Archive pour la Catégorie 'Guattari'

Page 9 sur 22

La caméra et les signes / Mayette Viltard / Place publique de l’Unebévue / 23 mars / Cinéma l’Entrepôt

Problématiser, on le sait, ce n’est ni s’opposer, ni relativiser. C’est parvenir à construire une question. À la suite du film projeté le matin, je vais essayer de présenter, avec ceux qui l’auront vu, comment la machine-caméra est précieuse pour nous plonger dans les espaces où les signes travaillent sur eux-mêmes.
Opposer Deleuze&Guattari à Lacan est une absurdité. D&G sont, au contraire, parmi les très rares chercheurs qui veulent problématiser Lacan. Comme pouvait le dire Guattari, et cela, très tardivement, bien après l’événement de l’Anti-Œdipe, il y en a qui refusent de nous lire, alors qu’ils n’ont même pas commencé à lire Lacan.
On connaît Logique du sens et Différence et répétition, qui forment (non sans les autres textes de Deleuze, bien sûr,) un préalable à l’entrée de Deleuze dans la problématisation de Lacan, et l’on admet que, sans ces lectures, on rate les bases des quatre livres de D&G : les deux Capitalisme et schizophrénie : l’Anti-Œdipe et Mille Plateaux, le Kafka, et Qu’est-ce que la philosophie ? On donne généralement moins d’importance, sinon aucune, aux deux textes que j’appellerai « fondamentaux » de Guattari, qui sont « D’un signe à l’autre » et « Machine et structure ».
Pourtant, à propos de ces deux textes, Deleuze a écrit, à la fin de « Trois problèmes de groupe » qui est un texte présentant Psychanalyse et transversalité :
« Ce livre doit être pris comme le montage ou l’installation, ici et là, de pièces et rouages d’une machine. Parfois des rouages tout petits, très minutieux, mais en désordre, et d’autant plus indispensables. Machine de désir, c’est-à-dire de guerre et d’analyse. C’est pourquoi l’on peut attacher une importance particulière à deux textes, un texte théorique où le principe même d’une machine se dégage de l’hypothèse de la structure et se détache des liens structuraux (« Machine et structure »), un texte-schizo (« D’un signe à l’autre ») où les notions de « point-signe » et de « signe-tache » se libèrent de l’hypothèse du signifiant. »
Erreur d’en déduire que « se dégager de l’hypothèse de la structure », « se détacher des liens structuraux », « se libérer de l’hypothèse du signifiant », signifieraient abandonner la structure et le signifiant. Pas du tout.
En effet, pour Guattari, problématiser le trait unaire (« un bata- clan à la 6-4-2 ») et s’engager dans la diversité des régimes de signes est une lecture de la séance « historique » du 6 décembre 1961 de Lacan, tout comme problématiser la structure est une lecture de la position de Lacan sur la machine comme « matérialisant le rapport du sujet au signifiant » (séance non moins historique du 8 décembre 1954, à laquelle il faut ajouter la fin du texte des Écrits « Subversion du sujet et dialectique du désir » (septembre 1960), répété dans la séance du 11 janvier 1961 du séminaire sur le Transfert).
Ceci pour en venir à ce fait que si la psychanalyse ne s’engage pas dans ces problématisations, je vais reprendre là aussi le texte de Deleuze présentant Psychanalyse et transversalité, la psychose va rester à l’horizon de la psychanalyse comme la véritable source de son matériel clinique tout en en étant exclue, et la psychiatrie de secteur, avec son quadrillage de quartier et sa triangulation planifiée, risque de nous faire bientôt regretter les asiles fermés d’autrefois.
Pratiquer la psychanalyse avec le signifiant sans le signe, et la structure sans la machine, ramène à l’insidieuse facilité du pernépsy, grâce à laquelle le névrosé se neutralise-normalise avec l’Œdipe, (une pensée « inerte », dit Whitehead, caractérise une idée sous le régime de l’image dogmatique de la pensée), le psychotique va à l’hôpital psychiatrique se détériorer, et le pervers va en prison pour être puni. D’où le choix du film présenté aujourd’hui, un montage, une installation, un vrai film, pas une narration psychomerdo pour faire pleurer dans les chaumières sur les vieux, les fous, les enfants, avec les deux cocos Oscar et César.
La conscience et son binarisme n’a jamais pu entrer dans les systèmes que Freud élaborait, il en restait au « devenir-conscient ». Mais si l’on veut approfondir cette magnifique question des D&G sur les devenir-x, où va-t-on aller ? Ce sont les pervers qui apportent le changement social, comme l’affirment Freud et Barjot. Si on répudie le binarisme, comment penser la sexualité ? le pas-tout- pas-tout ? Il y a une proposition dans Mille Plateaux : « La sexualité est la production de n sexes qui sont autant de devenirs incontrôlables ». Si l’on met les variables elles-mêmes en état de variation continue, on est dans un espace lisse, c’est-à-dire un espace du plus petit écart, un espace de points infiniment voisins, dont les raccordements de voisinages sont indépendants de toute voie déterminée. Le nœud borroméen transformerait-il l’impérial RSI en nomade malgré tous les efforts de Lacan pour le dompter, le fixer, et le rendre apte à supporter la métaphore ?
Mayette Viltard
la Caméra et les signes
Organisé par la revue l’Unebévue
samedi 23 mars à l’Entrepôt, 7 à 9 rue Francis de Pressensé Paris 14ème
matin 9h30 à12h salle de ciné
après-midi 14h à 16h30 à la Galerie verte
Participation aux frais 10 euros / tarif réduit 5 euros

Voir site ELP
La caméra et les signes / Mayette Viltard / Place publique de l'Unebévue / 23 mars / Cinéma l'Entrepôt dans Cinéma 1
Quelques lectures :
Deleuze Logique du sens / Différence et répétition
Deleuze & Guattari Capitalisme et schizophrénie : l’Anti-Œdipe et Mille Plateaux / Kafka / Qu’est-ce que la philosophie ?
Guattari Psychanalyse et transversalité (réed. la Découverte) / D’un signe à l’autre (1961-1966) / Machine et structure (1969) / Trois problèmes de groupe (de Deleuze)
Lacan Séminaire Le Moi, séance du 8 décembre 1954 / L’identification séance du 6 décembre 1961, site elp
Dans les Écrits : « Subversion du sujet et dialectique du désir » (septembre 1960)
et 11 janvier 1961 du séminaire sur le Transfert.
On peut allonger la liste : l’Instance de la lettre dans l’inconscient (1957)
Trois problèmes de groupe sur le Silence qui parle : 1 et 2
2 anti-oedipe dans Dehors

L’expérience urbaine de l’ayahuasca au Brésil / Clara Novaes, Olivier Taïeb, Marie Rose Moro / Chimères n°78 / Soigne qui peut (la vie)

L’un des traits distinctifs du chamanisme amazonien est le recours aux plantes psychoactives induisant des transes, des « vols de l’âme » et des visions. Les Curanderos, les Pajés ou chamans exercent un rôle important pour assurer la santé dans leur communauté. Ils ont le pouvoir de guérir. Pour faire l’intermédiaire entre le monde des humains et le monde invisible, celui des esprits, ils se servent d’un certain nombre de plantes appelées doctores, « plantes maîtresses » ou encore « plantes qui enseignent ». Les plantes ont un pouvoir ; elles font voir et partagent un savoir. Dans la cosmologie animiste amazonienne, les plantes peuvent « enseigner1 » aux chamans comment diagnostiquer et soigner les maladies, comment utiliser les plantes médicinales et d’autres outils soignants tels que les chants (Icaros), les percussions, l’extraction du mal par succion de la partie malade, les fumigations de tabac sur le malade, etc. C’est grâce à l’aide des esprits de certaines plantes que le chaman est capable d’acquérir ses pouvoirs.
Ainsi, différentes ethnies indiennes de l’Amazonie brésilienne, péruvienne, colombienne et équatorienne ont une longue tradition d’usage des plantes dont l’ayahuasca, plante fondamentale du chamanisme du bassin amazonien de par ses propriétés psychoactives puissantes. L’anthropologue Luis Eduardo Luna2 a recensé quelque soixante-douze peuples utilisateurs d’ayahuasca en Amazonie Occidentale. En langue quechua le mot ayahuasca désigne le breuvage obtenu par la décoction d’au moins deux végétaux : Banisteriopsis Caapi (une liane) et Psychotria Viridis (feuille d’un petit arbuste). Selon le contexte, aya désigne le cadavre, le défunt, et huasca, la corde ou la liane. Les métis amazoniens appellent souvent cette plante « la médecine » (le remède) ou encore « la purga » (la purge) qui, par ailleurs, est une dimension essentielle de l’expérience qu’elle entraîne. En plus d’induire un état visionnaire, introspectif, l’ayahuasca purge. Généralement, ses effets durent entre 4 et 6 heures.
Ce « thé » amer, de couleur marron, au goût déplaisant, contient des alcaloïdes psychoactifs très puissants, dont la DMT (la diméthyltryptamine) et l’harmine. La DMT est une substance proscrite par la Convention de Vienne de l’ONU de 1971 dont le Brésil et de nombreux pays du monde dont la France sont les signataires. En France, depuis 2005, tous les composants de l’ayahuasca et non seulement la DMT sont proscrits et ses pratiques sont assimilées à une « dérive sectaire ». Néanmoins, les gouvernements brésilien, américain et hol- landais reconnaissent le droit à l’usage de l’ayahuasca dans un cadre exclusivement religieux. Le breuvage est utilisé comme un « sacre- ment » dans ce que les anthropologues brésiliens3 ont appelé « les religions ayahuasqueiras », à savoir : le Santo Daime, l’União do Vegetal et la Barquinha. Si ces trois religions syncrétiques sont nées en Amazonie brésilienne dans les années 1930, c’est à partir des années 1970 qu’elles ont été « découvertes » par des voyageurs, des artistes, des intellectuels, des hippies, des personnes en quête de cure ; puis, depuis 19804, elles se sont propagées de l’Amazonie aux grandes villes brésiliennes, « adoptées » par une partie de la classe moyenne des grands centres urbains avant de se répandre à la fin des années 1980 vers différents pays du monde. En France, le mouve- ment ayahuasqueiro est davantage lié à la tradition péruvienne qu’à la brésilienne, bien que le Santo Daime existe et tente d’acquérir une légalité depuis des années.
L’expansion des expériences urbaines de l’ayahuasca
Au Brésil, grâce au mouvement moderniste des années 1920 et au « manifeste anthropophage » de l’écrivain Oswald de Andrade, la notion d’anthropophagie en tant que métaphore a gagné un sens profane. Celui-ci postulait que, tout comme les indiens Tupinambás (du moins comme les artistes l’ont pensé), on cherche à dévorer, de l’autre, ce qui peut être affirmatif pour soi. En ce sens, nous avons relevé la présence d’une dimension « anthropophage » dans la scène ayahuasqueira brésilienne dans la mesure où les ayahuasqueiros n’hésitent pas à « avaler » des spiritualités provenant de traditions très diverses pour composer leurs expériences, le Santo Daime étant l’exemple le plus emblématique. Avec l’ayahuasca nous assistons à l’exportation d’une spiritualité qui condense, par le biais de la bois- son d’origine indigène, une certaine idée d’un « nouveau monde » duquel proviennent un certain savoir, l’incarnation d’une certaine possibilité spirituelle, des « effets » rapides, visibles, viscéraux.
Si au XIXe siècle on pouvait penser que les pratiques chamaniques de sociétés dites traditionnelles allaient disparaître, écrasées par les religions des pays dominants, au fil du XXe siècle et plus particulière- ment depuis les années 1960, nous avons assisté non seulement à la vive résistance de ces pratiques aux colonisations, mais aussi à l’intérêt grandissant de la part du monde occidental5.
Le néo-chamanisme ou chamanisme urbain est l’appellation donnée au mouvement ayant succédé à la contre-culture occidentale des années 1960 et qu’on peut inscrire dans la mouvance New Age – courant spirituel apparu dans le Zeitgeist des années 1960 et 1970. Le néo-chamanisme se caractérise par une grande plasticité intègrant le chamanisme traditionnel amazonien à tout un éventail d’approches psycho-spirituelles occidentales très hétéroclites. Nous retrouvons, tant dans le néo-chamanisme que dans le New Age, une mouvance mystique-ésotérique qui propose des systèmes dynamiques de type holiste (du grec o holos : entier) : chaque chose, chacun, porte en soi le tout.
De nos jours, les chamanismes urbains connaissent de nouveaux agencements et une expansion bien au-delà des frontières de l’Amérique Latine. Dans toutes les grandes villes du monde occidental existent des groupes, voire des religions ayant un but artistique, thérapeutique, médicinal ou spirituel, inscrits dans la démarche du « développement personnel », qui font un usage rituel des substances psychoactives, telles que la mescaline, l’iboga, des champignons et notamment l’ayahuasca, la plus en vogue.
L’ayahuasca exerce une grande fascination sur le monde contemporain comme en témoignent l’intérêt porté aux rituels brésiliens du Santo Daime et l’União do Vegetal. Que l’on pense au travail destiné à soigner les toxicomanes par le biais de l’ayahuasca mis en œuvre par le médecin français Jacques Mabit dans le Centre Takiwasi au Pérou ; à la fréquentation de toute la région d’Iquitos au Pérou par des voyageurs du monde entier en quête de découvrir les pouvoirs curatifs et autres attribués à la plante amazonienne ; au déplacement des chamans à l’étranger pour réaliser des stages ponctuels, etc. L’internet sert de « canalisateur » ; il est devenu un instrument important de propagation de ces nouveaux usages et a contribué à constituer un réseau international qui ne cesse de se développer.
Les réinventions ayahuasqueiras contemporaines envisagent le chamanisme comme une voie spirituelle universaliste et accessible à tout le monde, et non plus réservée aux seules cultures traditionnelles. Dans le chamanisme urbain moderne, le but principal est l’émancipation [empowerment] personnelle des pratiquants, le rôle de la communauté ayant une importance moindre par rapport au contexte chamanique traditionnel6. Les expériences restent collectives et rituelles, mais l’idée du travail individuel de chacun vers son évolution spirituelle prend le dessus comme dans plusieurs courants New Age. Ces mouvements individuels influeraient par la suite sur le social. Contrairement à certaines traditions indigènes de l’ayahuasca, où seul le chaman prend la boisson pour soigner le groupe ou un patient, dans les agencements urbains ayahuasqueiros, chacun est invité à être son propre chaman, à entrer dans un « devenir chaman » en vue de sa propre guérison, de la rencontre avec le divin ou d’une « auto-connaissance » personnelle. Celui qui « sert le thé » pendant les rituels est là davantage pour veiller à leur bon déroulement que pour médiatiser le processus du buveur (le rôle traditionnel des curanderos).
Le chamanisme est ainsi spiritualisé7 et « thérapeutisé », centré sur l’expérience personnelle et le vécu du monde intérieur. Il intègre plu- sieurs questions qui traversent une certaine subjectivité contemporaine. Ce phénomène transculturel, pensé avec Giorgio Agamben8 comme ce qui, dans le présent, survit de l’archaïque, nous conduit à nous interroger sur le monde contemporain.

(…)
Capter les forces affirmatives de cette expérience reviendrait à dire : « avaler, oui, mais pas n’importe comment ». Cela a également à voir avec le temps de l’anthropophagie, qui n’est pas celui d’une simple consommation de l’altérité, tel un produit de plus du marché. Pensons à la mise en garde d’Oswald de Andrade dans son manifeste : « Nous sommes contre tous les importateurs de conscience- en-boîte » ! L’un des dangers de ces expériences est celui d’une identification idéalisante avec les images des mondes proposées par tel ou tel catalogue spirituel. Ces images (mirações) deviennent précieuses à partir du moment où elles favorisent la production de subjectivité, un travail d’imagination et d’élaboration. Autrement dit, à condition qu’elles ne soient pas capturées par le diktat actuel du tout montrer, tout dire, tout faire voir, obscènes dans le sens de « hors scène fantasmatique ». Si l’ayahuasca semble faire voir ce que l’on ne voit pas dans un état ordinaire, il faut cependant éviter de se laisser aveugler par un nombre trop important d’images qui, très accélérées, peuvent vite déborder et devenir envahissantes. Car le sensible, intensifié à ce point, risque de manquer d’un minimum d’intelligibilité. Cela touche à la question des vitesses des intensités ; afin d’éviter ce que nous appelons des « arythmies subjectives », un trouble du rythme, il faut de la prudence (dans le sens de Spinoza).
Que peut un corps ?
L’expérience de l’ayahuasca traverse des zones d’inconnu, d’étrangeté, d’ambiguïté et de contradictions ; elle est faite d’accélération de vitesses, de déterritorialisations qui peuvent s’avérer dangereuses. D’ailleurs, personne ne nie les éventuels dangers d’aller si loin dans ce « scrutage » de soi et du monde. Arpenter cette zone qui s’incarne dans le corps même des expérimentateurs demande une grande prudence afin qu’ils ne s’y perdent pas mais qu’au contraire, ils puissent construire des lignes qui dessinent et affirment l’existence. Deleuze disait que nous ne savons jamais d’avance qui nous sommes ; à vrai dire, avec l’ayahuasca il en est de même. C’est précisément pour cette raison qu’il faut un allié (Deleuze, lors d’un cours à Vincennes, disait cela en parlant d’un livre de Castaneda et de ses apprentissages avec le peyotl) dans cette démarche d’apprentissage, que ce soit le cadre rituel, la personne responsable, la plante elle-même, etc. Cet allié occupe le point de départ de tout un agencement capable de fonctionner sur le corps de celui qui l’éprouve. La question est de savoir si une intensité convient à quelqu’un et s’il peut la supporter. Si accroître son territoire existentiel passe par une déterritorialisation déclenchée par l’ayahuasca, encore faut-il pouvoir la réterritorialiser.
Dans l’expérience de l’ayahuasca, la traversée de ces zones d’indiscernabilité, d’indécision et d’ambiguïté que nous réservent les flux de la vie est intensifiée dans cet enchevêtrement de l’(in)actuel et de l’archaïque qui caractérise la période contemporaine en demandant toujours : que peut un corps ?
Clara Novaes, Olivier Taïeb, Marie Rose Moro
l’Expérience urbaine de l’ayahuasca au Brésil / 2013
Extraits du texte publié dans Chimères n°78 / Soigne qui peut (la vie)
Sur le Silence qui parle : Soigne qui peut / Valérie Marange
S’abonner à Chimères :
Abonnement en ligne : cliquer ICI
Télécharger le bulletin d’abonnement papier :

fichier pdf 194_828_Chimeres 2012-HR
L'expérience urbaine de l'ayahuasca au Brésil / Clara Novaes, Olivier Taïeb, Marie Rose Moro / Chimères n°78 / Soigne qui peut (la vie) dans Chimères ayahuasca

Le contrat / Noelle Lasne / Chimères n°78 / Soigne qui peut (la vie)

Il y a dix ans, j’ai signé un étrange contrat : je m’engageais à ne pas soigner. En choisissant de devenir médecin du travail, je devenais interdite de soins. Je renonçais à l’une des prérogatives essentielles du corps médical : la prescription. Plus d’ordonnance. Plus de pansements ni de sutures, plus d’onguent sur les plaies, plus d’enfant qui se tortille dans mon cabinet, plus de fièvre à faire tomber. Me voilà privée de la panoplie ordinaire du soin. En dehors de la trousse d’urgence, il ne me reste qu’un stéthoscope, un tensiomètre, et la clinique des mains. Celle-ci est limitée à certaines parties du corps : plus de spéculum ni de toucher vaginal, plus d’hémorroïdes, plus de tympan en feu. Le corps qui m’est imparti est limité au corps au travail. Je me trouve dans un espace nu, où même le désir de consulter n’existe pas. On vient me voir parce qu’on est convoqué. On ne m’a pas choisie. On ne m’a rien demandé. Mais s’agit-il vraiment un espace nu ? N’est ce pas plutôt un espace désencombré ? Dans cet espace, je le constate tous les jours, il y a soin. Je soigne.
Alors qu’est ce que le soin ?
Au début de ma pratique, il y a d’abord eu cette périodicité mystérieuse des visites de médecine du travail. Tous les ans tombe cette convocation, quelquefois précédée d’une visite d’embauche au moment de l’entrée dans l’entreprise. Ce contexte particulier m’incite à demander à chacun comment s’est passée l’année qui vient de s’écouler depuis notre dernière rencontre. On ne peut pas tout me raconter en détail, alors on trie les événements qui paraissent les plus importants. J’ai eu un enfant, mon mari a perdu son travail, ma fille aînée a quitté la maison, ma mère est morte. Les naissances et les morts rythment les consultations de médecine du travail, là où personne ne les attendait. On parle de la longue maladie de son père, de ses derniers moments, de l’appartement qu’il faut vider, et des reproches que l’on se fait. On parle de ce qui s’est cassé depuis, de ce qui ne se remet pas en marche. On parle de ses frères et sœurs, quand on en a, ceux qui étaient là, et ceux qui ne sont jamais venus. On parle du parent qui reste, de l’inquiétude qu’il suscite, de la charge qu’il représente, du couple qui brinquebale parce que l’on n’est pas disponible. Retour arrière dans le rétroviseur. Madame Ledu, femme de ménage de 62 ans, qui a perdu son mari cette année me confie en riant sous cape qu’elle va tous les jours au cimetière pour lui parler, mais en cachette de ses enfants, qui trouvent que c’est mauvais pour elle. Elle est très satisfaite du tour qu’elle leur joue. Elle ne veut pas leur faire de peine en évoquant leur père, alors elle ne leur parle pas de son mari. C’est à vous que je parle me dit- elle. Nous déambulons tranquillement sous le cerisier de la maison où elle voulait vieillir avec son mari, dont elle fait une donation à ses enfants, puis nous quittons la maison pour rejoindre l’école, où elle fait le ménage depuis 40 ans, où elle se réjouit déjà de retrouver « les copines », quelques mois avant sa retraite. Madame Ledu a été opérée du poumon il y a plus de 18 mois, et rien ne l’oblige vraiment à reprendre le travail, mais elle en a envie, elle ne veut pas partir « comme ça ».
Cette envie-là vaut de l’or, je le sais, alors je l’écoute me dire qu’elle a déjà tout organisé, ses copines vont l’aider, elle n’aura pas de choses lourdes à porter docteur je vous assure j’ai tout prévu, son visage s’anime de la vie qui revient, à l’idée d’entendre à nouveau le bruit des enfants et de reprendre ses balais. La dernière fois que je l’ai vue elle avait au moins cent ans, elle vient de retrouver son âge, et là, j’en suis certaine, nous prenons ensemble soin de sa vie.
Peu à peu j’ai acquis un sentiment plus précis de cet espace du soin, la preuve de son existence physique, et comme le dessin de son emplacement. Je ne sais pas encore si c’est juste une tente que l’on installe avec des piquets là ou on trouve une place libre, un espace facultatif en quelque sorte, un espace que l’on trimballe avec soi. Ou bien un espace que nous sécrétons ensemble, moi et le patient. Ce patient qui s’assoit et me dit en souriant : « Je sais que vous n’allez pas être contente » ou « Je crois que je vais me faire engueuler » reconstruit, en quelques mots, l’espace dont nous avons besoin pour qu’il y ait désir et pour qu’il y ait soin.
Ces mots m’indiquent que nous pouvons reprendre notre conversation là où nous l’avions laissée. Entre-temps il y a eu des hospitalisations, de nouvelles opérations, des professeurs éminents ont donné leur avis, des spécialistes sont intervenus qui ont changé le cours des choses plus que je ne le ferai jamais. Et pourtant, en me disant « je sais que vous n’allez pas être contente », le patient plante sa tente : il me rappelle que nous avons passé un accord, qui, globalement, lui permet de rester du côté de la vie, malgré les difficultés qu’il rencontre. Il me dit qu’il sait que nous avons passé cet accord, que cet accord propose une perspective, qu’il y a une perspective. Qu’il veut, et qu’il ne veut pas. Il me dit qu’il connaît ma position, qu’il s’en rappelle, et que la sienne connaît des fluctuations. Il me dit qu’il conserve la liberté de faire d’autres choix. Dans cette phrase il y a tous les savoirs réunis : le savoir de notre relation, le savoir du savoir – on sait qu’on sait ce qu’il faut faire pour aller mieux – le savoir et le plaisir de la transgression, le savoir de la volonté claire du médecin à votre encontre. Si je suis supposée me mettre en colère, c’est que ma position est très clairement identifiée.
De quoi s’agit-il ? S’agit de ce qu’on appelle communément la santé ? Oui, si l’on admet, contrairement au postulat dans lequel j’ai été formée, que la santé n’est pas une valeur en or. Et qu’il s’agit, jus- tement, de ré-étalonner les valeurs. Est-il si urgent de retourner travailler un mois après un infarctus grave ? Est-il indispensable de continuer à faire de la manutention lourde, simplement parce que l’on craint le regard de ses collègues ? Mais si l’on a 57 ans et que l’on n’a jamais fait d’études, que l’on est manutentionnaire depuis 30 ans, n’est ce pas une vision réaliste de ce qui vous attend ? Est-il inévitable de ne bientôt plus pouvoir se servir de sa main droite parce que l’on refuse une opération qui vous immobiliserait ? Mais si l’on est en contrat à durée déterminée et que l’on espère une embauche, n’est ce pas en effet raisonnable ? Est-ce acceptable de laisser son bébé à quatre heures du matin chez sa sœur qui elle, l’emmènera à la crèche à six heures trente, et de recommencer le soir, pour gagner 150 euros de plus par mois ? Doit-on se rendre malade parce que sa hiérarchie ne considère jamais l’effort accompli et ne reconnaît pas votre travail ? Est-il légitime d’en souffrir à ce point ? Faut-il venir travailler dépouillé de ses émotions et de sa dignité pour supporter ce que l’on vous impose ? Faut-il accepter jusqu’à plus soif les ateliers de coaching et les séances d’entraînement managérial qui vous permettront de faire, dans les règles et plus longtemps, ce que vous ne supportez plus de faire ?
Voilà de quelles vraies contradictions il s’agit. La santé n’est pas une momification du vivant, un modèle abstrait dont seraient absentes les contradictions fondamentales des humains et les transactions infinies auxquelles donnent lieu ces contradictions. Je suis le spectateur, et quelquefois coacteur, de ces transactions. J’essaie de maintenir, de donner une forme, de dessiner une direction, de délimiter, de circonscrire et de protéger une marge où chacun pourrait se reconnaître et rester vivant. À chaque transaction visible ou délibérée, dès lors qu’il s’agit du travail, je signe une garantie.
Mes chemins pour réparer les blessures sont certes différents de ceux que j’ai pris lorsque j’étais médecin généraliste. Quelque fois il s’agit juste de RALENTIR quelque chose, de restaurer un temps : un temps pour la douleur, un temps pour le deuil, un temps de convalescence, un temps pour la fatigue, un repli stratégique. Quelquefois il s’agit de combattre : monter à l’assaut, réclamer ses droits, exiger d’être entendu et pris en compte. Le plus souvent, dans le monde du travail, soigner consiste à permettre à chacun de refaire des choix là où il ne semble plus y en avoir aucun.
Réparer ne veut pas dire clore. Réparer ne veut pas dire faire la chasse au moindre symptôme, réparer ne veut pas dire colmater toutes les brèches pour restaurer l’ordre de la santé, mais peut être, au contraire, laisser vivre les effractions. C’est là que se trouve l’espace de prescription secrète d’un médecin du travail : qu’est ce qui reste possible dans la multitude des obligations ? Qu’est ce qu’il reste de liberté dans l’ordre des contraintes ? Soigner serait juste désigner une direction, privilégier une perspective, éclaircir les enjeux. Faire un projet, même modeste, aller vers un horizon, même si c’est celui d’une retraite en invalidité, poursuivre à nouveau un objectif qui vous soit propre dans l’inexorable enchaînement des journées et des jours.
Noelle Lasne
le Contrat / 2013
Extrait du texte publié dans Chimères n°78 / Soigne qui peut (la vie)
Sur le Silence qui parle : Soigne qui peut / Valérie Marange
S’abonner à Chimères :
Abonnement en ligne : cliquer ICI
Télécharger le bulletin d’abonnement papier :

fichier pdf 194_828_Chimeres 2012-HR
Le contrat / Noelle Lasne / Chimères n°78 / Soigne qui peut (la vie) dans Chimères fendue

1...7891011...22



boumboumjames |
femmeavenirhomme |
Toute une vie... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Warhol l'avait dit...un qua...
| juliette66
| les bonnes "occaz" de Murielle