On n’aura jamais fini d’épiloguer sur l’alliance, qui est un trait du libéralisme d’aujourd’hui, notre souci insidieux et l’objet d’analyses contradictoires, entre une idéologie du « risque » et les préoccupations de plus en plus tatillonnes de la « sécurité ».
J’en lisais hier un excellent exposé critique dans un article du numéro 27 de Multitudes sous la plume de Valérie Marange : L’intermittent et l’immuable. Elle rappelait avec raison et commentait avec pertinence les cours de Michel Foucault au Collège de France, consacrés dès 1974 à la naissance de ces biopouvoirs qui caractérisent l’Etat moderne, à travers son système économique. Un texte qui plonge ses racines dans le libéralisme de l’âge classique et des Lumières, avec l’amorce des sociétés disciplinaires assurant, en même temps que la « production » du sujet moderne, son « assujettissement » ; et qui conduit jusqu’à l’esprit d’entreprise néolibéral, avec ses risques et le précarité du salaire, de l’emploi.
Le risque, oui ; mais alors, la sécurité ? Ne s’inscrit-elle pas, au contraire, selon la classique thèse libérale, comme son envers, et non comme son complément ? Jetée aux poubelles avec la protection de l’Etat-providence ? C’est la vieille logique selon laquelle l’indépendance s’achète aux dépens de la sécurité. Qui veut être libre le paie de sa certitude du lendemain et la tranquillité d’âme que donne le repas et le gîte assurés se paie de la servitude ; N’est-ce pas la répétition de l’histoire éternelle de la cigale et de la fourmi, du loup et du chien ; comme de celle du savetier et du financier ; de l’inquiétude d’Harpagon pour sa cassette? Car l’accumulation des richesses est aussi un risque. Nul, d’une certaine manière n’est plus heureux que celui qui ne possède rien. Acquérir la chemise d’un homme heureux ? Mais seul est heureux qui n’a pas de chemise ! sagesse du conte, celle des nations.
Sagesse d’un certain libéralisme qui a été la raison de sa séduction au moment où le plus grand danger était les contraintes de la discipline collective présentées comme condition première de la production des richesses, du bonheur matériel.
Ce serait voir pourtant un peu court, et mal comprendre ce qui se passe actuellement : justement, cette paradoxale alliance des opposés, une autre logique.
Car, l’économie du risque, à condition qu’on la replace dans un contexte plus large, qu’on l’envisage comme ce « phénomène social total » char au sociologue, ne se content pas de ce simple balancement. Elle n’oppose pas exactement la liberté à la sécurité ; elle en déplace la répartition et la signification. Le risque est pour l’emploi et la réussite sociale. La sécurité se répartit sur l’ensemble de la société et pèse sur l’individu dans toutes les modalités de sa vie. Il lui est enjoint de se jeter dans une lutte concurrentielle et de se façonner selon ses normes. Le risque a pour corollaire la formation et la préparation, le rejet en cas d’échec. Et cette formation prescrit la sécurité des normes.
Aussi tient-elle chacun au plus intime de lui-même : chacun sommé de se faire « l’entrepreneur de lui-même » d’inventer ses formes d’adaptation, de modulation de soi. La société de contrôle est avant tout d’auto-contrôle, le seul efficace, parce qu’il est intérieur ; une discipline intériorisée, en vue d’un risque calculé.
Cette assurance, quelque illusoire qu’elle soit, édifie l’autre volet de la contrainte sociale qui ne tend à rien de moins qu’à une sécurité universelle. A ériger autour de chaque individu, de chaque groupe, une barrière de sécurité. Une sécurité de l’incertitude, celle de l’emploi restant, au centre, la case vide et donc motivant le mouvement. L’exigence universelle de sécurité entoure l’incertitude de l’emploi à son principe ; une sécurité qui tourne autour d’une incertitude comme son pivot. Et qui motive une suspicion, un contrôle généralisé. Tout doit être assuré, sinon rassuré autour de ce centre incertain qui attire tout. Un risque et une sécurité complémentaires grâce à ce troisième terme qui en assure l’articulation.
Les sociétés, la jeunesse contemporaine ont donné à cœur joie dans un tel leurre, se sont jetées de propos délibéré dans ce piège. Au nom de la liberté ; au nom du rejet parfaitement légitime et respectable de la discipline et de son enfermement. Elles ont préféré le risque et le dehors. Mais sans prendre garde qu’elles donnaient tête baissée dans les filets du contrôle. A la place du risque aventuré d’une précarité dans la pauvreté, elles sont tombées dans l’indigence sordide et la misère surveillée.
C’est Péguy le premier qui a vu cela, qui a opposé cette pauvreté et cette misère, l’ennoblissement par l’une, l’avilissement par l’autre. Et à une époque, toutefois, où le contrôle n’était pas encore en place, où les disciplines étaient encore limitées aux seuls lieux d’enfermement. Mais il y avait pourtant déjà les contrôles des réglementations administratives ; et c’est à propos, justement, d’un de ces dispositifs de contrôle, un des plus anciens et des pires, celui de la réglementation scolaire, qu’il a, dans De Jean Coste, établi ce parallèle fulgurant, valable pour nous plus que jamais : « la modernité avilit ».
Il faut aller jusqu’à dénicher, faire ressortir, expulser cet avilissement qu’engendre, dans les comportements et dans les âmes, la société de contrôle.
Un avilissement qui est plus encore qu’une servitude ; elle est celle-ci, mais autre chose, de surcroît : une acceptation, une soumission volontaire.
Là aussi, il y en a un modèle ancien, archétypal ou paradigmatique, celui de La Boétie, celui de la Servitude volontaire.
C’est une répétition, mais sous une autre forme. Apparemment, sous la forme de son antithèse : non plus la soumission à l’Un monarchique, mais la revendication de l’individu ayant l’audace de risquer, de l’entrepreneur de lui-même. Et pourtant, c’est au cœur même de l’entrepreneur moderne, au sein du risque néolibéral se soumettant aux réquisitions de la norme que la soumission au contrôle normalisant va faire figure de l’Un.
Lisons Deleuze, que Valérie Marange cité également dans l’article que j’ai mentionné, comme ayant répondu, plus nettement que Foucault peut-être, à la sollicitation fallacieuse d’une éthique du risque qui nous a conduits au plus lamentable asservissement. C’est dans ce bien connu « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » dans Pourparlers : « Contrôle, c’est le nom que Burroughs propose pour désigner le nouveau monstre, et que Foucault reconnaît comme notre proche avenir » (publié en 1990 et nous y voici en plein) (1). Dans un raccourci expressif d’une lumineuse vigueur, Deleuze élucide la logique qui va enchaîner au monstre l’individu ; et par le moyen, non d’une contrainte imposée, mais de ses plus chers désirs, ce à quoi il attache le plus de prix, sa liberté même. La liberté d’oser et d’entreprendre, le risque. Dans la logique du dernier style de ce libéralisme que, de son côté, Pasolini, en préfigurateur, avait nommé « société de consommation », débouchant sur le contrôle généralisé, devant assurer au risque les moyens apparents de la réussite.
La discipline enfermante, explique Deleuze en substance, agissait comme un moule où se façonnait l’individu productivement efficace ; le contrôle à l’air libre étant une « modulation » continue suivant les fluctuations d’un changement identifié à la vie même. La substitution au cadre rigide d’une « géométrie variable » adaptée aux différents points de vue.
De là sa séduction, de là son emprise. D’elle à l’entreprise (osons l’à peu-près) la conséquence est bonne. « L’entreprise, écrivait Deleuze, est une âme, un gaz ». Elle nous pénètre, elle nous imprègne. Tout, dans la société contemporaine, – et ne disons pas seulement les sociétés du capitalisme avancé, puisqu’il est devenu la planète entière, l’humanité dans son unité feinte – porte son empreinte : « L’entreprise ne cesse d’introduire une rivalité inexpiable comme saine émulation, excellente motivation qui oppose les individus entre eux et traverse chacun, le divisant en lui-même ». L’entreprise, c’est le mérite, l’entretien de la « motivation », de la formation. « Beaucoup de jeunes, conclut Deleuze, réclament étrangement d’être « motivés », ils redemandent des stages et la formation permanente ; c’est à eux de découvrir ce à quoi on les fait servir, comme leurs aînés ont découvert non sans peine la finalité des disciplines ». Voilà pour le désir qui anime l’entreprise et son esprit. Son âme, disait Deleuze en en dissimulant pas la répulsion qu’en lui cette association provoquait : « On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde ». Le désir, attraction-répulsion et tout ce qui s’ensuit de paradoxes, puisque si, incontestablement, le risque a de la grandeur, il est, normé, indexé à celui de l’entreprise, marqué du sceau trivial du gain, de l’abjection de devoir gagner en marchant sur le corps des autres.
On évoquait la « logique ». Mais la logique sociale, pour parler comme Gabriel Tarde, a deux moteurs qui l’entraînent sans cesse sur son champ d’exercice et d’expansion, et qui, en l’occurrence, suivent les modulations de l’entreprise et de la société de contrôle : désir, certes, mais aussi croyance. Et quelle est-elle, que peut-elle être d’autre que, précisément, la sécurité, le cadre de croyance(s) et de certitudes(s) qui entoure le risque, le rende possible et légitime, tout en lui conservant cette tonalité d’aléatoire qui le constitue. La certitude s’est déplacée hors de son champ, elle fige en lui-même un « social » où la course est d’autant plus libre que les barrières sont assurées et les lignes rigides. Plus le risque s’accroît, plus le travail est aléatoire, plus les prescriptions deviennent draconiennes, plus s’étend le domaine des juridictions. Une société de contrôle tend à quadriller tout ; par principe elle ignore le « vide juridique » et, là où elle le détecte, a tôt fait de la combler. Grâce à son langage numérique binaire, dont je vois reprises et complétées les propriétés dans une intervention d’un colloque de novembre 2005 récemment publié (2), elle couvre le champ entier du virtuel, ou de l’anticipation jusqu’au détail des comportements, des déplacements, des intentions menaçantes.
C’est le règne universel de la police – qui a toujours signifié, avant tout, celle des conduites, des « moeurs ». Avec elle, plus d’ombre, plus de repli. Plus de pli du corps ou de l’âme qui ne soit à portée de connaissance. Avec elle, l’impulsion de croyance est comblée.
On se demande souvent pourquoi, ce qui est l’objet d’ailleurs d’un constat général, l’expansion du nouveau capitalisme s’accompagne d’une législation des moeurs de plus en plus coercitive et minutieuse. On y a vu, à l’époque où dominait théoriquement l’Ecole de Francgort, l’application d’un principe de « rendement » opposé au loisir délétère de l’Eros, idée illustrée par le fameux Eros et civilisation d’Herbert Marcuse, reprise de diverses manières dans toutes les analyses de tonalité marxo-freudienne opposant le principe de réalité à celui du plaisir. De telles relations de cause à conséquence pèchent sans doute par un peu trop de mécanisme. Elles ont le tort, également, d’opposer, en termes de classes, une censure s’appliquant unilatéralement à celle des travailleurs ; les capitalistes, selon une tradition fermement établie, étant supposés se livrer à toutes les licences. En quoi, cependant, la conception puritaine de Max Weber fondée sur l’ascétisme au travail, au coeur même du capital, n’est guère plus convaincante.
Bien plus probante, si l’on renonce à toute recherche de causalité unilinéaire, à une dialectique causaliste de type marxiste, est le recours à la simultanéité d’une commune émergence ; ce qui ne signifie pas, au demeurant, une simple rencontre. Mais renvoie la réponse à une logique sociale, à l’articulation des pièces dans le fonctionnement d’une machine, un dispositif commun, pour employer le terme de Foucault. Il appartient au dispositif du contrôle que le risque et la sécurité aillent de pair, que l’un s’appuie sur l’autre, que le panoptique qui fut déjà au principe de la société disciplinaire de l’enfermement soit intériorisé et ainsi rendu mobile, modulé.
Ainsi l’ordre des valeurs s’emboîte-t-il dans celui des faits. La réussite couronne la morale, la fortune récompense la vertu. Certes, cela, non plus, n’est pas nouveau et relève même de la plus vieille des rengaines catéchisantes. Mais aujourd’hui, s’insérant dans un autre contexte, l’accord des banques et de la morale trouve une justification plus raisonnable, apparemment, que celle de l’harmonie préétablie et de la finalité du bien, puisqu’elle est gouvernée par les lois de la productivité, de la rentabilité, de la concurrence, de la croissance ou du développement. Le mystère des voies divines est dissipé ; leur impénétrabilité s’ouvre, étale ses ressorts sur l’écran transparent de l’estimation numérique des chances. Apocalypse dont l’acteur, l’opérateur, est un sujet équilibré structuré par les efforts conjugués des sciences et thérapies, éthiques et diététiques de la personne.
A la fin de son article, Deleuze, se hasardant, pour une fois, dans une lice politique qu’il ne fréquentait guère, osant se prononcer sur un « programme » ou, plus simplement peut-être, s’exprimant à la manière du sage antique, s’interrogeait sur les ripostes possibles à un tel état de choses : « Une des questions les plus importantes concernant l’inaptitude des syndicats : liés dans toute leur histoire à la lutte contre les disciplines ou dans les milieux d’enfermement, pourront-ils s’adapter ou laisseront-ils place à de nouvelles formes de résistance contre les société de contrôle ? peut-on déjà saisir des ébauches de ces formes à venir, capables de s’attaquer aux joies du marketing ? » Et c’est là qu’il faisait part de l’inquiétante proportion des « jeunes gens » à se faire partie prenante dans un jeu dont les finalités ne peuvent que confirmer leur asservissement.
Il n’est pas de mon propos, ici de suivre (c’est encore une expression deleuzienne) « les anneaux d’un serpent ». Mais il me semble clair que la résolution de la problématique ouverte se trouvait certainement, dans l’esprit du philosophe, du côté, non d’un renforcement syndical, mais de celui « des marges », d’initiatives ponctuelles ; se glissant, à l’occasion, dans la logique d’entreprise, usant de la fluidité, de la précarité, comme d’une arme.
Aujourd’hui que souffle un renouveau de l’intérêt offert par la politique et que l’on peut questionner légitimement sur la forme qu’elle a adoptée chez Deleuze, je pense qu’il faut la chercher dans ces méandres, dan une appréciation juste de l »événement, une saisie de « l’occasion ». L’occasion, ce concept dont les sciences dites politiques, abusivement imbues de principes rigides, d’impératifs juridiques, ont rarement fait état, ce « kairon » de l’intelligence antique, l’opportunité source d’invention auquel seul, parmi les modernes, Kierkegaard a rendu justice.
Saisir l’occasion aux cheveux, retourner contre un système (ou, en l’occurrence, un dispositif) sa propre logique, voilà une stratégie qui n’était pas étrangère au situationnisme et qui n’a pas manqué d’inspirer, à mon sens, les diverses initiatives dont les sociétés de contrôle nous offrent, depuis quelques années, des exemples. On peut comprendre aussi ces ripostes sectorielles sous un concept large de l’anarchisme ou de la « désobéissance civile », qui fut chère à Henry David Thoreau lorsqu’il s’agissait, dans les Etats-Unis esclavagistes, de protéger les fugitifs contre la répression. Elles vont, de la revendication d’un statut des intermittents à la défense largement partagée des sans papiers, à la protection des enfants expulsés, aux interventions sur le « front » écologique. Voilà autant de résistances permettant de définir, plus un style qu’une théorie organisée, mais dont l’orientation est bien déterminée, et le sens clair, bien inséré dans une biopolitique, s’il s’agit de garantir, sur tous les points, de garantir la vie contre des atteintes devenues intolérables.
René Schérer
Extrait d’un article publié dans Figures de Don Quichotte / revue Chimères n°68 / 2008
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Au début de ses Lettres luthériennes, en 1975, Pasolini écrit quelque chose de tout à fait intéressant. C’est qu’aujourd’hui, on assiste à une rencontre, à une jonction, une unification entre deux histoires, traditionnellement différentes et opposées : celle de la bourgeoisie et celle du peuple.
Ordinairement, dit-il (je résume ainsi sa pensée), l’histoire s’est écrite et pensée du point de vue du capitalisme, de la classe dominante. Elle a été celle des pères et des fils de la bourgeoisie. « L’histoire était leur histoire » dit le poète cinéaste. Quant à celle du peuple, elle se déroulait à part. Elle était celle des anciennes cultures, celles de ces sociétés archaïques ou exotiques étudiées par les ethnologues, se perpétuant et se répétant de génération en génération, où – je cite – « les fils répétaient et réincarnaient les pères ». Mais aujourd’hui tout a changé. Aujourd’hui, c’est-à-dire à l’heure de ceux que Pasolini nomme « les fils » (et je reviendrai tout à l’heure là-dessus), que, dans notre langue banalisée, nous nommerions plutôt « les jeunes », il s’agit, du point de vue de ce qui se passe actuellement dans la culture, aussi bien celle du peuple, des prolétaires ou paysans, que celle des bourgeois, d’une sorte de mutation radicale.
Il n’y a plus de culture populaire à opposer à une culture bourgeoise. Les deux se sont rejointes et confondues dans une même consommation de masse uniformisante et normalisante, qui a posé sur tout le même masque de vulgarité. Il n’y a plus cette réserve culturelle que le peuple conservait en son sein et qui, de tout temps, a nourri, revivifié la culture manifeste, celle des biens culturels proprement dits, dans la littérature, l’art ou les manières de se présenter et de se comporter. Il n’y a plus qu’une seule culture, ou, pour mieux dire, qu’une seule consommation de la culture, réception passive des produits diffusés par le marché capitaliste, concernant identiquement tout le monde, bourgeoisie ou plèbe, qu’il s’agisse de la possession des objets matériels ou idéaux, du vêtement, des modes d’être et d’agir, de jouir ou de vouloir, de l’apparence du corps propre – cette dernière mutation étant, selon l’idiosyncrasie de Pasolini, la plus visible et la plus redoutable. Quelque chose a changé dans l’homme, essentiellement dans sa jeunesse, avec son aspect que l’auteur des Lettres luthériennes n’hésite pas à qualifier de « monstrueux », dans sa présence hostile parmi les autres, sa manière de se distinguer et de se dissocier en s’érigeant en ghettos aux codes aussi débiles que secrets. Une mutation anthropologique résultant de cette unification consumériste.
« Les deux histoires se sont donc rejointes, affirme Pasolini. C’est la première fois dans l’histoire de l’homme. » Et il précise : « Cette modification s’est faite sous le signe et par la volonté de la civilisation de consommation » – autrement dit, du « développement ». Affirmation très intéressante, très curieuse et très importante pour la compréhension du monde contemporain. Du point de vue de la consommation, de la « civilisation de la consommation », tout le monde est identique. Tout le monde consomme ou aspire à consommer les mêmes choses, tout le monde se conforme ou tend à se conformer au même modèle (ou aux mêmes modèles, ce pluriel ne changeant rien, toutefois, à l’identité de la tendance).
Or – et c’est ce que va dire tout de suite après Pasolini – ce trait est celui-là même que, dans un autre domaine, notre société, l’ensemble des politiques et des philosophes, a rejeté récemment sous le qualificatif de « totalitaire ». Et on le retrouve ici, authentiquement, mais non reconnu, sous le masque rassurant, dit « progressiste », du « développement » (1), de l’accès, du droit à un traitement identique. Alors qu’il s’agit de l’illusion majeure, du vice le plus néfaste de notre temps. Cette illusion, toutes les couches sociales la partagent, tous les partis politiques de gauche ou de droite, toutes nuances confondues. « On ne peut pas dire que les antifascistes en général et les communistes en particulier se soient réellement opposés à une telle unification de caractère totalitaire – pour la première fois vraiment totalitaire – même si la répression qu’elle exerce n’est pas archaïquement policière (car elle a plutôt recours à une fausse permissivité) ». (…)
C’est la marche entière de la Civilisation que Pasolini repère et condamne. En cela, je le rapproche de Fourier qui, lui aussi, a repéré et dénoncé « l’ordre subversif », le mouvement rétrograde de la civilisation, responsable de ses dysfonctionnements et de ses maux.
Maintenant, les solutions proposées et les perspectives sont-elles les mêmes ? A première vue, il semblerait que non.
« Pourquoi cet acceptation du nouveau fascisme ? écrit Pasolini, en fin de son exorde. Parce qu’il y a – nous voici au noeud de la question – une idée directrice que tout le monde partage, sincèrement ou insincèrement, l’idée que la pauvreté est le plus grand malheur du monde, et que donc à la culture des classes pauvres doit se substituer la culture de la classe dominante ». Une culture de la pauvreté, en quelque sorte, reposant sur une prise de conscience des impasses du développement (de la croissance). Alors que Fourier propose une « société avide de richesses » et un développement sans limites, dû à l’association et au travail conjugué, incomparable aux pauvres jouissances que la civilisation, dans le morcellement de ses activités et son désordre anarchique, peut offrir.
Mais le développement selon Fourier est aux antipodes de celui de la société marchande, où l’accroissement de la pauvreté accompagne le gaspillage des ressources et la destruction de la Terre. De même, et en regard, la pauvreté à laquelle, de façon visionnaire, Pasolini accorde une signification directrice de l’histoire, n’a rien à voir avec le désespoir de la misère. Elle rayonne, elle est un surplus de sens et de beauté. Pasolini envisage la pauvreté du point de vue de cet accroissement d’intensité et de sens, à la manière dont Fourier envisageait, comme « issue » de la civilisation, une société où l’attraction passionnée a pris la place de l’illusoire valeur d’échange de la marchandise.
L’un et l’autre comblent les manques d’une modernité qui a fait croître autour d’elle le désert, comme a dit Nietzsche, et, sous couvert d’une course effrénée à la possession, le néant du sens, le nihilisme.
Car notre problème, celui du fondement d’une éthique, est bien d’échapper à ce nihilisme toujours renouvelé qui nous assaille et jette chaque génération, selon ses aspirations et ses limites, dans le malheur.
Je me tourne vers Fourier et vers Pasolini parce qu’ils nous ont donné, de façon que je crois inépuisable, et non encore peut-être explorée, à penser, chacun dans son ordre. Le sens, l’orientation et le but ou destinée de la production, de la consommation et de la jouissance, en en forgeant, chacun à sa manière encore, les figures et les concepts appropriés.
Ainsi, tout en formulant des responsabilités, ils nous libèrent du ressassement indéfini de la culpabilité historique.
Dira-t-on, avec Michel Hardt et Antonio Negri, par exemple, que nous sommes à l’ère d’une « post-modernité » pour laquelle il est nécessaire d’inventer de nouveaux concepts ? (2)
La querelle de la modernité et de la post-modernité me paraît obsolète et un peu dérisoire. Ce qui importe n’est pas de dépasser la modernité, mais de déceler l’erreur et l’impasse d’une modernisation qui ne signifierait rien d’autre que l’acceptation du fait accompli. De même, il n’est pas question d’établir des responsabilités pour juger, dénoncer et punir. Bien au contraire, il importe d’en finir avec le jugement, qu’il soit de Dieu, comme l’a magnifiquement proclamé, et de manière inégalable, phare de toute résistance contemporaine, Antonin Artaud, ou avec celui des hommes qui ne vaut pas mieux, puisque c’est le même. Il s’agit d’échapper à l’ordre du jugement et de la Loi pur affirmer le droit au désir qui ne consiste pas à accaparer et consommer de toujours renouvelées marchandises, mais à construire, avec les autres, avec la nature, avec soi-même, si nous avons bien compris Deleuze, de nouveaux agencements. Les agencements du désir opposés aux dispositifs mortels de la civilisation.
L’histoire coupable ou culpabilisée, jugée, est celle que voudrait nous imposer l’apocalypse libérale, cette révélation à la fois ricanante et résignée entendue généralement comme la fin des espérances idéologiques et la soumission aux diktats d’une réalité confondue avec le triomphe de la valeur d’échange, l’économie de marché, le libéralisme commercial. Donc la société de consommation, telle que la dénonce Pasolini.
Le trait paradoxal de la société consumériste est, qu’à la fois, elle étend la paupérisation et fait disparaître le pauvre, en tant que détenteur d’une culture et de valeurs propres. Tout le monde s’appauvrit et le pauvre disparaît dans l’uniformisation de la consommation culturelle. Dans la vulgarisation des masses qui obéissent à un commun modèle. Ce trait dominant et apparemment irréversible est le conformisme. Celui qui été imposé par l’identification du progrès au développement. Qui s’est produit de manière irréversible à partir du moment où le développement a imposé un type unique de progrès. Et cela dès le XIX° siècle, dans la domination et l’exploitation outrancière de la nature répondant à celle du travail humain. (…)
Nous avons atteint un état de connexion universelle complexe où les actions s’enchaînent en se répondant, où les problèmes d’exploitation sociale sont simultanément ceux de l’exploitation et de la détérioration, sans doute irréversible, des climats et des sols. Les trois écologies, matérielle, sociale et mentale se complètent, comme l’avait génialement établi Félix Guattari. Nous sommes arrivés au point critique où il n’est plus possible de le méconnaître et de nous en détourner. Il ne s’agit plus de discuter des reponsabilités, mais de les prendre en charge. Il ne s’agit plus de jeu de l’esprit, mais d’une tâche à accomplir aux différents points où une action peut mordre sur les choses.
René Scherer
Pour un nouvel anarchisme / 2008
1 On parlerait plutôt de nos jours de « croissance ». Ce mot connote encore mieux qu’il ne s’agit aucunement d’amélioration du sort commun, puisqu’il a simplement rapport à l’accroissement de la masse financière, au « PIB » ou revenu brut d’une nation.
2 Michel Hardt, Antonio Negri, Empire, Paris, Exils, 2000, en particulier p.202 qui contient de beaux développements sur le pauvre « figure de la post-modernité », omniprésent et « fondement de toute possibilité d’humanité » mais sans référence à Pasolini.