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Onfray en pleine confusion de genre / Beatriz Preciado

Dans sa dernière chronique, Michel Onfray (1) dit avoir découvert «avec stupéfaction les racines très concrètes de la fumeuse théorie du genre popularisée dans les années 90 aux États-Unis par la philosophe Judith Butler». Pour expliquer son effarement, il nous raconte l’histoire de David/Brenda Reimer. Etant bébé, David subit une opération du phimosis au cours de laquelle son pénis est accidentellement cautérisé. Le docteur John Money propose en 1966 une ré-assignation sexuelle de David vers la féminité : l’enfant doit devenir Brenda à l’aide d’opérations chirurgicales et de traitements hormonaux. Money, inventeur de la notion clinique du «gender», prétend ainsi prouver scientifiquement sa thèse, selon laquelle le genre n’est pas déterminé anatomiquement, mais peut être intentionnellement produit par l’interaction des variables hormonales et le contexte pédagogique. David/Brenda «grandit douloureusement… il est attiré par les filles». Il refuse la vaginosplastie, se fait prescrire de la testostérone, puis deux opérations de phalloplastie. Onfray s’exalte : «Devant sa détresse ses parents lui révèlent enfin la vérité. Brenda redevient ce qu’il était : David. Il épouse une femme. Mais ne trouve ni la paix ni la sérénité. Il se suicide en 2002 par une overdose de médicaments.» En 1997, le docteur Milton Diamond «découvre la falsification et la dénonce». Money n’a pas réussi à faire d’un garçon une fille. Le réel, la vérité anatomique du sexe de Reimer, finit par s’imposer.
Et Onfray dénonce : «Judith Butler fait le tour du monde en défendant ces délires.» Il imagine une continuité stricte entre les théories et la clinique de Money et les théories féministes et queer de Butler. Le drame de Reimer prouverait le caractère «délirant» des «fictions dangereuses» de la philosophe. Onfray conclut en qualifiant les hypothèses de Butler de «déraison» et de «sidérante idéologie postmoderne» et appelle de ses vœux le jour où «le réel» viendra dévoiler ses erreurs pour empêcher leurs «considérables dommages». La lecture de cette chronique grotesque nous permet de tirer plusieurs conclusions sur le manque de rigueur dans la méthode du maître de Caen, mais aussi sur la confusion théorique qui traverse la France.
Son récit est truffé d’erreurs et de contresens. Plus grave si l’on songe à l’agressivité de ses propos contre Butler, il semble qu’il n’ait jamais lu la philosophe américaine. Mais si Onfray n’a pas lu Butler, où trouve-t-il ses arguments sur Reimer et sur la théorie du genre ? Le réseau d’Internet est une forêt digitale dans laquelle les mots sont des miettes électroniques permettant de retrouver la trace du lecteur enfui : et voilà que les approximations d’Onfray (se tromper sur le nom de naissance de Reimer, Bruce et non David, ou ignorer que Diamond a été le médecin de Reimer, etc.) nous conduisent à un article d’Emilie Lanez publié par le Point, intitulé «L’expérience tragique du gourou de la « théorie du genre »». Cet article est un exercice d’une insondable sottise et d’une grande malhonnêteté intellectuelle : il établit une relation erronée entre les théories de Money et celles de Butler, ce qui est inadmissible dans un contexte où l’instrumentalisation politicienne prime sur la rigueur dans l’usage des sources. Mieux encore, des passages entiers du texte d’Onfray sont repris d’un article de la page internet «Pour une école libre au Québec», site explicitement homophobe, dans lequel Onfray puise ses perles herméneutiques selon lesquelles Money «défendait la pédophilie et stigmatisait l’hétérosexualité comme une convention à déconstruire».
Il est étonnant que, pour s’exprimer sur le genre, Onfray choisisse de plagier des sites de catholiques intégristes. Ces bonnes sources de droite ne l’ont pas informé que l’histoire de Reimer est l’un des cas les plus commentés et critiqués par les études du genre et queer. S’il avait lu Butler, il saurait qu’elle consacre à l’analyse de l’histoire de Reimer un chapitre de son livre de 2004, Défaire le genre. Elle critique aussi bien l’usage normatif d’une théorie constructiviste du genre qui permet à Money de décider qu’un enfant sans pénis doit être éduqué comme une fille, que les théories naturalistes de la différence sexuelle défendues par Diamond, selon lesquelles l’anatomie et la génétique doivent définir le genre.
Contrairement à ce qu’imagine Onfray, Money n’avait rien d’un transgresseur du genre, et Diamond n’était pas un héros de l’authenticité du sexe : ils partageaient une vision normative de la différence sexuelle. Selon eux, il ne peut y avoir que deux sexes (et deux genres) et il est nécessaire de reconduire le corps des personnes intersexuelles et transsexuelles vers l’un ou l’autre sexe, genre. Judith Butler, avec les associations intersexuelles, fut une des premières à articuler une critique des usages normatifs des notions cliniques du genre et de la différence sexuelle. Money, affirme Butler, «impose la malléabilité du genre violemment» et Diamond «induit la naturalité du sexe artificiellement».
Le traitement brutal imposé à Reimer fut le même que celui réservé aux enfants intersexués : ces nouveau-nés, dont l’appareil génital ne peut être défini comme masculin ou féminin, sont soumis à des opérations chirurgicales de ré-assignation sexuelle. L’objectif reste le même : produire la différence sexuelle – quand bien même ce serait à travers la mutilation génitale. Pourquoi les anti-genre se scandalisent du sort réservé à Reimer mais n’ont jamais haussé la voix pour demander l’interdiction des chirurgies de mutilation génitale des enfants intersexuels?
Les représentations biologiques et les codes culturels permettant la reconnaissance du corps humain en tant que féminin ou masculin appartiennent à un régime de vérité historiquement donné dont le caractère normatif doit pouvoir être interrogé. Notre conception du corps et de la différence sexuelle dépend de ce que nous pourrions appeler, avec Thomas Kuhn, un paradigme scientifico-culturel. Mais, comme tout paradigme, il est susceptible d’être remplacé par un autre. Le paradigme de la différence sexuelle qui fonctionnait en Occident depuis le XVIIIe siècle entre en crise dans la deuxième partie du XXe siècle, avec le développement de l’analyse chromosomique et des données génétiques. Un enfant sur 2 000 naît avec des organes génitaux considérés comme ni masculins ni féminins. Ils ont le droit d’être des garçons sans pénis, des filles sans utérus, et même de n’être ni fille ni garçon. Ce que montre bien le cas dramatique de Reimer, ce sont les efforts des médecins pour sauver le paradigme de la différence sexuelle coûte que coûte. Nous ne voulons plus ni du genre avec Money ni de la différence sexuelle avec Diamond. Voici notre situation épistémologique : nous avons besoin d’un nouveau modèle d’intelligibilité plus ouvert, moins hiérarchique. Nous avons besoin d’une révolution dans le paradigme de représentation du corps semblable à celle que Copernic a initié dans le système de représentation planétaire. Face aux nouveaux Ptolomée, nous sommes les athées du système sexe, genre.
Beatriz Preciado
Onfray en pleine confusion de genre / 14 mars 2014
Publié dans Libération

picabia
1 Publiée sur son blog mo.michelonfray.fr et reprise par «le Point» du 6 mars.

Déclarer la grève des utérus / Beatriz Preciado

La nouvelle loi sur l’avortement sera, avec l’irlandaise, la plus restrictive d’Europe. Ne laissons pas pénétrer dans nos vagins une seule goutte de sperme national catholique.
Enfermés dans la fiction individualiste néolibérale, nous vivons avec la croyance naïve que notre corps nous appartient, qu’il est notre propriété la plus intime, alors que la gestion de la plupart de nos organes est assurée par diverses instances gouvernementales ou économiques. Parmi tous les organes du corps, l’utérus est sans doute celui qui, historiquement, a fait l’objet de l’expropriation politique et économique la plus acharnée. Cavité potentiellement gestatrice, l’utérus n’est pas un organe privé, mais un espace public que se disputent pouvoirs religieux et politiques, industries médicales, pharmaceutiques et agroalimentaires. Chaque femme porte en elle un laboratoire de l’État-nation, et c’est de sa gestion que dépend la pureté de l’ethnie nationale.
Depuis quarante ans en Occident, le féminisme a mis en marche un processus de décolonisation de l’utérus. L’actualité espagnole montre que ce processus est non seulement incomplet, mais encore fragile et révocable. Le 20 décembre, le gouvernement de Mariano Rajoy a voté l’avant-projet de la nouvelle loi sur l’avortement qui sera, avec l’irlandaise, la plus restrictive d’Europe. La loi de «protection de la vie du conçu et du droit de la femme enceinte» n’envisage que deux cas d’avortement légal : le risque pour la santé physique ou psychique de la mère (jusqu’à 22 semaines) ou le viol (jusqu’à 12 semaines). Mais encore, un médecin et un psychiatre indépendant devront certifier qu’il y a bien risque pour la mère. Le texte a suscité l’indignation de la gauche et des féministes, mais aussi l’objection du collectif des psychiatres qui refusent de participer à ce processus de pathologisation et de surveillance des femmes enceintes annihilant leur droit à décider pour elles-mêmes. Les politiques de l’utérus sont, comme la censure et la restriction de la liberté de manifester, de bons détecteurs des dérives nationalistes et totalitaires. Dans un contexte de crise économique et politique de l’État espagnol, confronté à la réorganisation du territoire et de son «anatomie» nationale (pensons au processus de sécession de la Catalogne, mais aussi au discrédit croissant de la monarchie et à la corruption des élites dirigeantes), le gouvernement cherche à récupérer l’utérus comme lieu biopolitique dans lequel fabriquer à nouveau la souveraineté nationale. Il imagine qu’en le possédant il parviendra à figer les vieilles frontières de l’État-nation en décomposition.
Cette loi est aussi une réponse à la légalisation du mariage homosexuel acquise durant le mandat du précédent gouvernement socialiste et que, malgré les tentatives récurrentes du Parti populaire (PP), le Tribunal constitutionnel a refusé d’abroger. Face à la remise en question du modèle de la famille hétérosexuelle, le gouvernement Rajoy, proche des intégristes catholiques de l’Opus Dei et du cardinal Rouco Varela, entend aujourd’hui occuper le corps féminin comme lieu ultime où se joue, non seulement la reproduction nationale, mais aussi la définition de l’hégémonie masculine.
Si l’histoire biopolitique pouvait être racontée cinématographiquement, nous dirions que le PP prépare un frénétique porno gore dans lequel Rajoy et son ministre de la Justice, Ruiz Gallardón, plantent le drapeau espagnol dans tous les utérus de l’État-nation. Voici le message envoyé par le gouvernement aux femmes du pays : ton utérus est un territoire de l’État, domaine fertile pour la souveraineté nationale catholique. Tu n’existes qu’en tant que mère. Écarte les jambes, deviens terre d’insémination, reproduis l’Espagne. Si la loi que le PP propose prend effet, les Espagnoles se réveilleront avec le Conseil des ministres et la Conférence épiscopale au fond de l’endomètre.
Corps né avec utérus, je ferme les jambes devant le national catholicisme. Je dis à Rajoy et Varela qu’ils ne mettront pas un pied dans mon utérus : je n’ai jamais enfanté, ni n’enfanterai jamais au service de la politique espagnoliste. Depuis cette modeste tribune, j’invite tous les corps à faire la grève de l’utérus. Affirmons-nous en tant que citoyens entiers et non plus comme utérus reproductifs. Par l’abstinence et par l’homosexualité, mais aussi par la masturbation, la sodomie, le fétichisme, la coprophagie, la zoophilie… et l’avortement. Ne laissons pas pénétrer dans nos vagins une seule goutte de sperme national catholique. N’enfantons pas pour le compte du PP, ni pour les paroisses de la Conférence épiscopale. Faisons cette grève comme nous ferions le plus «matriotique» des gestes : une façon de déconstruire la nation et d’agir pour la réinvention d’une communauté de vie post-État nationale où l’expropriation des utérus ne sera plus envisageable.
Beatriz Preciado
Déclarer la grève de utérus
Tribune publiée dans Libération le 17 janvier 2014

femen23dec

Droit des femmes au travail… sexuel / Beatriz preciado

Fabrication et vente d’armes : travail. Donner la mort à quelqu’un en appliquant la peine capitale : travail. Torturer un animal dans un laboratoire : travail. Branler un pénis avec la main jusqu’à provoquer une éjaculation : crime ! Comment comprendre que nos sociétés démocratiques et néolibérales refusent de considérer les services sexuels comme un travail ? La réponse n’est pas à chercher du côté de la morale ou de la philosophie politique, mais plutôt de l’histoire du travail des femmes dans la modernité. Exclus du domaine de l’économie productive au nom d’une définition qui en faisait des biens naturels inaliénables et non commercialisables, les fluides, les organes et les pratiques corporelles des femmes ont été l’objet d’un processus de privatisation, de capture et d’expropriation qui se confirme aujourd’hui avec la criminalisation de la prostitution.
Prenons un exemple pour comprendre ce processus : jusqu’au XVIIIe siècle, de nombreuses femmes des classes ouvrières gagnent leur vie en vendant leurs services en tant que nourrices professionnelles. Dans les grandes villes européennes, plus de deux tiers des enfants des familles aristocrates et des bourgeois urbains étaient allaités par des nourrices.
En 1752, le scientifique Carl von Linné publie le pamphlet la Nourrice marâtre dans lequel il exhorte chaque femme à allaiter ses propres enfants pour «éviter la contamination des races et des classes» par le lait et demande aux gouvernements d’interdire, au bénéfice de l’hygiène et de l’ordre social, la pratique de l’allaitement pour autrui. Le traité de Linné aboutira à la dévaluation du travail féminin au XVIIIe siècle et à la criminalisation des nourrices. La dévaluation du lait sur le marché du travail s’accompagne d’une nouvelle rhétorique de la valeur symbolique du lait maternel. Le lait, représenté comme fluide matériel à travers lequel se transmet le lien social national de mère à fils, doit être consommé dans la sphère domestique et ne doit plus faire l’objet d’échange économique.
Force de travail que les femmes prolétaires pouvaient mettre en vente, le lait devient un précieux liquide biopolitique à travers lequel coule l’identité raciale et nationale. Le lait cesse d’appartenir aux femmes pour appartenir à l’État. Un triple processus est accompli : dévaluation du travail des femmes, privatisation des fluides, enfermement des mères dans l’espace domestique.
Une opération similaire est à l’œuvre avec l’extraction des pratiques sexuelles féminines de la sphère économique. La force de production de plaisir des femmes ne leur appartient pas : elle appartient à l’État – c’est pour cela que l’État se réserve le droit de mettre une amende aux clients qui font usage de cette force dont le produit doit revenir uniquement à la production ou la reproduction nationale. Comme pour le lait, les questions d’immigration et d’identité nationale sont au centre des nouvelles lois contre la prostitution.
La prostituée (migrante, précaire, dont les ressources affectives, linguistiques et somatiques sont les seuls moyens de production) est la figure paradigmatique du travailleur biopolitique au XXIe siècle. La question marxiste de la propriété des moyens de production trouve dans la figure de la travailleuse sexuelle une modalité exemplaire d’exploitation. La cause première d’aliénation chez la prostituée n’est pas l’extraction de plus-value du travail individuel, mais dépend avant tout de la non-reconnaissance de sa subjectivité et de son corps comme sources de vérité et de valeur : il s’agit de pouvoir affirmer que les putes ne savent pas, qu’elles ne peuvent pas, qu’elles ne sont pas des sujets politiques ni économiques à part entière.
Le travail sexuel consiste à créer un dispositif masturbatoire (à travers le toucher, le langage et la mise en scène) susceptible de déclencher les mécanismes musculaires, neurologiques et biochimiques régissant la production de plaisir du client. Le travailleur sexuel ne met pas son corps en vente, mais transforme, comme le font l’ostéopathe, l’acteur ou le publiciste, ses ressources somatiques et cognitives en force de production vive. Comme l’ostéopathe il/elle use de ses muscles, il/elle taille une pipe avec sa bouche avec la même précision que l’ostéopathe manipule le système musculo-squelettique de son client. Comme l’acteur, sa pratique relève de sa capacité à théâtraliser une scène de désir. Comme le publiciste, son travail consiste à créer des formes spécifiques de plaisir à travers la communication et la relation sociale. Comme tout travail, le travail sexuel est le résultat d’une coopération entre sujets vivants basée sur la production de symboles, de langage et d’affects.
Les prostituées sont la chair productive subalterne du capitalisme global. Qu’un gouvernement socialiste fasse de l’interdiction des femmes à transformer leur force productive en travail une priorité nationale en dit long sur la crise de la gauche en Europe.
Beatriz Preciado
Droit au travail des femmes au travail… sexuel / 2013
Chronique publiée dans Libération le 20 décembre 2013
bad religion

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