Archive pour la Catégorie 'Pitres'

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Combattre le chaos / Félix Guattari / entretien avec Marco Senaldi

Marco Senaldi Dans votre dernier livre, Chaosmose, vous consacrez tout un chapitre à la description d’un « nouveau paradigme esthétique » comme voie possible pour sortir de l’impasse postmoderne. S’agit-il d’une extension de l’esthétique ou bien la création reste-t-elle le monopole de la pratique artistique ?
Félix Guattari Je pense que l’art consiste essentiellement à produire des machines de sensation, ou de composition, à créer des percepts arrachés aux perceptions, des affects distincts du sentiment, des sensations hors opinion commune, tout comme la philosophie est création de concepts, au carrefour des possibles vivants et des possibles mentaux. Mais l’art est un système de redondances significatives, toujours plus opprimées par les signifiants de pouvoir, liées aux mass-medias par l’uniformité des opinions, des sondages, dans un conformisme généralisé. En ce sens, la création esthétique va mettre la clé sous la porte. Car créer ne signifie pas faire des œuvres selon les règles d’école ou de style ; ce qui compte avant tout, c’est la racine énonciatrice de cette création, racine qui se retrouve principalement dans le regard de l’artiste, dans l’écoute du musicien, évidemment, mais aussi dans des créativités existentielles aussi différentes que celles du malade mental, de l’enfant, dans ce regard qui peut subsister dans les sociétés archaïques. Créations qui, plus que toutes, risquent d’être plagiées ou effacées comme des mots écrits sur le sable. Aujourd’hui, en effet, les rapports économiques, sociaux, interpersonnels sont pris dans une sorte de programme informatique généralisé qui annule toute possibilité de bifurcation et de singularisation. C’est là que le paradigme esthétique, qui ne relève plus seulement de la création artistique — parce que c’est quelque chose qui œuvre dans la science, l’économie, l’écologie — montre un chemin de créativité possible. En vérité, il y a d’autres rapports interpersonnels possibles, d’autres liens possibles avec le tiers-monde, d’autres façons d’organiser l’école, l’institution psychiatrique, la vie urbaine, et le tout sans rompre avec cette création basique, cette énonciation aux frontières de la résistance, propre aux mutations esthétiques comme celles de Duchamp ou de l’art conceptuel. Soyons clairs, il ne s’agit pas d’appliquer Duchamp à l’économie, il ne s’agit pas de programmes ou de manifestes, puisque justement le problème c’est de dé-programmer, de traverser la chaosmose pour introduire un niveau de complexité.

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Publié dans Chimères n°38

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Le cinéma, la grand-mère et la girafe / Félix Guattari / entretien avec Abraham Segal

Abraham Segal Pour poursuivre un débat qui s’est amorcé entre toi et Jean-Claude Polack sur la modification de l’inconscient depuis l’apparition du cinéma, celui-ci a-t-il eu un impact sur les représentations de la folie, tant auprès du public que des professionnels de la psychiatrie ?
Félix Guattari La question n’est pas celle d’une interaction externe entre le cinéma et un certain nombre de problèmes psychiques, normaux ou pathologiques. Dans la perspective qui est la mienne, le cinéma, ou plus exactement la narrativité cinématographique telle qu’elle s’est instaurée dans l’histoire du cinéma, apparaît comme l’un des moyens majeurs de la production de subjectivité. Il s’agit de voir comment les conditions de cette production de subjectivité ont été radicalement changées par le cinéma. Corollaire immédiat : la subjectivité est une production. Cela ne se comprend que dans la mesure où les moyens de production sont de plus en plus socialisés, non pas mécanisés mais machinisés. Le cinéma s’inscrit dans ce que j’appelle un phylum machinique : il a des antécédents, qu’il faudrait chercher dans une certaine histoire des médias — la narrativité dans la presse, les grands romans populaires, les grands romans bourgeois… on pourrait y trouver toute une généalogie —, mais il a aussi des successeurs comme les productions vidéo ou les banques de données informatiques.

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Publié dans Chimères n°26

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Nocturama / G. Mar

1.
Je suppose que je suis au seuil de revoir toutes les images stockées de jour comme de nuit débouler avec incohérence par blocs anamnésiques à la fois distincts et miscibles selon un processus d’osmose proprement psychique comme cette fois où Jo, un Hongrois de Chicago rencontré au Celtic Cross, un pub situé dans North Clark me dit cette nuit est ta nuit et m’entraîne à travers tout un tas de bars qu’on enfile de taxi en taxi avant de finir par bouffer des pâtes à trois heures du matin dans un Italien improbable, sauf que là je ne suis pas à Chicago mais bien dans les Ardennes – sur les hauteurs de mon village d’enfance face au paysage d’un plateau recouvert de champs surplombant le massif – je marche sur une ligne de sable jaune avec au loin les quatre pruniers qui me servirent gamin de grenier à ciel ouvert – une fois gravie la côte du cimetière – et voici que tous les éléments du paysage arbres piquets cailloux brins d’herbe pressent à distance par réfraction contre l’os qui me surplombe les joues comme s’ils cherchaient à s’effondrer une fois franchi le seuil de l’épiderme vers ce que je pressens comme mon intériorité : un aimant de masse égale à celle d’une étoile noire faisant ployer à son contact la lumière vers quelque chose d’à la fois solide et sans fond. A la tangente de mon front le volume du ciel se rétracte et l’horizon se replie comme un nœud d’orvets au niveau du nombril et Jo, la tête penchée sur son plat de pennes qui m’annonce que ce n’est pas fini : prochaine étape le Blue Frog et là ambiance de fous – Jo s’empare du micro pour un karaoké marathon et pousse Franck Sinatra pas moins de quatre fois dans la tombe tandis que je sens les relents de l’ivresse me rouler sous la peau depuis les biceps jusqu’aux avant-bras avant de se diviser en QUATRE-VINGT-DOUZE chemins asymétriques de phalanges… Une fille sans doute jolie est assise à côté de moi au comptoir – c’est la vairon de mes treize ans – elle me regarde avec son œil noir et son œil bleu métallescent – de quelle couleur je lui apparais reste une vraie question – nous sommes assis côte à côte entre les deux parois de schiste qui encadrent la côte du cimetière passé le virage à hauteur du toit de l’église – en suspens à mi-chemin entre le monde des vivants (c’est soir de fête au village) et celui des morts.

2.
UNDERGROUND 1989 – Isabelle se glisse un buvard sous la langue le temps d’un feu rouge puis le vert revenu fait chauffer la gomme en direction d’une route de campagne le long de la Meuse à quelques kilomètres de Sedan – il fait nuit – nous nous arrêtons au bord du fleuve dans un champ – elle descend avec sa boîte de mouchoirs en papier – je la regarde les allumer au briquet du haut de ses dix-huit ans (je dois en avoir quatorze) – puis les jeter en direction du cours comme de spontanées lucioles parties rejoindre les eaux du Styx où elles s’éteignent en faisant de petits nuages gris – caractère épiphanique et éphémère de la vie plongée dans le cours héraclitéen du fleuve trois minutes d’éternité plus tard on se retrouve à boire des bières à trente kilomètres de là

murs de moellons nus parcourus par des lueurs de chandelles mortuaires paroles inaudibles des autres clients feu orange sur son visage flouté et ses grands yeux bleus injectés de sang qui vacillent et dessinent au milieu du bar des arabesques aux lignes imprévisibles telles des mouches ses lèvres n’appartiennent plus au reste de son visage les verres de bière s’empilent et roulent depuis la table sur le plancher où ils s’enfoncent et nos corps enlacés à leur suite

– nous avons passé la nuit à poil dans sa bagnole campée sur les hauteurs de Sedan. Derrière le pare-brise la lumière trop vive pour nos yeux semble vouloir faire éclater les toits – il a plu en fin de nuit et l’ardoise est devenue comme du chrome sous les premiers assauts du soleil. Une masse compacte de bâtiments se rassemble en une boule de feu sous nos regards aux paupières plissées à force d’éblouissement. Sous nous le plus vaste château d’Europe s’écroule quelques jours après la chute du mur de Berlin comme un trop vieux rempart sous la lumière pressante. Des cercles d’acier chauffés à blanc s’impriment en surface de nos pupilles pour se superposer à tout ce que l’on verra du monde passée l’embellie – quand les nuages fugaces et rapides comme des chiens en chasse viendront de nouveau chapeauter notre misérable ville et tout le paysage gonflé d’industries en déconfiture qui lui servent de ceinture à l’horizon quand j’aperçois un grand navire au loin sur la Meuse chargé de tous nos morts. Un jour peut-être qu’ils se réincarneront en buissons et le soir même prendront feu et les gaz de tous leurs corps décomposés recomposés parleront la langue de l’éphémère dans un grand pschitt instantané comme l’éclair ou un pétard mouillé dans la nuit de l’Être. Au seuil nihiliste d’un grand cauchemar qui commence…
G. Mar
Nocturama / 2014
Article à lire ici : http://membrane.tumblr.com/

Et entretien

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Note du Clavier cannibale

Publié chez le Grand Os

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