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Penser/Classer / Georges Perec

Les lieux d’une ruse
Pendant quatre ans, de mai 1971 à juin 1975, j’ai fait une analyse. Elle était à peine terminée que le désir de dire, ou plus précisément d’écrire, ce qui avait eu lieu m’assaillit. Un peu plus tard, Jean Duvignaud proposa à la rédaction de Cause commune d’organiser un numéro de la revue autour du thème de la ruse, et c’est dans ce cadre aux contours mal définis, mais marqués par l’instable, le vague, l’oblique que, spontanément, je décidai que mon texte trouverait le plus évidemment sa place.
Quinze mois se sont écoulés depuis, au cours desquels j’ai recommencé peut-être cinquante fois les premières lignes d’un texte qui, au bout de quelques phrases (en gros, celles que je viens d’écrire), s’enlisait immanquablement dans des artifices rhétoriques de plus en plus embrouillés. Je voulais écrire, il fallait que j’écrive, que je retrouve dans l’écriture, par l’écriture, la trace de ce qui s’était dit (et toutes ces pages recommencées, ces brouillons inachevés, ces lignes laissées en suspens sont comme des souvenirs de ces séances amorphes où j’avais cette sensation innommable d’être une machine à moudre des mots sans poids), mais l’écriture se pétrifiait dans des précautions oratoires, dans des questions prétendument préliminaires : pourquoi ai-je besoin d’écrire ce texte ? A qui est-il réellement destiné ? Pourquoi choisir d’écrire, et de publier, de rendre public, ce qui peut-être ne fut nommé que dans le seul secret de l’analyse ? pourquoi choisir d’accrocher cette recherche flottante au thème ambigu de la ruse ? Autant de questions que je posais avec un acharnement suspect – petit un, petit deux, petit trois, petit quatre -, comme s’il fallait absolument qu’il y ait des questions, comme si, sans questions, il ne pouvait y avoir de réponses. Mais ce que je veux dire, ce n’est pas une réponse, c’est une affirmation, une évidence, quelque chose qui est advenu, qui a jailli. Non pas quelque chose qui aurait été tapi au cœur d’un problème, mais quelque chose qui était là, tout près de moi, quelque chose de moi à dire.
La ruse, c’est ce qui contourne, mais comment contourner la ruse ? Question-piège, question prétexte, avant le texte, et pour chaque fois retarder l’inéluctable moment d’écrire. Chaque mot que je posais n’était pas jalon, matière à rêvasser. Pendant ces quinze mois, j’ai rêvassé sur ces mots-méandres, comme pendant quatre ans, sur le divan, j’ai rêvassé en regardant les moulures et les fissures du plafond.
Là-bas comme ici il était presque réconfortant de se dire qu’un jour les mots viendraient. Un jour on se mettrait à parler, on se mettrait à écrire. Pendant longtemps, on croit que parler cela voudra dire trouver, découvrir, comprendre, comprendre enfin, être illuminé par la vérité. Mais non : quand cela a lieu, on sait seulement que cela a lieu ; c’est là, on parle, on écrit : parler, c’est seulement parler, simplement parler, écrire, c’est seulement écrire, tracer des lettres sur une feuille blanche.
Est-ce que je savais que c’était cela que j’étais venu chercher ? Cette évidence si longtemps non dite et toujours à dire, cette seule attente, cette seule tension retrouvée dans un bredouillement presque intangible ?
Cela a eu lieu un jour et je l’ai su. Je voudrais pouvoir dire : je l’ai su aussitôt, mais cela ne serait pas vrai. il n’existe pas de temps pour dire quand cela fut. Cela a eu lieu, cela avait eu lieu, cela a lieu, cela aura lieu. On le savait déjà, on le sait. Simplement quelque chose s’est ouvert et s’ouvre : la bouche pour parler, le stylo pour écrire : quelque chose s’est déplacé, quelque chose se déplace et se trace, la ligne sinueuse de l’encre sur le papier, quelque chose de plein et de délié.
Je pose au départ comme une évidence cette équivalence de la parole et de l’écriture, de la même manière que j’assimile la feuille blanche à cet autre lieu d’hésitations, d’illusions et de ratures que fut le plafond du cabinet de l’analyste. Je sais bien que cela ne va pas de soi, mais il en va ainsi, pour moi, désormais, et c’est précisément ce qu fut en jeu dans l’analyse. C’est cela qui eut lieu, c’est cela qui fut façonné, de séance en séance, au cours de ces quatre années.
La psychanalyse ne ressemble pas vraiment aux publicités pour chauves : il n’y a pas eu un « avant » et un « après ». Il y a eu un présent de l’analyse, un « ici et maintenant » qui a commencé, qui a duré, s’est achevé. Je pourrais tout aussi bien écrire « qui a mis quatre à commencer » ou « qui s’est achevé pendant quatre ans ». Il n’y a eu ni début ni fin ; bien avant la première séance, l’analyse avait déjà commencé, ne serait-ce que par la lente décision d’en faire une, et par le choix de l’analyste ; bien après la dernière séance, l’analyse se poursuit, ne serait-ce que dans cette duplication solitaire qui en mime l’obstination et le piétinement : le temps de l’analyse, ce fut un engluement dans le temps, un gonflement du temps : il y au pendant quatre ans un quotidien de l’analyse, un ordinaire : des petites marques sur des agendas, le travail égrené dans l’épaisseur des séances, leur retour régulier, leur rythme.
L’analyse ce fut d’abord cela : un certain clivage des jours – les jours avec et les jours sans – et pour les jours avec, quelque chose qui tenait du pli, du repli, de la poche : dans la stratification des heures, un instant suspendu, autre ; dans la continuité de la journée, une sorte d’arrêt, un temps.
Il y avait quelque chose d’abstrait dans ce temps arbitraire, quelque chose qui était à la fois rassurant et effroyable, un temps immuable et intemporel, un temps immobile dans un espace improbable. Oui, bien sûr, j’étais à Paris, dans un quartier que je connaissais bien, dans une rue où j’avais même jadis habité, à quelques mètres de mon bar favori et de plusieurs restaurants familiers, et j’aurais pu m’amuser à calculer ma longitude, ma latitude, mon altitude et mon orientation (la tête en ouest-nord-ouest, les pieds en est-sur-est). Mais le protocole rituel des séances désinsérait l’espace et le temps de ces repères : j’arrivais, je sonnais, une jeune fille venait m’ouvrir. J’attendais quelques minutes dans une pièce destinée à cet usage ; j’entendais l’analyste qui reconduisait jusqu’à la porte le patient d’avant ; quelques instants plus tard, l’analyste ouvrait la porte de la salle d’attente. Il n’en franchissait jamais le seuil. Je passais devant lui et entrais dans son cabinet. Il m’y suivait, fermait les portes – il y en avait deux, ménageant une minuscule entrée, quelque chose comme un sas qui accentuait encore la clôture de l’espace -, allait s’asseoir dans son fauteuil cependant que je m’étendais sur le divan.
J’insiste sur ces détails banals parce qu’ils se sont répétés, deux ou trois fois par semaine, pendant ces quatre ans, comme se sont répétés les rites de fin de séance : le coup de sonnette du patient d’après, l’analyste marmonnant quelque chose qui ressemblait à « bien », sans que cela ait jamais impliqué une quelconque appréciation sur les matières brassées au cours de la séance, puis se levant, moi me levant et, le cas échéant, lui réglant ses honoraires (je ne le payais pas à chaque séance, mais toutes les deux semaines), lui m’ouvrant les portes de son cabinet, me reconduisant jusqu’à la porte d’entrée et la refermant derrière moi après une formule de prise de congé qui, le plus souvent, consistait à confirmer le jour de la prochaine séance (« à lundi » ou « à mardi », par exemple).
A la séance suivante, les mêmes mouvements, les mêmes gestes se répétaient, exactement identiques. Les rares fois où il arriva qu’ils ne le soient pas, et pour infime qu’ait alors été la modification d’un de ces éléments protocolaires, cela eut un sens, même si je ne sais pas lequel, cela désigna quelque chose, peut-être tout simplement que j’étais en analyse, et que l’analyse c’était cela, et pas autre chose. Il importe peu, en l’occurrence, que ces modifications soient venues de l’analyste, de moi, ou du hasard. Ces écarts minuscules, qu’ils fassent déborder l’analyse dans la convention qui l’enrobait (comme par exemple lorsque, en de très rares occasions, je prenais l’initiative de sortir en ouvrant moi-même les portes) ou qu’au contraire ils enlèvent à l’analyse une parcelle du temps qui lui était consacré (l’analyste devant, par exemple, en l’absence de sa secrétaire, répondre lui-même au téléphone, ou aller ouvrir au patient d’après ou à un quêteur de l’Armée du salut), signalaient tous la fonction que ces rites avaient pour moi : l’encadrement spatial et temporel de ce discours sans fin qu’au fil des séances, au fil des mois, au fil des ans, j’allais essayer de faire mien, que j’allais tenter de prendre en charge, dans lequel j’allais chercher çà me reconnaître et à me nommer.
La régularité de ces rites d’entrée et de sortie constitua donc pour moi une première règle (je ne parle pas de la psychanalyse en général, mais du seul vécu que j’ai pu ressentir et des souvenirs qui m’en sont restés) : leur répétition tranquille, leur immuabilité convenue désignaient avec une courtoisie sereine les bornes de ce lieu clos où, loin des fracas de la ville, hors du temps, hors du monde, allait se dire quelque chose qui peut-être viendrait de moi, serait à moi, serait pour moi. Ils étaient comme les garants de la neutralité bienveillante de cette oreille immobile à laquelle j’allais essayer de dire quelque chose, comme les limites polies, civilisées, un peu austères, un peu froides, un rien guindées, à l’intérieur desquelles allait éclater la violence feutrée, calfeutrée, du discours analytique.
Ainsi, allongé sur le divan, la tête sur un mouchoir blanc qu’avant l’entrée dans le cabinet du patient d’après, l’analyste jetterait négligemment sur le dessus d’un petit cartonnier Empire déjà parsemé des mouchoirs chiffonnés des séances précédentes, la jambe droite étendue, la gauche légèrement repliée, je vins pendant quatre ans m’enfoncer dans ce temps sans histoire, dans ce lieu inexistant qui allait devenir le lieu de mon histoire, de ma parole encore absente. Je pouvais voir trois murs, trois ou quatre meubles, deux ou trois gravures, quelques livres. Il y avait de la moquette sur le sol, des moulures au plafond, du tissu sur les murs : un décor strict et toujours bien rangé, apparemment neutre, peu changeant d’une séance à l’autre, d’une année à l’autre : un endroit mort et tranquille.
Il y avait peu de bruit. Un piano ou une radio, parfois, plutôt loin, quelqu’un qui, quelque part, passait un aspirateur, ou, quand il faisait beau et que l’analyste laissait la fenêtre ouverte (il aérait souvent entre deux séances), le chant des oiseaux d’un jardin voisin. Le téléphone, je l’ai dit, ne sonnait presque jamais. L’analyste lui-même faisait très peu de bruit. J’entendais parfois sa respiration, un soupir, une toux, des borborygmes, ou le craquement d’une allumette.
Il fallait donc que je parle. J’étais là pour ça. C’était la règle du jeu. J’étais enfermé avec cet autre dans cet espace autre : l’autre était assis dans un fauteuil, derrière moi, il pouvait me voir, il pouvait parler ou ne pas parler ; moi, j’étais allongé sur un divan, devant lui, je ne pouvais pas le voir, je devais parler, il fallait que ma parole emplisse cet espace vide.
Parler, d’ailleurs, ce n’était pas difficile. J’avais besoin de parler, et j’avais tout un arsenal d’histoires, de problèmes, de questions, d’associations, de phantasmes, de jeux de mots, de souvenirs, d’hypothèses, d’explications, de théories, de repères, de repaires.
Je parcourais allègrement les chemins trop bien balisés des mes labyrinthes. Tout voulait dire quelque chose, tout s’enchaînait, tout était clair, tout se laissait décortiquer à loisir, grande valse des signifiants déroulant leurs angoisses aimables. Sous le miroitement fugace des collisions verbales, sous les titillements mesurés du petit Œdipe illustré, ma voix ne rencontrait que du vide : ni le frêle écho de mon histoire, ni le tumulte trouble de mes ennemis affrontables, mais la rengaine usée du papa-maman, zizi-panpan ; ni mon émotion, ni ma peur, ni mon désir, ni mon corps, mais des réponses toutes prêtes, de la quincaillerie anonyme, des exaltations de scenic-railway.
Les ivresses verbeuses de ces petits vertiges pansémiques ne tardaient jamais à s’estomper, il suffisait pour cela de quelques secondes, quelques secondes de silence où je guettais de l’analyste un acquiescement qui ne venait jamais, et je retournais alors à une morosité amère, plus loin que jamais de ma parole, de ma voix.
L’autre, derrière, ne me disait rien. A chaque séance j’attendais qu’il parle. J’étais persuadé qu’il me cachait quelque chose, qu’il en savait beaucoup lus qu’il ne voulait bien en dire, qu’il n’en pensait pas moins, qu’il avait son idée derrière la tête. Un peu comme si ces mots qui me passaient par la tête allaient se loger derrière sa tête à lui pour s’y enfouir à jamais, suscitant, au fur et à mesure des séances, une boule de silence aussi lourde que mes paroles étaient creuses, aussi pleine que mes paroles étaient vides.
Dès lors, tout devint méfiance, mes mots comme son silence, fastidieux jeu de miroirs où les images se renvoyaient sans fin leurs guirlandes mœbiusiennes, rêves trop beaux pour être rêves. Où était le vrai ? Où était le faux ? Lorsque j’essayais de me taire, de ne plus me laisser engluer dans ce ressassement dérisoire, dans ces illusions de parole affleurante, le silence, tout de suite, devenait insupportable. Lorsque j’essayais de parler, de dire quelque chose de moi, d’affronter ce clown intérieur qui jonglait si bien avec mon histoire, ce prestidigitateur qui savait si bien s’illusionner lui-même, tout de suite j’avais l’impression d’être en train de recommencer le même puzzle, comme si, à force d’en épuiser une à une toutes les combinaisons possibles, je pouvais un jour arriver enfin à l’image que je cherchais.
En même temps s’instaura comme une faillite de ma mémoire : je me suis mis à avoir peur d’oublier, comme si, à moins de tout noter, je n’allais rien pouvoir retenir de la vie qui s’enfuyait. Chaque soir, scrupuleusement, avec uns conscience maniaque, je me mis à tenir une espèce de journal : c’était tout le contraire d’un journal intime ; je n’y consignais que ce qui m’était arrivé « d’objectif » : l’heure de mon réveil, l’emploi de mon temps, mes déplacements, mes achats, le progrès – évalué en quelques lignes ou en pages – de mon travail, les gens que j’avais rencontrés ou simplement aperçus, le détail du repas que j’avais fait le soir dans tel ou tel restaurant, mes lectures, les disques que j’avais écoutés, les films que j’avais vus, etc.
Cette panique de perdre mes traces s’accompagna d’une fureur de conserver et de classer. Je gardais tout : les lettres avec leurs enveloppes, les contremarques de cinéma, les billets d’avions, les factures, les talons de chèques, les prospectus, les récépissés, les catalogues, les convocations, les hebdomadaires, les feutres secs les briquets vides, et jusqu’à des quittances de gaz et d’électricité concernant un appartement que je n’habitais plus depuis plus de six ans, et parfois je passais toute une journée à trier et à trier, imaginant un classement qui remplirait chaque année, chaque mois, chaque jour de ma vie.
Il y avait longtemps déjà que j’avais fait la même chose avec mes rêves. Bien avant le début de l’analyse, j’avais commencé à me réveiller la nuit pour les noter sur des carnets noirs qui ne me quittaient jamais. Très vite, j’étais arrivé à une telle pratique que les rêves me venaient tout écrits dans la main, y compris leurs titres. Quel que soit le goût que j’ai encore aujourd’hui pour ces énoncés secs et secrets où les reflets de mon histoire me semblent me parvenir au travers d’innombrables prismes, j’ai fini par admettre que ces rêves n’avaient pas été vécus pour être rêves, mais rêvés pour être textes, qu’ils n’étaient pas la voie royale que je croyais qu’ils seraient, mais chemins tortueux m’éloignant chaque fois davantage d’une reconnaissance de moi-même.
De l’analyse elle-même, peut-être rendu prudent par mes ruses oniriques, je ne transcrivais rien, ou presque rien. Un signe sur mon agenda – l’initiale de l’analyste – marquait le jour et l’heure de la séance. Sur mon journal, j’écrivais seulement « séance » parfois suivie d’un adjectif généralement pessimiste (« morne », « terne », « filandreuse », « pas folichonne », « chiante », « merdeuse », « plutôt tarte », « plutôt merdique », « déprimante », « dérisoire », « anodine », « nostalgieuse », « débile et délébile », etc…).
Exceptionnellement je la caractérisait par quelque chose que l’analyste m’avait dit ce jour-là, par une image, par une sensation (par exemple, « crampe »), mais la plupart de ces notations, qu’elles aient été positives ou négatives, sont aujourd’hui vides de sens et toutes les séances – à quelques exceptions près, celles où vinrent affleurer les mots qui allaient mener l’analyse à bien – se confondent pour moi dans le souvenir de cette attente plafonneuse, le désarroi de mon regard cherchant sans trêve dans les moulures des ébauches d’animaux, des têtes d’hommes, des signes.
Du mouvement même qui me permit de sortir de ces gymnastiques ressassantes et harassantes, et me donna accès à mon histoire et à ma voix, je dirai seulement qu’il fut infiniment lent : il fut celui de l’analyse elle-même, mais je ne le sus qu’après. Il fallait d’abord que s’effrite cette écriture carapace derrière laquelle je masquais mon désir d’écriture, que s’érode la muraille des souvenirs tout faits, que tombent en poussière mes refuges ratiocinants. Il fallait que je revienne sur mes pas, que je refasse ce chemin parcouru dont j’avais brisé tous les fils.
De ce lieu souterrain, je n’ai rien à dire. Je sais qu’il eut lieu et que, désormais, la trace en est inscrite en moi et dans les textes que j’écris. Il dura le temps que mon histoire se rassemble : elle me fut donnée, un jour, avec surprise, avec émerveillement, avec violence, comme un souvenir restitué dans son espace, comme un geste, une chaleur retrouvée. Ce jour-là, l’analyste entendit ce que j’avais à lui dire, ce que, pendant quatre ans, il avait écouté sans l’entendre, pour cette simple raison que je ne lui disais pas, que je ne me le disais pas.
Georges Perec
Penser/Classer / 1985 (posthume)
Résonances possibles : Woolf / Nietzsche
Photo : Mécanoscope
Penser/Classer / Georges Perec dans Désir scHvincent

Le Loup des steppes / Hermann Hesse

le manuscrit de Harry Haller
Seulement pour les fous
La journée avait passé comme toutes les journées passent ; je l’avais doucement assassinée avec mon espèce d’art de vivre timide et primitif ; j’avais travaillé un peu, j’avais manié de vieux livres ; deux heures durant, j’avais eu des douleurs comme en ont les gens âgés, j’avais pris un cachet et m’étais réjoui de voir que le mal se laissait vaincre ; étendu dans un bain brûlant, j’en avais absorbé la bonne chaleur ; trois fois, j’avais reçu le courrier et parcouru toutes ces lettres et imprimés évitables ; j’avais fait mes exercices respiratoires, mais omis, par paresse, mes exercices mentaux ; je m’étais promené une heure et j’avais trouvé au ciel de petits échantillons de nuages duveteux, tendres, précieux. C’était bien gentil, ainsi que de lire les vieux livres, rester dans le bain chaud ; mais, somme toute, ce n’était pas un jour délicieux, radieux, de bonheur et de joie, mais tout bonnement un de ces jours qui, depuis longtemps, me devraient être normaux et accoutumés : jours modérément agréables, tout à fait supportables, tièdes et moyens, d’un vieux monsieur pas content ; jours sans extrêmes soucis, sans chagrin proprement dit, sans désespoir, jours où l’on se demande sans émotion, sans crainte, tranquillement, pratiquement, s’il n’est pas temps de suivre l’exemple d’Albert Stifter et d’avoir un accident en se rasant.
Celui qui a subi les mauvais jours, avec les crises de goutte ou ces affreuses migraines qui s’agrippent derrière les prunelles et changent diaboliquement de joie en torture toute l’activité de l’œil et de l’oreille ; celui qui a vécu des jours infernaux, de mort dans l’âme, de désespoir et de vide intérieur, où, sur la terre ravagée et sucée par les compagnies financières, la soi-disant civilisation, avec son scintillement vulgaire et truqué, nous ricane à chaque pas au visage comme un vomitif, concentré et parvenu au sommet de l’abomination dans notre propre moi pourri, celui- là est fort satisfait des jours normaux, des jours couci-couça comme cet aujourd’hui ; avec gratitude, il se chauffe au coin du feu ; avec gratitude, il constate en lisant le journal qu’aujourd’hui encore aucune guerre n’a éclaté, aucune nouvelle dictature n’a été proclamée, aucune saleté particulièrement abjecte découverte dans la politique ou les affaires ; avec gratitude il accorde sa lyre rouillée pour le psaume de louanges modéré, médiocrement gai, presque content, avec lequel il ennuiera son dieu des couci-couça, doux, tranquille, un peu engourdi de bromure ; et, dans l’air épais et fadasse de cet ennui satisfait, de cette absence de douleur dont il convient d’être grandement reconnaissant, tous les deux, le dieu couci-couça, qui branle de son chef morne, et l’homme couci-couça, un peu grisonnant, qui chante un psaume assourdi, se ressemblent comme des jumeaux.
C’est une bien belle chose que ce contentement, que cette absence de douleur, que ces jours supportables et assoupis, où ni la souffrance ni le plaisir n’osent crier, où tout chuchote et glisse sur la pointe des pieds. Malheureusement, je suis ainsi fait que c’est précisément cette satisfaction que je supporte le moins ; après une brève durée, elle me répugne et m’horripile inexprimablement, et je dois par désespoir me réfugier dans quelque autre climat si possible, par la voie des plaisirs, mais si nécessaire, par celle des douleurs. Quand je reste un peu de temps sans peine et sans joie, à respirer la fade et tiède abomination de ces bons jours, ou soi-disant tels, mon âme pleine d’enfantillage se sent prise d’une telle misère, d’un tourment si cuisant, que je saisis la lyre rouillée de la gratitude et que je la flanque à la figure béate du dieu engourdi de satisfaction, car je préfère une douleur franchement diabolique à cette confortable température moyenne ! Je sens me brûler une soif sauvage de sensations violentes, une fureur contre cette existence neutre, plate, réglée et stérilisée, un désir forcené de saccager quelque chose, un grand magasin, ou une cathédrale, ou moi-même, de faire des sottises enragées, d’arracher leur perruque à quelques idoles respectées, d’aider des écoliers en révolte à s’embarquer sur un paquebot, de séduire une petite fille, ou de tordre le cou à un quelconque représentant de l’ordre bourgeois. Car c’est cela que je hais, que je maudis et que j’abomine du plus profond de mon cœur : cette béatitude, cette santé, ce confort, cet optimisme soigné, ce gras et prospère élevage du moyen, du médiocre et de l’ordinaire.
C’est dans cette humeur que je terminai ma journée banale dans l’obscurité tombante. J’aurais pu l’achever de la façon normale qui eût convenu à un homme assez souffrant, c’est-à-dire en me laissant happer par le lit déjà prêt et pourvu d’une chaufferette en guise d’appât ; mais non, je chaussai mes souliers, maussade, mécontent, dégoûté de mon petit train de labeur journalier, j’enfilai mon pardessus et je sortis dans la nuit et le brouillard pour aller boire à la brasserie du Casque d’Acier ce que les hommes sont convenus d’appeler « un petit verre de vin ».
Je descendis les escaliers, difficiles à monter, qui mènent à ma mansarde, ces escaliers étrangers, si bourgeois, si propres, de la maison meublée irréprochable sous les toits de laquelle se trouve ma tanière. Je ne sais comment cela se fait, mais moi, le Loup de steppes, le sans-patrie, le dénigreur solitaire du monde petit-bourgeois, je demeure toujours dans de bonnes maisons bourgeoises, par une vieille sentimentalité. Je n’habite ni des palaces ni des logements de propriétaires, mais précisément ces petits nids cossus, superlativement convenables, superlativement ennuyeux, d’une netteté impeccable, qui sentent un peu le savon et la térébenthine, et où l’on craint de refermer trop bruyamment la porte ou entrer avec des souliers boueux.
J’aime sans doute cette atmosphère depuis mon enfance, et ma nostalgie secrète de ce qui ressemble à une patrie me ramène toujours, sans espoir, vers ces vieilles niaiseries. Eh ! oui, j’aime aussi le contraste entre ma vie désordonnée, solitaire, traquée et sans amour, et ce milieu familial et bourgeois. C’est bon de respirer dans l’escalier cette odeur de calme, d’ordre, de propreté, de décence, de douceur apprivoisée, qui a toujours pour moi, malgré ma haine des bourgeois, quelque chose d’attendrissant, j’aime passer le seuil de ma chambre où tout cela cesse tout d’un coup, où des bouts de cigares et des bouteilles traînent parmi les bouquins, où tout est désordonné, délaissé, dénué de confort, où les livres, les manuscrits, les pensées sont marqués et saturés de la peine du solitaire, des problèmes de l’être, du désir nostalgique de donner un sens nouveau à la vie devenue absurde.
Voici que j’ai passé devant l’araucaria. C’est au premier étage, devant la porte d’un appartement qui est sans doute encore plus parfaitement irréprochable et astiqué que les autres, car le palier rayonne d’un nettoyage surhumain ; c’est un petit temple de l’ordre. Sur un parquet où l’on craint de mettre le pied, on voit deux jolies sellettes ; chacune supporte un grand cache-pot ; dans l’un une azalée, dans l’autre un araucaria. Celui-ci est de taille assez élevée, arbre-enfant droit et bien portant, d’une perfection absolue, et même la dernière extrémité de la dernière branche respire le grand lavage. De temps en temps, quand je sais qu’on ne m’observe pas, je fais de ce palier un temple ; je m’assieds sur une marche au-dessus de l’araucaria, je me repose un peu et, les mains jointes, je contemple pieusement ce petit jardin de l’ordre, dont la méticulosité attendrissante et le ridicule solitaire, je ne sais pourquoi, m’empoignent l’âme. Je devine derrière ce palier, dans l’ombre sacrée de l’araucaria, un appartement plein d’acajou brillant, de bonne conduite, de santé, de levers matinaux, de devoirs accomplis, de fêtes de famille modérément joyeuses, de sorties endimanchées à l’église et de couchers de bonne heure.
Avec une gaieté factice, je pressais le pas sur l’asphalte humide des ruelles ; les lueurs larmoyantes et embrumées des becs de gaz transparaissaient à travers une grisaille moite et tiraient du sol trempé des reflets moroses. Les années oubliées de ma jeunesse me revinrent à la mémoire. Que j’aimais donc en ce temps-là ces sombres et mornes soirées d’automne tardif ou divers ; avec quelle avidité, quelle griserie, j’absorbais les sensations de mélancolie et de solitude ! Des nuits entières, enveloppé dans mon manteau, sous la pluie et la tempête, je parcourais la nature hostile et effeuillée. J’étais seul déjà, mais plein de jouissance profonde, débordant de poèmes que je griffonnais ensuite dans ma chambre, à la lueur de la chandelle, assis au bord de mon lit. Eh bien, c’était passé, la coupe était bue et ne se remplirait plus. Le regrettais-je ? Non. Je ne regrettais rien de ce qui était passé. Je ne regrettais que l’à-présent et l’aujourd’hui, toutes ces innombrables heures et journées perdues, subies, sans qu’elles m’apportassent un don ou un bouleversement. Dieu soit loué, il y avait parfois, rares et belles exceptions, d’autres heures qui brisaient les cloisons et me rejetaient, moi l’égaré, dans le sein vivant de l’univers. Triste et profondément ému, je cherchai à évoquer la dernière émotion de ce genre. C’était à un concert, on donnait de la magnifique musique ancienne ; et, entre les deux mesures d’un morceau joué au piano, la porte de l’au-delà se rouvrit soudain pour moi ; je parcourus le ciel et vis Dieu à l’œuvre ; je souffris des douleurs bienheureuses, je ne résistai plus à rien, je ne craignis plus rien au monde, je dis oui à tout, j’abandonnai mon cœur. Cela ne dura pas longtemps, un quart d’heure, peut-être, mais la nuit, cela revint en rêve. Depuis, à travers toues ces journées moroses, je vis de temps en temps scintiller cette lueur, je la distinguai nettement, pendant des minutes entières, traversant ma vie comme une trace divine, presque toujours ensevelie sous la boue et la poussière, puis fusant soudain en étincelles d’or, paraissant impossible à perdre et aussitôt reperdue. Une fois, la nuit, étant éveillé, il m’arriva tout à coup de dire des vers, trop beaux et trop étranges pour songer à les fixer ; le matin, je n’en savais plus un mot et pourtant je les sentais cachés au fond de moi comme un fruit lourd dans une vieille écorce fragile. Une autre fois la lueur reparut à la lecture d’un poète, à la méditation d’une pensée de Descartes, de Pascal ; une fois encore, elle miroita lorsque j’étais chez ma maîtresse et m’emmena au fond des cieux le long d’une traînée d’or. Ah qu’il est donc difficile de retrouver cette trace divine au milieu de la vie que nous menons, de cette vie si difficile, si bourgeoise, si dénuée d’esprit en face de ces bâtisses architecturales, de ces affaires, de cette politique, de ces hommes ! Comment ne serais-je pas un loup des steppes et un ermite hérissé au milieu d’un monde dont je ne partage aucune des ambitions, dont je n’apprécie aucun des plaisirs !
Je ne puis tenir longtemps ni dans un cinéma ni dans un théâtre ; à peine puis-je lire un journal, rarement un livre contemporain ; je ne comprends pas quelle est cette jouissance que les hommes cherchent dans les hôtels et les trains bondés, dans les cafés regorgeant de monde, aux sons d’une musique forcenée, dans les bars, les boîtes de nuit, les villes de luxe, les expositions universelles, les conférences destinées aux pauvres d’esprit avides de s’instruire, les corsos, les stades : tous ces plaisirs qui me seraient accessibles et que des milliers d’autres convoitent et poursuivent au prix d’efforts, je ne puis ni les comprendre ni les partager. En revanche, ce qui m’arrive dans mes heures rares de jouissance, ce qui m’est émotion, joie, extase et élévation, le monde l’ignore, le fuit et le tolère tout au plus dans la poésie ; dans la vie, il traite cela de folie. En effet, si la foule a raison, si cette musique des cafés, ces plaisirs collectifs, ces hommes américanisés, contents de si peu, ont raison, c’est bien moi qui ai tort, qui suis fou, qui reste un loup des steppes, un animal égaré dans un monde étranger et incompréhensible, qui ne retrouve plus son climat, sa nourriture, sa patrie.
En proie à ces réflexions coutumières, je suivais les rues humides, à travers un des quartiers les plus anciens et les plus silencieux de la ville. En face, de l’autre côté de la ruelle, se dressait dans l’obscurité un vieux mur de pierre que j’aimais contempler : il était toujours là, vétuste et calme, entre une petite église et un vieil hôpital ; souvent, le jour, mes yeux se reposaient sur sa surface rugueuse ; il y en avait si peu, de ces bonnes surfaces paisibles et muettes, à l’intérieur de la ville où, de mètre en mètre, un magasin, un avocat, un inventeur, un médecin, un coiffeur ou pédicure étalait son nom. Comme toujours, je revis le vieux mur entouré de paix ; et pourtant il y avait quelque chose de changé : au milieu, se dressait une jolie porte ogivale, et je me demandais, déconcerté, si elle avait toujours été là ou si elle était venue s’y ajouter. Sans doute, elle avait l’air ancien, très ancien ; il était probable qu’elle conduisait dans la cour ensommeillée de quelque couvent, et, même aujourd’hui, bien que le couvent fût détruit, elle y conduisait encore. Selon toute évidence, je l’avais vue des centaines de fois, sans jamais y faire attention ; peut-être la remarquais-je alors, parce qu’on l’avait repeinte. Quoiqu’il en fût, je m’arrêter pour la regarder attentivement, sans toutefois traverser la rue, dont le sol était trempé et vaseux ; je restai simplement sur le trottoir, il faisait déjà fort sombre, et il me parut que la porte était surmontée d’une couronne ou de je ne sais quoi de multicolore. En m’efforçant de mieux voir, je distinguai au-dessus une enseigne lumineuse où des lettres, me semblait-il, étaient tracées. Je la regardai de tout mes yeux et, finalement, malgré les flaques et la boue, je passai de l’autre côté. Je vis alors sur les pierres vert-de-grisées une tache éclairée d’une lueur mate ; sur cette tache, couraient, disparaissaient, revenaient et s’évanouissaient des lettres multicolores mouvantes. « Ca y est, pensai-je, ils ont exploité ce bon vieux mur pour une enseigne lumineuse ! » Entre-temps, je déchiffrai quelques-uns des mots fuyants ; ils étaient difficiles à lire et devaient être à moitié devinés : les lettres venaient à intervalles inégaux, pâles et vacillantes, et s’éteignaient aussitôt. L’homme qui avait pensé réaliser une bonne affaire n’était pas pratique, c’était un loup des steppes, un pauvre type. Pourquoi faire luire les lettres d’une enseigne ici, sur ce mur, dans la plus obscure petite ruelle de la vieille ville où personne ne passait à cette heure du jour sous la pluie ? Et pourquoi ces lettres étaient-elles fuyantes, insaisissables, capricieuses et illisibles ? Mais, attention, je réussis engin à attraper au vol plusieurs mots de suite :
THEATRE MAGIQUE
Tout le monde n’entre pas…
… n’entre pas.
J’essayai d’ouvrir la porte, la lourde poignée ancienne ne cédait à aucune pression. Le jeu des lettres lumineuses avait pris fin tout à coup, tristement, conscient de son inutilité. Je reculai de quelques pas, m’enfonçant profondément dans la vase ; plus de lettres, le jeu s’était éteint ; longuement, j’attendis dans la boue. En vain.
Enfin, lorsque, ayant renoncé, je retournai sur le trottoir, plusieurs lettres s’égouttèrent devant moi sur l’asphalte qui les reflétait.
Je lus :
Seulement… pour… les… fous
J’avais les pieds mouillés, je gelais, mais j’attendis encore quelque temps. Plus rien. Comme je demeurais là, à songer à la grâce de ces feux follets légers, multicolores, fantomatiques, sur le mur humide et l’asphalte noir miroitant, un fragment de mes pensées précédentes me revint soudain : ce jeu de lettres était le symbole de ma trace d’or scintillante devenant soudain introuvable et lointaine.
Glacé, je poursuivis mon chemin, rêvant à cette trace, plein du désir de voir s’ouvrir la porte d’un théâtre magique, seulement pour les fous. Je me retrouvai dans le quartier des Halles, où les distractions nocturnes ne manquaient point ; à chaque pas flambait une enseigne alléchante : Bar – Variétés – Ciné – Dancing -, mais tout cela n’était pas pour moi, c’était pour « pour tout le monde », pour les normaux que je voyais en foule se presser aux portes. Néanmoins, ma tristesse s’était un peu évaporée, le contact d’un autre monde m’avait effleuré, quelques lettres diaprées avaient dansé et joué dans mon âme, frôlant des cordes secrètes ; une lueur de la trace d’or était redevenue visible.
Je me rendis au petit estaminet vieillot où rien n’avait changé depuis mon premier séjour dans cette ville, il y a bien de cela vingt-cinq ans ; la patronne est la même, et maints clients d’autrefois étaient encore là, aux mêmes places, devant les mêmes verres. J’entrai dans le modeste local ; c’était quand même un abri. Pas plus, il est vrai, que le palier de l’araucaria : car, là non plus, je ne trouvai ni patrie ni communauté, rien qu’une petite place de spectateur devant une scène où des étrangers jouaient des pièces étrangères ; mais cette place tranquille avait, elle aussi, son prix: pas de foule, pas de cris, pas de musique, seuls, quelques bourgeois paisibles à des tables de bois sans nappe (ni marbre, ni zinc émaillé, ni peluche, ni dorures !) et, devant chacun, l’apéritif du soir, le verre de bon vin solide. Ces quelques habitués, que je connaissais tous de vue, étaient peut-être de vrais bourgeois qui dressaient, dans leurs maisons bourgeoises, des autels domestiques insipides à des idoles satisfaites et stupides ; mais peut-être étaient-ils comme moi, des solitaires et des déracinés, de doux pochards pensifs devant leur idéal en banqueroute, de pauvres diables et des loups des steppes ; je n’en savais rien. Chacun d’eux était attiré par une nostalgie, une déception, un besoin d’ersatz ; l’homme marié cherchait à y retrouver l’atmosphère de son existence de célibataire, le vieux fonctionnaire les échos de ses années d’étudiant ; tous étaient assez silencieux, tous étaient des buveurs et préféraient, comme moi, une bonne demi-pinte de vin d’Alsace à un défilé de danseuses. C’est là que je jetais l’ancre, que je pouvais tenir une heure et même deux. A peine eus-je avalé une gorgée de vin que je sentis que, depuis le petit-déjeuner, je n’avais rien mangé.
C’est bizarre, tout ce qu’un homme est capable d’avaler ! Pendant près de dix minutes, je lus un journal et laissai pénétrer en moi, par le sens de la vie, l’esprit d’un homme irresponsable, qui remâche dans sa bouche les mots des autres et les rend salivés, non digérés. C’est cela que j’absorbai pendant un laps de temps assez considérable. Ensuite, je dévorai une large tranche de foie extrait du ventre d’un veau égorgé. Drôle de chose ! Le vin d’Alsace, c’est encore ce qu’il y avait de meilleur. Je n’aime pas, du moins pour tous les jours, les vins violents et sauvages qui étalent des appâts puissants et possèdent des bouquets célèbres et spéciaux. Je préfère les petits campagnards purs, légers, modestes, sans noms particuliers ; on en boit facilement en grande quantité, et ils ont le goût simple et doux de la terre, du ciel, de la campagne et de la forêt. Un verre de vin d’Alsace et une tranche bon pain, c’est là le meilleur repas. Néanmoins, j’avais déjà englouti une bonne portion de foie, jouissance particulière pour moi qui ne mange que rarement de la viande, et j’en étais à mon second verre de vin. N’est-ce pas étrange, cela aussi, que, là-bas, dans les vallées vertes, de braves gens cultivent des vignes et pressent du vin pour qu’ici et là dans le monde bien loin d’eux, quelques bourgeois déçus, paisibles sacs à vin, et quelques loups des steppes égarés puisent dans leur verre un peu de courage et de bonne humeur !
Eh ! que m’importait que cela fût étrange ! C’était efficace, c’était secourable : la bonne humeur se montrait déjà. Rétrospectivement, un rire de délivrance s’élevait au-dessus du salmigondis littéraire du journaliste, et je me rappelai subitement la mélodie oubliée du concert ; elle monta en moi comme une bulle de savon miroitante, resplendit, refléta, petite et diaprée, le monde entier et s’évapora doucement. Pouvais-je être perdu, s’il était possible que cette divine petite mélodie vécût secrètement dans mon âme et épanouît soudain sa fleur exquise aux charmantes couleurs ? Même si j’étais un animal égaré, incapable de comprendre le monde environnant, ma vie absurde avait cependant un sens; quelque chose en moi répondait, servait de récepteur aux appels issus de mondes lointains et sublimes; mon cerveau était empreint de milliers d’images.
Des foules d’anges de Giotto sous la voûte bleue d’une petite église de Padoue et auprès d’eux Hamlet et Ophélie couronnée de fleurs, beaux symboles de toute la tristesse et de tous les malentendus du monde ; et là, dans son ballon incendié, le voyageur aérien Gianozzo, jouant du cor ; Attila Schmelzle, son chapeau neuf à la main ; le Boroboudour, soufflant en l’air ses montagnes sculptées. Qu’importe, si ces belles silhouettes vivaient dans des milliers d’autres cœurs puisqu’il y avait encore dix mille images et musiques dont la patrie, l’ouïe, la perception n’existaient qu’en moi seul. Le vieux mur de l’hôpital, vert-de-grisé, taché, en efflorescence, dont les renfoncements et les rainures cachaient des milliers de fresques, – qui lui faisait écho ? Qui lui ouvrait son âme ? Qui ressentait le charme de ses couleurs doucement agonisantes ? Les vieux livres des moines, aux miniatures tendrement illuminées, les vers des poètes allemands d’il y a cent ou deux cents ans, oubliés de leur peuple, tous les volumes usés et émiettés, tous les manuscrits des vieux musiciens, aux feuilles épaisses et jaunes avec leurs sons engourdis, – qui entendait leurs voix malicieuses et nostalgiques ? Qui portait un cœur plein de leur esprit et de leur charme à travers une époque différente et détachée d’eux ? Qui songeait encore à cette arbre de la montagne de Gubbio, à ce petit cyprès tenace, qui, fendu et broyé par un éboulement, s’était accroché à la vie et avait engendré des rejets chétifs ? Qui rendait justice à la ménagère diligente du premier et à son auricaria astiqué ? Qui déchiffrait la nuit, sur le Rhin, les écrits nébuleux des brouillards ? C’était le Loup des steppes. Qui cherchait dans les ruines de sa vie le sens fuyant ? Qui souffrait des douleurs apparemment absurdes, vivait des sensations manifestement insensées, espérait en secret trouver dans le dernier chaos de démence la révélation et le contact de Dieu ?
J’écartai le verre que l’hôtesse voulait remplir et me levai. Je n’avais plus besoin de vin. La trace d’or avait fusé, j’avais retrouvé le souvenir de l’éternité, de Mozart, des étoiles. J’avais de nouveau une heure à vivre, à respirer, à exister, sans crainte, sans honte, sans souffrance.
Lorsque je sortis dans la rue muette, la pluie fine, tiraillée par le vent froid, rejaillissait avec un scintillement cristallin contre les becs de gaz. Où aller ? Si j’avais eu en ce moment un vœu magique à formuler, j’aurais souhaité un charmant salon Louis XVI, où de bons musiciens m’auraient joué quelques morceaux de Haendel et Mozart. Je me serais abreuvé de la musique noble et fraîche, comme les dieux s’abreuvent de nectar. Oh ! si j’avais eu un ami en cet instant, un ami dans quelque mansarde, méditant à la lueur d’une chandelle, son violon auprès de lui ! Comme je me serais glissé dans le silence nocturne, comme j’aurais escaladé sans bruit l’escalier tortueux afin de le surprendre ! Comme nous aurions, en musique et en entretiens, célébré quelques heures supra-terrestres ! Jadis, j’avais souvent goûté ce bonheur, mais lui aussi, avec le temps, s’était détaché et éloigné ; des années effeuillées traînaient entre naguère et maintenant.
Hésitant, je pris le chemin du retour, je levai le col de mon pardessus et frappai de ma canne le pavé humide. Quelle que fût la lenteur avec laquelle j’avançais, je me retrouverais toujours trop tôt dans ma mansarde, petite patrie factice que je n’aimais pas et qui pourtant m’était indispensable, car le temps n’était plus où je pouvais demeurer dehors, à courir la ville toute une nuit pluvieuse d’hiver. Eh bien, tant mieux, je ne laisserais pas gâcher ma bonne humeur par la pluie, la goutte ou l’araucaria, et, s’il n’y avait pas point d’orchestre en chambre ni d’ami solitaire avec un violon, la mélodie exquise résonnait quand même au-dedans de moi, et je pouvais me la rejouer en fredonnant doucement à intervalles rythmiques. Songeur, j’avançais toujours. Oui, je pouvais me passer d’orchestre et d’ami, et il était ridicule de se laisser dévorer par une impuissante soif de réconfort. La solitude est l’indépendance, je l’avais souhaitée et acquise au cours de longues années. Elle était froide, oh ! oui, mais elle était calme, merveilleusement calme et immense comme l’espace silencieux et glacé où tournent les astres.
Lorsque je passai devant un dancing, un jazz violent jaillit à ma rencontre, brûlant et brut comme le fumet de la viande crue. Je m’arrêtai un moment : cette sorte de musique, bien que je l’eusse en horreur, exerçait sur moi une fascination secrète. Le jazz m’horripilait, mais je le préférais cent fois à toute la musique académique moderne ; avec sa sauvagerie rude et joyeuse, il m’empoignait, moi aussi, au plus profond de mes instincts, il respirait une sensualité candide et franche.
J’aspirai l’air un long moment, je flairai la musique sanglante et bariolée, je humai, lubrique et exaspéré, l’atmosphère du dancing. La partie lyrique du morceau était sucrée, graisseuse, dégoulinante de sentimentalité ; l’autre était sauvage, extravagante, puissante, et toutes les deux, pourtant, s’unissaient naïvement et paisiblement et formaient un tout. C’était une musique de décadence, il devrait y en avoir eu de pareilles dans la Rome des derniers empereurs. Comparée à Bach, Mozart, à la musique enfin, elle n’était, bien entendu, qu’une saleté, mais tout notre art, toute notre pensée, toute notre civilisation artificielle, ne l’étaient-ils pas, dès qu’on les comparait à la culture véritable ? Et cette musique-là avait l’avantage d’une grande sincérité, d’une bonne humeur enfantine, d’un égoïsme non frelaté, digne d’appréciation. Elle avait quelque chose du Nègre et quelque chose de l’Américain qui nous paraît, à nous autres Européens, si frais dans sa force adolescente. L’Europe deviendrait-elle semblable ? Etait-elle déjà sur cette voie ? Nous autres vieux érudits et admirateurs de l’Europe ancienne, de la véritable musique, de la vraie poésie d’autrefois, n’étions-nous pas après tout qu’une minorité stupide de neurasthéniques compliqués, qui, demain, seraient oubliés et raillés ? Ce que nous appelions « culture », esprit, âme, ce que nous qualifions de beau et de sacré n’était-ce qu’un spectre mort depuis longtemps, et à la réalité duquel croyaient seulement quelques fous ? Ce que nous poursuivions, nous autres déments, n’avait peut- être jamais vécu, n’avait toujours été qu’un fantôme ?
Le quartier ancien m’accueillit, la petite église, éteinte, irréelle, transparaissait dans la grisaille. Subitement, je me rappelai l’incident du soir, la porte ogivale mystérieuse, l’enseigne énigmatique, les lettres railleuses et fuyantes. Quelle était l’inscription ? « Tout le monde n’entre pas » Et : « Seulement pour les fous ». Avec avidité, je fixai le vieux mur, souhaitant secrètement que recommençât la magie, que m’appelât, moi le fou, l’enseigne lumineuse, et que me laissât entrer la petite porte. Là-bas, peut-être, trouverais-je ce que je souhaitais ? Là-bas entendrais-je ma musique ?
Le sombre mur de pierre me contemplait, serein, dans l’obscurité profonde, fermé, abîmé, dans son rêve. Nulle trace de porte ni d’ogive, rien que le mur calme et noir. Avec un sourire, je poursuivis ma route, faisant à la muraille un signe affectueux. « Dors bien, je ne te réveillerai pas. Le temps viendra où ils t’abattront ou te couvriront de leur publicité cupide, mais, en attendant, tu es là, tu es encore calme et belle, et je t’aime. »
Surgi soudain du noir abîme d’une ruelle, un homme me fit peur, un passant tardif et solitaire, au pas fatigué, une casquette sur la tête, vêtu d’une blouse bleue. Il portait sur l’épaule une perche avec une affiche, et, sur le ventre, attachée à une courroie, une boîte comme en portent les colporteurs. Las, il marchait devant moi sans se retourner; autrement je lui aurais offert un cigare. A la lueur de la lanterne voisine, je cherchai à lire son enseigne, une affiche rouge au bout d’un bâton, mais elle oscillait de droite à gauche et je ne pouvais rien déchiffrer. Finalement, je l’abordai et le priai de me laisser lire son affiche. Il s’arrêta et redressa sa perche, de sorte que je pus distinguer les lettres floues et tournoyantes :
Boîte de nuit anarchique
Théâtre magique
Tout le monde n’entr…

« C’est vous que je cherchais, m’écriai-je, joyeux. Qu’est-ce que votre boîte de nuit anarchique ? Où ? Quand ? »
Il repartait déjà. « Pas pour tout le monde », dit-il avec indifférence, d’une voix endormie.
Et il se remit en marche. Il en avait assez et voulait rentrer à la maison.
« Arrêtez, criai-je en courant après lui. Qu’avez-vous là dans votre boîte ? Je veux vous acheter quelque chose. »
Sans s’arrêter, l’homme plongea machinalement la main dans sa boîte, en tira une petite brochure et me la tendit. Tandis que je déboutonnai mon pardessus pour trouver de l’argent, il s’enfonça sous un portail, referma la porte derrière lui et disparut. Ses pas lourds résonnèrent d’abord sur le pavé de la cour, puis sur un escalier de bois, puis plus rien. Soudain, moi aussi, je me sentis très las et je songeai qu’il était tard et qu’il ferait bon rentrer. J’accélérai le pas et, bientôt, je parvins par la banlieue endormie à mon quartier situé près des fortifications, où des fonctionnaires et des petits rentiers habitent des pavillons proprets devant une pelouse et un brin de lierre. En passant devant le gazon, le lierre, le petit sapin, j’atteignis la porte, je trouvai la serrure, j’appuyai sur la minuterie, je me glissai le long des baies vitrées, des armoires polies et des pots de fleurs et j’ouvris la porte de ma chambre, de ma fausse petite patrie, où le fauteuil et le poêle, l’encrier et la boîte à couleurs, le Novalis et le Dostoïevski m’attendent, de même que les autres, les hommes véritables, sont attendus, au retour, par leurs mères ou leurs femmes, leurs enfants, leurs bonnes, leurs chiens, leurs chats.
Quand j’ôtai mon pardessus trempé, la petite brochure me retomba sous la main. Je l’examinai, c’était un mince livret mal imprimé sur du mauvais papier, comme ces fascicules distribués aux foires : Le destin de l’homme né en Janvier ou Comment rajeunir de vingt ans en huit jours ?
Mais, lorsque je m’enfouis dans mon fauteuil et que j’eus mis mes lunettes, ce fut avec une grande stupeur et un sens soudain de la prédestination que je lus sur la couverture du fascicule ce titre : Traité du Loup des steppes. Pas pour tout le monde.
Voici le contenu de la brochure qu’avec une tension toujours croissante je dévorai d’un seul trait.
Hermann Hesse
le Loup des steppes / 1927
Photo : Mécanoscope
Le Loup des steppes / Hermann Hesse dans Mécanoscope aZep

Le chant de la mélancolie (Ainsi parlait Zarathoustra) / Friedrich Nietzsche

Dans l’air clarifié,
Quand déjà le croissant de la lune
Glisse ses rayons verts,
Envieusement, parmi la pourpre du couchant :
- ennemi du jour,
glissant à chaque pas, furtivement,
devant les bosquets de roses,
jusqu’à ce qu’ils s’effondrent
pâles dans la nuit : -
ainsi je suis tombé moi-même jadis
de ma folie de vérité,
de mes désirs du jour,
fatigué du jour, malade de lumière,
- je suis tombé plus bas, vers le couchant et l’ombre :
par une vérité
brûlé et assoiffé :
t’en souviens-tu, t’en souviens-tu, cœur chaud,
comme alors tu avais soif ? -
Friedrich Nietzsche
Ainsi parlait Zarathoustra / 1885
Photo : Mécanoscope
Le chant de la mélancolie (Ainsi parlait Zarathoustra) / Friedrich Nietzsche dans Désir roxZep

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