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La passe à plus d’un titre – la troisième proposition d’octobre de Jacques Lacan / José Attal

De l’art nous avons à en prendre de la graine.
Il y a une certaine homologie entre ce qu’on a comme œuvre, œuvre de l’art, et ce que nous recueillons comme expérience analytique.

L’art est en effet le lieu privilégié de production de subjectivité. Félix Guattari me servira de guide ici, car c’est un des rares psychanalystes lacaniens à avoir pris très au sérieux la façon qu’ a eue Lacan de réviser sa formule « ne s’autorise que de lui-même » en la « nouant » à la question de l’œuvre d’art en son homologie avec ce qui est recueilli de l’expérience analytique, soit la passe. Homologie est à prendre dans ses deux sens, comme ce qui est équivalent, correspondant, mais aussi comme en mathématiques, soit un mode de transformation des figures.
Dans son texte Vertige de l’immanence, refonder la production de l’inconscient (1), Guattari conteste – après et avec Lacan – la formule « le psychanlyste ne s’autorise que de lui-même » et indique qu’il faudrait refonder la pratique psychanalytique, non sur les modélisations existantes, mais sur une métamodélisation, là où aucun modèle n’est donné à l’avance.
Il est vrai que la passe était devenue une sorte de modélisation dans son dispositif et dans son pseudo-agencement, comme je l’ai dit plus haut, alors que l’enjeu est une production de subjectivité nouvelle, réinventer la psychanalyse.
« Pour moi, il s’agit de refonder une certaine pratique de production de subjectivité, de production de l’inconscient dans diverses situations réelles — collectives, familiales, institutionnelles, etc. — où cette production de subjectivité, cet agencement d’énonciations ne va pas de soi. Elle n’existe pas dans les relations naturelles, si jamais il y a eu des relations naturelles entre les humains. Il faut donc l’inventer, la recréer constamment, mais une telle invention implique une sorte de réassurance ontologique. Qu’est-ce qui m’autorise à recevoir quelqu’un, à le faire parler sur un certain mode, sur un mode associatif, de lui-même, de ses rêves, de son enfance, de ses projets ? Je ne suis pas autorisé. Pour reprendre l’expression de Lacan, « l’analyste ne s’autorise que de lui-même ». En fait, ce n’est pas vrai. Il ne s’autorise pas de lui-même. Il s’autorise d’une théorie, d’une identification à des collègues, d’une appartenance à une école. C’est cela que j’appelle une pseudo-garantie ontologique. Et ce qui m’intéresse est de refonder cette pratique, non directement sur les modélisations existantes, celles des psychothérapies et des psychanalyses, mais de la refonder sur ce que j’appelle une « métamodélisation » (…). Ce qui m’intéresse aujourd’hui dans la schizoanalyse, c’est le caractère hétérogénétique de cette pratique. Chaque cure développe une constellation d’univers singuliers, construit une scène, un théâtre tout à fait particulier et la métamodélisation consiste à forger des instruments pour saisir cette diversité, cette singularité, cette hétérogénéité. »
Ceci n’a rien à voir avec une « contre-culture » car si une contre-culture fait tâche d’huile, elle verse dans la normalisation culturelle.
Cette production d’altérité, c’est donc une hétérogénèse (qu’il ne faut surtout pas poser en termes de programme), mais en terme de diagramme, c’est-à-dire en termes de développement d’hétérogénéité des positions. Travailler en termes de diagramme, c’est un nouveau paradigme. Nous sortons ainsi, comme nous y incite Lacan (dans ses rappels réguliers et dans sa référence à la physique quantique – 2) des coordonnées habituelles de l’espace et du temps.
Nous avons donc affaire à ce que Guattari appelle un nouveau « paradigme esthétique » qui n’est plus dans les coordonnées habituelles de l’espace et du temps, et affaire à un type d’objet qui n’entre plus dans une échelle ou une autre, mais qui est ce qu’il qualifie « d’objet partiel de la subjectivité individuelle » nous le verrons plus loin. Il y a un éclatement des échelles.
Ce paradigme esthétique, singulier, propre à chacun, que chacun s’invente, non universalisable, s’oppose radicalement à une esthétique générale qui rendrait compte de l’ensemble des processus. Non, ici il s’agit de métamodélisation pour chaque position particulière, pour chaque sujet, une proto-esthétique. « Le lieu où la problématique de la refondation de la créativité, le lieu où non seulement la question est posée mais où elle est expérimentée, c’est finalement le domaine esthétique » (3).
« Ce qui est « pédagogique » avec la question de la création esthétique c’est que on y est toujours en train de reprendre l’altérité à zéro. Le peintre, l’auteur dramatique est toujours devant une matière saturée de redondances. Il faut qu’il annule ces redondances, qu’il annule cette dimension consensuelle de la redondance, qu’il créé des conditions où peut surgir de la singularité. Et ça vous voyez bien que d’une certaine façon les anciens mouvements féministes , homosexuels etc. .. où les mouvements relatifs aux immigrés restaient dans une dimension consensuelle.
Ils raisonnaient en terme de programme et donc de mise en accord de différentes positions. Alors que ce qui serait en question avec ce nouveau paradigme serait de travailler en terme de diagramme, c’est-à-dire en termes de développement d’hétérogénéité des positions. L’objet prend sa consistance quand il échappe à la redondance subjective, quand il échappe au moi, quand le moi est porté par, attiré par le processus donc quand le processus devient autopoïétique, autoconsistant »
.
Resingulariser la subjectivité implique certains agencements qui produisent des effets de subjectivation.
Et c’est bien sûr l’ART qui se trouve être le lieu privilégié d’agencement créateur de nouvelles constellations de référence. Pour Guattari, se référer à l’art comme paradigme permet de mettre en exergue trois types de problèmes :
- Celui de la créativité processuelle, c’est-à-dire de la remise en question permanent de l’identité de l’objet.
- Celui de la polyphonie de l’énonciation (par exemple le sujet de l’art moderne est un sujet aux centres multiples, non unique, qui peut répondre aux points multiples de références et de subjectivation).
- Celui de l’autopoïèse (4) (se produire en permanence et en interaction), soit une autoproduction de foyers de subjectivation partielle.
il y a donc avec l’art et l’art de la performance une sorte « d’immanence processuelle » que l’on peut considérer comme nouveau paradigme esthétique. Cette immanence processuelle, Guattari la précise :
« C’est tout à fait le même type de préoccupation que pour la performance, il y a deux immanences. Celle où rien n’advient, où l’on reste dans des ritournelles clôturées sur elles-mêmes, des répétitions vides, comme disait Gilles Deleuze dans Différence et répétition. . Et celle où une différence microscopique déclenche une processualité, quelque chose qui démarre, s’organise, se développe. Quand on parle tous les deux, là, il se peut très bien que je répète toujours la même chose ou que je ne dise rien et puis il est possible qu’il y ait une bifurcation, qu’il y ait un processus qui se déclenche. C’est quelque chose qui concerne évidemment beaucoup les questions esthétiques, mais ça concerne aussi bien les questions psychanalytiques, puisque l’on rencontre là aussi des ritournelles fermées sur elles-mêmes. Il s’agit de savoir s’il peut y avoir de l’événement, s’il peut y avoir quelque chose qui donne le sentiment de singularité existentielle, de ce qu’on n’est pas dans un temps infiniment réversible, mais dans un temps processuel, un temps irréversible. » (5)
C’est en effet toujours une différence microscopique qui peut déclencher une processualité (6), ce n’est pas pour rien que Lacan se réfère à Heisenberg et la physique quantique, la micro-dimension où il n’y a aucune séparation entre le sujet qui observe et l’objet observé, où il n’y a plus de lien de cause à effet. Il s’agit donc qu’advienne des foyers de production mutante de subjectivité (chaque AE* change l’AE). Cela n’a rien à voir avec je ne sais quelle expression de soi ni de narration réglée et redondante. Non, il s’agit de production de sunjectivité, comme l’œuvre qui est dans un rapport d’autopoïèse, qui n’est pas là pour livrer un message mais pour donner le témoignage d’une autoproduction. Hors de ceci, la subjectivité se manifeste et se transforme en un appareillage collectif rigide au service d’un pouvoir (7). Il nous faut prendre au sérieux ce qu’a dit Lacan en 1978, que c’était à chaque analyste de réinventer la psychanlyse, car là est la performance, comme l’est la passe.
« L’art de la performance livre l’instant au vertige de l’émergence d’Univers à la fois étranges et familiers. Il a le mérite de pousser à l’extrême les implications de cette extraction de dimensions intensives, a-temporelles, a-spatiales, a-signifiantes, à partir de maillage sémiotique du la quotidiennenté ». (8)
L’artiste ici est en première ligne, pas tant parce qu’il va chercher des matériaux « mais plutôt des points de déterritorialisation à travers ces matériaux ». Il va chercher « ce qui casse, ce qui fuit, ce qui permet de se faufiler entre, en dehors des redondances dominantes. Il est prêt en effet à aller fouiller toutes les poubelles de la société, de la philosophie, de tous les domaines de la pensée, pour sortir de là, pour sortir de cette espèce d’enlisement de la perception et de l’affectation, pour produire des percepts et des affects mutants ». (9)
Cette capacité à produire d’autres paradigmes esthétiques est essentielle, mais si la subjectivité se produit sur un mode narratif, elle restera la plupart du temps coincée dans une ritournelle redondante. il s’agit plutôt qu’advienne des « foyers de production mutantes de subjectivité » – hors tout récit. Le récit, l’histoire, la narrativité comportent un terme. Le contenu narratif pousse à une capture, à un ravissement.
« L’histoire, c’est par définition quelque chose de discursif. Il y a un terme, puis un autre terme, puis un troisième qui se rapporte aux deux premiers. Il y a montage, plus que composition. Alors que dans ma façon de voir les choses, la mutation subjective opérée par la ritournelle esthétique n’est pas discursive, puisqu’elle touche le foyer de non-discursivité qui est au cœur de la discursivité. C’est pour cela qu’elle passe toujours par un seuil de non-sens, un seuil de rupture des coordonnées du monde.
Pour pouvoir faire un récit, raconter le monde, sa vie, il faut partir d’un point qui est innommable, inracontable, qui est le point même de rupture de sens et le point de non-récit absolu, de non-discursivité absolue. Et cela c’est quelque chose qui n’est pas non plus abandonné à une subjectivité transcendante, indifférenciée, c’est quelque chose qui se travaille. C’est cela l’art. Ce point innommable, ce point de non-sens, que l’artiste travaille. Dans le domaine de la schizoanalyse, on est sous le même paradigme esthétique : comment peut-on travailler un point qui n’est pas discursif, un point de subjectivation qui va être mélancolique, chaotique, psychotique… ? »
(10)
Mélancolique, chaotique, psychotique, on pourrait rajouter ici psychanalytique. Cela n’a rien à voir avec la seule expression de soi, il s’agit d’un rapport de production et de subjectivité, comme dans le cas de l’œuvre d’art, le témoignage d’un processus d’autoproduction.
« C’est une idée banale, mais la mutation de l’œuvre n’appartient pas à l’artiste, elle l’entraîne dans son mouvement. Il n’y a pas un opérateur et un matériau objet de l’opération. mais un agencement collectif qui entraîne l’artiste, individuellement, et son public, et toutes les institutions autour de lui, critiques, galeries, musées ». (11)
L’important pour Guattari est de savoir si « une œuvre concourt effectivement à une production mutante d’énonciation » et non pas de délimiter les contours spécifiques de tel ou tel type d’énoncés.
La psychanalyse et l’art sont deux modalités de production de la subjectivité. La finalité ultime de la subjectivité n’est autre qu’une « individuation » (12) toujours à conquérir et la pratique artistique (la pratique analytique ?) forme un territoire privilégié de cette « individuation ».
Posée ainsi, nous avons plutôt affaire à une dénaturalisation de la subjectivité, il n’y a rien de moins naturel que la subjectivité rien de plus construit, élaboré, travaillé. « On crée de nouvelle modalités de subjectivation au même titre qu’un plasticien crée de nouvelle formes à partir de la palette dont il dispose » (13). Ce qui importe c’est notre capacité de créer de nouveaux agencements au sein du système d’équipements subjectifs que forent les idéologies et les catégories de la pensée. Cela a de nombreuses similitudes avec l’activité artistique.
Il faut dénaturaliser et déterritorialiser la subjectivité pour la chasser de son domaine réservé et y inclure même le non-humain, car :
« Au même titre que les machines sociales qu’on peut ranger sous la rubrique générale des équipements collectifs, les machines technologiques d’information et de communication opèrent au coeur de la subjectivité humaine ». (14)
Et ainsi peuvent s’opérer
« (…) des greffes de transfert qui ne procèdent pas à partir de dimensions « déjà là » de la subjectivité, cristallisées dans des complexes structuraux, mais d’une création et qui à ce titre, relèvent d’une sorte de paradigme esthétique ». (15)
La subjectivité guattarienne est déterminée par un ordre chaosmotique. Seule la pratique libérée des « agencements collectifs » de la subjectivité permet d’en inventer des agencements singuliers. L’individualisation passe par l’invention de dispositifs de recyclage éco-mental (comme la mise en évidence de l’aliénation économique par Marx lui permet de travailler à une émancipation de l’homme au sein du monde du travail), Guattari signale à quel point la subjectivité est aliénée, dépendante d’une superstructure mentale.
En d’autres termes, la subjectivité est définie par la présence d’un seconde subjectivité (16), elle ne constitue un territoire qu’à partir des territoires qu’elle rencontre (17). C’est une définition plurielle, polyphonique.
La subjectivité n’existe pas de manière autonome, elle n’existe que sur le mode de couplage, avec des groupes humains, des machines socio-économiques, des machines informationnelles, enfin bref tous ces vecteurs de subjectivation que l’individu rencontre, humaines et inhumaines, animales aussi (la famille, l’éducation, l’environnement, les animaux, la religion, le sport, les médias, le cinéma, l’ordinateur et internet, etc.).
Nous sommes là très éloignés d’un modèle romantique de l’art. C’était déjà le geste de Marcel Duchamp, avec ses ready-made, l’artiste n’est pas seulement créateur.
C’est une conception « transversaliste » des opérations créatives que fait l’artiste opérateur pour rendre compte de la mutation en cours (18). Nous avons affaire toujours à des processus d’hétérogénèse.
Le statut de l’esthétique est d’être un agencement souple susceptible de fonctionner à plusieurs niveaux, sur différents plans de savoir, en ce sens l’esthétique est un paradigme.

L’œuvre d’art comme objet partiel
L’œuvre d’art n’est dons pas « une image passivement représentative » (c’est-à-dire un produit), au contraire, « l’œuvre matérialise des territoires existentiels au sein desquels l’image assure le rôle de vecteur de subjectivation, de « shifter » apte à déterritorialiser notre perception avant de la « rebrancher » sur d’autres possibles ; celui d’un opérateur de bifurcations dans la subjectivité » (19).
Ce « transfert de subjectivation » (concept emprunté à Mikhaïl Bakhtine) désigne le moment où la « matière d’expression » devient « formellement créatrice ». (20)
Le regardeur est le co-créateur de l’œuvre disait Marcel Duchamp à propos de Etant donné, il s’agit bien d’un transfert, l’artiste n’en est nullement conscient.
L’œuvre est le contraire d’un butoir comme parfois dans la perception esthétique classique qui s’exerce sur des objets finis, des totalités fermées. En ce sens, Guattari n’hésitera pas à qualifier l’œuvre « d’objet partiel » qui ne bénéficie que « d’une autonomisation subjective relative » à l’instar de l’objet « a » de Lacan.
« L’art offre un droit d’asile immédiat à toutes les pratiques déviantes qui ne trouvent pas leur place dans leur lit naturel » disait Robert Filliou, un des animateurs du mouvement Fluxus. Tel devrait être le cas de la psychanalyse, une psychanalyse enfin queer.  » Ainsi nombre d’œuvres fortes ne se sont-elles déversées dans le monde de l’art que parce qu’elles avaient atteint un point limite dans d’autres domaines ». (21)

Le psychanalyste serait-il comme l’artiste,
soit
comme héros de la survie objective ?

Guattari en arrive à une formulation très puissante à propose de l’artiste, il le qualifie de « héros de la survie subjective », formulation à laquelle je souscris sans réserve, mais qui me fait aussitôt demander avec un point d’interrogation : et le psychanalyste ? Car après tout, s’il en est un pour qui la survie objective est une « priorité », c’est bien l’analyste. C’est un fait que, depuis longtemps, la psychanalyse a versé du côté de la normalisation, à entendre du côté du mâle blanc hétérosexuel. La normalisation, c’est quelque chose d’extrêmement sournois, c’est parfois s’accrocher à un énoncé qui aura eu une grande valeur subversive à une époque mais qui l’aura perdue quelques années plus tard – quand le subversif est admis par le plus gran nombre, il devient la normalité. Le signe en est souvent la redondance qui l’accompagne. Quand en 1967, Lacan a proféré son célèbre « l’analyste ne s’autorise que de lui-même », nous n’avons plus idée aujourd’hui du tremblement de terre que cela avait provoqué, et pas seulement du côté de l’IPA, cela en fait fuir beaucoup. Aujourd’hui c’est sous cette bannière qu’aussi bien les tenants d’une psychanalyse convenus pourtant se rangent. La question est donc plutôt d’être dans des conditions de reprise à zéro de l’altérité, mais il est impossible de repartir complètement de zéro.
La passe, en sa troisième proposition d’octobre 1967, formulée à partir de 1973, est maintenant à considérer – car la psychanalyse est intransmissible, chaque AE doit la réinventer – comme une subjectivité se produisant autrement que sur un mode narratif ou de récit, mais en terme de foyer de production mutante de subjectivité. Chaque AE nommé, venant de modifier (au sens de mutation) la classe des AE, sera non un nouvel AE, mais d’abord un AE nouveau (22).
il y a lieu d’envisager la passe – qui n’a rien à faire avec l’analyse -, de manière diagrammatique (23) et non conclusive, de penser le dispositif de la passe comme une machine concrète, et la procédure comme une machine abstraite (24). C’est dire qu’avec « dispositif » et « procédure », nous aurions une production diagrammatique, un devenir mis en « œuvre ». La passe, maintenant, est à considérer comme un agencement de production mutante de subjectivité.
Mais cela suppose aussi de repenser autrement la question du témoignage.
José Attal
la Passe à plus d’un titre
la troisième proposition d’octobre de Jacques Lacan
/ 2012
Rencontre à la librairie Tschann mercredi 24 avril 20h30
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* AE : Analyste de l’Ecole (note du SQP).
1 Félix Guattari, Vertige de l’immanence, refonder la production de l’inconscient, interview par John Johnston, juin 1992, mise en ligne par la revue Chimères.
2 Peu entendu sur ce point aussi. Les délices du « faire écran » par exemple, sont toujours préférés au chaos de « l’écrantage ». Je renvoie sur ce point à mon article « Le point de retournement de Lacan : création/dissolution » in l’Unebévue n°29, Lacan devant Spinoza : création/dissolution, p.145.
3 Félix Guattari, Produire une culture du dissensus : hétérogénèse et paradigme esthétique, Los Angeles, 1994.
4 Je renvoie à l’article de Françoise jandrot, « Approche de la notion d’autopoïèse chez Félix Guattari », in l’Unebévue n°29, op. cit., p.223.
5 Félix Guattari, Vertige de l’immanence, op. cit.
6 Lacan disait qu’il suffirait que sa Proposition déplace les choses d’un cheveu.
7 Point que développe Félix Guattari dans Chaosmose, éditions Galilée, Paris, 1992.
8 Félix Guattari, Chaosmose, op. cit.
9 Tous les artistes du mouvement Fluxus, mais aussi les Duchamp, Matton, Fromanger et bien d’autres en témoignent, qui se sont attelés à cette déterritorialisation à travers des matériaux et de manière non massive, et qui amènent à sortir de « l’empâtement des significations dominantes », à sortir de « l’engluement de la pensée » comme le recommandait Lacan aux psychanalystes.
10 Félix Guattari, entretien avec Olivier Zahm, 1992, mis en ligne par la revue Chimères.
11 Ibid.
12 Individuation n’est pas à entendre dans l’usage qu’en fait Guattari dans le sens « d’individu » qui s’opposerait à « sujet » mais dans le sens d’un mouvement, d’une production.
13 Félix Guattari, Chaosmose, op. cit., p.19.
14 Ibid, p.15.
15 Ibid, p.19.
16 Nous ne sommes pas pour autant dans l’intersubjectivité.
17 Un artiste comme Charles Matton parle dans son œuvre de franchissement des domaines, Lacan, de voisinage.
18 Je ne peux que renvoyer ici à des artistes comme Duchamp, Beuys, Cage, Matton, Broodthaers, et beaucoup d’autres.
19 Le paradigme esthétique, Félix Guattari, entretien avec Nicolas Bourriaud, mis en ligne par la revue Chimères.
20 Félix Guattari, Chaosmose, op. cit., p.29.
21 Marcel Broodthaers avait trouvé un moyen de continuer la poésie dans l’image, Joseph Beuys celui de poursuivre la politique dans la forme, et Charles Matton, celui de l’utilisation du temps comme matériau.
22 Qualifié ainsi par Lacan dans le séminaire Dissolution.
23 Le diagramme, c’est aussi la carte des rapports de force (ou de pouvoir) et cette carte est une machine abstraite qui ne s’effectue pas sans s’actualiser dans des machines concrètes à deux faces (les agencements et leur forme de contenu et d’expression). Le concept de diagramme définit le plan sur lequel s’articulent contenu (dispositif) et expression (procédure) et constitue leur cause immanente dans une présupposition réciproque.
24 Au sens que leur donnent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux, les Editions de Minuit, 1980.

Freud et Oskar Panizza : l’amour des enfants / Penser et faire sont une seule et même chose / Mayette Viltard

En préparant le texte de présentation de ce colloque (1), j’avais écrit : « Comment accéder à une visibilité essentielle à la proclamation d’une sexualité déviante, tout en sachant que cette visibilité est également essentielle à la surveillance de ceux dont la vie est ainsi mise en écriture ? ». David Halperin, à qui je l’avais envoyé, m’a d’abord répondu : « Oui… Mais je ne l’aurais pas dit comme ça », ce qui m’a tourmentée. Heureusement, le lendemain, il m’a envoyé sa critique : « Tu ne vas quand même pas dire que les queers fabriquent leur propre surveillance ! ». L’avais-je dit ? Sans doute. J’ai donc tenté une autre formulation : « Comment accéder à une visibilité nécessaire à la proclamation d’une sexualité déviante tout en sachant que cette visibilité est ironiquement utilisée par la norme indispensable à la surveillance de ceux dont la vie est ainsi mise en écriture ? ». Ce n’était guère mieux. Formuler ainsi la question, n’est-ce pas déjà la mettre en impasse ?
Cette difficulté a renouvelé un des problèmes que j’ai régulièrement rencontré dans ma pratique et mon expérience psychanalytique : est-ce que participer à un certain nombre d’activités, en particulier institutionnelles, de prises de paroles, de publications, etc. qui contribuent de près ou de loin à faire émerger des visibilités nouvelles déclenche obligatoirement en retour la création d’un arsenal disciplinaire supplémentaire de la part des institutions, (gestion, administration, lois, police, etc.) venant détruire, et souvent, violemment, ce qui était en train d’émerger ? Le psychanalyste, par sa seule présence dans une institution (médico-éducative, judiciaire, psychiatrique, sociale, etc.) peut-il prétendre se situer dans un espace où le dicible, le visible ne sont pas encore formés ? Et la porte du cabinet ne fait-elle pas illusion sur une hypothétique fermeture d’un espace qui se penserait privé ?
Lors du colloque organisé par Clinic Zones en 2002 « Anna Freud mannequin de son cas », nous avions reçu Elisabeth Young Bruehl pour nous parler de son travail sur la biographie d’Anna Freud. Elle avait cité, à ce moment-là, ses affrontements terribles avec Jeffrey Masson et surtout Peter Swales, (remis au goût du jour par le Livre noir de la psychanalyse) lequel, nous avait-elle dit, lui envoyait par la Poste des produits pour douche vaginale pour qu’elle se rince les dents, et autres insultes variées. Je n’avais pas saisi pourquoi, dans nos échanges, elle insistait pour dire qu’elle était prête à abandonner son cabinet de psychanalyste de New York, à la fois pour suivre sa compagne à Toronto (2), mais aussi se consacrer à faire avancer les droits des enfants contre les abus sexuels. Je ne comprenais pas pourquoi ce sujet était pour elle essentiel, et au fond, je ne saisissais pas vraiment comment elle posait le problème.
Il se trouve qu’à partir des années 1970, j’ai eu diverses activités qu’on appelait contestataires, ou groupusculaires, ou libertaires, et j’ai participé à la création de nouvelles formes de pratiques avec des fous, et par la suite, avec « des enfants et des jeunes » en difficulté. On dit « des enfants » et « des jeunes ». Freud parlait « des impubères », mais aujourd’hui, on dit « enfant » ou « mineur », ou « jeune », ou « ado », pour dire inapte à un consentement, tout en différenciant « les enfants » et « les jeunes », ceux qui ont ou n’ont pas la majorité sexuelle. Il y a donc aujourd’hui des « enfants pubères ». J’ai ainsi participé « sans le savoir » à l’accession à la visibilité et au discours d’un nouveau concept et de ce qui a brutalement viré à une nouvelle pathologisation et criminalisation : la pédophilie.
René de Ceccatty parlait ce matin d’une sorte de mise entre parenthèses qu’ont été les années 1970 et disait qu’à l’évidence, quelque chose ne s’était pas transmis. Les tentatives que j’ai pu faire, avec beaucoup d’autres, de transformer les anciens mouroirs d’enfants en lieux de vie, comme on disait, ont connu un arrêt brutal, en 1982, et sont devenues suspectes. Avec l’entrée dans ce que Guattari a pu appeler les années d’hiver, il y a effectivement eu une amnésie collective. Qu’est-ce qui a fait que quelque chose s’est fermé et que les débats en cours ont été, à mon avis, clos ?

Le Coral et l’érotique puérile
On n’a pas oublié le FAHR, même si l’on ne sait plus très précisément quelles avancées il a produites, ni quelle formidable inventivité politique avaient les Gazolines ou les Gouines rouges, – je pense par exemple, à l’incroyable film sur la Banque du sperme… On n’a certes pas oublié le MLF. Mais il y a un silence (et pour le moment, sans doute justifié puisque la censure est féroce) sur l’énorme changement de la fonction de l’enfant dans la société qui s’est produit après les années 1970, à partir je dirais de 1982, ce que Guattari, à une année près, appelle les années d’hiver. Bref, qui se souvient qu’en mai 1977, Libé saluait la création du « Front de libération des pédophiles », immédiatement attaqué par le Parquet ?
Nous avons déjà parlé avec une partie d’entre vous qui êtes ici aujourd’hui, de la naissance du mot « pédophile ». Certes, le mot « pédophile » a été créé dans les années 1900, mais il n’était pratiquement pas utilisé. Et c’est bien dans le mouvement des années 1970 que le mot « pédophile » a pris corps. Gide disait pédéraste même s’il pouvait s’agir de « très jeunes » garçons. Gabriel Matzneff trouvait que le mot « pédophile » « sentait le camphre, la pharmacie, le bromure », (il faut dire que le mot avait fait une brève apparition à propos des Ballets bleus en 1959), aussi proposait-il « philopède ». Malgré les poursuites judiciaires, le Hors série du N°12 de la revue Recherches, « Trois milliards de pervers. Grande encyclopédie des homosexualités », de mars 1973, ou encore le N°19, « COïRE », de René Schérer et Guy Hocquenghem, d’octobre 1976, ou encore le Gai pied, journal des homosexualités, N°0, de février 1979, circulaient, à peine sous le manteau. Impossible de citer tous les débats naissants qui accompagnaient ces publications, tracts, journaux, affiches, (sans parler des graffitis), etc. imprimés sur du mauvais papier où l’on trouvait pêle-mêle la libération des mœurs, le droit à la différence, la liberté sexuelle, la défense de l’avortement, de la prostitution, la levée des tabous, l’amour des couples informels, les communautés, les homosexualités, la zoophilie, la pédophilie, etc. Le seul tabou qui perdurait était l’usage de la violence, et comme l’écrivait Jacques Dugué dans un article de Libé du 27 janvier 1979 : « Qu’on ne laisse subsister des lois que pour des actes sexuels consommés avec violence et qui sont d’ailleurs le plus souvent le fait d’hétérosexuels irascibles sur des petites ou des jeunes filles (3). Pourquoi un homme n’aurait-il pas le droit d’aimer un enfant ? »
Me voilà renvoyée à Freud et à ce qu’il disait à propos de l’amour pour les impubères. Il y a, dans Trois essais sur la théorie du sexuel, des passages très connus, je vais vous en lire un qui l’est peut-être un peu moins (4) : « L’immense force de l’amour ne se montre nulle part plus forte que dans ses aberrations, l’amour pour l’impubère, ou la zoophilie. Ce qu’il y a de plus élevé et de plus bas sont partout attachés de la façon la plus intime dans la sexualité. Du ciel à travers le monde jusqu’à l’enfer (5) ».
Ainsi, malgré beaucoup d’affrontements, – ou grâce à beaucoup d’affrontements –, les débats se poursuivaient. Jusqu’à l’affaire du Coral (6), déclenchée par une dénonciation calomnieuse, en septembre 1982.
Le 21 octobre 1982, une meute de journalistes, micros et caméras au poing, débarquent en hélicoptères en même temps que la police dans un lieu de vie, le Coral, à Aymargues et tournent des images d’arrestations et d’enfants apeurés qui accèdent brutalement à la pleine lumière du journal télévisé de 20 heures. Les enfants sont évacués vers des lieux psychiatriques, le directeur, le psychiatre et quelques éducateurs sont arrêtés. Ce fait divers est un tournant radical dans la cristallisation, quasi d’un seul coup, de toute une série de lois en œuvre aujourd’hui. La presse se déchaîne, pédophilie, inceste, attouchements sexuels, maltraitance de mineurs de moins de 15 ans, exploitation sexuelle des handicapés, etc. Claude Sigala, le directeur, finira par être condamné a trois ans de prison dont trente mois avec sursis, non pas pour pédophilie, mais pour « attentat à la pudeur sur mineurs de moins de quinze ans » (Le Monde, 14 mars 1987). Jean-Michel Carré a tourné, en 1995, au Coral réouvert, un film de fiction, Visiblement je vous aime (7), avec le magnifique acteur Denis Lavant, mais aussi avec les jeunes, les éducateurs, et le directeur Claude Sigala, à nouveau en fonction. Et simultanément, il a tourné un documentaire. Le festival de Cannes s’est extasié et a voulu voir dans le film de fiction un témoignage bien-pensant sur la créativité des handicapés, berk. Alors que le film (et le documentaire) sont très prudemment cryptés. Ils montrent, ou plutôt suggèrent, ce dont avaient été accusés les gens du Coral. À commencer par la première image (qui était à la base de la dénonciation), un jeune homme, nu, (décemment filmé, quoique…) s’arrose longuement avec délices avec un jet d’eau sur la pelouse. Innocemment ? On le regarde. Innocemment ? Tout le monde se touche, se pousse, les lits sont proches, ça gueule, ça rit, ça se roule par terre, on devine les journées au lit à se masturber, les déambulations la nuit dans le jardin, les affrontements musclés, les câlins, bref, tout ce qui est désormais interdit dans les institutions.
Freud et Oskar Panizza : l'amour des enfants / Penser et faire sont une seule et même chose / Mayette Viltard dans Désir microbook
Quelles « personnalités » furent directement emprisonnées, ou inquiétées, ou citées ? René Schérer, Félix Guattari, Gabriel Matzneff, Guy Hocquenghem, Tony Duvert, Michel Foucault, Jack Lang qui dans le Gai Pied du 31décembre 1991 avait écrit : « La sexualité puérile est encore un continent interdit, aux découvreurs du XXIe siècle d’en aborder les rivages ». Et malgré tous les soutiens, les pétitions, le quasi acquittement de tout le monde, la réouverture du Coral ensuite, le ver était dans le fruit : « Jusqu’où sont-ils allés exactement ? », murmurait-on. Je vais revenir sur cet argument, le pire.
Le tout fut orchestré par la psychanalyse, nous fait remarquer René Schérer dans Une érotique puérile. Jenny Aubry, Maud Mannoni, Françoise Dolto ont été les chevilles ouvrières de la disciplinarisation de l’enfance en fournissant les bases de ce qui sera ensuite retenu pour les transformations des lois pénales. Je laisserai de côté ici Jenny Aubry, avec sa note ambiguë de Lacan (8) sur les utopies communautaires, ou Maud Mannoni et sa façon de soutenir que le symptôme de l’enfant répond à ce qu’il y a de symptomatique dans la structure familiale (9), pour ne retenir ici que Françoise Dolto, contre laquelle René Schérer soutient un brillant pamphlet (10). Car c’est elle qui va déplier tous les termes de la nouveauté psychanalytique des années 1980, elle et tous ceux pour qui elle servait de référence dans la psychanalyse d’enfant. C’est donc elle, le Savonarole des nurseries, comme l’appelle René Schérer, qui va clairement établir que le développement de l’enfant dans sa route vers le génital est dévié par la rencontre d’un adulte pervers et de ce fait, est atteint d’un traumatisme ineffaçable.
Dans la préface à Psychanalyse et famille (11), 1976, Dolto va soutenir que l’adulte éducateur doit être, pour l’enfant, un exemple vivant. Il doit « être prêt à abandonner les plaisirs du corps », il doit être « castré de ses jouissances archaïques » vis-à-vis de l’enfant. Ces mères trop aimantes, (ou parfois les grands-parents, ou même le père) qui considèrent l’enfant comme leur chose, « sont au sens propre, des pédérastes ». Et enfin, des parents si aimants « sont en fait des parents peloteurs ».
La question n’était plus la répression de la masturbation, c’était le contraire. Il était prescrit que l’enfant se masturbe, c’était la preuve d’un bon développement et de la santé de ses pulsions, mais à une condition, c’était qu’il se touche lui- même. Pas question que quiconque d’autre le touche. Comment un geste de « contact » pouvait-il être garanti comme étant strictement dépourvu de tout érotisme ? Tout geste, de fait, devenait corrupteur ! Nous avons donc assisté à cette transformation incroyable, la naissance de l’enfance intouchable. Il est désormais interdit de jouer avec un enfant en pointant un index sur sa joue : « Tu as une tache ! Pistache ! » Et on lui donne une « petite claque ». C’est un des jeux qu’on trouve dans le film sur le Coral dont je vous parlais. C’est aussi le geste érotique qui fait basculer le roman de la Gradiva : une mouche sur la joue, une claque, un baiser. Mieux, l’enfant doit être averti, et très jeune, des risques précis qu’il encourt si un monsieur lui propose des bonbons, ou veut l’aider, ou s’intéresse à lui de quelque façon que ce soit. Aujourd’hui, les enfants de six ans manient avec facilité le vocabulaire de la Brigade des Mineurs, j’en ai de nombreux témoignages.
Et actuellement, nous assistons à la naissance d’une cohorte de lois sur l’enfance qui donnent raison de A jusqu’à Z à René Schérer et Guy Hocquenghem. La claque du jeu érotique est devenue une maltraitance. La violence est devenue un concept qui nécessite un protocole pour y répondre. On signale, on décrit, on dénonce : il y a la levée du secret professionnel pour la pédophilie et la maltraitance. Nous bénéficions du Portail Unique pour tous les dégénérés : les vieux, les fous, les enfants en retard, les déviants, tous ceux qui dépassent de la case des normaux doivent passer par le même Guichet de la Maison De la Personne Handicapée. Une Maison, bien sûr, comme la Maison d’arrêt… Chaque dévié bénéficie d’un projet personnel de redressement, pour définir les prestations qu’on doit lui appliquer. Et à l’abri d’un discours médical et d’un serment d’Hippocrate généralisé, – tu ne désireras pas celui que tu soignes –, l’intouchabilité des enfants est devenue totale, on ne change plus un enfant dans une crèche, on lui donne un soin. Sans oublier les descentes de police dans les établissements si la moindre plainte est déposée pour un supposé non-respect de tout cela : c’est ainsi que la directrice d’un IME, institut médico-éducatif que je connais bien, a vu débarquer récemment, un matin, à l’heure de l’ouverture, une vingtaine de policiers qui se sont dispersés au pas de charge dans tout l’établissement, comme au Coral, pour traquer la maltraitance et empêcher les éducateurs de communiquer entre eux. Quant à elle, embarquée derechef dans un fourgon de police sous les yeux des enfants et des éducateurs pour une mise en garde à vue, on lui a pris dès l’arrivée, le cordon de sa capuche d’anorak, ses collants, et son ADN. Avec discours poli des flics en fin de journée lorsqu’il l’ont relâchée avant la nuit, n’ayant rien « trouvé ».
Quand j’ai lu le livre de Michel Tort, Fin du dogme paternel (12), j’ai en particulier été intéressée par un paragraphe intitulé la « Relance de la gauche libertaire », à propos du courant psychanalytique « nouvelle gauche libertaire lacanienne, post-sadienne » comme il dit, dans lequel il situe Jean Allouch, avec Éthification de la psychanalyse. Calamité (13), ou Marcela Iacub, dans Robopsy – Des lois pour des âmes des âmes pour les lois (14). Il note que ce courant récuse le psychanalyste comme bon pasteur. Mais il critique que dans ce courant libertaire, la psychanalyse, en invoquant la transposition des pulsions qui fait que le sexe n’est pas localisable en quoi que ce soit, serve à ouvrir à l’inéluctable liberté de faire n’importe quoi non pas avec l’autre, mais de l’autre (15). Certes, il précise que ce n’est ni le cas de Jean Allouch pour ce qui concerne la psychanalyse, ni le cas de Marcela Iacub pour ce qui concerne le droit, mais il pose cependant une question. Si on ne dit rien des crimes sexuels, est-ce qu’il n’y a pas là un déni qui rejoint la position qui était celle d’avant les années 1970, de 1880 à 1970 ? Autrement dit, s’agit-il d’une posture libertaire, et peut-être libertine, qui reproduit un déni des violences sexuelles au profit d’un flirt avec la débauche d’antan, et qui équivaut au déni qui recouvrait la pédophilie homosexuelle ?
Nous revoilà avec l’argument qui nous clouait le bec quand nous voulions soutenir le Coral : savez-vous jusqu’où ils sont allés dans leur amour des enfants ? Qu’est-ce que vous en dites ? On n’en disait rien du tout, puisque le débat ayant dégénéré de cette façon, on ne pouvait que se taire. L’humanisme avait repris le dessus. Exactement comme les débats sur les prisons, qui avaient dégénéré en « de bonnes conditions de détention », repeindre les cellules avait remplacé le fond scandaleux de l’affaire qui était de faire bouger les frontières des notions d’innocence et de culpabilité.
Toutefois, j’ai conservé de mes années soixante-dix mes trois intercesseurs freudiens préférés. Je ne dirai rien de Gide aujourd’hui, qui écrivait « Je ferais aussi bien de publier Corydon, voilà quinze ans que je fais de la psychanalyse sans le savoir », ni de Pasolini qui fait le tour du lac dans sa grosse bagnole avec Laura Betti qui doit lire à sa demande les Cinq cas de psychanalyse « parce qu’il y a tout là-dedans » et elle disait « ça donne mal au cœur ». J’aurai recours à Werner Schroeter, véritable obsédé, à une époque, de « l’Homme aux rats », à qui je vais aujourd’hui demander d’intercéder pour entrer dans les arcanes du rêve de Freud qu’on appelle classiquement « le rêve du Comte Thun », une façon de brouiller les cartes d’emblée. Car ce comte s’appelait Faire, le Comte Faire, Graf Thun, et ses ennemis appelaient Graf Nichtsthun, le Comte qui ne fait rien. Et à son propos, Freud rêve cette phrase : « Est-ce que penser et vivre réellement ce qu’on pense sont une seule et même chose ? » L’intention équivaut-elle l’action ? Ses associations l’amènent au Concile d’amour, une pièce d’Oskar Panizza, de 1895, interdite, qui expédia Panizza en prison pendant un an. Werner Schroeter a fait en 1981 le film Le Concile d’amour, inédit en France, interdit en 1985 au Tirol sur demande du diocèse d’Innsbruck, arrêt confirmé par la Cour Européenne des Droits de l’Homme en 1994.
Mayette Viltard
Freud et Oskar Panizza : l’amour des enfants
Penser et faire sont une seule et même chose

Extrait du texte publié dans Saint Foucault, un miracle ou deux ?
Ouvrage collectif sous la direction de Mayette Viltard
Cahiers de l’Unebévue /
2013
Site de l’ELP
Site de l’Unebévue

morton-bartlett Désir dans Flux
1 Colloque « Saint Foucault : un miracle ou deux ? » Paris, 12 et 13 mai 2012, organisé par la revue l’Unebévue et l’école lacanienne de psychanalyse.
2 Elizabeth Young Bruehl est effectivement allée vivre à Toronto en 2007 avec Christine Dunbar, elle est décédée en décembre 2011. Son livre posthume vient d’être publié : Understanding and Preventing Prejudice Against Children, Yale University Press, 2012.
3 Sous Vichy l’attentat à la pudeur a été codifié différemment selon qu’il était hétéro ou homo, et ce, jusqu’à 1982.
4 S. Freud, Trois essais sur la théorie du sexuel, traduction Christine Toutin, Eric Legroux, Mayette Viltard, édition bilingue, La transa. (interdite jusqu’à janvier 2010).
5 J’ai annoncé mon intervention au colloque par ces quelques lignes : « Dans la forêt obscure le panneau est là. OAPI. Œuvre d’Accroissement des Peines Infernales. L’avais-je déjà vu ? Je suis tellement amnésique. Et sur la pente, une pauvre petite fleur, autre- fois appelée érotique puérile. Comme un soldat disparu. » Un appel à Pasolini et sa Divine mimésis, sa remontée des enfers sur la dure pente fienteuse pour atteindre le purgatoire, sur la plage d’Ostia.
6 Guy Hocquenghem, dans son livre Les Petits garçons, Albin Michel, 1983, raconte l’affaire.
7 Dans le film, tous les jeunes ont évidemment plus de 15 ans, comme la Lolita de Kubrick, sinon, le film aurait été interdit.
8 Jacques Lacan, « Note sur l’enfant 1969 », rédigé par Jenny Aubry à partir de notes manuscrites que Lacan lui a données, dans son livre Enfance abandonnée, Scarabée, 1983, repris dans Ornicar ? 1986, puis dans Autres écrits, Seuil, 2001, p. 373.
9 Maud Mannoni, l’Enfant arriéré et sa mère, Seuil, 1964, L’enfant, « sa maladie » et les autres, Seuil, 1967, etc.
10 René Schérer, Une érotique puérile, Paris, Galilée, 1978.
11 Françoise Dolto, Préface à Psychanalyse et famille, du Dr. David, Paris, Armand Colin, 1976.
12 Michel Tort, Fin du dogme paternel, Paris, Flammarion Aubier, 2005.
13 Jean Allouch, Éthification de la psychanalyse. Calamité, Cahiers de l’Unebévue, 1997.
14 Marcela Iacub, « L’esprit des peines et les transformations réelles du droit pénal en matière sexuelle », in « Robopsy, des lois pour les âmes, des âmes pour les lois », l’Unebévue, revue de psychanalyse, N°20, Paris, unebévue-éditeur, 2002.
15 Il ne cite aucun exemple.

La caméra et les signes / Mayette Viltard / Place publique de l’Unebévue / 23 mars / Cinéma l’Entrepôt

Problématiser, on le sait, ce n’est ni s’opposer, ni relativiser. C’est parvenir à construire une question. À la suite du film projeté le matin, je vais essayer de présenter, avec ceux qui l’auront vu, comment la machine-caméra est précieuse pour nous plonger dans les espaces où les signes travaillent sur eux-mêmes.
Opposer Deleuze&Guattari à Lacan est une absurdité. D&G sont, au contraire, parmi les très rares chercheurs qui veulent problématiser Lacan. Comme pouvait le dire Guattari, et cela, très tardivement, bien après l’événement de l’Anti-Œdipe, il y en a qui refusent de nous lire, alors qu’ils n’ont même pas commencé à lire Lacan.
On connaît Logique du sens et Différence et répétition, qui forment (non sans les autres textes de Deleuze, bien sûr,) un préalable à l’entrée de Deleuze dans la problématisation de Lacan, et l’on admet que, sans ces lectures, on rate les bases des quatre livres de D&G : les deux Capitalisme et schizophrénie : l’Anti-Œdipe et Mille Plateaux, le Kafka, et Qu’est-ce que la philosophie ? On donne généralement moins d’importance, sinon aucune, aux deux textes que j’appellerai « fondamentaux » de Guattari, qui sont « D’un signe à l’autre » et « Machine et structure ».
Pourtant, à propos de ces deux textes, Deleuze a écrit, à la fin de « Trois problèmes de groupe » qui est un texte présentant Psychanalyse et transversalité :
« Ce livre doit être pris comme le montage ou l’installation, ici et là, de pièces et rouages d’une machine. Parfois des rouages tout petits, très minutieux, mais en désordre, et d’autant plus indispensables. Machine de désir, c’est-à-dire de guerre et d’analyse. C’est pourquoi l’on peut attacher une importance particulière à deux textes, un texte théorique où le principe même d’une machine se dégage de l’hypothèse de la structure et se détache des liens structuraux (« Machine et structure »), un texte-schizo (« D’un signe à l’autre ») où les notions de « point-signe » et de « signe-tache » se libèrent de l’hypothèse du signifiant. »
Erreur d’en déduire que « se dégager de l’hypothèse de la structure », « se détacher des liens structuraux », « se libérer de l’hypothèse du signifiant », signifieraient abandonner la structure et le signifiant. Pas du tout.
En effet, pour Guattari, problématiser le trait unaire (« un bata- clan à la 6-4-2 ») et s’engager dans la diversité des régimes de signes est une lecture de la séance « historique » du 6 décembre 1961 de Lacan, tout comme problématiser la structure est une lecture de la position de Lacan sur la machine comme « matérialisant le rapport du sujet au signifiant » (séance non moins historique du 8 décembre 1954, à laquelle il faut ajouter la fin du texte des Écrits « Subversion du sujet et dialectique du désir » (septembre 1960), répété dans la séance du 11 janvier 1961 du séminaire sur le Transfert).
Ceci pour en venir à ce fait que si la psychanalyse ne s’engage pas dans ces problématisations, je vais reprendre là aussi le texte de Deleuze présentant Psychanalyse et transversalité, la psychose va rester à l’horizon de la psychanalyse comme la véritable source de son matériel clinique tout en en étant exclue, et la psychiatrie de secteur, avec son quadrillage de quartier et sa triangulation planifiée, risque de nous faire bientôt regretter les asiles fermés d’autrefois.
Pratiquer la psychanalyse avec le signifiant sans le signe, et la structure sans la machine, ramène à l’insidieuse facilité du pernépsy, grâce à laquelle le névrosé se neutralise-normalise avec l’Œdipe, (une pensée « inerte », dit Whitehead, caractérise une idée sous le régime de l’image dogmatique de la pensée), le psychotique va à l’hôpital psychiatrique se détériorer, et le pervers va en prison pour être puni. D’où le choix du film présenté aujourd’hui, un montage, une installation, un vrai film, pas une narration psychomerdo pour faire pleurer dans les chaumières sur les vieux, les fous, les enfants, avec les deux cocos Oscar et César.
La conscience et son binarisme n’a jamais pu entrer dans les systèmes que Freud élaborait, il en restait au « devenir-conscient ». Mais si l’on veut approfondir cette magnifique question des D&G sur les devenir-x, où va-t-on aller ? Ce sont les pervers qui apportent le changement social, comme l’affirment Freud et Barjot. Si on répudie le binarisme, comment penser la sexualité ? le pas-tout- pas-tout ? Il y a une proposition dans Mille Plateaux : « La sexualité est la production de n sexes qui sont autant de devenirs incontrôlables ». Si l’on met les variables elles-mêmes en état de variation continue, on est dans un espace lisse, c’est-à-dire un espace du plus petit écart, un espace de points infiniment voisins, dont les raccordements de voisinages sont indépendants de toute voie déterminée. Le nœud borroméen transformerait-il l’impérial RSI en nomade malgré tous les efforts de Lacan pour le dompter, le fixer, et le rendre apte à supporter la métaphore ?
Mayette Viltard
la Caméra et les signes
Organisé par la revue l’Unebévue
samedi 23 mars à l’Entrepôt, 7 à 9 rue Francis de Pressensé Paris 14ème
matin 9h30 à12h salle de ciné
après-midi 14h à 16h30 à la Galerie verte
Participation aux frais 10 euros / tarif réduit 5 euros

Voir site ELP
La caméra et les signes / Mayette Viltard / Place publique de l'Unebévue / 23 mars / Cinéma l'Entrepôt dans Cinéma 1
Quelques lectures :
Deleuze Logique du sens / Différence et répétition
Deleuze & Guattari Capitalisme et schizophrénie : l’Anti-Œdipe et Mille Plateaux / Kafka / Qu’est-ce que la philosophie ?
Guattari Psychanalyse et transversalité (réed. la Découverte) / D’un signe à l’autre (1961-1966) / Machine et structure (1969) / Trois problèmes de groupe (de Deleuze)
Lacan Séminaire Le Moi, séance du 8 décembre 1954 / L’identification séance du 6 décembre 1961, site elp
Dans les Écrits : « Subversion du sujet et dialectique du désir » (septembre 1960)
et 11 janvier 1961 du séminaire sur le Transfert.
On peut allonger la liste : l’Instance de la lettre dans l’inconscient (1957)
Trois problèmes de groupe sur le Silence qui parle : 1 et 2
2 anti-oedipe dans Dehors

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