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l’Anarchie esthétique / Christiane Vollaire

Les dimensions contemporaines de l’art revendiquent explicitement un certain nombre de principes issus des théories anarchistes. L’art, y compris lorsqu’il n’est pas « engagé », prétend dénoncer, ou ironiser sur des formes de l’ordre culturel (la censure, les modalités antérieures de l’activité artistique et les académismes) ou économico-politique (la marchandisation, les propagandes publicitaires).
Plus encore, depuis la fracture introduite par le mouvement Dada, les pratiques artistiques se sont affirmées comme dénonciation non plus seulement des traditions artistiques antérieures, mais de ce qui constitue l’essence de l’art. Faire œuvre, à la période contemporaine, c’est à bien des égards inscrire dans le domaine de l’esthétique ce qui en était jusque là exclu. Les « Ready-made » de Duchamp en sont l’exemple à la fois originel et archétypal. On assiste donc bien à un renversement des valeurs et des hiérarchies esthétiques ; mais aussi à un recyclage de ce renversement lui-même, devenu, par le jeu de sa médiatisation, un nouvel argument de vente sur le marché de l’art.
Ainsi, les positions de subversion, de transgression, d’émancipation, qui caractérisaient au début du XXème siècle le dadaïsme politico-esthétique issu de la culture anarchiste, sont souvent devenues les positions-standard des nouveaux académismes contemporains, perdant de ce fait même non seulement leur virulence, mais leur véritable sens politique. Et donnant lieu par là à un dévoiement de la revendication anarchiste.

Un principe de désordre aux origines de l’esthétique
Mais, comprendre ce dévoiement, c’est d’abord remonter aux fondements du concept même d’esthétique, et aux ambivalences qui l’ont constitué. L’esthétique est en effet, dès son origine, ce qui par excellence échappe aux formalisations de l’ordre rationnel. Elle relève de la perception, du sentiment de plaisir, des formes de la jouissance ou de celles de la répulsion. En tant que faculté individualisée, elle est inassignable à la norme. En tant que domaine intellectuellement constitué d’une approche du monde et des oeuvres, telle qu’elle existe depuis le XVIIIème, elle s’oppose au domaine de la rationalité scientifique en introduisant, à l’encontre de la valeur cartésienne du distinct, la contre-valeur créatrice du « confus » : est véritablement esthétique, pour Baumgarten qui crée le terme, ce qui surgit de l’association paradoxale de la clarté et de la confusion. Autrement dit, ce qui met au jour le désordre. L’esthétique serait ainsi, dans sa constitution même, anarchiste : elle ferait valoir une puissance d’échappement aux hiérarchies organisatrices du savoir.
L’esthétique du sublime, chez Kant, manifeste ce principe de désordre qui s’oppose à l’ordre du beau, et, suscitant corrélativement dans le sujet les émotions d’attraction et de répulsion, échappe à toute assignation culturelle : le sublime est fondamentalement esthétique, mais sans pouvoir accéder à la représentation artistique. Une tempête est sublime pour autant qu’on en est physiquement préservé : elle n’est donc sublime que par le regard distancié qu’on porte sur sa réalité, non par l’œuvre picturale à laquelle elle peut donner lieu.
Reconnaître l’esthétique comme domaine spécifique de la réflexion, c’est donc non pas admettre la part du rêve, mais au contraire reconnaître une naturalité du réel, à la fois sensitif et environnemental, qui échappe à l’ordre conceptuel. De même, lorsque Max Stirner, en 1844, écrit l’Unique et sa propriété, ouvrage fondateur des théories anarchistes, il ne dénonce pas l’ordre établi au nom d’une utopie, mais au contraire au nom d’une forme de réalisme politique. C’est parce que, selon son expression,
« l’opposition du réel et de l’idéal est indestructible » (1), que le réel, comme « réalité des rapports de force » (2), doit être reconnu à l’encontre des « fantômes » que sont les valeurs morales et politiques établies, considérées en tant qu’ « illusions » dont la seule fonction est de légitimer abstraitement, et donc de rendre acceptables, les réalités les plus concrètes de l’oppression.
Il y a donc un réalisme paradoxal de l’esthétique, comme il y a un réalisme paradoxal de l’anarchie, et, dans les deux cas, la revendication réaliste est polémique : elle désigne les failles d’une rationalité dominante qui trompe et se trompe sur son propre pouvoir. Pour Kant, cela signifie seulement qu’elle doit reconnaître ses limites et se les assigner à elle-même ; mais, pour la filiation à la fois post et anti-hegelienne dont participent les théories anarchistes, cela signifiera une véritable destitution des pouvoirs confondus de la raison dominante et de l’Etat rationnel. C’est à cette destitution qu’appelait déjà, dans la période post-révolutionnaire, le travail de Babeuf, dénonçant les trahisons de la révolution française qui évaluait l’égalité réelle au profit d’un mensonge d’égalité formelle.

L’ordre esthétique et ses injonctions paradoxales
Mais, en même temps qu’il fait contrepoint à la raison, le domaine de l’esthétique s’oppose aussi à celui de la sensation brute et immédiate, il en réorganise la naturalité dans un devenir culturel déterminé par des formalisations intentionnelles, par une activité productive et par des processus de réception élaborés, discursifs et, de ce fait même, normalisés. L’émergence de l’art, liée à celle des pouvoirs religieux en tant que puissances politiques, relie l’esthétique aux régimes de sacralisation qui, Walter Benjamin l’a montré, définissent la valeur même des œuvres.
Et, en définitive, le régime de la représentation ne cesse de fixer des normes, d’élaborer, par la nécessité même du jugement sur les œuvres, un cadrage collectif non seulement du discours que l’on peut tenir sur elles, mais de la manière même de les percevoir.
A la période contemporaine, l’écart entre ces deux dimensions de l’esthétique, la normative et l’anomale, est devenu littéralement abyssal, mettant en évidence le redoutable enchaînement des « double bind » : entre puissance d’échappement et puissance d’intégration, entre valorisation de l’individuel et partage du collectif, entre récusation des formes et principe de formalisation, entre dénonciation de l’ordre et volonté d’organisation. Or l’enchaînement de ces injonctions paradoxales, dans lequel s’enracinent les problématiques contemporaines de l’esthétique, est au cœur même de la problématique politique de l’anarchie. En ce sens, l’esthétique contemporaine pourrait être le laboratoire d’une problèmatisation des positions anarchistes. Mais aussi un observatoire de leurs dévoiements.

Les dévoiements contemporains de la transgression
L’art est ainsi le lieu corrélatif d’un régime de socialisation et d’un régime de transgression. Il est, dans son essence, aussi intégrateur que violemment déstabilisateur. Et c’est toujours au nom de ses volontés d’intégration qu’il dénonce ses propres forces de déstabilisation.
En témoigne, dans le Triple Jeu de l’art contemporain, paru en 1998 aux éditions de Minuit, la manière dont la sociologue Nathalie Heinich présente la dynamique de l’art contemporain à partir d’un triple mouvement : transgression – réaction – intégration. Le geste transgressif de l’artiste suscite la réaction de retrait du public, qui elle-même va donner lieu à l’action d’intégration des médiateurs (critiques et commissaires d’exposition pour la part culturelle, mais aussi marchands et galeristes pour la part économique). Elle montre à partir de là que l’intégration, rendue nécessaire par les impératifs économiques du marché de l’art, finit par fonctionner comme un appel à la transgression : plus les transgressions sont intégrées, plus se fait pressant cet oxymore que constitue l’obligation de transgresser, aboutissant à ce qu’elle appelle une « pathologie » du « corps social de l’art contemporain ».
Est décrit ici, sous la forme d’un affolement, ou d’un emballement de la machine, une véritable anarchie du monde de l’art, au sens élémentaire du terme, puisque la « démission des institutions » signifie la perte du référent de l’ordre et de la hiérarchie, le non-gouvernement, l’absence de direction politique. Anarchie qui se traduit en perte corrélative des normes du jugement de goût, et des critères de la valeur financière. De ce qui fonde, donc, l’ordre esthétique comme intégrateur.
Mais, précisément, cette « anarchie », au sens plat du terme, a pour origine paradoxale le dévoiement de ce qui constitue l’un des fondements de la théorie anarchiste : la transgression. Là où la transgression devient norme, disparaît ce qui fait l’essence du geste transgressif : la puissance de dénonciation qui en constitue la finalité.

La question de l’informe
Un tel dévoiement apparaît avec évidence dans la question de l’informe. Telle qu’elle se présente dans l’esthétique de Bataille, elle est manifestement liée à une théorie de l’anarchie :
« Informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens, mais un terme servant à déclasser, exigeant préalablement que chaque chose ait sa forme. Ce qu’il désigne n’a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l’univers prenne forme. » (3)
Tiré du numéro 7 de la revue Documents (paru en décembre 1929), il met en évidence ce qu’Yves-Alain Bois appellera la « valeur d’usage de l’informe » (4), autrement dit, moins son sens que sa fonction polémique, et, plus précisément ici, politique. C’est relativement à l’ordre établi des « hommes académiques », que la définition de l’informe apparaît comme une revendication. C’est parce que la forme est une exigence sociale, que l’informe prend le sens d’une dénonciation; c’est parce que l’ « archè », l’ordre hiérarchisé de la forme, est dominant, que la revendication de l’informe occupe la place oppositionnelle d’un refus de la domination.
Mais c’est aussi parce que la forme (« eidos » en grec) renvoie à l’idée, à ce qui rend la matière assignable à un ordre, que l’informe, renvoyant à la matérialité brute des choses, dénonce, relativement à celle-ci, toute position idéaliste. La revendication de l’informe est en ce sens anarchiste parce qu’elle se présente comme une lutte contre les idéologies de la forme, mais aussi parce qu’elle prétend par là ramener du symbolique vers le réel. La formalisation prend alors l’aspect fantômatique que Stirner attribuait aux registres du pouvoir (l’Etat, la loi) pour les opposer à la seule réalité concrète du Moi.
Ce retour du symbolique vers le réel est aussi un retour du discursif vers le matériologique. C’est la fonction que Bataille attribue aux photographies d’Elie Lotar ou à celles de Jacques Boiffard. Ainsi commente-t-il, dans le numéro 6 de Documents, la photo d’orteil prise par Boiffard :
« Un retour à la réalité n’implique aucune acceptation nouvelle, mais cela veut dire qu’on est séduit bassement, sans transposition et jusqu’à en crier, en écarquillant les yeux : les écarquillant ainsi devant un gros orteil » (5)
L’esthétique de l’informe est ainsi doublement tenue, par la dimension corrélative de sa visée politique et de sa dimension fascinatoire, c’est-à-dire par le sens polémique d’un geste transgressif intentionnellement orienté. Comme l’écrit Georges Didi-Huberman dans son essai sur Bataille :
« Ce contre quoi Bataille engageait Documents en tant qu’outil critique n’était donc qu’une certaine notion de l’art, de la forme et de la modernité, une notion – résumons-la – dominée par les pouvoirs séculaires de l’idée. » (6)
A la période contemporaine, Rosalind Krauss désignera, dans une partie de l’œuvre photographique de Cindy Sherman, la tension qui s’établit entre l’informe et l’abjection, en relation avec la sémiotique corporelle du déchet et du dégoût, en opposant ses « Images de la boulimie » (liées à l’abjection du vomi, de la nourriture pourrissante et des excrétions du corps, dans lesquelles le dégoût est lié à la matérialité même de l’objet représenté) à ce qui, y compris dans des sujets plus « viscéralement » acceptables, traduit la tension, qu’on pourrait dire « anesthétique », vers l’informe :
« Que son travail sur l’horizontale n’ait pas besoin d’une figuration littérale de l’informe – dispersions chaotiques, détritus, substances répugnantes – c’est ce que démontre la série de portraits réalisés à partir des maîtres d’autrefois » (7)
L’informe peut naître alors des simples modalités de diffusion de la lumière, sans nécessiter le recours à la littéralité de l’objet. C’est ainsi que, dans les années quatre-vingt, les imitations photographiques de la peinture classique produites par Cindy Sherman distordent en quelque sorte le rendu conventionnel de leur objet pour produire ce sentiment de malaise d’une formalisation dévoyée qui suscite d’autres modalités de l’informe.

L’abjection et ses contempteurs : réel et symbolique
Mais, du rendu viscéral de l’abjection au rendu ironique des dysmorphies, est à l’œuvre une autre dimension de l’anarchie esthétique : celle qui subvertit la valeur d’exposition en faisant œuvre de l’innommable. En faisant acte public de ce qui doit, culturellement, être occulté. C’est le sens des réactions de rejet, manifestement viscérales et fort peu argumentées, aux dimensions contemporaines de l’art. Ainsi, dans De Immundo, pamphlet publié en 2004 aux éditions Galilée, Jean Clair, attaquant aussi indistinctement l’œuvre de David Nebreda que celle de Joseph Beuys ou des Actionnistes viennois, désigne avec dégoût ce qu’il appelle un « retournement du symbolique au réel ».
On n’insistera pas ici sur les dimensions, de fait authentiquement symboliques, des œuvres incriminées (comment ne pas voir du symbole dans les usages que fait Beuys du feutre et de la graisse ?), Ce qui nous intéresse plutôt est ce dont ici la répulsion conservatrice face à l’oeuvre fait symptôme : l’insupportable affrontement à une réalité du corps occultée par l’ordre culurel . Ainsi, ramener les représentations contemporaines du corps à une destitution du symbole, c’est reconnaître de fait dans le devenir contemporain de l’art le cœur même de la théorie anarchiste et sa dénonciation des fonctions oppressives du symbolique : si la tradition esthétique occidentale (et pas seulement elle) s’est en effet fondée sur une valorisation du symbolique, sa destitution anarchiste passe, on l’a vu en particulier chez Stirner, par une revalorisation du réel dans « sa physicalité la plus immédiate et la plus nue ». L’ouvrage de Stirner s’ouvre et s’achève par la même formule :
« Je n’ai fondé ma cause sur rien » (8)
Ce qui signifie clairement : je récuse toute légitimation symbolique, et ne me réclame que de l’effectivité du réel. Ainsi, jusque dans leurs errements frileux et leur nostalgie du sacré, les contempteurs de l’art contemporain ne font qu’exhiber le symptôme de ce qui, dans les dimensions désintégratrices de la revendication esthétique, fait mal, c’est-à-dire touche à l’ordre par le entrailles.

Les puissances de déconstruction
C’est ainsi que la thématique de la décomposition, au cœur de la pensée anarchiste, ne présente pas seulement la mise en exergue entropique du pourrissement, mais aussi le travail architectonique de la déconstruction. Un exemple en fut, en 1973, la fondation aux Etats-Unis du groupe « Anarchitecture » : faisant acte esthétique d’un refus des valeurs collectives, il subvertissait les données architecturales. Le « Train Bridge », train qui occupe la place architecturale d’un pont effondré, en est l’une des œuvres représentatives. Gordon Matta-Clark, membre fondateur du groupe, poursuit un travail du même ordre en 1974 dans son œuvre « Splitting », coupant en deux une maison dans un triple mouvement de rupture de l’intériorité, d’exposition du dedans à l’extérieur et de recomposition des parties prélevées dans le recyclage non fonctionnel de l’exposition muséale ou du collage photographique. Mais ce travail purement artistique a en même temps considérablement influencé les architectes post-modernes de la déconstruction, faisant cette fois œuvre fonctionnelle de ce qui n’était présenté que comme un geste ironique de subversion de la fonction.
De ce déconstructivisme participent aussi, à l’égard du corps lui-même, les tendances de la danse contemporaine, et de la musique : Trisha Brown a travaillé avec Matta-Clark, Merce Cunningham avec John Cage, et l’on voit bien les mêmes principes destituer les valeurs-repères classiques du corps, celles de l’espace habitable et celles de la perception auditive. C’est ainsi d’un authentique bouleversement que témoignent, de l’orée du XXème siècle au début du XXIème, les mouvements, au sens le plus dynamique du terme, qui animent la multiplicité des champs de l’esthétique contemporaine, et l’essor de la video met en évidence avec une acuité accrue ces possibilités de bouleversement.
Si les théories anarchistes n’ont manifestement jamais trouvé d’application d’envergure dans le champ de la réalité politique, le champ de l’art témoigne en revanche, à la période contemporaine plus que jamais, de leur prégnance et de leur diffusion, et en quelque sorte d’une véritable imprégnation culturelle, dont même les trahisons auxquelles elles s’exposent sont un indice.
Mais une telle imprégnation se fait évidemment aussi au prix d’un affadissement idéologique : du jeu ironique avec la forme, qui mettait en tension les dimensions tragiques d’une œuvre comme celle de Claude Cahun, on est passé à la dimension ludique d’un effet paillette tel que l’étalait en 2002 l’exposition « Coolustre » en Avignon. Et le pop’art lui-même, dès ses origines, témoigne de la frange indécise qui sépare une critique engagée du consumérisme, d’une complaisance cyniquement désinvolte.
S’il est donc nécessaire de repérer et de dénoncer, à l’encontre même des conformismes esthétiques, les dévoiements, les trahisons et les récupérations souvent subreptices dont l’ironie anarchiste fait l’objet dans les milieux de l’art, cette récupération elle-même n’en demeure pas moins l’un des signes de sa vitalité. Que les dimensions les plus radicales d’une pensée de la subversion puissent être aussi constamment recyclées et marchandisées, ne nous donne qu’une preuve supplémentaire de leur impact, et fait percevoir les ondes de choc du redoutable séisme intellectuel qu’a provoqué, dans la culture contemporaine, l’irruption de la pensée anarchiste.
Christiane Vollaire
l’Anarchie esthétique / 2005
Publié dans Lignes n°16 : Anarchies / février 2005
site de Christiane Vollaire
l'Anarchie esthétique / Christiane Vollaire dans Anarchies sherman
1 Max Stirner, l’Unique et sa propriété, L’Age d’Homme, Lausanne, 1972, p.393.
2 Idem, p.261
3 Georges Bataille, Œuvres complètes, t.I, Gallimard, 1970, p.217
4 in l’Informe, mode d’emploi, catalogue du Centre Georges Pompidou, 1996
5 Georges Bataille, op.cit., p.204
6 Georges Didi-Huberman, la Ressemblance informe, Macula, 1995, p.15
7 Rosalind Krauss, « Le destin de l’informe », in l’Informe, mode d’emploi, p.229
8 Max Stirner, l’Unique et sa propriété, L’Age d’homme, Lausanne, 1972, p.397

 

Biopolitiques ? / Christiane Vollaire & Valentin Schaepelynck / Chimères n°74

Les termes de biopouvoir et biopolitique ont été créés par Foucault dans le milieu des années soixante-dix : c’est en 1976 qu’ils apparaissent, dans la rédaction parallèle de la Volonté de savoir et du cours au Collège de France Il faut défendre la société. Les deux termes naissent en même temps, à une page d’écart :
« Il faudrait parler de « bio-politique » pour désigner ce qui fait entrer la vie et ses mécanismes dans le domaine des calculs explicites, et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie humaine. »
Une autre conséquence de ce développement du bio-pouvoir, c’est l’importance croissante prise par le jeu de la norme aux dépens du système juridique de la loi.
Ce numéro de Chimères ne souhaite pas faire une exégèse foucaldienne, mais plutôt interroger l’actualité critique et polémique de ces termes, dans cette deuxième décade des années deux mille. C’est-à-dire questionner leur validité pour interpréter et qualifier les rapports contemporains du corps au pouvoir, les lieux de focalisation où s’exerce cette prise sur le corps comme mode d’assujettissement. Et d’abord de façon très concrète.
Mais, si la biopolitique, dans sa dimension normative et régulatrice, désigne bien une sorte de labilité du pouvoir, ou sa plasticité, par opposition à la discipline juridique de la loi, le glissement d’un terme à l’autre chez Foucault produit une autre forme de labilité : l’intériorisation de la norme, qui rend le pouvoir irrepérable. La désignation même du biopouvoir peut dès lors apparaître aussi bien comme un appel à la résistance que comme une assignation au fatalisme. Et sa conceptualisation est parfois devenue, comme le destin de quelques foucaldiens d’origine le laisse voir, un principe d’assujettissement plus efficace que la réalité qu’il décrit. On examinera donc en quoi le concept peut conserver une pertinence accrue, pour faire fonction de « boîte à outils » ; mais aussi en quoi il doit être mis à distance, renouvelé, critiqué, pensé à nouveaux frais. La revue veut ouvrir ces pistes aussi bien à l’analyse théorique qu’à des questionnements très quotidiens et pragmatiques, qui permettent d’affronter, de dénoncer ou de combattre les modes d’assujettissement dont le biopouvoir est porteur.
L’équipe de Chimères, nullement univoque, ne prétend pas faire de ce numéro une machine de guerre monolithique. Tel qu’il est, et avec les manques dont il est porteur, il nous paraît cependant offrir une perspective sur les enjeux contradictoires dont sont vectrices, dans leur dissémination même, les biopolitiques.
Christiane Vollaire et Valentin Schaepelynck
Biopolitiques ? / Extrait de l’édito de Chimères n°74
Parution printemps 2011
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The Dreamers / Christiane Vollaire / Chimères 73 / Nénette / Nicolas Philibert

Qu’est-ce qui nous est inaccessible ? Où se situe pour nous le seuil de l’inatteignable ? Qu’est-ce qui nous est étranger ? A quoi sommes-nous suposés nous identifier ? Par quelles frontières passe un « nous » qui pourrait faire communauté ? Quelles frontières ne peut-il pas dépasser ? Où se situe la naturalité des seuils ? Comment se construit leur culturalité ?
Un roman de Russell Banks, American Darling, paru en 2004, donnait corps à ces questions autour d’une figure à la fois multiple et centrale : « les rêveurs ».

Au fond – peut-être au niveau le plus élémentaire – , c’étaient mes chimpanzés qui me poussaient à revenir, et pas le souvenir de mon mari ou mes enfants. (…)
D’emblée je me suis efforcée de m’introduire dans leur conscience, car il était évident qu’ils en avaient une, et, pour moi, le caractère particulier de cette conscience était ce que les aborigènes d’Australie ont désigné par « temps du rêve ». Elle ne consiste pas chez eux à dériver ou à glisser de manière somnolente à travers la vie en étant toujours dans la lune ou ailleurs, comme nous le faisons, mais semble leur donner la liberté de regarder chaque chose comme si personne ne l’avait encore vue, comme si tout, une feuille aussi bien qu’une fourmi ou que l’oreille d’un homme, revêtait une importance à la fois effrayante et merveilleuse. Comme dans les rêves. Ou sans doute comme chez quelqu’un qui souffre de démence. Ces bébés chimpanzés ne semblaient pas avoir conscience du passé ou de l’avenir, mais seulement du présent immédiat, et rien ne pouvait les en distraire. (…) Mais comme ils sont muets, que, de leur naissance à leur mort, ils sont exclus du langage parlé, leur pouvoir de concentration semble dépasser le nôtre – sauf quand nous rêvons et que nous aussi sommes muets.
Je me suis donc mise à les appeler des rêveurs.

L’animalité du chimpanzé, c’est évidemment la mémoire du singe en l’homme. Une continuité des espèces, telle que l’ont conceptualisée les théories de l’évolution depuis Lamarck, puis Darwin. Mais ici, ce n’est pas la forme du singe, l’allure de sa silhouette, son facies ou la disposition de son crâne, qui évoquent quelque chose de l’humain. On n’est pas dans cette taxinomie anthropométrique qui, depuis l’imaginaire du XVIIe siècle et la science du XVIIIe, vise à poser entre les espèces les mêmes mesures comparatives et différenciatrices qui létitimeront les différenciations entre les races. Ce qui marque une continuité n’est pas dans l’évaluation d’une analogie entre deux moments, mais au contraire, dans l’évidence immédiate d’une permanence. Dans la présence constante en l’animal de ce qui demeure à l’état séquellaire en l’homme. Et cette constante n’est précisément pas de l’ordre de l’animalité ou d’un criterium biologique, mais au contraire de l’ordre de la conscience :

(…) car il était évident qu’ils possédaient une conscience.

Il n’est pas question ici d’un embryon de conscience qui, par la progressive évolution des espèces, se serait développé en l’homme jusqu’à la pensée ; mais, au contraire, de ce qui, de la conscience universelle, aurait en quelque sorte régressé en l’homme, se serait atrophié jusqu’à n’être plus présent que dans le rêve. Un rêve non pas défini comme évasion hors du monde, sliding through life, mais, exactement à l’inverse, comme intensité maximale de la présence au monde, incarnée dans l’extrême attention aux choses :

(…) d’une qualité qui semble leur donner la liberté de regarder chaque chose comme si personne ne l’avait encore vue, comme si tout, une feuille aussi bien qu’une fourmi ou que l’oreille d’un homme, revêtait une importance à la fois effrayante et merveilleuse.

Ce passage inverse tous les repères, et plus particulièrement le concept culturel majeur d’une pensée humaine corrélative à la fois de l’accès au langage et de la conscience du temps : c’est au contraire l’abolition de ces deux paramètres dans le rêve qui définit, dans son fondement originel, la conscience :

Mais comme ils sont muets, que, de leur naissance à leur mort, ils sont exclus du langage parlé, leur pouvoir de concentration semble dépasser le nôtre – sauf quand nous rêvons et que nous aussi sommes muets.

C’est en quelque sorte parce qu’il n’est pas distrait par le langage, que le pouvoir de concentration animale excède l’humain, et met en exergue ses défaillances. Ce qui l’enferme dans le silence est aussi ce qui l’ouvre à la présence, ce qui lui interdit de se détourner de l’immédiateté, de se divertir dans les voies du présent ou du passé :

Ces bébés chimpanzés ne semblaient pas avoir conscience du passé ou de l’avenir, mais seulement du présent immédiat, et rien ne pouvait les en distraire.

Là où Nietzsche définissait, dans l’animalité du bétail, l’attachement au piquet du présent, ce passage montre à l’œuvre, dans cet attachement même, la puissance pensive d’une concentration, et comme un insondable potentiel d’intériorité dans l’écarquillement sur le monde. C’est seulement du regard qu’il est question ici, mais d’un regard dont l’attention au détail ne peut être atteinte, dans le monde humain, que par le rêve. Et ce regard en suspens n’est pas infra-humain, mais plus intensément humain qu’un regard d’homme éveillé : il est ce qui saisit un potentiel d’humanité non réalisé en l’homme, une puissance non actualisée. Comme si cette actualisation en suspens signalait le déficit de notre propre présence au monde : une présence qui ne peut s’autoriser que du rêve.
Disant la puissance du silence, ce passage nous renvoie au Wittgenstein de la fin du Tractatus logico-philosophicus :

Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire.

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Et, dans le roman de Russell Banks, c’est la puissance d’étrangeté de l’animal qui incarne la logique du Tractatus : le vertige de tout ce qui ne peut pas être dit, et qui est le plus indéracinable en nous. Dans le livre, le souvenirs des « dreamers » renvoie en abîme à la mémoire occultée du compagnon égorgé et des enfants enlevés et disparus dans la guerre du Libéria. A cette mémoire affective et violente, impossible à revivifier, se substitue celle des chimpanzés dans la « nurserie », de leur regard insondable, de cette impossible porte qu’ils ouvrent à la permanence de l’animal en nous. Cette intensité suspendue du regard, celle que l’on n’a plus qu’en rêve, est précisément celle qui nous fait entrer en communication avec le monde, celle dont le saisissant effet de surface ouvre aux abîmes d’une intériorité sans fond. Il est impossible de s’identifier aux « dreamers » ; mais il est tout aussi impossible de ne pas être saisi en eux par quelque chose qui fait écho en nous. Quelque chose de ce que Freud appelait « l’inquiétante étrangeté », où sont rendus radicalement indistincts la familiarité du quotidien et l’hostilité du mystère. Quelque chose du regard animal nous enracine dans une étrange forme de filiation, qui renvoie non pas à la procréation, mais à la contiguïté biologique, et nous identifie à la fois comme divergents et comme similaires.
Dans la « nurserie », où l’héroïne nourrit la fiction d’une protection maternelle à l’égard des « bébés » chimpanzés, la vérité est celle d’une tentative d’arrachement des animaux adultes aux violences à prétention bienfaitrice de l’expérimentation médicale et de la vivisection :

Ils s’occupaient des animaux plus âgés, plus exigeants et parfois dangereux, qui venaient de loin et qui étaient souvent traumatisés à la suite de mauvais traitements. On le avait découverts dans des caisses d’emballage à l’aéroport de New-York ou de Los Angeles, dans des cages à oiseaux ou bien dans des casiers à chats qui les transportaient vers une existence où ils subiraient des traitements encore pires et où leur délivrance serait une mort précoce dans un laboratoire pharmaceutique de Vienne ou du New Jersey.

Mais à ces violences technologiques font écho les violences guerrières dans lesquelles la famille fondée en Afrique par la narratrice a été emportée, et dans lesquelles sont broyés quotidiennement les ressortissants libériens, descendants des anciens esclaves « réexportés » vers l’Afrique par l’Amérique abolitionniste du XIXe siècle. Ces bébés chimpanzés, ces « dreamers » dont le souvenir affleure seul à sa mémoire, ceux qui ont échappé aux tortures de la vivisection à laquelle ils étaient promis dans les laboratoires pharmaceutiques américains, ceux qui ont été mis à l’abri dans le « sanctuaire » qui leur était offert sur une île de la côte libérienne, seront, dans ce lieu même, massacrés. Et l’on retrouvera leurs cervelles, celles qui produisaient ces regards suspendus de rêveurs, dévorées par les soldats.
A aucun moment le texte n’entre dans la déploration stérile du « martyre » animal, ni dans le fantasme d’une nature innocente face au déchaînement de la violence humaine. Mais il engage plutôt à lire, dans la suspension du regard animal, ce qui permet qu’affleure une présence, ce qui peut rendre intensément actuelle la virtualité d’une émotion impossible à réaffronter.
« The dreamers », ce n’est pas l’animal domestiqué, mais l’homme avant sa propre domestication : quelque chose d’indéterminé sur la ligne de l’évolution, qui renvoie la perception naturelle du monde à ce regard à la fois intensément présent et curieusement absent. Un regard aussi absorbé par les choses qu’impossible à capter. Un regard qui n’est pas celui de l’observation délibérée, mais celui d’une adhésion hypnotique et distanciée à son objet. Ce regard quasi-humain, et quelque part plus qu’humain, pourrait avoir quelque chose du regard photographique, de cette conscience en suspens, de cette captation qui ne peut pas intégralement anticiper sur ce qu’elle capte, et entre pourtant intensément dans le détail de son objet.
Mais, en une simple phrase incidente, Russell Banks l’identifie au regard de la folie :

Comme dans les rêves. Ou sans doute comme chez quelqu’un qui souffre de démence.

Ce regard aussi concentré qu’indifférencié, aussi indifférent à l’autre que présent aux choses, est aussi le plus désocialisant. C’est parce qu’il intègre cette inquiétante étrangeté de l’animal, qu’il désintègre en soi les potentiels de sociabilité. Faire émerger l’animal en soi, c’est, en tissant les liens qui nous rattachent à l’origine, détisser ceux qui nous relient à nos proches. Ici réside la radicale contradiction entre animalité et domesticité : dans la façon dont la démence, faisant émerger la profondeur d’une animalité, rompt en nous toutes les amarres d’une sédentarité. Russell Banks écrit :

Au fond – peut-être au niveau le plus élémentaire – c’étaient mes chimpanzés qui me poussaient à revenir.

Les chimpanzés, en ramenant la narratrice à son passé, la renvoient aussi à son niveau « le plus profond, le plus élémentaire ». Ils ne sont pas dressés, « éduqués », conditionnés aux modalités culturelles de l’existence ; ils ne sont pas apprivoisés ou domptés, mais au contraire exclus du langage, et par là même indifférents au temps. Et c’est cette position qui fait, pour le personnage, à la fois étonnement, réminiscence et modèle.
On peut s’interroger au contraire sur ce qui pousse les hommes à s’ériger en modèles du monde animal, et questionner les diverses modalités de cette pulsion : par quelle perversion peut-on vouloir infliger ce qu’on a soi-même tant de peine à assumer ? Et pourquoi imposer une domestication, qui nous est à nous-mêmes si difficile à supporter ?
Cette profondeur d’une vie non domestiquée n’a en soi rien de noble ou d’enviable. Elle ne renvoie nullement à l’anthropomorphisme culturel d’un idéal de liberté ou d’affranchissement des liens sociaux. Elle apparaît, Russell Banks l’écrit, murée dans une forme de silence, dans la part, non pas de l’imaginaire, mais de la réalité la plus radicale, celle qui échappe aux déterminants de la vie sociale autant qu’à la conscience intentionnelle. Trop enracinée pour pouvoir être déracinée, mais seulement apte à se manifester quand la vigilance baisse sa garde. La vie non domestiquée n’est pas une vie libre, c’est juste l’émergence primitive d’une vie directement écarquillée sur le monde, sans médiation, et Banks reconnaît dans le rêve non pas le mouvement de la fuite ou de l’évasion, mais au contraire l’animalité brute de cet écarquillement.
L’animal en nous est juste celui qui n’a pas de lieu, celui pour qui chaque lieu revêt l’intensité insondable du premier affrontement au réel. Celui que la déterritorialisation pousse à n’être proprement chez lui nulle part, à n’être jamais installé dans le monde. Et cette part d’indétermination est celle qui active l’intensité du regard, qui aiguise l’attention au détail par l’épreuve constante d’une opacité. C’est cette épreuve de l’opacité, que la domestication tend à faire disparaître, ou plutôt à dénier, dans l’intention affective de l’enfermement domestique, en inventant à la bête apprivoisée un mode de communication culturelle, en modifiant ses modes comportementaux pour les interpréter comme des modalités de soumission au modèle humain, en les réduisant aux territorialisations de la domesticité. Inventer des processus d’individuation susceptibles d’inégrer l’animal au schéma familial, c’est dissoudre l’étrangeté sauvage qui nous est originellement commune, dans la domiciliation du modèle oedipien. Domicilier, domestiquer, ne peuvent renvoyer à un « amour » de l’animal, que dans la mesure où ils renvoient à sa négation comme puissance de vie en nous, comme l’exact potentiel d’une non-assignation au domicile. C’est le sens de l’insulte lancée par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux :

Tous ceux qui aiment les chats, les chiens, sont des cons.

C’est précisément dans l’animal domestique, qu’ils saisissent l’exacte antithèse de l’idée d’un devenir-animal :

Les animaux individués, familiers familiaux, sentimentaux, les animaux oedipiens, de petite histoire, « mon » chat, « mon » chien ; ceux-là nous invitent à régresser, nous entraînent dans une contemplation narcissique, et la psychanalyse ne comprend que ces animaux-là, pour mieux découvrir sous eux l’image d’un papa, d’une maman, d’un jeune frère.

Le familier, le familial, le domestique, ressortissent de ce consensus affectif qui produit les normes de la soumission et les érige en modèles universels. La désindividuation de l’animal, c’est au contraire ce temps suspendu de l’affrontement au monde, le temps insurmontable que nous sommes supposés avoir aboli, et qui ne cesse pas de resurgir des profondeurs. Un temps sur lequel la mesure n’a pas de prise, et dans lequel nous ne nous reconnaissons pas nous-mêmes. Ce temps ne nous fait pas communiquer, il ne peut que nous faire entrer en résonnance brute, en évacuant toute forme de subjectivité. Mais l’attraction de cette résonnance est plus forte que tous les liens culturels, plus forte que tous les formatages familiaux.
Le chimpanzé ne renvoie évidemment pas à un supposé « primitif africain », qui ne trouve de sens générique que dans l’idéologie coloniale qui en a produit le concept. Il renvoie seulement à la profondeur d’étrangeté qui nous est universelle, antérieure à toutes les formes de la domestication culturelle. Antérieure même à la possibilité de les contourner. C’est cette profondeur d’étrangeté que Conrad fait surgir lorsqu’il écrit le Cœur des ténèbres, un trouble commun dans lequel l’écho intérieur se mêle à la répulsion :

Nous pénétrions de plus en plus profondément au cœur des ténèbres (…) Nous étions coupés de toute compréhension de ce qui nous entourait : nous glissions pareils à des fantômes, étonnés et secrètement épouvantés, comme le serait un homme sain au spectacle d’une émeute enthousiaste dans un asile d’aliénés. (…) Ce qui saisissait, c’est le sentiment qu’on avait de leur humanité pareille à la nôtre, la pensée de notre lointaine affinité avec cette violence sauvage et passionnée. (…) L’esprit de l’homme contient tous les possibles (…) Encore faut-il qu’il soit lui-même aussi humain que ceux de la rive. Il faut aborder cette vérité avec ce qu’on a de plus vrai en soi, avec notre propre force innée. (…) Y a-t-il pour moi un appel dans ce tumulte démoniaque ?

Cette reconnaissance profonde d’un au-delà de la socialité est précisément ce qui détruit toute idée possible d’un exotisme dans son sens le plus répandu, pour renvoyer à cette forme ultime qui serait celle d’un exotisme en soi. C’est de cette puissance d’intériorité (ce que Conrad appelle « notre propre force innée ») que procèdent les légitimes dégoûts que nous pouvons avoir pour la culture à laquelle nous sommes originellement inféodés. Nous reconnaissons-nous mieux dans les rejetons de la bourgeoisie d’affaires du XIXe siècle qui peuplent ce qu’on appelle « les sommets de l’Etat », ou dans le regard flottant d’un « dreamer » ? Sommes-nous plus familiers de la domesticité en livrée d’un quelconque palais présidentiel, ou d’un sans-quelque chose rencontré en rétention ? La « violence sauvage et passionnée » dont parle Conrad nous est-elle plus étrangère que la brutalité en col blanc qui sévit sur les places boursières du monde financier ?
Dans le catalogue de son exposition Brutal, Tender, Human, Animal, publié en 2007 par The Art Gallery of Western Australia, le photographe sud-africain Roger Ballen prend pour sujet cette part de la société sud-africaine que constituent les « petits Blancs », les ruraux pauvres ou les péri-urbains déclassés, laissés à l’abandon. Ceux que l’Amérique eugéniste des années trente qualifiait sur son propre territoire de « dégénérés », et qu’elle soumettait à la stérilisation forcée au motif de l’ « inculture » où les avait réduits la pauvreté. Un autre apartheid, qui n’est pas de race, mais de classe, et situe dans son lieu propre, qui est économique, la profonde origine des discriminations sociales.
De ce travail autant documentaire que plastique, en noir et blanc, émergent des lieux où les fils électriques sur les murs, les visages émaciés, les déformations des corps, entrent en équilibre instable dans un rapport de proportion véritablement graphique. Des rats y sont saisis sur le bord d’une table, un sanglier dans les bras d’un homme, des animaux inqualifiables y apparaissent non pas domestiqués, mais partiellement identifiés à des sujets improbables, dans un monde qui paraît non pas déchu, mais comme pas fini. Un monde dans lequel se reconnaît quelque chose du fond de soi, quelque chose d’un paysage intérieur.

Ainsi, de l’autre côté des murs qui enclosent la domiciliation familiale ou la domesticité professionnelle, notre animalité est, elle aussi, murée dans la suspension d’un silence, indéfiniment attentive à une vie qu’elle ne maîtrise pas, à un réel sur lequel elle n’a pas de prise, et n’a jamais cessé de s’écarquiller comme au premier jour de sa naissance. C’est de cette manière que la patiente folie qui est en nous continue de regarder autour d’elle : en « dreamer ».
Cette folie-là est sans doute celle qui réfute avec le plus d’acuité l’abjection discriminante. Celle qui nous permet le plus immédiatement de voir, dans les constructions raciales de l’exclusion et dans l’animalisation des différences, un processus radicalement symétrique à l’humanisation de l’animal domestique : le miroir, aveugle à lui-même, de notre propre domestication.
Christiane Vollaire
The Dreamers
Publié dans Chimères n°73 « Meutes, tiques et larves »
parution décembre 2010

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Nénette / 2010

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