositif proposé par La Voix de Gilles Deleuze en ligne. La diffusion est conçue sur la base du libre accès, qui permet à chacun de télécharger les fichiers sonores MP3 et les transcriptions – très fidèlement faites avec les moyens du bord (et joyeusement déculpabilisées de toute névrose orthographique). Le projet originel d’étalonnage et de synchronisation, qui permettrait une circulation aisée entre l’oral et sa transcription, devra probablement être
abandonné, faute de financement conséquent. Malgré le manque de moyens et de publicité, le site reçoit entre 200 et 300 clics par jour. Après la mise en ligne des enregistrements audio sur Gallica, il sera toujours le seul à offrir les transcriptions, dont la réalisation est encore en quête de collaborateurs bénévoles (avis aux amateurs !).
On mesure le contraste entre les deux projets de diffusion. D’un côté : culte révérencieux du texte, souci méticuleux de la lettre, monumentalisation de la parole par le livre savant, équipe de recherche articulée à la publication des OEuvres complètes, prise en charge par un prestigieux éditeur commercial, coût (relativement) élevé d’achat (environ 200 € pour l’ensemble), noblesse culturelle de l’objet matériel produit. De l’autre : mise en circulation de documents offerts à la réappropriation (à chacun de peaufiner les transcriptions avant de les citer), effort de dissémination horizontale profitant de tous les moyens de diffusion possibles (mais parfois bloqué par la logique des droits commerciaux), supports numérisés complètement détachés de toute référence au monde du livre et du papier, autoconstitution d’autorité par la pratique, bénévolat, gratuité, espoirs de contaminations événementielles incontrôlées et de rencontres de publics improbables (dès lors que ça ne coûte rien, pourquoi ne pas essayer, pour voir…).
Face à des partis pris aussi opposés et aussi extrêmes, il serait bien entendu absurde de vouloir choisir « qui des deux a raison » – de même qu’il serait sans doute réducteur de situer forcément le livre du côté du passé, et le numérique dématérialisé du côté de l’avenir : le contraste permet surtout de mesurer toute la distance qui peut séparer des projets éditoriaux également cohérents et également justifiés, quoique basés sur des conceptions symétriques du travail de publication.

Se constituer par le rythme
Reste la question la plus intéressante : qu’en est-il des contenus de ces enseignements et de ces projets de publication ? Pour faciliter l’accès à ces continents vastes et riches, une cartographie sommaire sera peut-être utile.
Roland Barthes parle du sentiment amoureux, de ses nuances, de ses moments, de ses scintillements, de ses vibrations, de ses désarrois et de ses abîmes, dans les séminaires donnés entre 1974 et 1976 sur Le Discours amoureux. Arrivé au bout de son parcours en fin de première année, au lieu de passer à un thème nouveau, il décide de revisiter une seconde fois le même dossier, comme pour explorer par l’acte – six ans après la parution du livre de Deleuze – les effets de différence produits par la répétition (un troisième tour de spirale étant ajouté par l’écriture des Fragments d’un discours amoureux qui sera son plus grand succès de librairie).
À partir de son arrivée au Collège de France en 1976, il donne un enseignement qui, contrairement aux années précédentes, ne se transformera pas en livre, d’où les réelles et totales découvertes que constituent les trois cours de cette dernière période. Comment vivre ensemble (1976-1977) explore l’imaginaire de la vie en « petits groupes» (minoritaires), faite d’« une solitude interrompue de façon réglée », dont le modèle est donné par le monachisme oriental. L’enjeu est de réfléchir aux conditions d’une existence qui soit à la fois « isolée et reliée », de façon à laisser chaque sujet libre de développer son « idiorrythmie», son rythme de vie propre au sein de sa bulle protectrice. Avec trente ans de recul, ce qu’on voit se mettre en place durant ces séances, c’est déjà la « sphérologie » de Peter Sloterdijk, la rythmologie de Pascal Michon, les réflexions sur l’écologie de l’esprit, sur la « solitude connectée » de la socialité en réseau et sur l’autoconstitution des règles et des habitus.

Résister par la nuance
L’année suivante 1977-1978, Barthes présente son séminaire le plus accompli – celui par lequel il faut commencer l’exploration de sa pensée tardive – en esquissant une éthique du Neutrequi s’avère
pleinement en phase avec la pensée moléculaire de l’individuation, de l’intensité, de l’héccéité, de l’événement, du devenir et de la fuite que commencent au même moment à rédiger Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux.
En définissant le Neutre comme « ce qui déjoue le paradigme», Barthes met au coeur de sa réflexion la dénonciation de toutes les alternatives binaires (molaires) dans lesquelles nous enferment les discours politiques et médiatiques. Il fait de la sensibilité littéraire un domaine de résistance à l’arrogance des médias, des gestionnaires, des idéologues et des mercaticiens – une résistance qui passe par une culture active de la nuance, sous ses formes les plus délicates et les plus fuyantes. Même si Le Neutre, comme le Vivre ensemble de l’année précédente, cultivent un imaginaire de la retraite et du désengagement, le souci constant de Barthes est non pas de se retirer du monde, mais de s’inventer « [s]on propre style de présence aux luttes de [s]on temps» – un style distillé en un mélange plus actuel que jamais de délicatesse, de refus, d’esquives, de dissolution de la fonction-auteur et de recomposition d’un moi pluriel, peuplé de devenirs multiples et intermittents. Vingt ans avant nos engouements actuels pour Jacques Rancière, Alain Badiou ou Judith Butler, c’est une réflexion fondamentale sur les processus de subjectivation politiques et artistiques que met en place le séminaire sur Le Neutre, souvent avec des accents étonnamment prophétiques.

L’« écriture » comme tremplin d’un imaginaire post-travailliste
Les deux dernières années du cours de Barthes, interrompu par sa mort précoce en mars 1980, sont consacrées à une expérience sans exemple : le critique révéré, parlant depuis le Saint des Saints de l’institution magistrale, s’y met en scène comme animé du désir de devenir romancier. Lors de La Préparation du roman, il fera donc « comme si » il s’apprêtait à écrire une oeuvre intitulée la Vita Nova, et il explorera les conditions d’un travail de type littéraire dont la tâche serait de résister à « la mauvaise foi de l’universelle communication et à lalibido dominandi » qui anime toute la médiasphère. N’hésitant pas à mettre sa subjectivité et sa complexion affective au tout devant de la scène, le professeur déjoue avec la même élégance toute posture magistrale comme tout exhibitionnisme complaisant. Voilà de nombreuses années que « le fait de direje est un acte de méthode» dans son discours : comme durant les années précédentes, il s’agit d’inventer un style de présence qui permette simultanément de court-circuiter l’arrogance des discours de la Maîtrise et du Savoir, de contrecarrer la Bêtise majoritaire suintant de tous les canaux médiatiques et de poursuivre un effort d’ordre artistique de singularisation et de sensibilisation à la nuance.
La nouveauté réside cette fois dans la dimension éminemment pratique que prend le questionnement de ces deux dernières années. Après une longue investigation de l’art du haïku (érigé en modèle du Neutre et de la notation poétique), le cours entreprend de négocier pas à pas ce qui est acceptable (ou non) dans les compromis que la « gestion » de la vie sociale impose à notre désir d’invention créatrice (l’Écriture de notre Vita Nova). Pour autant qu’on traduise « écriture » par « nouvelles formes de productivité intellectuelle », c’est soudain avec l’opéraïsme et les revendications d’autonomie que le critique littéraire, dont la langue est si délicieusement aristocratique, entre en dialogue intime (et probablement insu) : comment arracher du monde de la gestion et du travail la possibilité d’une production artistique de soi ? Comment repenser le travail comme invention ? Comment négocier sa temporalité extensible ? Comment évaluer sa productivité diffuse ? Comment respecter ses exigences propres ? Quels enseignements en tirer pour réformer notre vivre-ensemble sur des bases plus respectueuses de nos idiorythmies ?
Manuel de survie en régime médiocratique, La Préparation du roman offre un merveilleux tremplin pour nous aider à imaginer une éthique, une politique et uneéconomie symbolique adaptée à une prochaine ère post-travailliste. Si ces cours nous paraissent si limpides (alors qu’ils devaient sans doute causer une sidération et une désorientation radicales dans leurs auditeurs de l’époque), c’est peut-être que notre siècle est également sur le point de devenir (enfin) barthésien.

Spinoza réinventé
Si Gilles Deleuze a plus régulièrement tiré des livres de ses enseignements hebdomadaires à Paris 8, la découverte des enregistrements et transcriptions de ses cours n’en reste pas moins essentielle, pour toutes les contextualisations, digressions, précisions et autres connexions actualisantes que suscite le propos pédagogique hebdomadaire. Au sein des 400 heures des 177 cours donnés entre 1979 et 1987, les séances actuellement disponibles en ligne s’organisent en trois grandes masses. Treize cours proposent l’introduction la plus illuminante, la plus pénétrante et la plus passionnante disponible à ce jour sur la philosophie de Spinoza. Non seulement le néophyte y trouvera un Spinoza capable de lui parler directement dans la langue de notre époque (plutôt que dans la néoscolastique latine du XVIIe siècle), mais l’exégète chevronné lui-même y trouvera des intuitions lumineuses et renversantes.
Exemple : le parallélisme spinozien implique que tout ce qui nous apparaît comme un corps dans l’attribut-étendue ait l’équivalent d’une « âme » dans l’attribut-pensée. Or qu’est-ce donc que « l’âme » d’une particule d’hydrogène, d’un arbre ou d’un système solaire ? Deleuze résout le problème en un tournemain : « l’âme » spinozienne, ce n’est rien d’autre qu’un pouvoir de discernement : « Le mouvement et le repos moléculaires ne sont possibles dans l’étendue que dans la mesure où, en même temps, s’exerce un discernement dans la pensée. Tout est animé, toute particule a une âme, c’est-à-dire : toute particule discerne. Une particule d’hydrogène ne confond pas, à la lettre, une particule d’oxygène avec une particule de carbone.»
Au-delà de Spinoza, c’est tout le vocabulaire de Mille Plateaux, alors fraîchement paru, qui se trouve mis à l’oeuvre dans ces cours des années 1980-1981. Moléculaire, flux, affects, percepts, visagéité, héccéités : tout cela « travaille » (dans) les cours consacrés à la peinture durant le printemps 1981, avec des développements particulièrement éclairants sur la notion de « diagramme ». Le va-et-vient est permanent entre de vastes perspectives sur l’histoire de l’art (depuis les Égyptiens jusqu’à Gérard Fromanger) et des analyses structurant le champ et les enjeux de nos expériences sensibles.

Cinosophie philématographique
La grosse masse des enregistrements actuellement disponibles sur le site de La Voix de Gilles Deleuze propose 50 cours consacrés au cinéma entre octobre 1981 et décembre 1983. Les deux volumes parus sur le cinéma aux éditions de Minuit ont déjà mis en circulation la plupart des grands concepts produits par cette phase de la réflexion deleuzienne. Ce que les cours ajoutent aux livres, c’est un cadrage différent des problèmes : on pourrait dire, pour aller vite, que les livres proposent unethéorisation du cinéma informée de concepts philosophiques, alors que les enseignements de Paris 8 sont des cours de philosophie qui parlent de cinéma. Plus précisément : au matériau présenté dans L’Image-mouvement et L’Image-temps, ces cours superposent constamment la position réflexive qui donnera bientôt sa substance à Qu’est-ce que la philosophie ? Deleuze crée des concepts pour penser le cinéma, et en même temps pointe constamment à ses étudiants les enjeux et les modalités propres à ce travail de création de concepts qu’est la philosophie. Cinéma et philosophie s’accouplent bien plus étroitement encore dans les bâtiments de Paris 8 que dans les pages des éditions de Minuit : c’est autant une sagesse du mouvement des idées (cinosophie) qu’un amour du cinéma que nous permettent de saisir les phonogrammes aujourd’hui disponibles en MP3.

gillesdeleuzerolandbarthes
Pour remettre en contexte l’enseignement de Gilles Deleuze à Paris 8, pour saisir la trajectoire intellectuelle du philosophe, avec ses grandes scansions et ses profondes continuités, le gros livre de François Dosse constitue un outil précieux. À la fois détaillé, richement informé de nombreux témoignages de première main (même si le tableau reste affecté de quelques zones d’ombre), et organisé en petites synthèses qui permettent de faire un point rapide sur tel moment historique ou sur tel pan de l’oeuvre, il parvient à recomposer un arrière-fond sur lequel les écrits et les cours du penseur (ainsi que les réactions de ses contemporains) prennent un relief nouveau.
Moins qu’une « biographie croisée » tressant inextricablement les parcours de DeleuzeetGuattari, le livre se présente plutôt comme une suite de séquences en solos, agencées au sein d’un montage successif plutôt que parallèle. Sur l’écriture et la pensée à-deux qui ont dynamisé la production de l’Anti-OEdipe ou de Mille Plateaux, on en apprend presque autant dans la vingtaine de pages consacrées au duo par l’enquête de Michel Lafon et Benoît Peeters que dans les 600 pages du livre de François Dosse – qui n’en perd rien de son mérite ni de son intérêt. Une fois rassemblés et analysés les quelques témoignages qu’ont laissés Deleuze et Guattari sur leur mode de travail à deux, il n’y a peut-être pas grand-chose à rajouter. On aimerait suggérer de chercher ailleurs, un peu plus loin : dans les rapports de résonance discrets mais profonds qu’ont entretenus les réflexions de Deleuze et de Barthes au cours des années 1970…
A priori, les deux penseurs divergent autant par leurs positionnements et par leurs projets intellectuels que par leur style de parole et par le mode de diffusion adopté par leurs héritiers. Et pourtant, sitôt qu’on gratte sous la surface de grandes oppositions (sur la sémiologie, sur l’intervention politique, sur la querelle des nouveaux philosophes), c’est tout un monde d’échos, d’emprunts, de références croisées, de réactions à distance et de dialogues indirects qui se fait jour. On pourrait montrer que Deleuze est omniprésent dans les cours de Barthes (directement ou à travers son interprétation de Nietzsche), depuis les premiers mots de la première séance de Comment vivre ensemble jusqu’au coeur des analyses du haïku. On pourrait montrer comment des aspects majeurs de l’exploration du Neutre sont fortement remotivés, dès lors qu’on les resitue dans la querelle qui oppose les deux intellectuels sur leur réaction envers les nouveaux philosophes. Contentons-nous, pour conclure, d’esquisser quelques-uns de ces réseaux de résonances.

Rhizomes et marcottages
Tandis que Deleuze et Guattari vulgarisent la notion de rhizome, Barthes sollicite discrètement celle de marcottage, qui troque la pomme de terre pour le fraisier, mais qui décrit en réalité la même prolifération horizontale multidirectionnelle sur un plan de consistance refusant toute arborescence hiérarchisante (PR, 155). Là où Deleuze parlera de catastrophe picturale pour désigner le diagramme qui vient « nettoyer la toile pour empêcher les clichés de prendre », appelant chaos-germe la forme émergente qui structurera l’oeuvre à venir (cours des 31 mars et 7 avril 1981), Barthes évoquait la touche-mère définie par Claudel comme « cette étincelle séminale qui met en branle toute la conception de l’être vivant » ou encore comme une « piqûre essentielle qui vient soudain introduire […] la sollicitation d’une forme » (PR, 120). L’un se donne des intercesseurs, l’autre des passeurs (PR, 151). L’un théorise les fluxde molécules, de désirs et de croyances ; l’autre nous rend sensibles à des phénomènes de rythmes définis comme des « manières particulières, pour les atomes, de fluer » (CVE, 38). L’un trouve dans l’immanence spinoziste ce que l’autre découvre dans l’immanence taoïste.
Tous deux tentent de reconstituer la notion d’affect sur des bases à la fois nouvelles et ancrées dans la philosophie classique. Tous deux en arrivent à concevoir le cinéma comme greffant sur notre esprit un automate spirituel. Tous deux mettent la notion d’individuation (aussi opposée à l’individualisme qu’au holisme) au coeur de leurs questionnements. Tous deux soumettent les textes qu’ils citent à des interprétations radicalement actualisantes, et justifient leur geste en redéfinissant leur pratique (Qu’est-ce que la philosophie ?Qu’est-ce que l’écriture ?). Au point que, du Collège de France à Paris 8, l’interpénétration des rhizomes et des marcottages finit par tisser un enchevêtrement parfaitement continu, à la surface des mots comme dans la profondeur des concepts.

Pensées parallèles, réflexions complémentaires
Au-delà de tels échos, ce qui justifierait de consacrer un livre à leurs pensées parallèles (comme Plutarque a pu écrire des Vies parallèles), c’est que les deux auteurs esquissent un même type de réponse à la même analyse d’un même problème :
Le même problème : comment « échapper à la mauvaise foi de l’universelle communication» (PR, 374) et à l’abrutissement d’impératifs de « gestion» qui plaquent nos discours sur l’expression de nos (faux) besoins ? Autrement dit : comment court-circuiter la machine majoritaire néolibérale ?
La même analyse : nous vivons dans des sociétés de gavage, qui écrasent la vraie vie (celle de la nuance) en nous saturant d’injonctions expressives nous appelant à être responsifs et responsables. À savoir : nous vivons dans des sociétés de contrôle qui capturent nos flux de désirs et de croyances en les mobilisant autour d’attracteurs sans intérêt.
La même réponse (d’ordre éminemment politique) : ne pas céder sur un désir de Neutre qui nous pousse à déjouer les paradigmes binaires qui nous piègent comme des rats par les choix mêmes qui nous sont pro-posés. En d’autres termes : reconnaître dans la fuite (loin de la responsivité politicienne) une vertu immédiatement politique, dans la mesure où elle nous permet d’échapper aux alternatives molaires qui nous empêchent d’inventer une troisième (ou énième) voie.
Mais plus encore que par ces parallèles (répétitions), c’est sans doute par leurs contrastes (différences) que l’accouplement de ces deux penseurs a de quoi nous donner des leçons d’éthique et de politique cruciales pour notre présent. Les vertus d’une lecture croisée tiennent moins à leurs convergences qu’à leur complémentarité. Comment associer les nuances de la lettre à la puissance du concept ? Comment réconcilier le désir d’idiorrythmie avec la passion du commun ? Comment compléter la délicatesse fuyante du Neutre par la joie de l’affirmation créatrice ? Si tels sont bien des paramètres centraux de nos questionnements contemporains, le moment est venu de s’emparer des derniers enseignements de Barthes pour faire un enfant dans le dos aux derniers cours de Deleuze.
Yves Citton et Philip Watts
gillesdeleuzerolandbarthes. Cours croisés
Publié sur le site de la Revue des Livres
Cours de Gilles Deleuze en ligne : http://www.univ-paris8.fr/deleuze
François Dosse / Gilles Deleuze et Félix Guattari. Biographie croisée
Roland Barthes / le Discours amoureux. Séminaire de l’École pratique des hautes études
Cours et lectures au Collège de France : La Préparation du roman, Comment vivre ensemble, Le Neutre / Ecouter Barthes sur UbuWebSound
gillesdeleuzerolandbarthes. Cours croisés / Yves Citton et Philip Watts dans Dehors croisements

Autochtone imaginaire, étranger imaginé – Retours sur la xénophobie ambiante / Alain Brossat

Extraits – table des matières – parution : janvier 2013
Raconter des histoires qui comptent « La langue des vaincus a-t-elle jamais existé ? », se demandait un jour Michel Foucault recourant au vocabulaire de Walter Benjamin ? La réponse pourrait être double : ces vaincus, cette plèbe ne sont à proprement parler audibles que pour autant qu’ils s’expriment dans un cadre fixé par l’autorité – en répondant, pour l’essentiel, aux questions qu’elle leur pose ; mais le plus souvent, leur accès au langage est limité à la bonne écoute, celle qui leur permet de se comporter selon les consignes et injonctions qui leurs sont adressées. Dans ce registre, on pourrait dire que cette plèbe est moins muette que programmée pour s’exprimer a minima et faire ce qu’elle a à faire aux conditions de ceux qui entendent la gouverner. Sa parole et ses discours, de ce point de vue, lui échappent radicalement, étant constamment déterminés par les conditions de leur hétéronomie. »

Qui a tué Walter Benjamin ? « De quoi est faite la mort de Walter Benjamin, pour que la disparition violente et prématurée d’un des plus éminents philosophes du XXe siècle se trouve à tout jamais associée à « la frontière » ? »
« Cette sorte de persécution, plus ou moins « douce » mais tenace, à laquelle doivent faire face les réfugiés a pour effet la multiplication des « problèmes d’intendance ». Se loger, entreprendre un voyage, trouver un emploi… Tout devient compliqué, infiniment plus compliqué que pour les autres, selon une double modalité funeste : d’une part, elle produit des effets particuliers d’usure psychique et de l’autre, elle ne peut pas faire l’objet d’un « partage » avec les autres, les supposés autochtones pour lesquels ces complications n’existent pas. »

Contre la démocratie de l’entre-soi « Le partage entre ceux qui, dans nos sociétés, occupent fantasmatiquement la place de l’autochtone et tous les autres est l’un des plus décisifs, les plus efficaces et fonctionnels parmi ces « gestes » du gouvernement des vivants. Une population ne peut être gouvernée (ici, à l’égal d’un territoire) qu’à la condition de ce travail intense d’organisation et de répartition que le pouvoir (les gouvernants) opèrent sur elle, qu’à la condition d’être saisie par la multitude de ces gestes de différenciation. D’un point de vue politique et juridique, il importe donc que le système d’égalisation formelle entre les individus (en principe tous égaux devant la loi quelle que soit leur puissance sociale et égaux de même en tant qu’électeurs) trouve sa contrepartie et son complément dans le système qui institue des inégalités fonctionnelles et structurelles entre des catégories hétérogènes : le ressortissant français et l’immigré maghrébin, le demandeur d’asile et Mme Bettancourt, etc. »

L’hospitalité comme cristal « Toute réglementation ou restriction apportée au principe d’hospitalité tue l’hospitalité. »
« Par conséquent, ce que nous sommes en droit d’exiger de la part de nos gouvernants, de nos États pour autant que ceux-ci se targuent d’être « démocratiques », c’est une politique civilisée de l’étranger, une politique éclairée des circulations de personnes, pas une hospitalité in- conditionnelle, laquelle, pour cette raison même, peut a contrario être le fait des personnes et des communautés – pas celui des États, des gouvernements, des administrations. Pour dire les choses abruptement et comme par anticipation sur ce qui va suivre : l’hospitalité est un cristal trop pur pour être confié aux États, à l’administration, aux pouvoirs modernes. »

De Welcome à Go home « Partons d’une remarque très générale : le cinéma peut être défini entre autres comme un dispositif général d’apprivoisement. Une de ses vocations est de rendre présentables pour nous, c’est à-dire compatibles avec les conditions du contemporain, avec les normes et les sensibilités, avec l’ordre des discours, toutes sortes de figures, de scènes du passé ou du présent qui, de par leurs caractéristiques propres, entretiennent un litige violent avec ces conditions mêmes. Le cinéma, comme appareil culturel, apprivoise l’intolérable, élabore l’imprésentable envers et contre cette « imprésentabilité » même, en créant les conditions de sa narrativité ou plutôt de sa narrabilité. »

L’archéologie du silence / (dans le prolongement de Anderlecht, printemps 2008, les limites des situations d’enquête) « Très rapidement, s’est imposée cette évidence (comme souvent, comme toujours peut-être…) : ce n’est pas l’enquêteur qui décide de la tournure que prendra son investigation, c’est l’enquête elle- même qui dicte ses conditions, qui « pose les questions ».
« Le demandeur sait, en général, que le pur et simple récit sobre et factuel, sinon objectif, des circonstances qui l’ont conduit à quitter son pays et à se réfugier en France a fort peu de chances de coïncider avec les critères fixés par l’OFPRA ou le service des étrangers des préfectures. Il sait, ou il devine donc, que son récit doit être « amélioré » ou mis en conformité avec l’attente supposée de l’autorité. Mais, précisément, la découverte de cette règle du jeu « cachée » par le demandeur et les conclusions qu’il va en tirer seront susceptibles de se retourner contre lui en toutes circonstances : les divers arrangements cosmétiques que subiront les récits vont constituer pour l’administration une inépuisable réserve de méfiance organisée et systématique, un motif permanent pour discréditer, disqualifier ces récits et considérer a priori le demandeur comme un affabulateur. »

Cinéma et guerre des espèces « C’est là à la fois la puissance spécifique du cinéma et ce que l’on pourrait appeler sa duplicité constitutive : une évidence immédiate des corps qui s’impose à nous avec une force telle que nous ne sommes guère portés à nous demander ce que nous « disent » ces corps, ce qui se signifie effectivement dans la mise en place de la configuration où ils se côtoient, se rencontrent, se heurtent, etc. À ce titre, dans cette dimension, le cinéma, ou plus précisément, un certain cinéma industriel, soumis à des normes spécifiques (ce qui ne veut pas du tout dire sans qualités artistiques – cf. John Ford), peut être décrit comme la fabrique des messages inavouables, nécessairement subliminaires, directement véhiculés par une grammaire corporelle et phénotypique et d’autant plus aptes à irriguer les strates profondes de la psyché du spectateur.  »

La fable DSK « Il s’agit de détecter la façon dont l’histoire de la « post-colonie » continue de s’écrire au présent sur un mode compact ou diffus, massif ou infinitésimal, comme histoire coloniale infinie et indéfinie, au fil d’un chapelet d’incidents ou d’événements disparates : de la « bavure » policière en banlieue à la « sortie » intempestive d’un rappeur d’origine africaine contre les homosexuels, en passant par les « prières de rue » des musulmans de la Goutte d’Or et l’anniversaire d’un massacre colonial (le 17 octobre 1961). En ce sens d’un éternel retour dans le présent du rapport colonial, diffracté et redéployé aux conditions de l’actualité, la « post-colonie » peut être nommée « néo-colonie » ou « toujours-colonie ». Le « post- » étant, comme dans la figure du post-moderne, une modalité du même réactivé selon des modalités nouvelles, et aucunement ce qui succède, vient après, quand la séquence est close et la parenthèse refermée. »

De Toulouse à Peshawar, en passant par Gaza : l’affaire Merah « La prise en charge purement et simplement sécuritaire de l’événement, placée sous le signe des agissements imprévisibles, stupéfiants et inhumains du monstre, est destinée à empêcher que s’instaure à ce propos une discussion publique qui pourrait donner lieu à des enchaînements, des rapprochements entre ces crimes « aberrants » et des facteurs de natures diverses : la récente liquidation de Ben Laden au Pakistan, l’intervention occidentale en Afghanistan, les menaces d’agression réitérées de l’État d’Israël contre l’Iran et, je l’ai dit plus haut, le différend francoalgérien à propos des crimes de la colonisation. La rhétorique du monstre qui tend toujours à faire du criminel un homme seul, du crime une aberration absolue, procède ainsi par effets de décontextualisation massifs, de manière à établir l’autorité de pures tautologies au degré zéro de la pensée : le monstre est celui qui commet des actions monstrueuses et celles-ci administrent en retour la preuve qu’il est un monstre et rien d’autre. »

Nommer les crimes d’état « Il existe, si l’on peut dire les choses ainsi, une propension naturelle des États, une sorte d’instinct de conservation, qui les conduit à lier le motif de leur intégrité et de la perpétuation de leur renom ou de leur gloire (qui est à peu près indistinct de celui de l’intégrité) à celui de leur impunité pour les crimes commis en leur nom dans le passé. Constamment, cette propension fait fond et sur la difficulté d’établir les faits – la possibilité infinie d’agencer des récits de diversion – et sur les dénis de continuité en rapport aux différentes séquences qui s’enchaînent dans son histoire. Concernant le premier aspect, le livre de Jean-Louis Planche a montré combien la fable de l’insurrection concertée des populations musulmanes du Constantinois a eu la vie dure dans le récit franco-français des événements de mai 1945, tout comme le déni de l’ampleur des massacres perpétrés par l’armée et les milices formées par les colons3. Concernant le second aspect, nul n’ignore qu’il n’aura pas fallu moins d’un demi- siècle pour que la République accepte la charge des crimes commis par le régime de Vichy dans le contexte des persécutions infligées aux juifs, entre 1940 et 1944. »

Sortie « Il faut donc le dire avec force : il n’y a pas davantage de « question de l’étranger » dans nos sociétés aujourd’hui (en Europe occidentale) qu’il n’y avait de « question juive » dans l’Allemagne de la fin des années 1920 et du début des années 1930. Et il y a bien, oui, une sérieuse « question de l’autochtone » qui, sous l’effet des chocs cumulés et corrélés qu’il subit, voit se déliter son sentiment du « propre » – comme il y avait, assurément, au tournant des années 1920, un sérieux « problème allemand » (social, politique, historique) du fait de la succession des chocs apocalyptiques endurés par ce pays depuis 1914 (la guerre, la défaite, la chute de l’Empire, l’échec de la révolution de 1918- 19, le chaos des premières années de Weimar, la crise de 1929…). La menace que constituerait la prolifération de l’étranger-parmi-nous, telle que l’éprouvent les plus fragiles des « autochtones » (un sentiment qui se condense dans la formule « on n’est plus chez nous »), est en vérité le pseudonyme du sentiment de déperdition du « propre » nourri en tout premier lieu par les phénomènes de globalisation, de liquéfaction des rapports sociaux, et bien sûr, par la déqualification, la désaffiliation, la perte de statut, de reconnaissance, de dignité, de droits, etc. – tous ces « chocs » en série éprouvés par ceux qu’on pourrait appeler les « petits autochtones » d’aujourd’hui (sur le modèle des petits Blancs du monde colonial). »
Alain Brossat
Autochtone imaginaire, étranger imaginé
Retours sur la xénophobie ambiante
/ 2013
Publié sur Ici et ailleurs
A lire également : le Racisme des intellectuels / Alain Badiou
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Autochtone imaginaire, étranger imaginé - Retours sur la xénophobie ambiante / Alain Brossat dans Agora nemo

Du grand entretien de Mediapart avec M. Mélenchon / Yvan Najiels

Le regretté Gilles Deleuze a dit quelque part qu’à chaque campagne électorale, le niveau de la connerie montait. Celle de 2012, semble-t-il, n’échappe à la règle, tant s’en faut. La connerie cette année se sera notamment illustrée par la polémique autour de la viande halal mais le drame de telles billevesées, c’est qu’elles peuvent se transformer en lois persécutoires.
Mediapart, dans tout cela, fait assez bien son travail, il faut le dire et il semble que la longue interview de Jean-Luc Mélenchon gagnerait – mais pas spécialement pour lui… – à être diffusée, partagée, connue. Les réactions aussi de certains lecteurs sont édifiantes dans leur colère face à Edwy Plenel qui a osé parlé de François Mitterrand, saint homme de la gauche et unique président « socialiste » d’une Vème République qu’il a refusé d’enterrer (« les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent », disait jadis Pasqua) après l’avoir pourtant dénoncée…
La mélenchonomania qui saisit « le peuple de gauche » n’est pas pour rassurer et ce sentiment est accentué par les commentaires qui disent clairement qu’il est inutile de parler de Mitterrand. Ce refus, du reste, illustre une dimension tragique du registre électoral. On pourrait dire, en prolongeant La Rochefoucauld, que le soleil, ni la mort, ni l’inertie globale du monde ne se peuvent regarder fixement. L’illusion électorale est une douceur sucrée sans lendemain mais qui, les quelques mois qu’elle dure, nous berce langoureusement. Il n’y aura rien – ou si peu – d’un strict point de vue électoral mais on y a cru et cette illusion lyrique de supermarché parlementaire rend plus douces nos rudes existences.
Pour autant, à l’injonction parlementaire « Votez ! », il est faible de répondre par son inverse « Ne votez jamais ! ». Tout dépend des situations et s’il apparaît évident qu’il fallait participer au référendum de 2005 contre le carcan libéral du TCE, les élections post-Mai 1968 ou post-Révolution tunisienne furent clairement des opérations réactionnaires destinées à liquider le fond de l’air rouge ou, pour la Tunisie, la révolution en marche.
S’agissant de l’élection de cette année, élection antidémocratique s’il en est car nous collant une camisole de force pour 5 ans, il est assez ahurissant que cette question soit sous le boisseau. Il en va de même pour le vote Mélenchon. Est-on obligé de voter pour un homme qui veut incarner « l’autre gauche » (serpent de mer parlementaire, cela aussi…), qui fut sénateur PS à 35 ans, mitterrandolâtre ne doutant jamais de la grandeur de son mentor et jospiniste de choc dans un gouvernement qui comptait le flic Chevènement et le poujadiste Claude Allègre ? Tout cela n’est pas de l’ordre du détail, ni de l’histoire ou, en tout cas, d’une histoire close. Le mitterrandisme n’est pas une chose ancienne, définitivement derrière nous. Nombre de plaies de ce pays en viennent directement: l’invisibilité des ouvriers (spécialement s’ils sont étrangers), la laïcité belliqueuse qui proscrit les musulmans de ce pays, l’argent-roi qui désormais est le seul critère d’études réussies, la conversion de la France au capitalisme financier le plus vil, l’atlantisme assumé… En cela, Edwy Plenel a eu raison d’interroger Jean-Luc Mélenchon sur le mitterrandisme car ce point est tout sauf un détail et rester fidèle à cette période de désorientation et de corruption politiques ne dit rien qui vaille. Enfin, la fidélité à un homme qui n’avait d’autre principe que sa réussite politique personnelle est plus que déconcertante… Qu’est-ce qui garantit, en effet, que M. Mélenchon me mettra pas ses pas dans ceux de son Tonton ? Entre Saint-Just et Mitterrand, il va falloir choisir !
Le premier signe de cette éventualité est la justification que le co-président du PG donne à la rigueur. Celle-ci fut obligée, due à circonstances imprévues et extérieures… Qu’est-ce qui aujourd’hui assure que de telles circonstances ne se reproduiront pas ? Mystère. Et ce n’est pas la « révolution citoyenne » qui nous rassérènera car à vrai dire, cette expression n’est même pas oxymorique, elle est purement contradictoire puisqu’elle réconcilie l’idée de « révolution » avec « dîner de gala » sous les lambris de la Rrrrépublique ! C’est dire à quel point ce mot d’ordre est fumeux! Pareil pour « insurrection civique » où est entendu que civique concerne le vote stricto sensu. Cette expression est la version de gauche du fétichisme hollandais pour l’isoloir. Elle réconcilie, elle, manifestations et élections. Elle liquide, mais du côté gauche, l’événement-68.
On pourrait continuer à pointer les éléments inquiétants du discours mélenchonien ainsi que les positions politiques du bonhomme. C’est un peu dangereux vu la colère qu’elle engendre parmi les fans du candidat Front de Gauche (Edwy Plenel en a fait les frais) et, surtout, c’est peu utile car, au fond, tout le monde – y compris parmi les électeurs du FdG – est conscient du simulacre d’événement – et donc de la supercherie – que Jean-Luc Mélenchon représente. Chacun sait que le slogan « Prenez le pouvoir » est une blague et pourtant, nombreux sont ceux qui acquiescent. C’est la bêtise électorale pour s’inspirer de Deleuze – ou le crétinisme parlementaire, pour reprendre des bolcheviks que, pour le coup, Mélenchon raille assez souvent.
Que fera le Front de Gauche, une fois aux affaires ? Qui le sait vraiment ? En quoi serait-il le cartel qui, pour la première fois, résisterait au mur de l’argent ? La manifestation de la Bastille ne répondait pas à cela et, du reste, c’était une manifestation muette au sens où aucun énoncé singulier venu du peuple n’a été dit. Que personne ne pointe cela est étonnant : la manifestation pour la VIème République était un rassemblement pour un homme… providentiel, mais de gauche !
L’injonction « Ne votez pas ! » serait cependant faible et stérile. La campagne crée des dynamiques face auxquelles la lucidité est faible. Bien des gens voteront Mélenchon comme il y a trente et un an des salariés, Mitterrand, en pensant qu’il n’y aurait plus de chômage. Cela peut s’entendre et cela ne fait pas de ces gens-là des « nigauds » contrairement à ce qu’écrit Alain Badiou dans son dernier livre. Néanmoins, ce qui est insupportable et qu’ont quand même bravé Edwy Plenel et Mathilde Mathieu, c’est l’éteignoir parlementaire mis comme une camisole sur la pensée de notre émancipation.
Yvan Najiels
Du grand entretien de Mediapart avec M. Mélenchon / 26 Mars 2012
Blog d’Yvan Najiels
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