On sait que Bichat définissait la vie comme « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». Une telle définition, toute négative, ne dessine ainsi qu’en creux l’idée qu’on peut se faire de la vie en un sens biologique. Il en va de même si l’on cherche à définir la politique par la résistance. Dans les deux cas, résister vaut comme condition de possibilité, nécessaire, mais non suffisante : la vie et la politique présentent une positivité que leur définition par le seul concept de résistance conduit à négliger nécessairement. Certes, un organisme devenu impuissant à résister aux menaces extérieures, virales par exemple, est exposé à mourir, tout comme une impuissance à résister au pouvoir signifie la disparition de la politique. Il s’en faut cependant de beaucoup que le fonctionnement de la matière vivante se réduise à cette action strictement négative, de même qu’une politique intégralement envisagée sous l’angle de la résistance tend à devenir strictement réactive : la politique restreinte à une forme de résistance a besoin de ce à quoi elle s’oppose pour exister (tout comme la définition circulaire de Bichat fait de la vie biologique ce qui a besoin de la mort pour être pensable), alors qu’une forme vive de politique (non cristallisée dans des institutions) se raffermit dans l’opposition à ce qu’elle nie, sans en dépendre pour autant. Il y a un geste strictement affirmatif de la politique vive qui la désigne comme souveraine, y compris lorsqu’elle en passe par des actes de résistance : à l’inverse du plaisir de ressentiment, il y a un plaisir de résister, accordé comme par surcroît, à une puissance qui prend plaisir à toutes les formes de son affirmation, y compris lorsqu’elles en passent par des modalités de résistance.
Si, donc, il est souvent possible, et même assez aisé de pouvoir s’accorder sur ce que l’on rejette, dans une acception large du terme de politique, notamment lorsqu’on s’oppose à un pouvoir, comme ce fut le cas dans ce qu’on a appelé les « révolutions arabes », en revanche, c’est la positivité de ce désir politique, nécessairement multiple, qui est difficile à cerner. Il ne s’agirait pourtant pas d’en conclure que ce désir s’épuise dans la seule destruction d’un état de fait – c’est au nom d’autre chose, même si cela est difficile à penser et à énoncer, que l’on se soulève, parfois au péril de sa propre vie. Il ne s’agirait pas non plus, pour lutter contre des organisations politiques liberticides toujours promptes à occuper la place du pouvoir devenue vacante après une révolution (organisations jamais dépourvues d’un projet politique, sociétal à appliquer) de leur opposer un projet émancipateur. C’est dans cet intervalle entre une politique définie comme simple résistance au pouvoir et une politique pensée sur le modèle d’une utopie clés en mains (transcendante) – le modèle de la politique conçue comme pragmatisme, reconduite à des choix qui ne seraient que techniques étant écarté, comme négation même de la politique, en sa dimension essentiellement conflictuelle – qu’on va ici tenter d’envisager l’idée d’une politique qui, dans sa puissance insurrectionnelle même, veut plus que seulement nier ce qui est, tout en se révélant incompatible avec la moindre anticipation (par concept ou par image) de ce qui pourrait venir. On pourra la juger sans prudence, mais au moins une telle politique s’inscrit-elle dans le mouvement même d’un devenir, que toute anticipation ne pourrait que figer. L’imprudence, elle serait plutôt dans les constructions intellectuelles d’un Bataille ou d’un Caillois, jouant littéralement avec le feu, à travers les mythes nazis, qu’ils voulaient utiliser pour les détourner – il n’y a pas de souffle insurrectionnel dans les textes de Bataille de la période du Collège de Sociologie, mais plutôt une grande fatigue, celle de qui fait l’éloge de la mort comme source de joie. Et puis, par ailleurs, la prudence n’a jamais empêché le pire en politique, comme en témoigne encore notre époque elle-même, lorsque, sacrifiant à la prudence (et à une de ses variantes modernes : la sécurité) comme à une idole, elle établit, de fait, l’état d’exception permanent – supposé, précisément, empêcher le retour du pire, quand il en constitue pourtant une modalité !
S’il n’est peut-être plus aussi utile aujourd’hui d’en revenir, à nouveau, à une critique du modèle transcendant de l’utopie, notamment après les travaux d’Hannah Arendt, relatifs à la distinction entre « fabrication » (poièsis) et « action » (praxis), mais aussi ceux de René Schérer, introduisant, dans le sillage de Deleuze, l’idée d’une utopie immanente, attentive aux surgissements de virtualités inscrites dans l’épaisseur du présent, en revanche, il l’est sans doute davantage, d’insister sur une dimension de la politique qui, non utopique, ne se réduirait pourtant pas à une pratique de la résistance. Autrement dit, s’il n’est pas nécessaire d’en passer par un schéma (même immanent) d’utopie pour penser un devenir politique, il s’agit cependant d’être attentif au fait que ce devenir ne tombe pas sous l’emprise des puissances du nihilisme, le risque étant double à cet égard : le danger, évident, d’une reterritorialisation des lignes de fuite (l’anti-sarkozysme transformé en pro-hollandisme), mais surtout celui, plus insidieux, d’un « grand Dégoût ». C’est sur ce dernier qu’il convient de s’arrêter, en ce qu’il peut présenter les dehors d’une résistance effective au pouvoir, et pourtant relever essentiellement du ressentiment.
Deleuze et Guattari avaient bien insisté sur l’existence de trois types de lignes : une ligne assez souple, travaillée par des segmentations (entre territoires et lignages) constituant l’espace social ; une ligne de segmentarité dure, relevant d’un appareil d’Etat ; une ou plusieurs lignes de fuite, définies par décodage et déterritorialisation. Or, précisaient-ils, aucune ligne n’est, en elle-même, bonne ou mauvaise, et il reviendrait donc à « la pragmatique » ou à « la schizo-analyse » d’étudier les dangers propres à chaque ligne (1). Et c’est donc dans cette optique qu’ils en venaient à définir les dangers spécifiques aux lignes de fuite elles-mêmes, celles qui nous intéressent ici, si l’on veut en effet bien voir dans certaines modalités de la résistance au pouvoir une direction qui serait bien celle d’une ligne de fuite : « Nous avons beau présenter ces lignes [de fuite] comme une sorte de mutation, de création, se traçant non pas dans l’imagination, mais dans le tissu même de la réalité sociale, nous avons beau leur donner le mouvement de la flèche et la vitesse d’un absolu – ce serait trop simple de croire qu’elles ne craignent et n’affrontent d’autre risque que celui de se faire rattraper quand même, de se faire colmater, ligaturer, renouer, reterritorialiser. Elles dégagent elles-mêmes un étrange désespoir, comme une odeur de mort et d’immolation, comme un état de guerre dont on sort rompu : c’est qu’elles ont-elles-mêmes leurs propres dangers […]. Pourquoi la ligne de fuite est-elle une guerre d’où l’on risque tant de sortir défait, détruit, après avoir détruit tout ce qu’on pouvait ? Voilà précisément le quatrième danger : que la ligne de fuite franchisse le mur, qu’elle sorte des trous noirs, mais que, au lieu de se connecter avec d’autres lignes et d’augmenter ses valences à chaque fois, elle ne tourne en destruction, abolition pure et simple, passion d’abolition. Telle la ligne de fuite de Kleist, l’étrange guerre qu’il mène, et le suicide, le double suicide comme issue qui fait de la ligne de fuite une ligne de mort » (2). Les auteurs de Mille plateaux insistent bien sur le fait qu’il s’agit ici de lignes de fuite envisagées « dans le tissu même de la réalité sociale », et non « dans l’imagination », ce qui les distingue donc de lignes utopiques, et pourtant, indiquent-ils, ces lignes peuvent tourner en lignes d’abolition. Le danger nihiliste n’épargne donc pas les lignes de fuite en elles-mêmes, et certaines formes de résistance au pouvoir peuvent par conséquent, sans pour autant se nier dans un mouvement de reterritorialisation, sécréter une « passion d’abolition » – ce pourrait être le cas à trop se centrer, par exemple, sur les gestes d’immolation ayant accompagné les débuts de certaines révolutions arabes récentes, à trop valoriser ces suicides en tant que tels. En effet, de tels gestes n’ont un sens échappant au cri de Viva la muerte ! qu’à la condition d’être envisagés comme l’indice d’un manque à être propre à l’existence actuelle – comme un appel à enflammer l’existence pour qu’elle brûle de mille feux, et non pour qu’elle disparaisse dans la cendre. On n’échappe au nihilisme en ce cas qu’à travers le dehors vers lequel plonge l’acte d’immolation, en ce que ce geste vaut alors comme condamnation d’un état de fait (actuel) contre un autre état de fait (au moins possible), et non comme réclamation de la cessation de tout état de fait. C’est un empêchement à être qui motive alors le geste, à l’opposé, donc, de toute passion d’abolition. C’est pareillement que le suicide de Deleuze n’aurait pas à être inscrit sur une ligne de mort : c’est le caractère insupportable d’une existence empêchée par des difficultés respiratoires extrêmes qui donnerait alors son sens au geste par lequel le philosophe s’est défenestré, précisément au nom d’une existence désirable, et pas du tout par préférence pour le néant. C’est d’ailleurs en ce sens que Deleuze interprétait la question du suicide, dans l’optique de Spinoza, c’est-à-dire à l’image d’un empoisonnement : « c’est le groupe [de parties] perturbé qui prend le dessus, et qui, sous son nouveau rapport, induit nos autres parties à déserter notre système caractéristique » (3). Ainsi, la mort, ne nous étant pas intérieure, surviendrait toujours à partir d’un dehors, selon Spinoza, et dans le cas du suicide, par conséquent, la partie de soi-même s’étant empoisonnée en entrant en composition avec un élément extérieur, entraînerait une modification de notre nature, faisant la nouvelle nature s’affirmer au détriment de l’ancienne. Dans ce cas, c’est encore le conatus qui serait à l’œuvre, sous sa forme affirmative, seulement comme affirmation d’une autre nature : par l’acte de suicide, ce ne serait pas alors une nature qui agirait contre elle-même, mais une nouvelle nature agissant contre une ancienne l’empêchant de s’affirmer. En cela, le suicide envisagé dans une optique spinoziste relèverait d’une forme de mutation, à l’opposé du suicide de Kleist qui, lui, relèverait d’une forme de guerre. En effet, si l’on doit bien continuer d’affirmer que l’agencement du désir présidant aux lignes de fuite est de l’ordre d’une machine de guerre, il faut cependant préciser que cette dernière « n’a […] pas la guerre pour objet, mais l’émission, le passage de flux mutants » ; par conséquent, c’est lorsque la machine de guerre fait l’objet d’une réappropriation par l’État (reterritorialisation), ou pire encore, lorsqu’elle devient elle-même appareil d’État, qu’elle fait de la guerre, de la destruction l’objet de sa quête, ayant ainsi « perdu sa puissance de muer »(4). Dans ce cas, la guerre n’est plus occasionnée par un élément extérieur rencontré, mais devient désirée au travers d’un agencement spécifique, qui, traçant une ligne de fuite, reste certes ordonné à la machine de guerre : « […] c’est précisément quand la machine de guerre n’a plus pour objet que la guerre, quand elle substitue ainsi la destruction à la mutation, qu’elle libère la charge la plus catastrophique. […] Alors la machine de guerre ne trace plus des lignes mutantes, mais une pure et froide ligne d’abolition »(5). Que la guerre conduite par les Palestiniens reste de l’ordre d’une mutation, et non d’une guerre, c’est bien ce à quoi aspirait Jean Genet, lorsque dans les pages d’Un captif amoureux, il référait cette lutte à celle des Black Panthers : à lutter contre les Blancs, les Noirs avaient fini par se défaire de tout propre, ou plus exactement, étaient entrés dans un processus de métamorphose, par lequel, par exemple, quelque chose de la langue des Blancs (pourtant honnie et combattue) était entré dans leurs façons de parler, non sans que ces dernières, symétriquement, rejaillissent sur la langue des Blancs. Quand, à l’inverse, c’est la guerre elle-même qui semble être le but recherché de la guérilla, quand c’est le sacrifice de soi sur le champ de bataille qui paraît visé, alors ce sont là les signes d’une machine de guerre ne donnant plus naissance qu’à une ligne d’abolition.
Alain Naze
Persévérer dans le devenir / 2013
Extrait du texte publié dans Outis ! n°3
1 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980, p.277.
2 Id., p.279-280.
3 Gilles Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Editions de Minuit, 1981, p.60.
4 G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p.280-281.
5 Id.
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La difficulté générale de cantonner une analyse du pouvoir politique dans le seul registre de la souveraineté se retrouve lorsqu’il est question d’envisager le problème de l’ennemi : la prolifération des formes possibles de ce dernier tend en effet paradoxalement à indiquer que ce qui est ainsi désigné, c’est avant tout une figure témoignant de l’actuelle domination du paradigme pastoral lui-même. C’est donc ce déplacement de la souveraineté politique vers le règne de la biopolitique qui nous conduirait à envisager de nouveau le propos de Carl Schmitt regrettant la disparition de l’ennemi, dans le cas de guerres « justes », c’est-à-dire conduites au nom de l’humanité elle-même. Dès lors, on peut constater que les formes contemporaines revêtues par ce que l’on continue pourtant à nommer « l’ennemi » apparaissent comme disparates (citons pour mémoire « l’axe du mal » de George W. Bush, Oussama Ben Laden comme figure de l’ennemi dans une « guerre contre le terrorisme », « l’ultragauche » dans « l’affaire de Tarnac », les « anarchistes » grecs enflammant les rues d’Athènes, ou encore les « casseurs » et autres « émeutiers » et « incendiaires » de 2005 en France), et il s’agirait de se demander quels sont les éventuels points communs entretenus entre ces diverses formes prises par la figure de l’ennemi, ou plutôt quelle configuration esthético-narrative de l’ennemi s’agirait-il ainsi de tracer. On a certes toujours construit la figure de l’ennemi, en l’animalisant notamment, mais il s’agirait cette fois de chercher quels peuvent être les paradigmes qui guident la construction contemporaine de la (des) figure archétypique du représentant de l’hostilité en tant que telle, pour ce qu’ils témoignent d’un déplacement du concept d’ennemi vers celui de criminel.
Le « terroriste » contemporain, cependant, semblant ne pas convenir véritablement à la figure du « partisan » tracée par Schmitt, il va nous falloir essayer de désigner au plus juste cet ennemi théorique stratégiquement construit que, sous des accoutrements divers, nos démocraties actuellement élaborent, de façon à endosser éventuellement cet habit, non plus sous le coup d’une identité subie, mais bien en se la réappropriant. L’état d’exception se trouve donc aujourd’hui explicitement remis à l’ordre du jour par le pouvoir politique, précisément en vue de lutter contre « l’hydre terroriste » (on comprend déjà, à travers cette expression, que la lutte sera interminable), constituant une menace constante contre la population – ce n’est donc plus seulement, ni surtout essentiellement, au regard des exigences, notamment territoriales, de la souveraineté que l’état d’exception est décrété, comme c’était le cas pour les guerres interétatiques, mais au nom de la sécurité de la population civile. La restriction des libertés contre laquelle un citoyen aurait eu naguère tendance à s’élever, devient dès lors un mouvement qu’il tendra davantage à accompagner, voire à solliciter, puisque le bien-être de la population (le sien aussi par conséquent) en dépend – alors que si des guerres entre Etats ennemis entretenaient aussi des restrictions de liberté, celles-ci devaient être acceptées dans un état d’esprit qui était celui du sacrifice (pour le bien général, éventuellement contre l’intérêt privé). Dans cette configuration, le Patriot Act ne sera généralement pas vécu comme un moindre mal, mais bien plutôt comme une décision de salut public, par conséquent pour le bien de tous – qu’il ait été décidé, après la mort de Ben Laden, de reconduire ce dispositif jusqu’en 2015, met en évidence la fonction épiphanique (manifestant le diabolique, si l’on veut) du personnage désigné comme l’ennemi ; que le Fichier National des Empreintes Génétiques, en France, puisse présenter des dangers pour nos libertés, cela apparaît désormais comme une objection bien légère, au regard de l’armée supposée de pédophiles et autres délinquants sexuels que ce système serait censé mettre hors d’état de nuire. Si l’état d’exception (pourtant juridiquement exorbitant, par définition) semble de moins en moins vécu comme un état de fait inacceptable, sous des régimes de type démocratique, c’est que d’une certaine façon, il va au-devant des demandes de protection de la part de la population – il y a en cela une forme d’assentiment fondé sur l’idée de réconciliation entre le bien commun et l’intérêt particulier (qu’on retrouve jusque dans la figure criminalisée du « chauffard », commandant qu’on mette tout en œuvre pour éradiquer la « violence routière »). L’ennemi sera alors celui qui, en s’opposant au bien commun, s’oppose aussi à mes propres intérêts ; plus besoin en ce cas d’en passer par un appel au patriotisme (nécessaire aussi longtemps que les restrictions de liberté se vivent sur le mode du sacrifice), sans lequel, auparavant, une défense de la souveraineté d’un État aurait eu bien du mal à s’installer efficacement.
Le pays sera moins sûr aussi longtemps que Ben Laden sera en vie, décrétait en substance l’administration Bush ; à suivre cette déclaration, la mise à mort de l’ennemi (mais Al Qaida envisagée comme « nébuleuse » permet que perdure l’ennemi, par-delà l’un de ses avatars), sous l’administration d’Obama, aurait donc été la condition sine qua non d’un surcroît de sécurité pour les États-Unis, et le « monde libre », selon l’expression consacrée – raison pour laquelle la chasse contre Ben Laden, et plus largement les opérations militaires en Afghanistan, méritent plus le nom d’opérations de maintien de l’ordre (au nom de la sécurité de la population américaine et plus largement occidentale) que de guerre. La criminalisation du « terroriste » en fait effectivement autre chose qu’un ennemi, et l’assassinat de Ben Laden est là pour nous le rappeler. Or, n’est-ce pas toujours ce reste, inassimilé/inassimilable par les institutions démocratiques, et qu’on peut appeler barbares, plèbe, sous-prolétariat, casseurs, voyous (avec la variante des fameux « États voyous ») qui se trouve stigmatisé sous la figure du criminel, jugé indigne d’une dénomination (et donc d’un traitement) relevant de la terminologie (et de la pratique) politique ? Et encore devrait-on dire qu’un criminel de droit commun peut bénéficier d’un jugement, sinon nécessairement équitable, du moins dans les formes, quand le terroriste criminalisé peut être, sans autre forme de procès, exécuté. La satisfaction unanime des démocraties face au meurtre perpétré contre Ben Laden tendrait à confirmer qu’en effet, selon le mot de Benjamin, désormais, c’est l’exception qui est devenue la règle.
Qu’il n’y ait aujourd’hui, du point de vue des États, plus d’ennemi possible, au sens classique du terme, c’est bien ce que les analyses de Carl Schmitt tendent à démontrer. En cela, c’est la distinction fondatrice du politique qui disparaîtrait, raison pour laquelle si des affrontements armés se poursuivent néanmoins, ils ne le devraient cependant pas à une réactivation du clivage ami/ennemi, mais à la mise en œuvre du concept de « guerre juste », c’est-à-dire d’opérations militaires conduites au nom de l’humanité. Dans ces conditions, l’usage du terme même de « guerre » (comme dans l’expression de George W. Bush de « guerre contre le terrorisme ») ne va pas de soi, en ce que c’est le clivage guerre/paix qui devient beaucoup plus difficile à penser : si c’est la guerre elle-même, en tant qu’agression, et/ou en tant que violation des frontières d’un territoire souverain qui est considérée comme criminelle, alors, l’ennemi se transforme, de fait, en criminel. L’hostilité doit donc être première, et rendre possible le déclenchement d’opérations militaires, ce qui revient à dire que ces dernières ne sont justifiables, du point de vue du droit international, qu’à la condition d’avoir au préalable constitué l’adversaire en criminel : « dans le système du pacte de Genève qui gouverne la politique d’après-guerre [ce texte date de 1938 – AN], c’est l’agresseur qui est désigné comme ennemi. […] L’agresseur y devient, au plan du droit international, ce qu’est le délinquant dans le droit pénal actuel, l’auteur de l’acte délictueux, du crime, c’est-à-dire un criminel. […] l’intention profonde de tous ces efforts qui tendent à définir l’agresseur et à préciser le constat du délit d’agression est de construire un ennemi dans le but de donner un sens à une guerre qui sans lui n’en aurait aucun » (1). Entendons bien ce que nous dit ici Carl Schmitt : si cette guerre a besoin d’un ennemi pour prendre un sens, ce n’est pas qu’elle n’obéirait, en elle-même, à aucun intérêt, mais seulement qu’une guerre n’aurait de sens qu’à travers le clivage ami/ennemi, autrement dit, qu’en procédant de l’hostilité. Dans le cas de la seconde guerre du Golfe, c’est parce que des armes de destruction massive auraient été fabriquées et stockées par l’Irak (selon le mensonge d’État qu’on sait) que le déclenchement des hostilités devenait possible : les États-Unis disposaient alors d’un ennemi, défini comme criminel (puisque supposé avoir enfreint les traités internationaux) ; tout comme la première guerre avait été déclenchée après la violation de la frontière koweitienne par l’armée irakienne – action réputée criminelle en tant qu’agression contre un État disposant d’un territoire souverain. En cette affaire, les intérêts, notamment financiers, des États-Unis, sautent effectivement aux yeux, mais pour Carl Schmitt, une guerre serait absurde, dépourvue de sens, si elle ne reposait ultimement sur le clivage ami/ennemi : « Il n’est pas possible d’aboutir à la polarité ami-ennemi, et donc à une guerre en partant des oppositions spécifiques de ces domaines de l’activité humaine [l’auteur les évoque dans la phrase précédente : religion, morale, droit, économie – AN]. […] La seule question qui se pose […] est de savoir si la polarité ami-ennemi existe ou non dans la réalité ou comme virtualité du réel, sans que l’on ait à se demander quels sont les mobiles humains assez puissants pour la faire apparaître » (2). Par conséquent, l’intervention militaire des États-Unis en Irak semble bien difficile à classer du côté de la « guerre » si l’on veut respecter la définition schmittienne, et il est encore plus évident que le « maintien de l’ordre » par les soldats américains, en collaboration avec l’armée irakienne, après la phase des bombardements, ou encore les opérations militaires en Afghanistan, suite au 11 septembre, relèvent d’une forme d’opérations de police, et non pas d’une guerre, dans le sens classique du terme – ce qui pose, d’ailleurs, toute la question du caractère de plus en plus indiscernable entre état de guerre et état de paix (avec l’idée que la paix pourrait bien être la poursuite de la guerre, à travers d’autres moyens). Dire qu’il s’agit au fond d’ininterrompues actions policières, cela n’est pas sans cohérence, du moins s’il est vrai que l’ennemi prend aujourd’hui systématiquement la figure du criminel – et plus précisément de celui qui commet des crimes contre l’humanité. Et comment pourrait-il en aller autrement, puisque la guerre, entendue comme déclenchement des hostilités, est désormais considérée comme criminelle en elle-même, ce qui implique que la combattre ne peut plus alors s’effectuer qu’au nom de la paix – et l’on pourra penser aux opérations de « pacification » de la France en Algérie pour prendre la mesure de l’ambiguïté des termes. On aboutit ainsi à une forme de dépolitisation de la guerre, celle-ci étant réduite, de fait, à des opérations de maintien de l’ordre, autrement dit, officiellement, à la recherche d’une situation de tranquillité sociale, de paix civile – toutes choses qu’un pouvoir pastoral se doit de garantir à la population, contre ce qui en constitue la menace permanente, sous les formes changeantes du fauteur de trouble, du terroriste.
Alain Naze
Vers une nouvelle théorie du partisan / 2012
Extrait du texte publié dans Outis ! n°2
1 Carl Schmitt, La notion de politique (« Corollaire II », de 1938), in La notion du politique. Théorie du partisan, trad. Marie-Louise Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992, p.162-163.
2 Carl Schmitt, La notion de politique, op. cit., p.74.
Comme beaucoup de sujets d’ordre éthique et politique, le thème du terrorisme n’apparaît à première vue dans l’œuvre de Derrida que très tardivement, suite aux événements du 11 septembre 2001, dans le cadre d’un entretien avec la philosophe Giovanna Borradori, qui produit un dialogue indirect entre les commentaires d’Habermas et ceux de Derrida autour du « concept » politique et philosophique du 11 septembre (1). Mais en réalité, l’hypothèse d’un soudain « tournant éthico-politique » de la déconstruction qui aurait eu lieu au cours des années 1980-1990 est totalement infondée : comme le philosophe n’a cessé de l’affirmer, c’est toute l’œuvre de Derrida, depuis le début, qui est engagée dans une réflexion éthique et politique, dans le cadre d’une relecture des grandes étapes de la tradition philosophique et politique occidentale. Il en est de même pour sa pensée de la « terreur » et du « terrorisme » qui (comme nous essaierons de le montrer dans les pages qui suivent) n’apparaît pas tout à coup dans une sorte d’ « écrit de circonstance » au sujet du 11 septembre, mais s’inscrit dans un réseau complexe de notions éthiques, philosophiques et politiques, élaboré dans des ouvrages précédents et développé dans des ouvrages successifs, et dont l’évolution n’a été interrompue que par la mort de Derrida en 2004.
Force de loi
Même quand la déconstruction derridienne pouvait paraître très éloignée de tout souci éthique et politique, la pensée de la loi (du droit et de la justice) était au cœur de tous ses questionnements (2) : « [...] ce qu’on appelle couramment la déconstruction, tout en semblant ne pas “adresser” le problème de la justice, n’a fait que cela sans pouvoir le faire directement, seulement de façon oblique » (3). Mais le droit et la justice deviennent des motifs récurrents et centraux dans les textes de Derrida à partir des années 1990, qui inaugurent une réflexion ininterrompue sur les figures (éthiques et/ou politiques) de l’hospitalité, du pardon, de la démocratie, du secret, du témoignage, de la souveraineté, etc., réflexion nécessaire pour que la déconstruction puisse « ne pas rester enfermée dans des discours purement spéculatifs, théoriques et académiques mais prétendre [...] avoir des conséquences, changer des choses et intervenir de façon efficiente et responsable (quoique toujours médiatisée, bien sûr), non seulement dans la profession mais dans ce qu’on appelle la cité, la pólis et plus généralement le monde » (4).
Dans les deux textes réunis dans Force de loi (ouvrage publié en 1994) (5), Derrida part de l’expression anglaise to enforce the law qui (à la différence du français « appliquer la loi ») garde une allusion directe et littérale à la force qui est inscrite à l’origine du droit et permet ainsi d’interroger les liens entre le droit, la violence et la justice : « Pas de droit sans la force. Kant l’a rappelé avec la plus grande rigueur. L’applicabilité, l’ “enforceability” n’est pas une possibilité extérieure ou secondaire qui viendrait s’ajouter ou non, supplémentairement, au droit. Elle est la force essentiellement impliquée dans le concept même de la justice comme droit, de la justice en tant qu’elle devient droit, de la loi en tant que droit. »(6)
L’allemand Gewalt signifie ainsi violence, mais aussi pouvoir, légitimité, autorité, force politique (« Gewalt c’est donc à la fois la violence et le pouvoir légitime, l’autorité justifiée… ») (7) et inscrit dans la langue elle-même l’ambiguïté fondamentale (ou mieux, dans le langage derridien, l’indécidabilité) entre la « force de loi » (exercice légitime de la force, considéré juste) et la violence, que l’on juge toujours injuste. Le mot Gewalt est présent également dans l’essai de Walter Benjamin Zur Kritik der Gewalt (« Pour une critique de la violence ») dont Derrida propose dans ces pages une lecture longue et détaillée qui vise à démontrer que la violence n’est jamais purement extérieure à l’ordre du droit : inscrite dans sa fondation, elle ne cesse de menacer le droit à l’intérieur même du droit. Dans cette lecture de Benjamin, Derrida utilise les outils conceptuels qu’il avait déjà mis au point dans le cadre d’une analyse de la déclaration d’indépendance américaine, (8) où il avait affirmé que la fondation d’un État, d’une nation ou de son indépendance, est toujours un acte performatif, qui institue une fiction de l’origine en donnant ainsi naissance au peuple même qui la signe : « La signature invente le signataire. Celui-ci ne peut s’autoriser à signer qu’une fois parvenu au bout, si on peut dire, de sa signature et dans une sorte de rétroactivité fabuleuse. Sa première signature l’autorise à signer » (9). Il s’agit donc toujours d’un acte de force, d’un acte violent qui à la fois produit et présuppose l’unité d’une nation.
La théorie du performatif s’oppose ici à toute théorie du contrat social comme simple sortie de la nature qui impose sa dimension constative à l’excès performatif qui fonde la loi : la « légalité » qui fonde un État est ainsi déjà contaminée par une sorte d’ « illégalité » constitutive, un recours originaire à la force. La tension entre la force et le droit qui fonde la politique ne doit et ne peut pas être simplement niée ou illusoirement résolue, puisqu’elle permet de penser une injustice inscrite au cœur même de la loi et donc d’y opposer une nouvelle forme de justice. Par exemple (10), Nelson Mandela (tout en étant juriste de formation et en admirant la démocratie parlementaire) a refusé de maintenir la lutte du Congrès National Africain dans le cadre constitutionnel, tel qu’il était alors fixé en Afrique du Sud. Il a ainsi rappelé que cette loi constitutionnelle n’avait eu pour auteurs et bénéficiaires qu’une partie extrêmement réduite de la population, celle de la communauté blanche. À travers la Charte de la liberté, qu’il a promulguée en 1955, Mandela a rappelé que, en Afrique du Sud, la violence originaire avait été trop grande, excessive, impossible à oublier (comme dans tous les cas d’États fondés sur un génocide ou une quasi-extermination). Il a ainsi opposé au coup de force originaire de la minorité blanche une nouvelle entité ethno-nationale, un autre ensemble populaire formés de tous les groupes qui habitent l’Afrique du Sud et qui demandait un nouvel acte performatif pour pouvoir à son tour se constituer en État : « À tous les sens de ce terme, Mandela reste donc un homme de loi. Il en a toujours appelé au droit même si, en apparence, il lui a fallu s’opposer à telle ou telle légalité déterminée, et même si certains juges ont fait de lui, à un moment donné, un hors-la-loi » (11). L’acte performatif qui, en 1955, ne pouvait s’exprimer qu’au futur, a donné lieu en 1994 à la transition inattendue au terme de laquelle le régime de l’apartheid a pris fin, en offrant un exemple rare de résolution pacifique d’un long conflit interne dans le continent africain.
L’essai de Benjamin traite également de l’ambivalence fondamentale de Gewalt, au sein même de la question du droit, d’une « philosophie du droit » organisée autour d’une distinction entre deux violences du droit (la violence fondatrice qui l’institue, et la violence conservatrice qui assure sa permanence). La « critique » de la violence évoquée dans le titre n’exprime pas un simple rejet de la violence mais (au sens kantien du terme) un jugement, une évaluation, un examen de la présence (inévitable) de différentes formes de violence dans la sphère même du droit et de la justice. Pour que cette critique ait un sens, il faut donc admettre l’existence d’une forme de violence qui n’est pas un simple accident qui surviendrait au droit de l’extérieur : « ce qui menace le droit appartient déjà au droit, au droit au droit, à l’origine du droit[ » (12). Les situations révolutionnaires justifient le recours à la violence en alléguant l’instauration d’un nouveau droit et d’un nouvel État, dans une sorte de « futur antérieur » où le droit à venir légitimera en retour la situation révolutionnaire.
Toute l’histoire du droit est ainsi fondée sur des moments de violence qui suspendent, interrompent le droit pour en fonder un nouveau. Une révolution « réussie », la fondation d’un État « réussie » (au sens de la « réussite » d’un acte performatif) produiront après coup des modèles interprétatifs capables de légitimer la violence « qui a produit, entre autres, le modèle interprétatif en question, c’est-à-dire le discours de son auto-légitimation » (13), dans une sorte de « cercle herméneutique » de la violence. Derrida s’efforce ainsi de penser cette « contamination différentielle » (autre définition possible de « la déconstruction ») qui s’instaure entre violence fondatrice et violence conservatrice du droit, ce qui permet à Benjamin d’écrire qu’il y a « quelque chose de pourri au cœur du droit », une co-implication originaire et irréductible de la violence et du droit. Derrida peut en déduire que toutes les attaques contre l’usage politique de la violence qui la situent à l’extérieur du droit lui-même restent superficielles et inefficaces : la menace ne vient jamais du dehors, mais toujours du dedans du droit lui-même.
La contamination entre fondation et conservation du droit est à la base de ce que Benjamin (cité par Derrida) qualifie comme l’« ignominie » de la police moderne, fondée sur une hypocrisie constitutive. La police déborde toujours virtuellement les limites (difficiles, comme on l’a vu, à tracer) de la « violence légitime », pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce qu’elle est fondée sur des technologies de surveillance qui se développaient déjà de façon inquiétante en 1921, au moment de l’écriture de l’essai de Benjamin, et qui n’ont jamais cessé de se développer depuis. Ensuite, parce qu’elle fonctionne comme un « spectre » de l’État qui double et hante (selon la logique « spectrale » plusieurs fois évoquée et étudiée par Derrida) la vie publique et la vie privée, et qu’elle se contente de moins en moins d’appliquer par la force (enforce) une loi préexistante. La police invente des ordonnance, intervient à chaque fois que la situation juridique n’est pas bien définie au prétexte de garantir la sécurité (ou, dans le langage contemporain, de « lutter contre l’insécurité ») : « il y a tout de suite de la police et la police légifère ; elle ne se contente pas d’appliquer une loi qui avant elle serait sans force. » (14) Cette police n’est donc pas seulement la police, écrit Derrida, pas seulement l’institution et ses agents que nous avons l’habitude d’identifier comme « la police », mais elle est l’omniprésence spectrale de la « force de loi » dont les débordements toujours possibles menacent de l’intérieur les démocraties contemporaines.
L’ «événement » du 11 septembre
Tout ce travail mené sur la coexistence problématique de la force et du droit, même (et, pourrait-on dire, surtout) au cœur des régimes démocratiques est le préalable nécessaire à la compréhension des pages où, interrogé sur les conséquences et les significations du « 11 septembre », Derrida s’exprime sur la terreur et le terrorisme, dans l’entretien avec Giovanna Borradori intitulé « Auto-immunités, suicides réels et symboliques » (15). Tout d’abord (à contre-courant de l’hystérie médiatique et intellectuelle de l’époque), Derrida conteste et met en doute, laisse en suspens (tout au long de l’entretien) la dimension d’« événement » (ou mieux, dit-il, en reprenant le vocabulaire de la tradition empiriste anglaise), l’impresssion d’événement associée à cette date.
Le « 11 septembre » a été presque immédiatement (même trop immédiatement…) vécu et ressenti comme un événement marquant et singulier, voire sans précédent. Mais Derrida (toujours extrêmement sensible aux effets des télé-technologies) fait remarquer dès le début de l’entretien à son interlocutrice que ce « sentiment » est loin d’être spontané : il a été en large mesure constitué et produit par une machine technique, sociale et politique, médiatiquement déterminée. Malgré la multiplicité de discours qui répétaient inlassablement la dimension « sans précédent » de l’ « événement » destiné à « faire date », malgré le dispositif d’information élaboré, malgré l’impossibilité de dissocier le fait « brut » du système qui l’a diffusé et médiatisé au niveau de l’information, Derrida rappelle la nécessité de questionner la nature imprévisible, historique, sans précédent, associée au 11 septembre et au « faire date » qu’il présuppose.
La mort de milliers de civils à l’aide de la technologie n’est pas « sans précédent » : pendant les guerres mondiales, tout comme dans les guerres qui les ont suivies au niveau planétaire, de tels meurtres massifs ont souvent eu lieu sans être jugés dignes de « faire l’événement ». La définition derridienne de l’événement implique l’inappropriabilité, l’imprévisibilité, l’absence d’horizon, le risque d’échec, la singularité absolue. À ses yeux, donc, le 11 septembre n’a pas été un « événement » sans précédent, imprévisible, totalement singulier : il n’était pas impossible de prévoir une attaque terroriste sur le sol américain, qui prendrait comme cible des édifices hautement symboliques, et la CIA et le FBI auraient dû avoir tous les moyens pour « voir venir » les attentats et éviter la surprise. On peut et on doit discuter aussi la définition généralement donnée par les médias et les experts en tout genre d’ « événement majeur », qui ne peut se réduire à une dimension purement quantitative (la hauteur et la dimension symbolique des tours, l’importance politique et économique du territoire attaqué, le nombre des victimes). Le retentissements de ces meurtres n’est pas purement « spontané » ou « naturel », mais le produit d’une machinerie complexe (d’ordre historique, politique et surtout médiatique) qui fait « qu’on ne compte pas les morts de la même façon d’un bout à l’autre du monde » (16). Des tueries comparables ou d’une gravité même supérieure qui ont eu lieu au cours du XXe siècle hors de l’espace européen ou américain (Cambodge, Rwanda, Palestine, etc.) n’ont pas eu le même retentissement psychologique, politique, policier ou militaire.
Face à l’insuffisance des explications purement quantitatives, Derrida propose ainsi de chercher des explications qualitatives : l’attentat a eu lieu sur le sol des États-Unis qui ont joué (au moins jusqu’au début du XXIe siècle) un rôle majeur au niveau planétaire, longtemps incontesté après la fin de la guerre froide. Mais Derrida rappelle également que le « 11 septembre » est aussi un effet lointain de la même guerre froide, et du soutien donné par les États-Unis aux ennemis de l’URSS (notamment en Afghanistan), et que l’ordre mondial de la deuxième moitié du XXe dépendait largement de la fiabilité et du crédit de la puissance américaine. Cette référence au crédit dans toute la complexité de ses significations morales et financières acquiert un nouveau retentissement aujourd’hui, plusieurs années après la publication de cet entretien, suite à l’effondrement « récent » de ce « crédit » et à la crise financière globale qui s’en est suivie depuis 2007. Le caractère « majeur » attribué au 11 septembre était donc lié à son effet de fragilisation de l’état qui jouait à l’époque le rôle de superpuissance mondiale (même quand il violait systématiquement le droit international qu’il était censée garantir). Ce qui a été ainsi perçu comme radicalement menacé a été tout l’ordre (quoique relatif et précaire) assuré par les États-Unis mais aussi (et plus radicalement) toute la logique discursive et l’axiomatique qui aurait permis d’expliquer « le 11 septembre », tout l’ensemble des discours accrédités dans l’espace public mondial par le rôle que les États-Unis y ont aussi longtemps joué.
Les discours qui ont accompagné ce prétendu « événement », légitimés par l’opinion publique, les médias et les « experts » qui occupent l’espace médiatique et qui (selon l’expression consacrée) « font l’opinion », ont véhiculé de façon irréfléchie tout un lexique et une logique de la violence, du crime, de la guerre, du terrorisme national ou international, étatique ou anti-étatique, sans jamais envisager que ce qui a été touché et traumatisé par l’attaque « terroriste » n’a pas été seulement un ensemble d’édifices et des symboles politiques, militaires ou capitalistiques et un nombre élevé de victimes, mais aussi toutes les bases de l’appareil conceptuel dont on aurait pu précédemment se servir pour interpréter l’ « événement du 11 septembre » : « ce qu’il ya de terrible, dans le “11 septembre”, ce qui reste “infini” dans cette blessure, c’est qu’on ne sait pas ce que c’est, ni décrire, ni identifier, ni même nommer. » (17)
La tentative d’explication élaborée par Derrida dans cet entretien est fondée sur l’idée d’un processus auto-immunitaire et de ses dimensions et implications politiques, élaborée pour la première fois dans deux textes publiés en 2001 : Foi et savoir, suivi de Le Siècle et le pardon. (18)
Immunité(s)
Le concept d’immunité et d’auto-immunité est au cœur, au tout début des années 2000, des analyses de Derrida concernant la religion, la techno-science et la politique. Il a fait par ailleurs l’objet d’une élaboration complexe et approfondie (qui a d’ailleurs fortement inspiré la pensée politique de Peter Sloterdijk) de la part du philosophe italien Roberto Esposito. Esposito a montré que la paradigme biologique et médical de l’immunité et de l’immunisation tend à se généraliser dans des domaines aussi divers que la médecine, le droit, l’informatique ou la stratégie militaire (19),où se multiplient les discours axés sur une réponse de protection face à un risque qui menace un organisme : risque de nouveaux virus qui menacent le corps, risque du terrorisme ou de l’immigration qui menacent l’identité nationale et le corps politique, risques des virus qui attaquant nos systèmes informatiques, insécurité qui menace nos villes et nos sociétés. À cette liste déjà impressionnante, on pourrait ajouter toutes les peurs axées sur le corps vu comme « lieu de prévention » (20).
La dimension politique de l’action de nos gouvernements (qui ont progressivement choisi de se priver de toute forme d’autonomie et de prise de décision indépendante vis-à-vis des règles du marché qui orientent désormais leurs initiatives) semble souvent se réduire à une série ininterrompue de campagne de prévention (contre les drogues, les risques du tabac, le cancer, le Sida, les accidents de la route, l’abus d’alcool, l’usage de drogues, etc.), où la poursuite illusoire de la santé parfaite, le rêve d’élimination de tout risque mortel finissent paradoxalement par entretenir toutes les craintes, afin de renforcer et légitimer les discours sur l’« insécurité » et les initiatives politiques plus que douteuses qu’il encourage et soutient.
Toutes ces menaces innombrables de contagion (diffusées, répandues, renforcées par l’action des médias), suscitent des réactions de protection qui augmentent face à l’augmentation de la perception croissante du risque (risque en partie réel, en partie construit, entretenu, fabriqué voir « fictionné » dans le dessein, plus ou moins conscient, d’alimenter les peurs et de réduire les capacités de résistance, de réaction et d’initiative des individus et des groupes). Comme Derrida, Esposito montre que tous ces mécanismes de protection sont fondés sur l’illusion d’une identité « close » et stable, définie par des limites immuables entre le dedans et le dehors, le « propre » » et l’étranger. Quelque chose pénètre un corps (physique ou politique) : cette modification est le plus souvent perçue sous la forme d’une menace de contagion, de maladie, de mort ou de corruption d’un organisme considéré comme étant (de façon totalement fantasmatique) entier, intègre et indemne au départ.
Cependant, d’après les dernières découvertes de la biologie, le mécanisme d’immunisation ne fait en réalité que contredire et altérer sans cesse cette intégrité supposée de l’organisme : le corps attaqué ne combat pas son ennemi par une stratégie directe, mais en contournant le danger ; il ne se limite pas à éloigner le « mal » de ses frontières, mais il l’inclut toujours (par des stratégies complexes) dans son propre espace. De la même façon, on considère que la communauté politique ne peut se préserver de la violence qui la menace qu’en l’incluant partiellement, par le recours à la force légitime et le renforcement de l’appareil policier et militaire (selon le mécanisme aux effets redoutables décrit par Derrida dans Force de loi).
Mais le recours à tous ces moyens de protection finit inévitablement par limiter les libertés individuelles et collectives de façon encore plus sûre et généralisée que n’aurait pu le faire la menace extérieure à laquelle ils étaient censés répondre efficacement : la protection elle-même tend ainsi à devenir le risque majeur pour les possibilités de vie et d’action qu’il s’agissait de protéger. On entre ainsi dans une spirale sans issue : plus la perception du risque augmente, plus on réclame ou on impose des formes de prévention et d’immunisation efficaces, plus on réduit l’autonomie et la puissance dont le corps individuel et le corps collectif disposent, avec des effets irrémédiablement mortifères.
Dans Foi et savoir, Derrida met en évidence pour sa part une logique généralisée de l’auto-immunisation, à travers laquelle il pense les liens entre foi et savoir, religion et science, ainsi que le rôle du « retour de religieux » dans les diverses formes du « terrorisme contemporain ». Son analyse commence par une lecture lente et approfondie des termes liés à la sémantique religieuse (21) (le sacré, le saint, le sauf, l’indemne), étudiés à l’aide du Vocabulaire des institutions indo-européennes d’Émile Benveniste et de la lecture de Heidegger. Cette étude initiale sert de base théorique pour une réflexion sur « ce-qui-se-passe-aujourd’hui-dans-le-monde-avec-la-religion» (22), sur l’événement qui s’annonce depuis longtemps déjà dans l’ensemble des phénomènes qu’on a pris l’habitude de nommer le « retour du religieux » ou les nouvelles « guerres de religion ».
Ledit « retour du religieux » ne peut en aucun cas (d’après Derrida) être interprété comme un « retour », puisque ce dont on parle sous ce terme est en réalité une configuration totalement inédite (et non pas le simple « retour » d’un passé archaïque et pré-moderne). La question de la religion est en effet reliée, dès les premières pages du texte, aux formes de l’arrachement radical, du déracinement ou de l’abstraction que sont « la machine, la technique, la techno-science et surtout la transcendance télé-technologique » (23). Il s’agirait donc de penser ensemble « “religion et mekhané”, “religion et cyberespace”, “religion et numéricité”, “religion et digitalité”, “religion et espace-temps virtuel” » (24). Face à toutes ces formes d’abstraction, qu’on exalte ou qu’on condamne, la religion est à la fois dans l’antagonisme réactif et dans la surenchère réaffirmatrice, selon la logique aporétique et indécidable qui caractérise toutes les figures de la pensée derridienne.
Le « retour du religieux » surprend tous ceux qui croyaient ingénument qu’une alternative radicale opposait d’un côté la Religion, de l’autre la Raison, les Lumières, la Science, la Critique (c’est probablement, entre autres, la position philosophique d’Habermas qui est visée ici par Derrida). Contrairement à cette alternative classique, Derrida montre dans ces pages qu’il existe entre les deux domaines une dynamique d’ « exclusion inclusive » ou d’« inclusion exclusive » réciproque. Les formes contemporaines du religieux ne seraient en effet pas possibles, en tant que telles, sans la représentation audiovisuelle et les moyens technologiques qui les accompagnent (à l’époque, Derrida citait les déplacements d’un pape rompu à la rhétorique télévisuelle, dont les encycliques étaient immédiatement disponibles en CD-ROM, les pèlerinages aéroportés à la Mecque, la spectularisation de la religion sur les plateaux de télévision américaine, la diplomatie internationale et audiovisuelle du Dalaï-Lama).
Le développement sans limites de la raison critique et technoscientifique, loin de s’opposer à la religion, « la porte, la supporte et la suppose » (25). La religion et la raison ont ainsi la même source, se développent ensemble, et cette source unique se divise et s’oppose réactivement à elle-même, dans un processus d’ « indemnisation » sacrificielle qui tente de restaurer l’indemne qu’elle-même menace. Le mouvement qui rend indissociables la religion et la raison télétechnoscientifique réagit inévitablement et sans cesse à lui-même. Nous nous trouvons ainsi dans une logique simultanée d’immunité et d’auto-immunité : en biologie, la réaction immunitaire protège l’indemnité du corps « propre » en produisant des anticorps, mais (comme on l’a vu dans les analyses d’Esposito) les défenses immunitaires peuvent également s’engager dans un processus d’auto-immunisation qui consiste à se protéger contre son autoprotection en détruisant ses défenses immunitaires, et en déclenchant des maladies mortelles pour l’organisme.
Derrida met ainsi en évidence une sorte de logique générale de l’auto-immunisation, et il s’en sert pour penser les rapports entre foi et savoir, religion et science. La machine télétechnoscientifique ne cesse de produire des phénomènes de dislocation, d’expropriation, de déracinement, de désidiomatisation, de mettre en œuvre des distances et des vitesses qui éloignent ou rapprochent, actualisent ou virtualisent, accélèrent ou ralentissent les espaces-temps. Cette dynamique planétaire produit de multiples formes de réaction et de ressentiment, à travers lesquelles la religion s’indemnise dans un processus qui est à la fois immunitaire et auto-immunitaire.
La religion s’allie donc à toutes les formes de télé-technique, mais en même temps elle réagit de toutes ses forces à leur emprise par un processus d’indemnisation qui est lié à toutes les formes de propriété (propriété de l’idiome, lien au sol et au sang, à la famille et à la patrie, etc.) : « Communauté comme com-mune auto-immunité : nulle communauté qui n’entretienne sa propre auto-immunité, un principe d’autodestruction sacrificiel ruinant le principe de protection de soi (du maintien de l’intégralité intacte de soi), et cela en vue de quelque sur-vie invisible et spectrale. » (26)
La violence qui a accompagné les nouveaux conflits religieux de la fin du XXe siècle s’inscrit donc, d’après Derrida, dans la duplicité fondamentale des sources qui fonde le phénomène d’auto-immunisation qu’il décrit : il existe une forme de violence qui s’allie à la télétechnologie militaire, mais il y a aussi une paradoxale « nouvelle violence archaïque », celle qui s’est déchaînée en Algérie dans les années 1990, qui a caractérisé certains épisodes de la guerre en Irak ou les multiples conflits sur le continent africain ou (du côté « occidental ») le scandale d’Abou-Grahib de 2004. Elle fait intervenir des tortures, des décapitations, des mutilations de toute sorte, revient à la brutalité de la main nue, de l’agression sexuelle ou de l’arme blanche, tout en ayant recours à toutes les ressources du pouvoir médiatique.
Derrida voit dans tous ces phénomènes un recours réactif et négatif, une forme de vengeance du « corps propre » (sous toutes ses formes) contre une télé-technoscience expropriatrice et délocalisatrice. En analysant la complexité du processus d’immunisation qui a lieu aux frontières indécidables entre foi et savoir, science et croyance, Derrida a également montre dans Foi et savoir à quel point il est difficile de séparer une fois pour toutes (comme on souhaite ou on pense trop souvent pouvoir le faire) le théologique de l’éthique ou du politique, puisque les concepts sur lesquels se fonde actuellement la politique internationale ont tous une racine théologique et religieuse, dont on aurait tort d’essayer de nier purement et simplement l’existence.
Terreur et terrorisme
C’est donc à partir de ces prémisses que Derrida interprète « le 11 septembre », à travers trois séries d’arguments (27). L’ « événement » du 11 septembre présente une série de symptômes d’auto-immunité suicidaire. Le pays qui prétendait à l’époque représenter au niveau mondial (sans plus aucun concurrent, après la fin de la guerre froide) l’unité de la force et du droit, a été exposé à l’agression sur son propre sol, à une agression venue comme de l’intérieur de forces composées d’immigrés, formés et préparés à leur action aux États-Unis grâce aux ressources high-tech des États-Unis.
Double suicide, donc, des agresseurs mais aussi de ceux qui les ont indirectement armés et entraînés, en préparant au préalable (sans le savoir, ou feignant de ne pas le savoir) leur action à travers la création de situations politico-militaires favorables à leur surgissement. Le « 11 septembre » n’a pu donc être vécu que comme un événement traumatique qui (comme tout traumatisme) subvertit la chronologie. La terreur qu’il a provoquée n’est pas tournée vers le passé, mais surtout vers l’avenir, vers la peur d’une répétition probable (et qui d’ailleurs n’a pas manqué d’avoir lieu, à plusieurs reprises, depuis) dans le futur : « Le traumatisme est produit par l’avenir, par la menace du pire à venir plutôt que par une agression passée et “finie”. » (28)
Le traitement médiatique de l’ « événement » est pour Derrida symptomatique du désir d’exorciser cette dimension « jamais finie » associée à cette agression : représenter les événements en boucle, constituer une archive accessible à tout moment, vise à donner justement le sentiment que (enfin !) « c’est fini », puisque tout est consigné et archivé, que les morts sont morts et qu’il y en aura pas d’autres. Mais il reste des témoignages qui échappent pour toujours à l’archivage, ceux des disparus qui résistent à tout travail du deuil, dont les cadavres (jamais retrouvés et jamais montrés) ne cessent de hanter les survivants (29). Les efforts accomplis pour atténuer l’effet du traumatisme rentrent également, selon Derrida, dans la logique mortifère de l’auto-immunitaire, en produisant sans cesse de nouvelles formes de répression politique, militaire ou politico-économique, qui produisent et reproduisent les monstruosités mêmes qu’elles prétendent exorciser (il suffit d’évoquer le terrible enchaînement produit par la promulgation du « Patriot Act » et les « guerres », interminables, en Irak en en Afghanistan). La « guerre contre le terrorisme » déclarée par l’administration Bush n’a fait que « régénérer à court ou à long terme » les causes du mal qu’elle prétendait combattre.
Vis-à-vis de cet enchaînement d’« événements », une réponse philosophique est pour Derrida nécessaire, afin d’éviter les simplifications à outrance des discours officiels et des médias, qui utilisent sans les problématiser les catégories de « guerre » ou de « terrorisme ». Aucune assignation territoriale de cette prétendue « guerre » n’est plus possible, à partir du moment où nous savons que dans un contexte technologique de nouvelles formes d’agression pourraient avoir lieu n’importe où sur terre, par exemple à travers des perturbations de systèmes informatiques susceptibles de paralyser rapidement les ressources d’un pays : « Le rapport entre la terre, le territoire et la terreur a changé, et il faut savoir que cela tient au savoir, c’est-à-dire à la techno-science. » (30)
La question du terrorisme est certainement une question géopolitique, mais aussi une question géophilosophique, qui impose de repenser les liens du politique à la terre et au territoire. La violence en jeu n’est plus ainsi une « guerre » classique interétatique, mais elle ne relève pour Derrida même pas de la « guerre des partisans » au sens défini par Schmitt, puisqu’elle ne vise pas, dans la plupart des cas, à prendre le pouvoir sur le sol d’un État-nation.
Il s’agit également de penser la « terreur », son usage politique et policier, ce qui la différencie de la peur, l’histoire politique qui la lie à la Terreur révolutionnaire française, la distinction entre les victimes civiles et les victimes militaires qu’elle suppose, la possibilité constante d’un « terrorisme d’État », l’imprécision d’un concept comme celui de « terrorisme international », dont l’administration américaine de l’époque s’est servie pour justifier toutes sortes de moyens de répression (à l’extérieur comme à l’intérieur des États-Unis). Il faudrait, notamment, arrêter de supposer que tout terrorisme est toujours volontaire et organisé : Derrida rappelle qu’il y a des contextes historiques dans lesquels la terreur opère comme une sorte de « dispositif », contextes d’oppression sociale, économique ou nationale structurelle, dont les bénéficiaires n’organisent jamais d’actes terroristes et ne sont jamais traités comme tels.
Manola Antonioli
Derrida et le terrorisme / 2012
Extrait du texte publié dans Outis ! n°2
1 Entretien publié dans le volume Le « concept » du 11 septembre, sous la direction de Giovanna Borradori (Paris, Galilée, 2003), qui comprend dans sa première partie un entretien de la philosophe avec Habermas, et ensuite un dialogue avec Jacques Derrida, tous deux précédés d’une introduction et suivis d’un long commentaire de la directrice de l’ouvrage. Même si ce n’est pas ici notre sujet, il serait intéressant de comparer ces deux réactions philosophiques à l’ « événement » du 11 septembre. Le texte d’Habermas révèle cruellement toutes les limites de son approche du politique axée sur l’ « agir communicationnel » et sur l’idéal abstrait d’une circulation de l’information et d’une action politique virtuellement exemptes de déformations volontaires de la vérité ou de désir de manipulation. Habermas lui-même finit par faire la déclaration suivante : « Depuis le 11 septembre, je ne cesse de me demander si, au regard d’événements d’une telle violence, toute ma conception de l’activité orientée vers l’entente – celle que je développe depuis la Théorie de l’agir communicationnel —, n’est pas en train de sombrer dans le ridicule. » (p. 67). En définitive, donc, il ne peut qu’interpréter le terrorisme comme une « pathologie de la communication » (tentative de définition qui, effectivement, frôle le ridicule). L’approche du politique élaborée par Derrida tout au long de son œuvre, et qui intègre dès le début la coexistence inévitable de la force et de la loi, la violence et son effet destructeur et autodestructeur dans la vie politique, les tensions irréductibles entre le « droit » et la justice, lui permet au contraire d’élaborer une analyse fine et très actuelle des enjeux liés au 11 septembre et à ses conséquences (ce que nous essaierons de démontrer dans les pages qui suivent).
2 Pour une introduction aux dimensions éthico-politiques de la déconstruction, je me permets de renvoyer à l’ouvrage Abécédaire de Jacques Derrida, publié sous ma direction en 2006 (Mons/Paris, Sils Maria/Vrin), ainsi qu’aux ouvrages suivants : Jacques Derrida et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain…Dialogue, Paris, Fayard/Galilée, 2001 (rééd. Flammarion, coll. « Champs », 2003) ; Marc Goldschmit, Jacques Derrida, une introduction, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2003 ; Fred Poché, Penser avec Jacques Derrida. Comprendre la déconstruction, Lyon, Chronique Sociale, 2007.
3 Jacques Derrida, Force de loi, Paris, Galilée, 1994, p. 26.
4 Ibid., p. 24.
5 Dans Le « concept » du 11 septembre, op. cit., Giovanna Borradori propose également un commentaire de ce texte important de philosophie politique (p. 234-240).
6 Jacques Derrida, Force de loi, op. cit., p. 17.
7 Ibid., p. 19.
8 Il s’agit de « Déclarations d’indépendance », première partie de l’ouvrage Otobiographies, Paris, Galilée, 1984. Pour une excellente analyse de la portée politique de ce texte, à laquelle je me réfère dans les pages qui suivent, je renvoie à l’ouvrage de Jacques Derrida et Geoffrey Bennington Jacques Derrida, Paris, Le Seuil, 1991 et notamment aux pages 212-223.
9 Jacques Derrida, Otobiographies, op. cit., p. 22.
10 Exemple qui a fait l’objet de deux écrits de Derrida, « Le dernier mot du racisme » et « Admiration de Nelson Mandela », in Psyché, Paris, Galilée, 1987.
11 Jacques Derrida, « Admiration de Nelson Mandela », in Psyche, op. cit., p. 463.
12 Jacques Derrida, Force de loi, op. cit., p. 87.
13 Ibid., p. 90.
14 Ibid., p. 104.
15 Giovanna Borradori (dir.), Le « concept » du 11 septembre, op. cit., p. 133-196.
16 Ibid., p. 142.
17 Ibid., p. 144.
18 Paris, Le Seuil, coll. « Points ».
19 Roberto Esposito, Immunitas, Torino, Einaudi, 2002.
20 Cette idée a été développée entre autres par le philosophe Bernard Andrieu dans l’ouvrage Le Somaphore, naissance du sujet biotechnologique, Mons, Édition Sils Maria, 2003, et notamment dans les pages 80-94 de cet ouvrage, consacrées à « la mise en culture du corps contemporain ».
21 Les commentaires de Foi et savoir qui suivent reprennent l’essentiel de l’entrée « Foi (et savoir) » dans l’Abécédaire de Jacques Derrida, publié sous ma direction (op. cit.), et auquel je me permets d’envoyer de nouveau.
22 Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit., p. 45.
23 Ibid., p. 10.
24 Ibid., p. 10.
25 Ibid., p. 46.
26 Ibid., p. 79.
27 Le « concept » du 11 septembre, op. cit., p. 144-152.
28 Ibid., p. 149.
29 Au sujet de la réflexion de Derrida sur l’archive et l’archivation, je renvoie à la lecture de Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995.
30 Ibid., p. 154.