Sentir
Dans la Spirale, le récit qui clôt la singulière suite d’histoires de Cosmicomics (1), Italo Calvino nous fait participer au voyage statique d’un mollusque à travers 700 millions d’années. Être informe accroché à son rocher, encore sans coquille, on assiste à la transformation du futur gastéropode faisant advenir la merveilleuse spirale de son enveloppe calcaire colorée. Son point de vue de mollusque se construit à partir du magma de sensations produit par le milieu marin, le va-et-vient des vagues sur cet organisme encore si peu organisé (se limitant à un anus et une bouche, absorbant et expulsant dans un rythme nonchalant le liquide qui transporte des micro- organismes) : « Je n’avais pas de forme, c’est-à-dire que je ne savais pas que j’en avais, ou, si vous voulez, je ne savais pas qu’on pût en avoir une. Je grandissais en somme par tous les côtés, au hasard ».
Donc un moi qui advient par sympathie sensitive avec un milieu. Un moi qui est pure individuation. Et c’est l’aspect comique de ce point de vue cosmique que doit traduire dans le langage un autre être individué qui s’appelle Calvino, les pensées et les rêveries possibles d’un être sans pensée, car sans cerveau pour organiser la pensée à l’âge des premières sensations d’un mollusque « grandissant de tous les côtés ».
Le mollusque qui nous informe de ses émois, se nomme lui-même célibataire ; on pourrait dire qu’il est un bel exemple d’autopoïèsis. Mais l’histoire prend un tour palpitant au moment où d’étranges communications débutent avec un autre existant semblablement asexué qui vont produire un processus de sexuation générique des êtres mollusques (la reconnaissance d’un mollusque autre et la relation entre mollusques semblablement singuliers et coalescents avec leur milieu). Comment s’opère ce processus de co-individuation ? Toujours à travers la transmission de vibrations par l’élément marin, puis l’émission de substances discriminables, puis la surprenante sécrétion calcaire formant la coquille qui enferme le corps du mollusque pour attirer l’attention. Et enfin, le saut vers une coquille de mollusque qui, au bout du conte cosmologique, fait advenir l’œil chez d’autres êtres susceptibles de regarder le merveilleux exosquelette. Car, comme le dit le mollusque lui-même : « la coquille ainsi était en mesure de produire des images visuelles de coquilles, qui sont des choses très semblables – pour autant qu’on le sache – à la coquille elle-même, sauf que tandis que la coquille est ici, elles, se forment par ailleurs, et par exemple sur une rétine ».
Et que faire de la capacité à « émettre ou à refléter des vibrations lumineuses dans un ordre distinct et reconnaissable » ? Captiver un autre être contraint, ou aspirant (qui pourrait le dire ?), à développer un organe accueillant la beauté de la forme et des couleurs irisées de la coquille : l’œil et un système compliqué qui aboutit à un encéphale chez d’autres êtres de nature.
Le récit nous transporte finalement sur une plage à la fin des années 1960, avec des baigneurs et des baigneuses se regardant, joyeux, des seiches aux yeux globuleux, des crevettes avec leurs yeux saillants et pédonculés, des goélands aux yeux inexpressifs, un capitaine au long cours fixant de son regard peut-être mélancolique l’horizon et celui du vendeur de glaces sur sa motocyclette scrutant de possibles clients sur la plage : « Tous ces yeux étaient les miens. C’est moi qui les avais rendus possibles : j’avais eu le rôle actif [...]. Et au fond de chacun de ces yeux j’habitais, ou, si vous voulez, un autre moi-même y logeait, une de mes images, et elle se rencontrait avec son image à elle (la coquille), la plus fidèle de ses images à elle, dans l’outre-monde qui s’ouvre en traversant la sphère semi-liquide des iris, le noir des pupilles, le palais des glaces des rétines, dans notre véritable élément qui s’étend sans rives ni frontières ».
Accordages
On peut trouver une belle isomorphie avec cette manière de « grandir de tous les côtés » dans un autre récit, celui de D. Stern dans le Journal d’un bébé (2). On en retiendra principalement que pour saisir l’émergence des expériences premières il procède par une approche éthologique. Saisir ce qu’il appelle le sentiment de soi en devenir, en tant que sentiment de coappartenance relationnelle entre l’enfant, d’autres êtres et des choses, suppose « apprendre de l’enfant le sens que revêt son expérience » (3), en faisant partie d’une situation commune. Ce récit est une tentative de construction du point de vue d’un nourrisson, par empathie sensitive avec son milieu, à partir de l’observation des expériences de co-individuation entre l’adulte et l’enfant. L’observation elle-même est processus. Elle ne peut échapper en tant que telle aux accordages multiples et amodaux qui font advenir la relation entre l’enfant et l’observateur, de la même manière qu’elle advient entre celui-là et ses parents. Il y a là une mise en tension entre un artefact théorique et ce qui doit être observé. Car s’il s’agit avant tout d’apprendre à regarder, à percevoir et à sentir, c’est qu’être affecté par la situation singulière de l’observation est la seule manière de comprendre – et ce « comprendre » ne peut avoir lieu sans « faire comprendre que l’on comprend ». Il ne s’agit pas seulement d’une apologie de l’empathie mais d’une prolongation du renouveau épistémologique qui veut que l’individuation du nourrisson (et la possibilité de la rendre intelligible à d’autres que lui) est conditionnée par l’engagement dans une situation qui devient commune, entre l’enfant, l’adulte et l’observateur (ou le psychothérapeute). Bien entendu, on est loin d’une « re-présentation » de l’enfant comme proto-sujet surgissant du magma de l’indifférencié (fusion, « toute puissance narcissique », intolérance à la frustration, clivage, morcèlement, fantasmes primordiaux, psychose originaire…) et advenant par la grâce d’une différentiation que seul l’enfant plus tard doué de parole nous permet de rendre hypothétique (4) : « Les enfants (infantes) ne peuvent savoir ce qu’ils ne savent pas, ni qu’ils ne savent pas. [...]. Si on ne réifie pas l’indifférenciation, en tant qu’attribut de l’expérience subjective de l’enfant, la situation apparaît toute différente (pour l’observateur). Bien des expériences subjectives existent, avec ce qui peut, pour l’enfant, être une clarté et une vivacité très précises. Le manque de relation entre ces expériences n’est pas remarqué » (5).
Subjectivation donc plutôt que Sujet. Comme le dit David Lapoujade à propos de l’événement, sitôt qu’on se donne un sujet « fondateur et constituant », il faut en sortir, si on veut saisir l’avènement de l’expérience non séparée de la réalité. C’est de la prison du sujet Un et de sa division instituante dont il faut sortir. Celle qui déclare la préexistence de l’unité contenant virtuellement sa division (entre le sujet et l’objet, ou encore au sein du sujet clivé dans son rapport à lui-même). On pourra parler alors plutôt d’unités de consistance là où les parties s’entretiennent entre elles par adhérence : « On dira par exemple que la lumière tient par les yeux et par la photo- synthèse des végétaux ; inversement les végétaux tiennent par la lumière. Il y a donc unité dans ce sens, mais c’est tout. Toute transcendance est ainsi récusée puisque les parties ne sont plus unifiées par une rationalité supérieure – point de vue tout extérieur ; elles s’entretiennent ensemble. Chaque chose que l’on essayera de prélever viendra avec son halo de connexions, sa région » (6). Josep Rafanell y Orra Habiter. Quelques notes / 2013 Extrait du texte publié dans Chimères n°78 / Soigne qui peut (la vie) Sur le Silence qui parle : Soigne qui peut / Valérie Marange S’abonner à Chimères :
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Extrait d’une mise en image de La Spirale d’Italo Calvino / Hervé Bernard 1 I. Calvino, Cosmicomics, Seuil, 1968, p. 139-153. 2 D. Stern, le Journal d’un bébé, Odile Jacob, 2004. 3 L. Chertok, I. Stengers, le Cœur et la Raison. L’hypnose en question, de Lavoisier à Lacan, Payot, 1989, p. 149. 4 Stern n’évoque plus la notion de stades de développement mais celle de domaines multiples et imbriqués par coalescence. 5 D. Stern, le Monde interpersonnel du nourrisson, cité par L. Chertok et I. Stengers, op. cit., p. 151. 6 D. Lapoujade, William James, Empirisme et pragmatisme, Les empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2007, p. 36-37 et p. 87.
L’ascenseur. Il y a plus de choses dans un ascenseur d’hôpital que dans toute la philosophie.
Tous, les uns contre les autres. Les regards : antennes, tentacules, pseudopodes qui se cherchent, se frôlent, se tâtent. S’attardent, se dérobent. Chaleureux ou glacés. Ça va ? Faut bien. Comme un lundi. Médecins et aides-soignantes. Hommes et femmes, blancs et noirs. Brèves rencontres. Les élèves, polycopiés de cours à la main. Internes sortants de garde, soulagés, farauds, cool, faussement décontractés. Des professeurs et des garçons de salle. Tout près, se touchant. S’ignorant. Bref coup d’œil sur le badge. Symbolique à nu. Frontières imperceptibles, présentes, douloureuses. Qui c’est ? Ah oui. En être ou pas. Tutoiement, prénoms. Salut ! Un malade sur une civière. Le patient, allongé, semble perdu. Le rassurer. Quelques mots. Et puis ne pas oublier d’acheter un journal parce qu’à la consultation faudra attendre. Combien de temps ? Sais pas. Pédiatrie, septième étage. Charlotte. Timide, apeurée. « C’est ton doudou ? – Oui d’un signe de tête. » Vite nounours disparaît. Caché derrière le dos. Jardin secret. Vie privée. Oh là ! Fausse manœuvre. Retour au sous-sol. La radio, la morgue. Max Dorra Leçons de solitude – l’hôpital / 2013 Extrait du texte publié dans Chimères n°78 / Soigne qui peut (la vie) Sur le Silence qui parle : Soigne qui peut / Valérie Marange S’abonner à Chimères : Abonnement en ligne : cliquer ICI Télécharger le bulletin d’abonnement papier : 194_828_Chimeres 2012-HR Photo : The Time That Remains (le Temps qu’il reste) / Eila Suleiman / 2009
Le temps des ritournelles : les ritournelles capitalistiques
Le temps n’est pas subi par l’homme comme quelque chose qui lui viendrait de l’extérieur.On n’a pas affaire à du temps « en général » et à de l’homme « en général ». De même que l’espace est visagéifié selon les normes et les rituels sociaux dominants, le temps est « battu » par des agencements concrets de sémiotisation : collectifs ou individués, territorialisés ou déterritorialisés, machiniques ou stratifiés. Un enfant qui chantonne dans la nuit parce qu’il a peur du noir, cherche à reprendre le contrôle d’événements qui se déterritorialisent trop vite à son gré et qui se mettent à proliférer du côté du cosmos et de l’imaginaire. Chaque individu, chaque groupe, chaque nation « s’équipe » ainsi d’une gamme de ritournelles conjuratoires. Les métiers et les corporations, de la Grèce antique, par exemple, possédaient en propre une sorte de sceau sonore, une courte formule mélodique appelée « nome ». Ils s’en servaient pour affirmer leur identité sociale, leur territoire et leur cohésion interne ; chaque membre du groupe « appartenant » au même shifter sonore, la ritournelle prenait ainsi fonction de sujet collectif et a-signifiant de l’énonciation. Tout ce que l’on sait des sociétés les plus anciennes nous indique qu’elles ne séparaient pas, comme le font les société capitalistiques, les composantes de chant, de danse, de parole, de rituel, de production, etc. (par exemple, dans les langues africaines dites « à ton », un mot changera de sens suivant que certains de ses phonèmes seront produits sur un ton aigu ou sur un ton grave). En fait, dans ce type de sociétés on se méfie d’un division trop accentuée du travail et des modes de sémiotisation. Les spécialistes – par exemple, les forgerons en Afrique – sont « localisés » au sein de castes, leur savoir-faire inquiète, il suppose certaines accointances avec les puissances magiques (2). Elles confient à des agencements hétérogènes (associant le rituel au productif, le sexuel au ludique, au politique, etc.), le soin d’effectuer les transitions de phase de la vie sociale, – du moins celles qui ont une importance collective marquée. Le diagrammatisme ne fait donc pas appel ici à une machine d’expression autonome, à des formations de pouvoir hiérarchisées qui le tiennent sous leur coupe pour capitaliser à leur profit tous les « bénéfices » de la division sociale-sémiotique du travail.
Les sociétés capitalistiques abandonnent cette méfiance à l’égard du « pur » – le pur spécialiste d’une pure matière, telle que le fer, telle que le fil du discours ou le fil de l’écriture. C’est au contraire l’hétérogène, le mixte, le flou, le dissymétrique qui les inquiètent. L’importance primordiale que prendra pour elles les composantes scripturales sera corrélative, pour ces dernières, d’un processus de simplification, et de rationalisation. En Occident, l’autonomisation de l’écriture, de la parole, du chant, de la mimique, de la danse, etc., aura pour conséquence un certain dépérissement des raffinements calligraphiques, de la richesse des traits prosodiques, des étiquettes posturales, bref, de tout ce qui donnait vie et grâce aux agencement d’expression mixtes. Chaque composante a acquis une indépendance, jalousement surveillée par des spécialistes, des vedettes, des champions… Ces transformations, dans le domaine de la musique, se sont traduites par une disparition progressive des rythmes complexes et par une binarisation et une ternarisation des rythmes de base. Cette « purification » a été également assortie d’un appauvrissement général des timbres (3), sinon des cellules méthodiques de base.
La simplification des rythmes de base de la temporalisation – ce que j’appelle les ritournelles – concourt en sens inverse des modes de consistances précédemment évoqués (4). Sous l’angle de leur consistance intrinsèque, elle conduit à un appauvrissement, à une sérialisation des agencements qu’elle affecte (dans l’univers des ritournelles capitalistiques, tout le monde vit aux mêmes rythmes et aux mêmes cadences accélérées). Sous l’angle de leur consistance inter-agencement, elle conduit, au contraire, à une multiplication infinies d’agencements d’énonciation axés sur des ritournelles spécialisées et hautement différenciées à partir de traits élémentaires. Les « nomes » des castes scientifiques, artistiques, sportives, etc., ne fonctionnent plus seulement comme signe de reconnaissance mais comme schéma rythmique de propositions machiniques, de diagrammes de toute sorte. (Le discours des mathématiciens véhiculera, par exemple, des formules complexes, des icônes relationnelles, des index d’orientation épistémologique selon des conséquences spécifiques.)
Les ritournelles capitalistiques, au même titre que les traits de visagéïté, doivent être classées parmi les micro-équipements collectifs, chargés de quadriller notre temporalisation la plus intime, et de modéliser notre rapport aux paysages et au monde vivant. Les unes et les autres ne peuvent d’ailleurs pas être séparées. Un visage est toujours associé à une ritournelle ; une redondance significative est toujours associée à un visage, au timbre d’une voix… « Je t’aime, ne me quitte pas, tu es ma terre, ma mère, mon père, ma race, la clé de voûte de mon organisme, ma drogue, je ne peux rien faire sans toi… Ce que tu es réellement – homme, femme, objet, idéal de standing – importe peu, en fait. Ce qui compte, c’est que tu me permettes de fonctionner dans cette société, c’est que tu neutralises, par avance, toutes les sollicitations des composantes de passage qui pourraient me faire sortir des rails du système. Rien ne pourra plus passer qui ne passe par toi… » C’est toujours la même chanson, la même misère secrète, quelle que soit la diversité apparente des notes et des paroles. Dès l’époque baroque, la musique occidentale a eu la prétention de devenir un modèle universel, absorbant occasionnellement et avec condescendance quelques thèmes « folkloriques ». Les musiques n’ont plus été liées à des territoires, si ce n’est sur le mode de la séduction exotique. Il y a eu désormais la Musique.
Les musiques jouées dans les cours des royautés européennes ont imposé leur loi, leurs gammes, leurs rythmes, leur conception de l’harmonie et de la polyphonie, leurs procédés d’écriture, leurs instruments… Vue de « l’extérieur », cette musique pure – déterritorialisée – semble plus riche plus ouverte, plus créatrice que les autres. Mais qu’en est-il exactement au niveau des agencements « consommateurs » individués ou collectifs ? Les ritournelles de consommation courante, qui sont les sous-produits de la musique « classique », celles qui nous tournent dans la tête toute la journée, ne se sont-elles pas, au contraire, appauvries, à mesure qu’elles se focalisent sur une énonciation individuée et que leur production se mass-médiatisait » ?
Au lieu d’être agencée à partir de systèmes territorialisés, tels que la tribu, l’ethnie, la corporation, la province, leur subjectivation s’est intériorisée et individuée sur les territoires machiniques que constituent le moi, le rôle, la personne, l’amour, le sentiment « d’appartenir à ». L’initiation aux sémiotiques du temps social ne relève plus désormais de cérémonies collectives mais de processus d’encodage, centrés sur l’individu, tendant à conférer une part toujours plus grande aux média. Ainsi, au lieu des berceuses et des comptines d’autrefois, il revient aujourd’hui à un nounours télévisuel – étalonné suivant les dernières méthodes de marketing – d’induire les rêves des enfants, tandis que des rengaines neuroleptiques sont administrées, à haute dose, aux jeunes gens et aux jeunes filles en mal d’amour… Ces rengaines, ces rythmes, ces indicatifs, ont envahi tous les modes de sémiotisation du temps ; elles constituent cet « air du temps » qui nous conduit à nous sentir « comme tout le monde » et à accepter « le monde comme il va… ». Lorsque Pierre Clastres évoque le chant solitaire d’un Indien face à la nuit, il le décrit comme tentative de sortie des processus « d’assujetissement de l’homme au réseau général des signes » (5), comme agression contre les mots en tant que moyen de communication. Parler, selon lui, n’implique pas nécessairement de « mettre l’autre en jeu ». Une telle échappée hors des redondances sociales, un tel « décollement » des ritournelles et des visagéïtés de l’altérité dominante, est devenu sans doute beaucoup plus difficile à atteindre dans des sociétés comme les nôtres vivant sous un régime général de bouillie inter-subjective, malaxant les flux cosmiques et les investissements de désir avec le quotidien le plus dérisoire, le plus borné, le plus utilitaire. Pouvons-nous même encore concevoir un mode d’existence, tel celui des Indiens d’Amazonie, qui n’exclut jamais, quel que soit son degré d’intégration sociale, un face-à-face solitaire avec la nuit et avec la finitude de la condition humaine ? Ce n’est pas tout à fait en vain que les psychanalystes structuralistes estiment aujourd’hui devoir fonder le Sujet et l’Autre sur un rapport exclusif au signifiant ! C’est bien, en effet, dans cette impasse que nous conduit l’évolution des sociétés « développées » !
On pourrait appeler « illusion moderniste » tout ce qui nous amène à apprécier notre rapport à la vie, au temps, à la pensée, aux arts… comme étant supérieur à celui des sociétés anciennes ou archaïques du seul fait qu’il est « armé » machiniquement, c’est-à-dire qu’il met en jeu d’innombrables relais instrumentaux et sémiotiques, et développe ce que Pierre Francastel appelle un « tiers monde » entre la matière et l’image. Kafka, dont il est fréquent de voir les héros se heurter à leur propre solitude sous l’espèce d’un insupportable sifflement et qui lui-même souffrait cruellement du moindre bruit, a parfaitement décrit cette inanité du répondant sonore capitalistique dans notre rapport au temps. (« … le chant a existé chez nous dans l’ancien temps, nos légendes en font mention : il nous reste même des textes de ces chansons d’autrefois, quoique personne ne puisse plus les chanter. Nous nous faisons donc une idée de ce que peut être le chant, et l’art de Joséphine ne correspond précisément pas à cette idée. Est-ce du chant ? N’est-ce pas plutôt un sifflement ? ») (7)
L’effondrement des ritournelles territorialisées nous conduit à la limite d’un sifflement trou-noir. Musique binaire s’il en fut ! Toute la musique occidentale pourrait être considérée comme une immense fugue développée à partir de cette unique note vide. Colmater le trou noir de sa folie par des ritournelles d’enfance de plus en plus évanescentes, de plus en plus déterritorialisées, faire proliférer à l’infini leurs cellules de base par d’incessantes créations mélodiques, harmoniques, polyphoniques et instrumentales ; ne fut-ce pas, d’ailleurs, le destin d’un Robert Schumann qui eut à incarner, y compris jusque dans son effondrement final, le tournant peut-être le plus décisif de la musique scripturale (8) ? Lorsque des musicologues transcrivent aujourd’hui en notations occidentales les musiques dites « primitives », ils mesurent mal le nombre de traits de singularité qu’ils ne peuvent recueillir, en particulier ceux qui concernent les rapports secrets qui les lient à des énoncés magiques ou à des rituels religieux (9). Un spécialiste qui établira par exemple le relevé des rythmes complexes caractérisant certaines de ces musiques, traduira une rupture de rythme en terme de syncope ou de contretemps. Pour lui, la base, la référence universelle, ce sera l’isorythmie. Ils oublient que les « primitifs » ne fonctionnent certainement pas à partir des mêmes machines abstraites de rythme que les nôtres ! Leur vie paraît s’agencer selon des rythmes de grande amplitude dont nous avons perdu toute capacité de repérage, hantés que nous sommes par nos propres ritournelles uniformément isorythmiques. Nous pourrions sans doute relativement mieux situer ce problème en nous reportant aux rythmes de notre enfance, aux ruptures incessantes de substance d’expression et de temporalisation qui la caractérisaient et dont nous gardons la nostalgie… Avec l’école, le service militaire et « l’entrée dans la vie » par de grands couloirs carrelés sentant l’eau de Javel, nos ritournelles ont été purifiées, aseptisées. Une étude approfondie de ce phénomène conduirait certainement à établir une corrélation entre la montée de l’illusion moderniste et le progrès de l’hygiène publique !
Nous ne prônons pas ici un quelconque retour au primitivisme de l’enfance, de la folie ou des sociétés archaïques. Si quelque chose est infantile dans nos société ce ne sont pas les enfants mais la référence des adultes à l’enfance. Ce que nous devons viser, dans une perspective schizo-analytique, ce ne sont donc pas des régressions, des fixations aux comptines du premier âge, mais le transfert dans les champs pragmatiques capitalistiques de blocs d’enfance associant des redondances de ritournelles et des redondances de visagéïté.
A mesure que les agencements territorialisés « d’origine », comme ceux de la famille élargie, des communautés rurales, des castes, des corporations, etc., ont été balayés par des flux déterritorialisés, les composantes de conscientialisation se sont accrochées et cramponnées à des objets résiduels ou des ersatz sémiotiques. (Tout un jeu d’affinités électives, ou même de filiation directe, pourrait peut-être ainsi être mis à jour entre la Dame de l’amour courtois, le puérilisme du sentiment romantique, la fascination nazie sur le sang aryen et l’idéal de standing régnant dans les sociétés développées.) Cette déterritorialisation capitalistique des ritournelles a sélectionné des traits de matière d’expression se prêtant au jeu de ce qu’on pourrait appeler la politique des extrêmes. Les noyaux machiniques des agencements de temporalisation partent, en effet, dans trois directions à la fois :
1) vers une subjectivation hyper-territorialisée, en particulier dans le domaine de l’économie domestique, en ouvrant un champ quasi-illimité à des opérations de pouvoir portant sur le contrôle des rythmes du corps, des mouvements les plus imperceptibles du conjoint et des enfants – « Qu’est-ce que tu as, tu n’es pas comme d’habitude, qu’est-ce que tu penses, de quoi est faite ta jouissance (ou ton refus de jouissance)… »;
2) vers un diagrammatisme toujours plus « rentable » pour le système, par le développement de nouvelles technologies d’asservissement chronographique des fonctions humaines. La ritournellisation de la force de travail ne dépendant plus d’initiations corporatives, mais de l’intériorisation de blocs de code, de blocs de devenirs professionnels standard – partout le même type de cadre, d’agent de maîtrise, de bureaucrate, d’agent technique, d’O.S., etc. -, délimitant des milieux, des castes, des formations de pouvoir déterritorialisées ;
3) vers une mutation rhizomique, déterritorialisant les rythmes traditionnels (biologiques et archaïques), annulant les ritournelles capitalistiques et ouvrant la possibilité d’un nouveau rapport au cosmos, au temps et au désir.
Nous sommes partis de l’idée, qu’au même titre que la redondance de visagéïté, les redondances de ritournelle jouaient un rôle essentiel dans la micro-politique des composantes conscientielles. s’il en est bien ainsi, nous n’aurons pas à revenir sur les questions de consistance moléculaire de champ des ritournelles puisqu’elles sont les mêmes que celles de la visagéïté (10). Mais il nous reste à fonder la légitimité d’un tel parallèle. Il n’y a rien d’extraordinaire à conférer aux visages un rôle expressif déterminant et à postuler qu’ils tiennent une place fondamentale dans la genèse des effets de signification ! Mais en va-t-il de même avec cette matière insaisissable des ritournelles ? Ne s’agit-il pas de quelque chose de beaucoup plus passif ? D’une façon générale, tout ce qui concerne notre rapport au temps ne nous laisse-t-il pas beaucoup plus démunis que ce qui concerne notre rapport à l’espace ? On circule plus aisément dans l’espace que dans le temps ! L’étude de certains traits de consistance intrinsèque des redondances de ritournelle nous montrera, au contraire, que non seulement celles-ci relèvent bien du même type de double jeu des composantes conscientielles (conscience opaque de résonance et/ou hyperconscience diagrammatique) mais, qu’en outre, elles peuvent avoir une action déterritorialisante plus puissante, à plus longue portée que celles de visagéïté. C’est du moins dans cette direction que nous orientera notre analyse des ritournelles proustiennes. Je me propose donc de montrer dans la seconde partie de ce chapitre, que c’est d’abord et avant tout dans le domaine de l’éthologie animale que nous devrons fonder l’existence d’une problématique de l’innovation, de la créativité, voire, de la liberté, concernant les composantes de ritournelle. Félix Guattari l’Inconscient machinique / 1979 A écouter : John Cage / Music for Marcel Duchamp
A la maison populaire de Montreuil, chaque mois, une lecture, un rendez-vous, des invités, des discutants lointains ou présents, des performances artistiques, des interventions du public.
Ces séances contribueront au numéro 79 de Chimères / Chaosmose, Temps pluriels, à paraître en mai 2013.
Nous poursuivons nos rencontres de philo-performances, pour mettre en percolation pensées, affects et pratiques ; nos séances de lecture processuelles invitent chacun-e à mixer Chaosmose et l’Inconscient machinique pour provoquer de légers tremblements de pratiques : nous voudrions avec ces approches sensibles, d’angles et de niveaux différents – performances artistiques, théoriques, singulières – provoquer un décentrement des points de vues.
vendredi 22 février / Shifters de subjectivation Avec Pascale Criton (musicienne) / Anne Querrien (sociologue) / Anne Sauvagnargues (philosophe) et quelques invités dont Deborah Walker (violoncelle), Cécile Duval (voix)
Temps pluriels, 1 : cliquez ICI Photos Cindy Sherman 1 Cf. Histoire de la musique, Encyclopédie de la Pléiade, tome I, p.1168. 2 Par exemple chez les Bambara la circoncision est toujours pratiquée par le forgeron, Dominique Zahan, Sociétés d’initiation, Mouton, 1960, p.110. 3 C. Sachs a relevé que 26 variétés de sons ne différant pas de hauteur pouvaient être jouées par un lettré sur une cithare. Cité par R. Francès, la Perception en musique, Vrin, 1972, p.18. 4 Cf page 48. 5 Pierre Clastres, la Société contre l’Etat, Ed. de Minuit, pages 107 et suivantes. 6« Ce qui importe, c’est l’existence entre la perception et l’image d’un relais intermédiaire, à la fois concret, si l’on considère la machine, et abstrait, si l’on considère la représentation. On voit ainsi se dégager la notion d’un tiers monde, situé entre la matière et l’image, univers non pas naturel mais fabriqué, engagé à la fois, sous des formes diverses, et dans le concret, et dans l’imaginaire. » Pierre Francastel, la Figure et le Lieu, Gallimard, 1973, p.68. 7Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris, trad. OEuvres complètes de Kafka, Cercle du livre précieux, tome IV, p.235. Relevons également dans perspective que, pour John Cage, une politique du son ne devrait pas faire obstacle au silence, et que le silence ne devrait plus être un écran à l’égard du son. Il envisage une sorte de « récupération » du néant, comme le montre l’extrait suivant d’un de ses entretiens avec Daniel Charles, Pour les oiseaux, John Cage, Belfond, 1976 :
John Cage – Ce néant n’est encore qu’un mot.
D. Charles – Comme le silence il doit se supprimer lui-même…
JC – Et par là on revient à ce qui est, c’est-à-dire aux sons.
DC – Mais ne perdez-vous pas quelque chose ?
JC – Quoi ?
DC – Le silence, le néant…
JC – Vous voyez bien que je ne perds rien ! Dans tout cela, il n’est pas question de perdre, mais de gagner !
DC – Revenir aux sons, c’est donc revenir, en deçà de toute structure, aux sons « accompagnés » de néant… (p.32)
Cf. également la comparaison que John Cage établit entre le dépassement de ce qu’on appelle la musique et de ce qu’on appelle la politique : « la politique c’est la même chose. Et je peux bien parler alors de « non-politique » comme on parle à mon propos de « non-musique » (p.54). 8 Cf. le très bel hommage du musicien Jacques Besse : « Robert Schumann est interné », la Grande Pâque, Belfond, 1969. 9 Dans certaines musiques africaines, par exemple, on tambourine une phrase sans l’articuler verbalement. 10 J’essayerai de montrer dans l’essai suivant sur Proust que la conscience visagéïfié peut coïncider, dans certains cas, avec la conscience ritournellisée.